Les Creux de maisons/Troisième partie/4


CHAPITRE IV

LES PAROLES DE LUCIEN CHAUVIN


Le premier lundi d’octobre, Séverin alla à la foire de Cerizay pour chercher à se gager. Non pas que le temps pressât et que cette foire fût un lieu de gagerie, mais ce lui était tout de même une occasion de voir des fermiers ; peut-être aussi trouverait-il à se louer pour tout le mois d’octobre, ce qui vaudrait mieux que d’aller en journée.

Malheureusement, il y avait peu de monde à Cerizay. Séverin entra bien en marché avec un fermier de Malitrou, mais ce fermier n’avait point hâte de gager ses domestiques ; il voulait d’abord s’informer des prix. Le marché ne se conclut donc pas.

À midi, Séverin n’avait plus qu’à s’en retourner chez lui. Auparavant il fit un petit tour sur le champ de foire. Le bruit diminuait ; les gens s’en allaient emmenant leurs bêtes. Séverin examina celles qui restaient ; il remarqua une sorte de grande cage où étaient couchés deux nourrains, tachés de noir d’une façon assez particulière ; s’étant arrêté devant cette cage, il eut de la main un geste machinal pour faire lever les bêtes. Alors, une très grosse femme s’approcha, croyant qu’il voulait les acheter.

— Ils sont vendus, dit-elle ; vous voyez : ils sont marqués. J’attends pour les livrer.

Quand elle eut dit ces paroles, elle s’arrêta pour regarder Séverin, et lui aussi la regarda ; il avait vu cette figure ailleurs, ou plutôt une figure jeune qui ressemblait à celle-ci.

— Enfin, dit-elle la première, tu es bien Séverin Pâtureau ?

— Et toi, Mariche ? répondit-il aussitôt, car il venait de reconnaître le sourire encore jeune. Que fais-tu là ? continua-t-il.

— Tu le vois ; je garde mes cochons en attendant le marchand. Et toi, que cherches-tu ?

— Moi, je cherche à me gager, parce que j’ai quitté ma condition voilà huit jours passés.

Ils avaient beaucoup de choses à se dire. Elle lui montra une grosse pierre où elle était assise avant qu’il vînt. Il y avait place pour deux en se serrant un peu. Il s’assit donc à côté d’elle. Elle portait large ; il sentait contre lui sa hanche molle. Elle avait au cou des plis de chair comme en ont aux cuisses les enfants très gras ; la sueur avait entraîné dans ces plis la poussière de la journée et cela faisait sur la peau comme des bouts de fil noir.

— C’est égal, dit Séverin, tu n’es pas faillie !

— Non ! Ah ! je suis grosse ! Je pèse bien deux cents ; ça gêne l’été ; on échauffe… Je ne porte plus de corset… Je ne suis guère avenante… Tout ça, ajouta-t-elle en montrant sa poitrine énorme et son ventre, tout ça fait carnaval ensemble quand je marche vite.

Séverin se mit à rire.

— Enfin, c’est signe que tu n’as pas été malheureuse.

— Pas malheureuse ! Oh ! si let je ne suis pas au bout.

Elle conta sa vie. Elle avait eu deux bâtards, comme il savait sans doute. Cela lui ayant fait tort dans la région, elle avait été au loin, et elle s’était mariée dans le haut pays avec un veuf de cinquante ans qui tenait une petite borderie.

Dame ! les gens des alentours avaient ri le jour de la noce et, le soir, les gars étaient venus faire le charivari à la porte. Ce n’était pas bien gai ; mais quoi ! avec deux bâtards, elle n’avait pas le droit d’être difficile.

Elle avait eu trois autres enfants coup sur coup ; puis son homme avait été pris d’une mauvaise maladie dans les jambes, dans les reins et dans la moelle du dos. Il avait été en enfance et paralysé pendant deux ans, et il était mort en lui laissant des dettes et cinq enfants sur les bras. Depuis, elle avait tenu la terre quand même.

