Les Cryptogames et les végétaux rudimentaires/01

Les Cryptogames et les végétaux rudimentaires
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 79 (p. 708-724).
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LES CRYPTOGAMES
ET
LES VEGETAUX SEDIMENTAIRES

I.
LES CRYPTOGAMES UTILES.

Les questions qui se rattachent à la nature et aux propriétés des cryptogames sont multiples et complexes. La science, l’alimentation, l’hygiène, l’économie domestique, ont à se préoccuper de ces singuliers végétaux. La chimie en a déterminé la composition élémentaire, elle a montré les analogies inattendues qui la rapprochent de celle des animaux. Ces recherches ont ouvert des vues nouvelles sur la parenté qui relie les deux grands règnes de la nature, et fourni aux savans comme aux philosophes un riche sujet de méditations et de découvertes. L’homme a su tirer parti des cryptogames de plusieurs autres façons. Les champignons comestibles, les truffes, lui donnent des alimens recherchés, font l’objet d’une culture spéciale et d’un commerce important. Les procédés mis en usage pour augmenter la production, les théories qui ont guidé les inventeurs, bien qu’offrant des points fort obscurs, ont amené des résultats incontestables et des plus curieux. Nous aurons à décrire et à discuter les opérations moitié scientifiques, moitié empiriques de cette agriculture particulière. Enfin l’homme a souvent à se défendre contre les végétations cryptogamiques. Diverses fermentations, les petits champignons constituant les moisissures, dont on ne se défie point assez, et qui sont parfois des poisons énergiques, peuvent devenir pour lui une occasion de perte aussi bien que de danger. Dans ces derniers temps, l’étude des cryptogames a pris un intérêt saisissant ; l’apparition ou la multiplication désastreuse de certaines espèces a désolé la plupart des industries agricoles. Cette étude a pour but de montrer ce que l’observation est parvenue à nous apprendre sur ces divers points.


I

On a longtemps pensé, on pensait encore dans le premier tiers de ce siècle, qu’il existait au point de vue chimique une différence tranchée entre les tissus animaux et les tissus végétaux. « La composition chimique des végétaux, écrivait Cuvier en 1812, est plus simple que celle des animaux. Leurs élémens prochains ne se réduisent guère qu’en oxygène et en deux substances combustibles, le carbone et l’hydrogène ; l’azote y est rare, et le phosphore encore plus… Les substances des animaux contiennent toujours de l’azote et très souvent du phosphore[1]. » De Mirbel pensait de même. « Le carbone, l’hydrogène, l’oxygène et quelquefois l’azote forment la base des substances végétales, » disait-il dans ses Élémens de Botanique imprimés en 1815. Tout en signalant de nombreuses et remarquables analogies entre la nutrition animale et l’assimilation végétale, de Candolle restait fidèle en 1832 aux opinions de ses devanciers en ce qui concerne la composition élémentaire des sucs nourriciers dans les deux règnes. Ces sucs étaient pour lui le sang chez les animaux, et chez les végétaux des matières gommeuses qui « semblent n’être que de l’eau condensée et du carbone. » Cela revenait à dire que l’azote ne joue qu’un rôle des plus secondaires dans la formation des végétaux. On ne tarda point à s’apercevoir au contraire qu’il y jouait un rôle fort important, ainsi que le soufre, le phosphore et les substances minérales qui entrent dans la charpente osseuse et les tissus des animaux. En réalité, tous les corps organisés admettent les mêmes principes, et au point de vue chimique ne diffèrent que par les proportions variables dans lesquelles un assez petit nombre de corps simples s’y trouvent combinés entre eux. Plusieurs considérations empruntées à l’histoire naturelle générale, mais qui n’ont pris que depuis cette découverte toute leur autorité, auraient pu faire prévoir ce résultat. Il est même assez facile aujourd’hui de se rendre compte des causes qui avaient amené les savans les plus considérables à se prononcer à peu près unanimement pour l’opinion contraire. Il y a dans les arbres deux choses : d’un côté les élémens essentiels de l’organisme de la plante, de l’autre les matériaux de remplissage qui établissent la solidarité des diverses parties qui la composent, et consolident l’édifice végétal à mesure qu’il s’élève. Telles sont la cellulose, qui forme la trame de toutes les cellules, et la matière ligneuse, qui vient graduellement s’y incruster. La cellulose et la matière ligneuse occupent beaucoup plus de place que les corpuscules contenus dans les cavités des utricules, dans les vaisseaux séveux, dans toutes les parties de l’arbre où s’accomplissent les fonctions de la vie végétale. Comme elles ne contiennent pas d’azote, la plante entière a l’air, si on l’analyse en bloc, d’en renfermer fort peu ; mais ce n’est pas en bloc qu’il faut l’analyser. Il faut nettement distinguer les organes proprement dits des parties qui peuvent être regardées comme des additions non indispensables ! Si l’on veut des résultats concluans, il est nécessaire de ne considérer dans un végétal que les portions où se concentre avec le plus d’énergie l’activité organique, les bourgeons, les spongioles des racines, ou bien les cryptogames qui composent la levure de bière, et qui, sous leur petit volume, ont une vitalité extraordinaire.

