Les Creux de maisons/Première partie/2


CHAPITRE II

LE FARINIER DE LA PETITE-RUE


L’automne, cette année-là, fut doux comme un sourire, et le nouveau farinier de la Petite-Rue sentit la joie de travailler.

Un soleil vigilant balayait la brume, séchait l’eau jaune des fossés, lustrait une dernière fois la verdure neuve des pâtis.

Un soleil attendri veillait aux semailles. De toutes parts on préparait la terre et on recouvrait le froment. Dans les champs découverts des hauteurs, dans les ouches étroites mangées de châtaigniers, dans les vieilles terres à seigle, dans les landes défrichées où l’on jetait de la chaux, partout, chez les métayers qui liaient huit bœufs, chez les petits bordiers qui n’avaient que deux vaches, on retournait l’argile jaune ou brune. Il y avait des voix proches et criardes ; d’autres, innombrables, venaient des métairies lointaines dont les arbres de clôture portaient les bords pâles du ciel. Cela faisait une rumeur continue trouée de temps en temps par le grincement d’un versoir ou le ioulement d’un petit toucheur de bœufs.

Séverin suivait allègrement sa carriole sur les routes grises.

À travers les haies, plus claires déjà à cause des premières feuilles tombées, il apercevait les laboureurs et il souhaitait qu’ils le reconnussent. Il se haussait un peu et faisait claquer son fouet ; parfois il enjambait le fossé et s’accrochait aux aubépins pour plaisanter avec des gens au repos. Il marchait sur les accotements couverts d’herbe grasse et de fougères fléchissantes. Les grelots de son mulet tintaient devant lui ; et ses pensées, claires, carillonnaient aussi, carillonnaient pour son insouciance et sa santé joyeuse.

Son idée s’en allait un peu vers les filles.

Avec les quelques sous qu’il avait gagnés au service en lavant des doublures et en astiquant des cuirs, il s’était acheté une blouse à raies blanches, une casquette assortie et une paire de chaussons ferrés pour monter à l’échelle des greniers.

Il se trouvait avenant, et il relevait ses moustaches avant d’entrer dans la cour des fermes.

Les femmes, le plus souvent, allaient l’aider à mesurer le blé. Il aimait que ce fussent les jeunes, les servantes.

Il n’avait jamais été si jovial. Lui qu’on réputait silencieux, il se plaisait maintenant à bavarder, et il savait raconter les choses qui font rire.

Un lundi matin, en arrivant aux Pelleteries, il pensa :

— Tiens, je vais donc la voir, cette fameuse Marichette !

Marichette était en effet servante chez les Larin, et il avait un sac pour eux. Il l’avait connue toute petite, cette fille, car c’était une ancienne cherche-pain. Ils avaient grelotté aux mêmes portes et, comme elle était plus jeune que lui, il avait dû maintes fois la pousser au derrière afin qu’elle pût passer les échaliers. Devenue grande, son nom était sur les lèvres des gens, car elle était aguichante et provoquait les gars.

Marichette reconnut Séverin dès qu’elle l’aperçut dans la cour, et elle montra une joie bruyante. Elle était drue et saine et, malgré son front bas, jolie avec ses yeux hardis et ses lèvres riches.

— Tu viens pour la pochée, maintenant ! dit-elle ; le métier ne plaît donc plus à Guste ?

— Non, répondit-il ; on raconte que tu l’as battu un jour qu’il voulait t’emporter au moulin dans son sac ; est-ce vrai ?

— C’est vrai ; bien sûr ! Je ne suis pas une fille qu’on emporte, moi ; essaye, tu verras !

Elle ajouta se parlant à elle-même :

— Peuh ! un mioche !

— Qui, un mioche ?

Mais déjà, précédant Séverin, elle était au grenier, cherchant un sac qu’elle apporta et déplia avec de jolis rires inutiles.

Grande, elle maintenait haut l’ouverture pour fatiguer le jeune homme, et elle lui secouait sous le nez la toile enfarinée. Quand le sac fut plein, elle le souleva et le porta elle-même au bord de l’échelle. Séverin s’extasia sur sa force ; il s’offrit pour épousseter son corsage où de la farine s’était déposée, mais elle lui rabattit le poignet et le lui tordit en manière de jeu, car elle était forte comme un homme et gaie comme une taure bien nourrie. Puis, quand Séverin fut desscendu dans l’échelle pour agripper son sac à col tordu, elle lui marcha sur les doigts. Alors il empoigna la jambe qui se démenait, et ses doigts glissèrent entre les genoux jusqu’à la peau tiède. Puis il s’enfuit, le sang aux tempes, pendant que Marichette, point fâchée, secouait ses jupes comme pour en faire tomber un rat.