— Voilà sept ans que je suis seule pour faire tout, dit-elle. J’en ai arraché du travail, va ! Ces temps derniers, mes bessons m’ont aidé, mais voici qu’ils ont quinze ans, et ce sont déjà de mauvais sujets. Ils se soûlent comme des hommes et se battent. J’en ai gagé un ; l’année prochaine, je gagerai l’autre quatre jours par semaine. Ça fera de l’argent, car ils sont forts, mais ils mangeront tout. Des têtes brûlées, vois-tu…

Elle s’arrêta un moment, puis reprit en secouant ses grosses épaules :

— Heureusement, je prends le temps comme il vient. C’est mon caractère qui est comme ça… les choses, moi, je ne m’en fais pas trop… Tout de même, je ne m’arrange pas ; il m’est venu à mon troisième drôle des varices très grosses ; quelquefois je ne peux pas marcher. Tiens, encore aujourd’hui, ça me fait mal ; j’ai cette jambe enflée.

Elle leva un peu son jupon pour montrer sa cheville. Un marchand qui passait risqua une vilaine plaisanterie. Elle ne s’en émut guère.

— Comme ça, dit-elle à Séverin, tu es toujours chez les autres… Tes affaires, à toi aussi, n’ont donc pas prospéré ?

— Non ! pas trop ! Je suis veuf, j’ai six enfants et les plus grands cherchent du pain.

Il dut parler à son tour et plus longuement qu’il n’en avait envie. Quand elle sut que Delphine était morte de ses couches, laissant un bébé à élever, les larmes lui vinrent aux yeux.

— Quel malheur ! fit-elle ; pauvre Delphine ! Dire qu’il a été un temps où je l’aurais peut-être battue si je l’avais trouvée seule sur un chemin. Pauvre Delphine ! elle qui était si jolie et si gaie, elle est donc morte ! J’aurais bien dû m’en douter tout de suite ; jamais elle ne t’aurait laissé venir à la foire fripé comme tu l’es, sans boutons et sans cravate.

D’un geste familier, Mariche remonta le col de la blouse qui était trop grand et glissait sur l’épaule. Il vit que sa main était dure comme une main d’homme et que ses doigts blessés avaient des ongles difformes.

Il y eut entre eux un silence. Elle reprit à mi-voix :

— Quand l’homme est mort, c’est triste ; mais quand c’est la femme, c’est encore pis pour les enfants. Tu ferais bien de te remarier…

Il se retourna :

— Me remarier ! tu es folle ! Et avec qui, bon sang !

Puis il se leva, méfiant. Cette hâte la fit rire.

— Je vois que tu as toujours peur, dit-elle, Tu as tort, ce n’est pas peur moi que je parle. J’ai cinq enfants et pas mal de dettes… nous ferions un triste marché… Si tu venais me le proposer, je dirais comme toi tout à l’heure : « Tu es fou ! »… Et pourtant j’accepterais peut-être, parce que, toi… Enfin, prends garde à ne pas m’en conter !

Elle eut encore une fois son rire roulant de femme grasse, son beau rire qui lui restait de sa jeunesse et qui était comme un timbre clair dans une horloge démolie.

— Tout de même, reprit-elle, cela m’amuse de te voir si peureux. Mon pauvre Séverin ! je suis bien changée, va ! C’est qu’autrefois j’étais un diable ! Aussi, pourquoi ne me voulais-tu pas ? J’étais bien forcée d’être hardie. Et ma foi, à présent, je ne le regrette pas. Ah ! bien non ! je ne le regrette pas !

— Ni moi, dit Séverin ; et cela m’a fait plaisir de te revoir. Maintenant, il faut que je m’en aille, Bon courage, Mariche |

Il lui tendit la main, mais elle se leva et l’embrassa. Puis, elle s’en alla faire un tour à ses cochons ; lui, descendit la côte du champ de foire au milieu des toucheurs de bêtes qui se dirigeaient vers la gare.