On fut mis sur la trace de cette vérité par les recherches que provoqua un fait assez singulier, et qui mérite d’être rapporté ici. Sur un terrain primitivement couvert de chênes qu’on avait abattus et débités sur place à la hache et à la scie, on ne pouvait plus faire pousser d’arbres. Ils périssaient peu de temps après avoir été plantés. Après bien des hypothèses provoquées par cet accident imprévu, on s’aperçut que les écorces, les copeaux et les sciures des anciens chênes avaient été laissés sur le sol, et que l’eau de la pluie, en les détrempant, se chargeait de tannin. Pénétrant ensuite dans le terrain, qui était argilo-siliceux et lui permettait un facile accès, elle arrivait jusqu’aux spongioles terminales des racines, et les rendait impropres à s’assimiler les élémens nutritifs que ces spongioles pompent incessamment dans la terre. En se combinant avec le tannin, la matière qui les forme était-comme frappée d’inertie. C’est précisément l’effet que le tannin exerce sur les tissus animaux azotés, et c’est en raison de cette propriété que cette substance est employée pour assurer la conservation des peaux. Il y avait là un rapprochement qu’une analyse plus attentive ne tarda point à confirmer ; puis on constata de même que tous les végétaux naissans, que la partie centrale et blanchâtre des jeunes bourgeons, que les plantes qui croissent à l’abri de la lumière, contiennent presqu’autant d’azote que le tissu musculaire. Cette proportion de substance azotée analogue à l’albumine est de 44 pour 400 dans les morilles, de 52 pour 100 dans les champignons de couche, de 31 dans les truffes noires, de 62 dans la levure, de 66 dans les bourgeons avortés et se développant à l’ombre qu’on désigne sous le nom impropre de choux-fleurs.

Au point de vue de la richesse nutritive, les champignons seraient donc des alimens très recommandables. Malheureusement plusieurs espèces comestibles ont pour voisines des espèces vénéneuses, et présentent avec celles-ci des analogies telles qu’au retour de chaque saison les conseils d’hygiène et de salubrité recommandent de s’abstenir des champignons trouvés dans les prés ou les bois, conseils peu suivis du reste, bien que des accidens trop fréquens et fort graves dussent rappeler les consommateurs à la prudence. Une chose à remarquer dans ces empoisonnemens, qui mettent en danger tous les membres d’une même famille après le repas commun, c’est que l’on parvient d’ordinaire à sauver quelques-uns des convives, ceux qui ont mangé le moins de cet aliment douteux. Ce n’est généralement en effet que pris en assez grande quantité que les champignons sont un poison mortel. On ne connaît guère que cinq espèces qui tuent à petite dose[2].

Il existe cependant un champignon comestible dont l’aspect ne rappelle celui d’aucune espèce vénéneuse, et qui présente à ce titre une grande sécurité, c’est la morille (Morchella esculenta). Elle se développe spontanément au milieu des forêts, soit dans les clairières, soit sur les points où l’on a formé des meules de charbon de bois ou des tas de ce combustible. C’est un champignon de forme délicate et d’un brun orangé. Le dessus présente une sorte ide chapeau ovoïde, le dessous est sillonné de nombreuses nervures adhérentes qui dessinent des cavités profondes et irrégulières. Les morilles exhalent un parfum léger, mais très agréable, et le communiquent aux alimens. Elles-mêmes forment un mets nourrissant et agréable, elles présentent de plus cet avantage qu’il est très facile de les conserver. Il suffit de les faire sécher et de les maintenir à l’abri de l’humidité pour pouvoir les garder presque indéfiniment. Au moment d’en faire usage, on les plonge dans l’eau tiède ; elles reprennent leur volume primitif, l’apparence et la plupart des qualités des morilles fraîches.

Les champignons découche (Agaricus edulis) sont devenus dans les villes, à Paris surtout, l’objet d’un grand commerce. Au point où ils sont d’ordinaire quand on les consomme, c’est-à-dire parvenus au quart en moyenne du développement total qu’ils peuvent prendre, ils sont notablement plus riches en azote que les morilles. Autrefois c’étaient les maraîchers de la banlieue de Paris qui étaient exclusivement chargés d’en approvisionner la capitale. Aujourd’hui une industrie spéciale, celle des champignonistes, s’est créée dans les faubourgs, et a rencontré au fond des anciennes carrières à moellons des conditions particulièrement propres au succès de cette culture nouvelle, qui exige de la part de ceux qui s’y livrent des soins assidus et un esprit d’observation judicieux.

Voici comment on y procède : au point où l’on veut faire venir les champignons, on étend sur le sol de la carrière du fumier préalablement soumis à certaines préparations. Les meilleures couches, s’il faut en croire des traditions fort anciennes, se formeraient avec la litière fortement piétinée des lourds chevaux de trait. Plusieurs champignonistes habiles s’accordent à dire que la litière des chevaux entiers est préférable à celle des chevaux hongres, et les circonstances qui accompagnent la production du blanc de champignon sont entourées de tant de phénomènes encore inexpliqués, qu’il est impossible de dire si c’est là un préjugé sans fondement ou une opinion que les progrès de la science arriveront un jour à justifier. Ce fumier est d’abord soumis à la fermentation. On en fait un tas de 1 mètre ou 1 mètre 1/2 de hauteur ; toute la masse ne tarde point à s’échauffer de plus en plus, et acquerrait bientôt une température qui rendrait impossible le développement de tout organisme. On est obligé, pour empêcher des altérations trop profondes, de démolir le tas et de l’étendre à diverses reprises. Quand on juge qu’il est à point, on l’étend et on le laisse refroidir ; on peut alors y distinguer çà et là un mycélium formé de minces filamens blanchâtres et feutrés courant entre les brins de paille. C’est le blanc de champignon ; il constitue la vraie plante, la partie végétative dont les agarics que l’on recueille à la surface de la couche ne sont que la fructification. Les spores de ce mycélium sont contenus dans l’air en même temps qu’une multitude d’autres corpuscules et de fermons, — microzoaires, microphytes, ovules de toute sorte en quantité innombrable. La poussière serrée que l’on voit danser dans un rayon de soleil est ainsi pleine de germes qui se développent dès qu’ils rencontrent un milieu favorable. Lorsqu’on met le fumier en tas, par exemple, c’est sous l’action des fermens contenus dans l’atmosphère ambiante que la masse s’échauffe. En rompant le tas, en exposant de larges surfaces au contact de l’air, on réalise le double avantage de refroidir la litière, d’arrêter la fermentation, et en même temps de fixer un grand nombre de sporules du blanc de champignon sur le fumier ainsi étalé.