Séverin, les jours suivants, songea plus d’une fois à Marichette ; et quand il revint aux Pelleteries, il se sentit tout à la fois heureux et tremblant en apercevant la mère Larin dans son carré de choux, au bout du jardin. Comme il le prévoyait, ce fut encore la servante qui vint l’aider à mesurer le grain.

Le travail fait, ils causèrent. Elle plaisantait librement ; accroupie près du tas pendant qu’il liait le sac, elle plongeait dans le froment ses bras rouges qui devenaient très blancs au-dessus du coude, et elle riait de son rire encourageant de bonne fille. Il perdit la tête ; il se baissa sans une parole ; il la renversa d’un geste hardi et sa bouche écrasa les belles lèvres de chair rouge gourmandes d’amour. Elle, souriante, s’abandonnait, glissait, la poitrine soulevée. Mais un bruit soudain les mit debout : le sac étroit et mal lié venait de tomber, le blé croulait sur leurs jambes. La vieille Larin revenait de l’ouche ; il fallut vite réparer le dommage…

En arrivant, le soir, à la Petite-Rue, Séverin trouva Delphine dans la cour, au bord de l’écluse. Elle jetait devant elle, à l’endroit où les petits vairons tourbillonnent dans l’eau mince, des croûtes moisies et des pommes de terre écrasées.

Les canes, commères goitreuses, se hâtaient avec un dandinement grotesque. Entre les vergues, sur l’eau unie et noire, les oies tard prévenues — des oies doubles, monstrueuses, collées par leur ventre blanc — venaient à toute rame, claquant du bec, le cou tendu et querelleur.

Delphine s’amusait de la gourmandise de ses bêtes ; elle avait ses préférées ; elle trompait les autres par des feintes, les éloignant d’un geste généreux de sa main vide et laissant tomber à ses pieds un gros paquet de pâture.

Haute et mince et ronde de poitrine, avec sa peau fraîche de blonde et ses yeux transparents comme l’eau des belles éclusées, elle résumait la douceur claire du jour finissant. Elle était la meunière, la jolie meunière des refrains de ronde, la fille leste et malicieuse qui chante — ô gué ! — près des eaux frétillantes.

— Comme tu reviens tôt ! dit-elle ; n’as-tu donc pas fait la tournée des Marandières ?

— Si ! les Marandières, Jolimont, la Grange-Neuve, les Pelleteries ; mais les routes sont belles, et j’ai trotté.

— Ah ! tu es allé aux Pelleteries ; tu as vu les Larin, alors, et leur chambrière… Une belle fille, dis ? et pas fière !

Séverin s’emporta contre le mulet ; son poing heurta la grelottière ; il ne répondit pas.

Depuis le soir de son retour, il était très réservé avec Delphine. Il s’était dit qu’il ne pouvait rien y avoir entre cette fille du meunier et un gars comme lui. De mauvais bruits circulaient bien sur les Bernou ; on parlait de pertes d’argent, de dettes accumulées ; mais il n’en croyait pas grand’chose. Le moulin tournait toujours joliment, et le Guste avait toujours de l’argent en poche pour faire une partie le dimanche entre messe et vêpres. Jamais la fille de cette maison n’écouterait sérieusement un valet qui avait cherché du pain !

Il la sentait toute fraîche de cœur, et il était trop fier pour songer à abuser de cette fraîcheur. Depuis le baiser rapide pris dans l’écurie le premier soir, il n’avait risqué aucune galanterie, même pas celles qu’il se permettait couramment avec les filles.

Il s’approuvait cruellement d’être honnête. Il s’était dit avec violence : cette fille est trop riche pour moi qui suis un gars de rien ; je n’y penserai plus.

Il y pensait toujours…

Il portait son image en lui comme une joie mélancolique — comme un remords aussi quand son désir était allé vers d’autres. Et c’est pourquoi, maintenant, il avait honte et ne pouvait pas répondre.

Delphine vit que, sans y penser, elle avait touché juste. Elle jeta ses dernières pommes de terre, enleva son tablier en toile brune et rentra pour faire chauffer la soupe. Puis elle servit le valet, qui mangeait tout seul à son retour des tournées.

Et elle ne parlait pas, à cause du tremblement qu’elle sentait en elle.