Séverin avait dit vrai à la Mariche ; il ne regrettait pas cette histoire de jeunesse. Jadis, aux premiers temps de son mariage, il en avait eu grand’honte ; mais depuis, la vie l’avait tant bousculé qu’il ne voyait plus les choses de la même façon.

Beaucoup d’événements qui lui avaient semblé importants reculaient et s’effaçaient dans son souvenir ; et par exemple, cette courte folie d’amour pour la Mariche n’était plus qu’une toute petite aventure du temps passé — une aventure agréable, en somme, telle qu’il n’en connaîtrait plus.

Quant à cette idée de mariage, c’est cela qui était bien fou ! Se marier, lui ! Qui donc voudrait s’apparier à tant de misère ? Il n’y avait qu’une toquée, qu’une enragée, il n’y avait que Mariche pour y songer. Cette Mariche, elle avait beau se dire changée, elle en tenait encore pour lui ; il se rappela son rire qui sonnait toujours vingt ans.

Non ! ni celle-ci, ni une autre. Bas-Bleu bientôt serait assez grande pour tenir convenablement la maison. Il n’allait pas se remarier au risque d’avoir d’autres enfants. Et puis, il était tout rempli du souvenir de la défunte et encore, il n’avait pas l’idée vers les choses d’amour.

Il arriva chez lui vers quatre heures. Georges, devant la porte, jouait avec les pierres. Dans la maison, Bas-Bleu, assise sur une chaise défoncée, s’appliquait à coudre dans une loque brune. Avant de se lever pour embrasser son père, elle piqua son aiguille dans l’étoffe comme une grande femme.

— Eh bien, papa, es-tu gagé loin d’ici ? demanda-t-elle.

— Non ; je ne suis pas gagé du tout.

— Tant mieux. Je suis contente. Comme cela, tu te gageras dimanche à Coutigny et tu resteras dans un village des alentours. Qu’est-ce que je ferais si tu demeurais loin et si tu ne pouvais pas rentrer tous les soirs ? C’est que les drôles ne veulent pas toujours me croire, tu sais !

Depuis que sa grand mère était partie, elle parlait en maîtresse de maison.

Le dimanche suivant, en effet, entre messe et vêpres, Séverin se gagea chez les Bordager des Arrolettes. Et qui fit conclure le marché ? Ce fut Lucien Chauvin le commis.

Étant venu passer quelques jours de congé au pays, il était allé voir son oncle, et Florentin lui avait conté l’affaire du lièvre. Il avait pris le temps de s’indigner, après quoi il avait vanté Séverin devant le fils Bordager qui était son camarade d’enfance et dont le valet venait justement de tomber malade.

Et le dimanche donc, Lucien ayant rencontré les deux hommes, les fit entrer chez son père. Ils s’arrangèrent rondement ; Séverin irait aux Arrolettes tout de suite ; il aurait pour son année un cent de choux, quatre sillons de pommes de terre et quarante-sept pistoles. Jamais il n’avait gagné une somme aussi forte. C’est que les gages montaient dans le pays à cause des jeunes qui s’en allaient dans les villes ou dans les Charentes.

Quand tout fut dit, Lucien ayant débouché une bouteille de vrai vin, s’anima contre les Magnon.

— Ah ! ils t’ont appelé voleur ! dit-il à Séverin. Ces gens-là, voyez-vous, sont pro-pri-é-tai-res ; tout leur appartient : la terre, les hommes, les oiseaux, l’air qui passe. Voleur ! Elle est bien bonne ! Comme si ce n’étaient pas eux, les voleurs ! D’ailleurs un pauvre diable qui triche pour nourrir les siens n’est pas un voleur ; celui dont l’enfant a faim a droit de prendre le superflu des autres.

— Oh ! oh !

Cela, les deux paysans ne l’admettaient pas tout à fait.