On recueille avec soin ce mycélium quand il apparaît, et on le plante suivant deux rangées horizontales en quinconce dans une couche préparée à cet effet au fond de la carrière. Cette couche en talus est recouverte ensuite d’une chemise de terre extraite du sol même de la galerie et composée par conséquent de calcaire grossier, de débris de coquillages et de restes d’animalcules. Une obscurité suffisante, une humidité moyenne, une température douce et maintenue à 30 degrés centigrades environ, un continuel renouvellement de l’air emportant le gaz acide carbonique exhalé par la végétation cryptogamique, la nourriture complexe, à la fois animale, végétale et minérale, fournie au blanc de champignon par le calcaire et le fumier, toutes les conditions les plus favorables à la fructification rapide du mycélium se trouvent là réunies. Il est vrai que des circonstances contraires et des chances aléatoires peuvent déjouer l’espoir du champignoniste. Les germes reproducteurs se disséminent quelquefois d’une manière fort inégale. Une fermentation ammoniacale peut tout compromettre, et comment la prévenir ? Elle dépend de la présence dans l’air de globules invisibles à l’œil nu. Une fermentation trop active, une température trop élevée, suffisent à détruire d’un coup tous les germes contenus dans la couche et à rendre celle-ci subitement stérile. Il est remarquable qu’à force de surveillance et d’observations pratiques on soit parvenu à donner à une fabrication si menacée une régularité à peu près parfaite. Quand l’opération est bien conduite, on voit le mycélium étendre de toutes parts ses fîlamens entre-croisés, et faire surgir au-dessous de la chemise calcaire sous laquelle ils se ramifient les innombrables produits de la fructification. En soulevant le léger lit de litière qui enveloppe la couche, on peut voir les germes des champignons serrés les uns contre les autres. Chaque jour on recueille ceux qui ont poussé depuis la veille, et chaque jour de nouveaux repoussent avec une rapidité proverbiale. Cela dure jusqu’à ce que la couche soit épuisée, c’est-à-dire sept ou huit mois. Elle finit enfin par perdre la plus grande partie des substances assimilables nécessaires à la croissance du champignon. On la démolit alors, on en utilise les restes à fumer les champs, et on en établit dans la carrière une nouvelle avec du fumier neuf.

Dans ce genre de production, la science a pu jusqu’à un certain point rendre compte des phénomènes successifs utilisés et dirigés par l’homme pour arriver à un résultat déterminé. Il n’en est pas de même quand il s’agit de la culture et de la récolte d’une autre cryptogame autrement précieuse, la truffe. On croit être arrivé, après bien des hypothèses hasardées et contradictoires, à en déterminer la véritable nature, on est même parvenu à établir des truffières artificielles sur plusieurs points de la France ; il n’en est pas moins vrai que l’on marche encore à peu près à tâtons dans ces recherches, quelquefois couronnées de succès, que les pratiques proposées sont tout empiriques, et que les observateurs n’ont pu trouver le dernier mot de cette obscure et intéressante question.

Ce n’est que depuis peu du reste qu’ont été appliquées à l’étude de la truffe les méthodes rigoureuses et les procédés d’observation scientifique qui caractérisent notre temps ; mais elle a été depuis la plus haute antiquité connue et appréciée des gourmets. Les Grecs en faisaient grand cas ; les Romains, qui ont porté très loin les raffinemens culinaires, mettaient l’univers à contribution pour se procurer ce savoureux tubercule. Ils en faisaient venir particulièrement de Libye et d’Espagne. Les sociétés barbares qui, après les Romains, se partagèrent le sol de l’Europe, avaient l’appétit plus robuste et le goût moins difficile que les descendans dégénérés des maîtres du monde. Les truffes ne paraissent point avoir été en grand honneur parmi eux, nul écrivain contemporain n’en parle. Il faut arriver au XIVe siècle pour les voir apparaître dans les repas de la cour de France. La renaissance revint aux traditions grecques et romaines sur ce point comme sur tant d’autres, et François Ier, au retour de sa captivité, mit décidément les truffes à la mode. Elles n’ont pas cessé depuis lors d’être l’accompagnement obligé des repas de cérémonie, et la consommation s’en est graduellement et constamment accrue. Le prix a augmenté naturellement en même temps que la faveur dont elles étaient entourées. C’est devenu une dénuée commerciale d’une certaine importance. M. Chatin, qui a pris des renseignemens avec beaucoup de scrupule auprès des sociétés et comices agricoles, n’estime pas à moins de 18 millions de francs la valeur des produits récoltés annuellement en France dans les quarante-six départemens où se rencontrent des truffes. Ces départemens correspondent à nos anciennes provinces de Périgord, Saintonge, Gascogne, Rouergue, Languedoc, Provence et Dauphiné, toutes situées au sud de la Loire. On trouve également des truffes en Bourgogne et en Lorraine.

La variété la plus estimée est la truffe noire[3]. Elle vit et se développe complètement enfouie dans le sol, et présente d’abord l’apparence d’un tubercule blanchâtre et dépourvu de parfum. C’est, sous nos climats, vers le mois de novembre qu’elle atteint sa maturité. Elle prend alors une teinte brune, et acquiert ce délicieux arôme et cette saveur agréable qui lui donnent tant de prix. On ne savait trop à quoi attribuer cette heureuse et caractéristique métamorphose. C’est à M. Tulasne, dont nous aurons plus d’une fois à prononcer le nom dans cette étude, qu’en est due l’explication récente. Il a constaté que le tissu cellulaire blanchâtre de la truffe se remplit au moment de la maturité de sporanges renfermant des spores odorantes et brunes qui communiquent à la masse leur parfum et leur nuance. C’est également M. Tulasne qui a levé les derniers doutes sur la nature de cette cryptogame. Les botanistes s’ingéniaient en vain depuis longtemps à imaginer des explications plausibles de l’existence de ce singulier fruit souterrain dont on n’avait su jusque-là découvrir la liaison avec aucun organisme végétal. Une hypothèse qui fit quelque bruit consistait à le considérer comme une excroissance développée sur les radicelles de certaines espèces de chêne par la piqûre d’un cynips, la tipule truffigène. La tipule existe en effet, et même peut déterminer sur les racines des arbres des excroissances où se logent ses larves ; mais le titre de truffigène dont on l’a décorée n’est pas mérité le moins du monde, et les galles qu’elle produit, analogues à la noix de galle d’Orient, si connue ides teinturiers, ne sont nullement comestibles.

Un mémoire présenté à l’Académie des Sciences, consacré par un rapport favorable de MM. De Jussieu et Brongniart, complété depuis par les découvertes de MM. Person, Fries et Vittadini de Milan, a fait justice de cette hypothèse et de toutes celles qui l’avaient précédée et suivie. Ce mémoire est de MM. Louis René, et Charles Tulasne. Il met hors de doute ce fait important que les truffes sont une cryptogame analogue aux champignons, dont elles rappellent l’odeur. Elles sont comme ceux-ci la fructification d’un végétal particulier, d’un mycélium apparaissant sous forme de filamens blanchâtres et souterrains. Ces filamens, aperçus par M. Tulasne dans le sol des truffières du Poitou, sont beaucoup plus déliés que des fils à coudre ordinaires et composés de fibrilles microscopiques cloisonnées ayant chacune de 3 à 5 millièmes de millimètre de diamètre. Ces filamens se terminent en une houppe floconneuse qui revêt les jeunes truffes d’une sorte de feutrage léger. Cette enveloppe floche et qui a quelques millimètres d’épaisseur commence à se détruire lorsque la truffe atteint la grosseur d’une noix ; bientôt elle disparaît entièrement, et la truffe se trouve dès lors isolée et se développe à nu. Elle produit à son tour des spores donnant naissance à un mycélium filamenteux, origine de nouvelles truffes. Ainsi s’est trouvée complétée l’assimilation entre la truffe et les autres champignons hypogées, issus d’un mycélium et se reproduisant au moyen de séminules. Si le mycélium des truffes s’était jusqu’ici dérobé à toutes les recherches, c’est que ces filamens très ténus, dont le diamètre n’excède point 15 millièmes de millimètre, disparaissent entièrement longtemps avant la maturité du tubercule.

Il semble que, du moment que l’on connaît la nature de la truffe et que l’on est en possession de séminules reproductrices, il devrait être facile de se livrer à la culture de ce champignon, comme on l’a fait pour ce champignon de couche. Rien n’est moins vrai. On a eu beau placer les sporules sur des substances humides ou dissoutes contenant les principes nécessaires pour les nourrir, on n’a pas vu dans la plupart des cas apparaître de mycélium. Cependant on est parvenu quelquefois à en déterminer la production et à obtenir des truffières fertiles en cherchant à se rapprocher autant que possible des conditions où s’étaient développées les truffières naturelles. Ces conditions sont encore assez mal définies. Les gens qui se consacrent à la recherche des truffes dans les régions où elles viennent spontanément sont guidés par des indices assez vagues, et que l’instinct et l’habitude leur fournissent plutôt que le raisonnement. Il est positif que le degré de sécheresse ou d’humidité, la présence de certaines essences forestières, ont une grande influence sur l’abondance des truffes. Ainsi l’on n’en rencontre sous aucune plante monocotylédone, ni sous aucun végétal herbacé. Elles aiment les terrains pierreux, ferrugineux, et semblent se plaire sous sept espèces de chênes, principalement, d’après M. Chatin, sous le Quercus pubescens. Le chêne vert est très favorable aux truffières en Provence, le Quercus coccifera peut donner lieu dès l’âge de quatre ans à la production de truffes ; mais ces remarques ne fournissent que des probabilités, et l’on se tromperait beaucoup en voulant tirer des règles générales des coïncidences qui se présentent dans ces recherches.

Les premiers qui aient obtenu des résultats satisfaisans dans l’établissement de truffières artificielles sont des paysans provençaux établis sur les pentes du mont Ventoux. Ils tenaient secrets les procédés qu’ils mettaient en usage ; mais un marchand de truffes, parcourant le pays pour son commerce, parvint à les surprendre, et les appliqua d’abord à quelques hectares d’un terrain convenable, puis à une exploitation plus étendue. Cette tentative, qui avait réussi, fut imitée par les propriétaires voisins, et de proche en proche cette culture gagna tout le département de Vaucluse, pendant que M. Martin de Montagnac l’importait dans celui des Basses-Alpes, où elle ne reçut pas un moins bon accueil. Cette industrie a pris récemment près de Loudun une extension considérable.

La première chose à faire quand on veut se livrer à une exploitation de ce genre est de déterminer l’espèce de chêne la plus favorable. Il y faut de la sagacité, du coup d’œil et surtout du bonheur. On recherche donc quelles essences, dans des conditions climatériques et avec des natures de terrain analogues à celles dont on dispose, ont semblé fournir les plus grandes quantités de truffes. M. Martin de Montagnac, pour sa localité, a donné la préférence à des chênes à fleurs caduques ; M. Rousseau, expérimentant sur un autre point, a mieux aimé planter des chênes yeuses, et il y a joint, pour se rapprocher des conditions observées dans des truffières très abondantes, des chênes rouvres, quelques pins d’Alep, avec une bordure de chênes kermès. D’autres propriétaires s’adressèrent à des espèces différentes sans pouvoir toujours donner des raisons bien concluantes pour défendre leur choix. Quoi qu’il en soit, quand l’espèce a été choisie, il s’agit de se procurer des glands d’arbres au pied desquels se trouvent déjà des truffières. Si dans ces truffières il y a des chênes sous lesquels les truffes contractent une odeur musquée et fétide, il faudra éviter avec soin d’en recueillir les glands : la truffière nouvelle risquerait d’être envahie par des espèces de truffes atteintes du même défaut. Les glands, à peine récoltés, sont disposés dans des tonneaux par couches régulières superposées alternant avec des couches de sable fin. Ils doivent être semés dès les premiers jours de printemps. Le semis s’effectue en lignes régulières orientées du nord au sud, chaque gland étant à 40 ou 50 centimètres du gland voisin et chaque rangée étant séparée de la suivante par un intervalle de 5 ou 6 mètres. On se réserve ainsi la facilité de pratiquer plus tard dans le taillis déjà grand des éclaircies régulières. Quand les arbres auront douze ans, il faudra dans chaque rangée en couper un sur deux, de manière à porter à 1 mètre la distance entre ceux qui resteront ; quand ils auront vingt ans, cette distance devra être portée à 2 mètres, et à 4 quand ils seront tout à fait grands. Pendant les cinq ou six premières années, il faudra faire deux labours par an, au printemps et à l’automne. Dès que les truffes auront commencé à paraître, et c’est généralement au bout de ce temps qu’elles se montrent pour la première fois, on ne devra plus donner qu’un labour très léger au printemps. Le labour d’automne, dérangeant les végétaux souterrains, risquerait de détruire promptement la truffière. Dans le Périgord et le Poitou, le labourage du printemps est même remplacé par un simple binage avec la pioche à double pointe, qui n’entame pas le sous-sol et ménage les racines des arbres.

C’est ordinairement lorsque le bois a de douze à vingt ans que la truffière atteint le maximum de production. Cette prospérité peut être maintenue tant que les chênes restent vigoureux ; elle décroît à mesure qu’eux-mêmes déclinent. S’il arrive souvent qu’une truffière donne moins de tubercules et semble s’épuiser alors que les chênes ont une vingtaine d’années seulement, il est facile de relever ses récoltes en éclaircissant sa plantation. Le libre accès de l’air et de la lumière est en effet une des conditions les plus indispensables de succès. C’est même là ce qui explique pourquoi l’on ne trouve jamais ces champignons souterrains dans les cultures forestières très serrées ni dans les endroits que le feuillage des branches recouvre d’aine ombre trop épaisse. Il faut cependant bien se garder de laisser le sol sans abri de verdure. Si on coupe les grosses branches des vieux chênes, on diminue la production ; si on recèpe les arbres, on la supprime brusquement.

Lorsqu’on a été assez heureux pour réaliser toutes les conditions favorables à cette végétation capricieuse, les longues fibrilles du mycélium s’emparent du terrain avec une telle énergie et en absorbent si bien tous les élémens nutritifs que les plantes qui croissaient à la surface dépérissent visiblement. C’est un des signes auxquels on reconnaît un gisement de ces cryptogames. Les herbes y ont un aspect languissant, les mousses même y périssent. Si les truffes sont assez rapprochées de la superficie, elles dessèchent et fendillent la terre. Un autre symptôme, que ne dédaignent pas les observateurs habiles, c’est la présence fréquente d’essaims de mouches au-dessus des points où elles se développent, même en été, alors que, n’étant pas encore mûres, elles n’exhalent qu’un vague et fade parfum. Tous ces indices seraient insuffisans pour opérer une récolte régulière et complète ; mais ils fournissent trop souvent aux maraudeurs les moyens de se livrer à une cueillette furtive « et de produire beaucoup de dégâts ». Après avoir rôdé tout le jour autour des truffières, et noté tous les phénomènes capables de les éclairer sur la place exacte des gisemens, ils reviennent pendant la nuit armés de pioches, fouillent et bouleversent le sol aux endroits qui leur ont paru favorables, n’en retirent souvent que peu de truffes mures et comestibles, arrêtent le développement des autres, troublent le travail souterrain de la fructification et gaspillent quelquefois toute la récolte. Les maraudeurs sont pour cette culture, plus encore que pour toute autre, un véritable fléau.

Lorsque la récolte s’effectue normalement, en plein soleil, on utilise, comme on sait, pour faciliter les recherches l’instinct de certains animaux doués d’un odorat des plus fins et dressés à cet usage. Des truies bien choisies furent longtemps seules employées. On commence aujourd’hui à se servir de chiens à poil ras et de barbets. Amené sur le terrain, un de ces animaux se met à flairer le sol, et sent les truffes souvent à une distance de 40 ou 50 mètres. Il va droit alors vers le tas qu’il a découvert et déterre les tubercules en un clin d’œil, avec son groin, si c’est une truie, avec ses pattes, si c’est un chien. Dans le cas où l’animal chercheur appartient à l’espèce porcine, il faut avoir soin, après chaque trouvaille, de lui donner une petite poignée de glands. A défaut de cette récompense sur laquelle il compte, il refuserait de continuer la chasse. Une truie de bonne race peut en une semaine déterrer jusqu’à 50 kilogrammes de truffes. Dans certains pays où les truffières, sont trop peu abondantes pour être exploitées régulièrement, la recherche est libre. Ordinairement les propriétaires autorisent, moyennant un certain prix payé en argent ou en nature, des hommes exerçant la profession de chercheur de truffes et munis d’animaux dressés à exploiter les truffes sur leurs domaines. Il parait qu’il est avantageux d’affermer les truffières pour plusieurs années. On engage de la sorte le fermier à développer la production au lieu de l’épuiser.

La truffe, se vend à l’état brut et s’exporte même en quantités considérables. Après la récolte, elle demeure fraîche environ un mois sans le secours d’aucune préparation spéciale. Si l’on veut la conserver plus longtemps, il suffit de la plonger dans une dissolution légère de sel marin que l’on soumet ensuite, quelques instans à une température de 100 degrés, et de la garder dans un vase hermétiquement clos. La production et le commerce des truffes ne peuvent que faire des progrès en France. Cette culture fournit en effet un produit de conservation facile et d’excellente défaite, et elle a d’ailleurs cela de bon qu’elle permet d’utiliser les terrains les plus maigres, et qu’elle les améliore par la désagrégation des débris calcaires. Ce qui pourrait retarder encore quelque temps l’essor que cette industrie parait appelée à prendre, c’est que la théorie n’en est pas encore faite, et que l’on y marche par des voies empiriques vers des résultats incertains. Il n’est pas cependant impossible de déduire des faits que nous venons d’exposer les éléments d’une explication scientifique des phénomènes, observés. Les conditions à remplir pour favoriser la végétation des truffes ont en somme une grande analogie avec celle qui se présentent dans la culture de tous les autres champignons ; seulement ce sont ici des végétaux d’une délicatesse plus grande et extrêmement sensibles aux variations atmosphériques.

Partant de ce point de vue, on arrive a comprendre comment certains arbres sont propices aux truffières dans, un terrain donné, comment certains autres leur sont mortels, comment telle essence, ici favorable, là-bas est nuisible. Le rôle des arbres en ce cas est par leurs racines d’ameublir le sol au degré voulu, par leurs feuilles de lui distribuer avec plus ou moins de parcimonie la chaleur, la lumière, l’humidité. Le choix des essences doit donc être déterminé par la consistance, la pente, l’exposition du terrain, les vents régnans, la fréquence des pluies, mille autres causes indirectes. Tel arbre dont les racines aéreraient parfaitement un terrain léger laissera dans un terrain plus ferme le mycélium ou les tubercules périr suffoqués par l’absence d’air ; tel autre qui dans un climat brumeux laisse percer une lumière convenable les fera tuer par le soleil dans une contrée plus lumineuse. Ce qu’il faut avoir bien présent, c’est que les tubercules réclament une obscurité moyenne, une humidité modérée, qu’il faut demander autant que possible aux eaux pluviales, car les irrigations artificielles contiennent des sels terreux nuisibles aux truffes, enfin un renouvellement de l’air confiné qui les baigne. Or ce renouvellement est favorisé par l’aspiration de gaz et de liquides qu’opèrent les racines des arbres voisins et par la division mécanique qu’elles donnent au terrain.

Quant à l’habitude de recueillir pour les semis les glands provenant des meilleures truffières et de les conserver avec tant de précautions, on a essayé de la justifier en disant que les sporules des champignons pouvaient rester attachées à ces glands. Cela peut être, et certains faits semblent prouver qu’il en est quelquefois ainsi. Il est à croire néanmoins que la précaution est inutile. Ces sporules remplissent l’air, les mouvemens de l’atmosphère suffisent pour les transporter dans toutes les directions et à de grandes distances. Le mycélium se développera et fructifiera partout où il rencontrera dans le sol des conditions propices. Il semble à peu près inutile d’en porter soi-même les germes aux lieux qu’on a disposés pour les recevoir, le vent se charge de ce soin.

Une particularité qu’on a dû remarquer, c’est que, si les truffes naissent d’un végétal radicellaire, d’un mycélium, celui-ci ne tarde point à se détruire ; le tubercule croît alors isolé, et puise directement sa nourriture dans le sein de la terre. Pendant cette phase de son développement végétal, il triple ou quadruple de volume, atteignant un poids qui pour les truffes noires varie entre 20 et 200 grammes et atteint quelquefois 700. Les végétaux phanérogames ne nous offrent pas d’exemples de ces sortes d’existences indépendantes, et on serait disposé au premier abord à voir là une sorte d’anomalie. C’est pourtant un cas assez fréquent chez les cryptogames. Plusieurs sont même entièrement dépourvues dès l’origine d’un mycélium radicellaire quelconque, et pompent sans intermédiaire dans le milieu ambiant les sucs dont elles se nourrissent. Telle est la levure de bière. Nous avons dans une autre occasion étudié les curieux phénomènes auxquels donne lieu cette cryptogame microscopique. Placée dans de l’eau sucrée pure, elle décompose le sucre, s’assimile une partie des élémens qui le constituent, se reproduit en nombreuses sporules nouvelles, et transforme le sucre hydraté en alcool et en acide carbonique. Toutefois, après avoir déterminé ces réactions, le ferment ne tarde point à s’épuiser et à périr. C’est que le sucre, ne contenant ni azote, ni soufre, ni phosphore, ni bases alcalines, lui fournit un aliment insuffisant. La levure en ce cas meurt en réalité d’inanition. Déposée au contraire dans du moût d’orge, où elle trouve une alimentation très riche, elle prospère et se multiplie avec une rapidité étonnante. C’est sur cette propriété qu’est basée en Autriche et en Moravie la fabrication de la levure artificielle, levure mieux nourrie, plus robuste, plus énergique que l’ancienne, préférable au point de vue de toutes les applications industrielles, et qui a donné aux brasseries ainsi qu’aux boulangeries viennoises une légitime célébrité.

Dans cette même fabrication de la bière, une plante cryptogame jusqu’ici dédaignée comme application industrielle a récemment trouvé un utile emploi. C’est une algue de mer, le Chondrus polymorphus, plus connu sous la dénomination impropre de lichen carraghen. Le traité sur les brasseries que MM. Bauby et Fournier viennent de publier à Strasbourg contient à cet égard des indications précises et peu connues. La substance mucilagineuse extraite de cette algue sert maintenant en Alsace et dans presque toute l’Allemagne pour clarifier le moût houblonné. Introduite dans ce liquide pendant qu’il est en ébullition, elle lui communique une certaine viscosité, et favorise la coagulation de l’albumine végétale qu’il renferme et qui lui donne une apparence trouble. On obtenait autrefois le même résultat, mais d’une manière moins satisfaisante, au moyen de substances gélatineuses tirées de tissus animaux. Les pieds de veaux, les peaux, les tendons, la matière organique des os, fournissent des gélatines riches en azote, et qui en cette occasion présentent par cela même d’assez graves inconvéniens. A poids égal, elles contiennent moins de matière agglutinante que le lichen carraghen, presque exclusivement composé de chondrose, espèce de mucilage végétal où l’on ne constate que de faibles traces d’azote. La gélatine au contraire a le tort de mêler à la bière des composés azotés qui favorisent le développement d’une acidité désagréable et même d’une légère odeur putride. Ce sont ces mêmes substances qui, très abondantes dans le bouillon ordinaire, le font si rapidement aigrir au contact de l’air. Rien de pareil à redouter avec le Chondrus polymorphus et 30 grammes de cette algue desséchée suffisent pour rendre limpides 10 hectolitres de moût. Un certain nombre d’algues croissant dans les mers de l’extrême Orient nous donnent de même ce qu’on nomme dans le commerce la mousse de Chine et en chimie la gélose, produit qui remplace aujourd’hui assez habituellement la colle de poisson. Cette substitution a des avantages analogues à ceux que nous venons de constater dans l’emploi de la chondrose. La mousse de Chine présente la supériorité que, pour les usages de ce genre, les substances végétales et non azotées offrent sur les matières animales.

Beaucoup de cryptogames du reste ont leurs tissus comme imbibés de gelée, et contiennent en outre des substances congénères de l’amidon, ainsi que de légères doses de matières grasses, azotées et salines. Nombre de lichens doivent à cette particularité d’être doués de propriétés nutritives. Les plus intéressans, soit par l’ancienneté des souvenirs qu’ils réveillent, soit par les discussions dont ils ont été le sujet, sont ceux du genre lecanora, dans lesquels on a voulu voir la manne qui nourrissait les Hébreux pendant l’exode. Ces végétaux se rencontrent en abondance dans les déserts de l’Asie. Les ouragans les transportent au loin, et les laissent retomber en pluie de matières comestibles. Ils ne constituent pas un aliment bien riche, cependant ils peuvent devenir dans des pays particulièrement arides une précieuse ressource. Le lichen d’Islande, outre les qualités thérapeutiques qu’on lui attribue avec plus ou moins de raison, est l’unique nourriture que les habitans des tristes régions boréales puissent donner à leurs rennes pendant la plus grande partie de l’année. Ceux-ci grattent la neige pour découvrir la seule plaine qui trouve moyen de s’accommoder de ces températures rigoureuses. Pour en revenir aux Hébreux, il est probable que la manne dont il est question dans les livres saints était plus nourrissante que les lichens asiatiques. C’était sans doute une sécrétion que la piqûre d’un insecte, le coccus manniparus, détermine dans la sève descendante du Tamarix mannifera. Cette sorte de manne, dont on ne connaît que depuis peu de temps la nature véritable, se rencontre fréquemment dans le désert. Elle a été analysée par M. Berthelot, qui y a trouvé du sucre de raisin, du sucre de canne et de la dextrine, c’est-à-dire une transformation isomérique de la fécule amylacée. La manne médicinale, très sucrée et légèrement purgative, a une origine analogue ; elle est sécrétée par plusieurs espèces de frênes à feuilles rondes, dans le tronc desquels on pratique des incisions pour la recueillir en plus grande abondance. Elle est exploitée en Orient et en Italie ; mais les mêmes arbres, acclimatés en France, cessent d’y laisser exsuder de la manne.

Les varechs que les habitans de nos départemens maritimes vont, à la mer basse, arracher le long des rochers ou ramasser sur les côtes où le flot les a déposés comme des épaves, ne servirent longtemps qu’à donner un engrais comparable pour la richesse au fumier de ferme ; on a fini par en tirer parti dans deux, industries que la France peut avec un certain orgueil appeler nationales, car c’est chez nous qu’elles se sont d’abord développées, et les découvertes d’où elles sont sorties, découvertes, qui n’ont pas été sans influence sur les progrès de la science générale, sont dues à des Français. Nous voulons parler de l’extraction de l’iode et de celle du brome. Étudiés de très près depuis qu’ils ont ainsi acquis une importance commerciale, ces végétaux ont révélé les propriétés les plus curieuses. Entre des plantes vivant dans les mêmes eaux et d’un organisme tout à fait élémentaire, on a découvert, selon les espèces, des différences surprenantes. Les unes s’assimilent certaines substances dont on retrouve à peine des traces dans les autres. Chacune est un petit alambic fonctionnant dans des conditions qui ne rappellent en rien celles de ses voisines. Dans la même famille, celle des characées, le Chara translacens prend dans l’eau ambiante si peu de carbonate calcaire que ses cellules restent transparentes, tandis que le Chara vulgaris en sécrète une telle abondance que le tissu, profondément incrusté, devient opaque. Un fait assez singulier et dont on n’avait pas trouvé d’explication plausible, c’est que certaines algues de mer meurent immédiatement dans les rivières, Une observation attentive en a montré la raison : les cellules de quelques-unes de ces cryptogames sont perméables à l’eau pure, et celle-ci, en y pénétrant, rencontre une substance très avide d’eau, la chondrose, et la gonfle si bien qu’elle fait éclater les alvéoles de la plante ; l’eau salée a beaucoup moins la propriété d’imbiber la chondrose et ne peut produire un semblable effet.

En règle générale, les moisissures et les séminules cryptogamiques abondamment répandues dans l’air des lieux bas et humides sont une cause d’insalubrité des plus dangereuses. Voici un cas cependant où. les champignons microscopiques qui forment les moisissures ont acquis quelques titres à la reconnaissance des gourmets : ce sont eux qui communiquent à divers fromages, notamment au fromage de Roquefort, les qualités qu’on y recherche. Quand ils viennent d’être préparés, ces fromages sont fades. Ce n’est qu’après un séjour plus ou moins prolongé dans les caves célèbres où on les dépose à peine fabriqués qu’ils acquièrent le goût relevé et le parfum spécial qui leur ont valu une certaine faveur. C’est que dans ces caves, dont la température basse et régulière est très propice aux végétations cryptogamiques, les spores de plusieurs petits champignons, le Penicilium glaucum, l’Aspergillus niger, se déposent et fructifient sur les fromages frais. Ils déterminent dans toute la masse caséeuse des réactions complexes et des fermentations d’où résultent des produits odorans et sapides. On avait cru que la proportion de substances grasses se trouvait accrue dans ces circonstances par la transformation du caséum en d’autres principes immédiats. Nous avons reconnu, et de son côté M. Boussingault fils a démontré, qu’elle diminuait au contraire, et que, pour avoir les fromages les plus gras, il fallait non pas activer la végétation de ces mucédinées, mais prendre le lait le plus butyreux, celui que fournissent les chèvres et les brebis nourries en liberté. Dans les contrefaçons de fromage de Roquefort, on n’a garde de ne point reproduire les marbrures verdâtres que celui-ci présente au sortir des caves. Pour cela, ayant mis les fromages frais dans des conditions favorables de température et d’humidité, on y sème soit des sporules retirées de fromages de Roquefort authentiques, soit, usant d’un procédé plus sommaire, la moisissure qui se forme trop souvent sur le pain de munition lorsqu’il est insuffisamment levé et cuit. Ce champignon se propage très bien sur le fromage, et en modifie le goût d’une manière satisfaisante. Il y a des usines où, avec les précautions et la sûreté de méthode que comporte une fabrication en grand, on prépare de la sorte des fromages de Roquefort qui se rapprochent beaucoup des véritables. Du pain de munition que l’on s’est attaché à rendre très propre à se moisir vite est placé dans des caves dont la température et l’humidité sont soigneusement réglées. On peut bientôt cueillir à la surface les petits champignons dont on a besoin. On en sème des quantités impondérables sur les fromages, et on surveille de près le développement de ces mucédinées et les transformations qu’elles provoquent. On obtient de la sorte des produits qui ne laissent pas d’avoir leur valeur, et qui sont largement entrés dans la consommation.

Jusqu’ici les cryptogames ont été présentées par leurs beaux côtés. Les qualités recommandables de certaines espèces, les ressources que nous en tirons soit pour les délicatesses de notre table, soit pour divers emplois industriels, ont seules été mises en lumière. La science n’a pas eu seulement à se préoccuper des mérites de cette grande famille de végétaux rudimentaires, elle a dû rechercher avec plus de sollicitude encore quels étaient les dangers qu’elle nous faisait courir, les pièges qu’elle nous tendait, les moyens les plus propres à nous défendre contre elle. Cette seconde partie de leur histoire n’est pas moins digne d’intérêt que la première, tant en raison des recherches originales dont elle a été le point de départ, qu’en raison de l’importance qu’elle présente au point de vue de l’hygiène. Nous l’aborderons prochainement. Pour cette fois, laissons le lecteur sur la bonne impression qu’ont dû lui donner de cette famille les quelques types de cryptogames rares et utiles qui lui ont été décrits.


PAYEN.

  1. Dictionnaire des Sciences médicales, article Animal.
  2. L’Agaricus necator, agaric meurtrier, qui vient dans les forêts, ; il se distingue des gros agarics inoffensifs par son chapeau rougeâtre. — L’Amonita venenosa, oronge ciguë, qui se trouve dans les bois ombragés ? on en connaît trois variétés, blanche, jaune et verte ; toutes trois ont une odeur et une saveur désagréables. — L’Agaricus pectinatus, agaric émétique, qui est blanchâtre, rose ou jaune. — L’Agaricus sanguineus, qui est recouvert d’un chapeau franchement rouge. — Enfin le Boletus perniciosus, moins délétère que les précédens, mais encore très dangereux, qui est monté sur un long pédicule, et dont l’intérieur, naturellement jaunâtre, bleuit au contact de l’air.
  3. On compte neuf autres variétés de truffes, toutes, à des degrés divers, inférieures à la truffe noire. Ce sont : 1° la truffe grise ou truffé blanche du Piémont, fort estimée des personnes qui aiment l’odeur de l’ail ; on l’appelle encore truffe blonde, aoustenque. gros nez de chien ; elle pèse jusqu’à 400 grammes ; — 2° la truffe musquée du Périgord, désignée parfois sous les noms de truffe punaise, fourmi de Piémont, truffe puante de Provence ; — 3° la truffe rousse, appelée aussi grise ou sauvage du Poitou et noire de la Champagne et de la Bourgogne ; — 4° la truffe mésentérique, correspondant à la grosse et petite fouine de Bourgogne, que l’on trouve également en Normandie, aux environs de Paris, en Angleterre, en Allemagne et en Uoheina-, — 5° la truffe blanche d’été, dite de la Saint-Jean, dans le Poitou et la Bourgogne, messingeonne en Dauphiné, mayenque en Provence ; — 6° la truffe blanche d’hiver, que M. Chatin a distinguée des autres espèces ; — 7° le Tuber rapœodorum à enveloppe lisse, qu’on rencontre à Meudon et Bougival ; — 8° le Tuber excavatum, nommé en Provence petit nez de chien, et dans la Drôme, le Poitou, le Périgord et le Dauphiné truffe musquée ; — 9° le Tuber maculatum, que l’on trouve en Touraine. Outre ces neuf espèces, il existe deux variétés également comestibles, le melanogaster variegatus (truffe musquée du Dauphiné ou gomme du Poitou et de la Touraine) et le tersez ou fécule de terre des Arabes.