Les Creux de maisons/Deuxième partie/7


CHAPITRE VII

LA CHÈVRE


Cette année-là fut encore très dure pour Delphine Pâtureau. Elle devait un peu partout et le gage de Séverin avait été entamé dès l’entrée de l’hiver. Elle ne pouvait d’ailleurs pas travailler pour les autres avec une petite au maillot, une autre souffrante et deux garçons de quatre ans, fort espiègles.

Cependant, à Pâques, les bessons commencèrent à suivre Louise à l’école et leur mère fut un peu soulagée. Comme le bourg était à une bonne demi-lieue, les trois enfants emportaient leur pain et leur fricot pour le repas de midi. Delphine mettait dans leur panier tout ce qu’il y avait chez elle d’à peu près mangeable ; elle trouvait moyen parfois de leur donner des œufs, un œuf et demi plutôt, les bessons devant partager celui qui était entier. Mais aux jours de disette, ce lui était une grande peine de songer que les petits déjeuneraient d’un quartier de pomme ou d’une figue.

Louise, qui s’acquittait gentiment des commissions pour les gens du bourg, attrapait de temps en temps un morceau de sucre. C’était fête alors pour elle, et ses camarades étaient jalouses ; car sous les préaux des écoles, ils n’étaient point rares, les petits des creux-de-maisons, les enfants pouilleux et crasseux aux caboches dures, roussies de soleil. Et ces petits pauvres avaient des paniers peu garnis : un morceau de pain bis, quelques châtaignes, des noix, une crotte de fromage… D’être mis au pain sec cela les faisait bien rire. Ils étaient mal vêtus aussi. Ils emportaient, pour la forme, une vieille paire de sabots de bois, car l’inspecteur à chacun de ses passages faisait des remontrances à ceux qui étaient pieds nus. Mais au village, dans la cour, sur les chemins, les chaussures incommodes étaient abandonnées. Parfois, ils se ferraient en courant mais cela ne les retardait guère ; il n’y avait de mauvais que les vieux clous à pointe recourbée qui abondaient dans la cour de l’école ; pour ceux-là, il fallait agrandir le trou avec un couteau et le sang venait beaucoup.

Louise et ses frères allaient pieds nus, comme les plus malheureux ; au village, Georgette, dès qu’elle fut guérie, trotta aussi sans semelles ni cordons ; enfin Delphine elle-même commença, cette année-là, à ne plus porter de bas durant la belle saison ; elle n’en avait pas beaucoup de convenables et le coton lui manquait pour les raccommoder ; comme elle avait les pieds tendres, ses sabots la blessèrent d’abord, mais elle s’y fit et chez les Pâtureau il n’y eut plus que la petite Marthe qui n’allât pas pieds nus.

Vers la fin de l’été, les choses s’améliorèrent un peu ; Delphine put travailler chez elle à de menus ouvrages ; elle tricota et fila ; puis elle alla en journée dès que Marthe eut commencé à marcher seule.

Louise, pendant ce temps-là, manquait la classe pour garder sa petite sœur.

Elle manquait encore la classe pour une autre raison. Il y avait, de temps en temps, à Coutigny, des données de pain ; Louise allait à ces données. Souvent aussi elle allait faire une petite tournée dans les fermes voisines ; elle ne mendiait pas encore tout à fait, elle avait ses maisons choisies. Les Chauvin, les Pitaud, les autres des Grandes-Pelleteries la voyaient arriver les jours de grande cuisine ; ils lui donnaient des couennes, un bout d’oreille de cochon, une patte, un petit pot de fressure ou même une tranche de lard frais. Quelquefois, le lendemain des batteries, elle rapportait des restes bien gras, des haricots noirs de beurre, des moules à la sauce, des demi-assiettées de millet au lait. Ces jours-la toute la famille vivait dans l’abondance : on ne ménageait pas le fricot, ces bonnes choses ne se conservant pas. Puis, on revenait aux haricots sans beurre et aux bouillies sans lait.

Les enfants avaient un peu glané au temps des moissons ; en automne ils coururent les champs pour trouver, dans les haies, des châtaignes oubliées. Les deux petites allaient ensemble et le plus souvent revenaient les poches à peu près vides ; les bessons, au contraire, ne se dérangeaient jamais pour rien ; ils rentraient joyeux et lourds, à cause des goussets trop pleins raidissant leurs petites jambes ; fiers de leur chance, ils se moquaient de Louise et de Georgette en jetant sur la table les châtaignes luisantes, les belles égrenelles noires à cul blanc.

Or, un dimanche matin, un fermier du Haut-Village se plaignit en passant de ce qu’on eût pillé les basses branches d’un marronnier tardif qui n’avait pas encore été gaulé ; à son idée, les coupables étaient les drôles des Pelleteries : deux Maufret sans doute et les Pâtureau.

Séverin appela les petits et les interrogea ; ils nièrent. Le fermier, qui d’ailleurs n’attachait aucune importance à l’affaire, avoua qu’il avait pu se tromper. Mais Séverin n’aimait pas ces contes ; bien que le crime ne fût pas absolument prouvé, les deux enfants reçurent une énergique correction. Quand ils eurent cessé de crier, leur père les emmena à un détour du Chemin-Roux où poussait une grosse touffe de genêt. Là, il leur fit couper à chacun un maître scion qu’il essaya sur leurs mollets et qu’il emporta ensuite à la maison. Puis, quand les deux branches de genêt furent placées sur la cheminée, l’une à droite du clairon, l’autre à gauche, Séverin les montra à ses quatre aînés.

— Les drôles ! vous voyez ces scions verts : si je les descends, ce sera une pitié. Quand j’étais petit, j’ai été malheureux comme les pierres et votre tante Victorine aussi. Mais nous n’avons jamais pris un épi dans une gerbe ni une égrenelle devant les ramasseurs. Eh bien ! mes drôles ne le feront pas non plus ! Remarquez ce que je vous dis : si j’apprends une autre fois que vous avez fait tort à quelqu’un d’une poire, d’une prune, d’une épingle, d’un grain de froment, je prends ces scions et je vous pèle les fesses !

Les bessons étouffèrent leurs sanglots, car le père parlait d’une voix très dure. Il était bon pour eux.

Jamais il ne les avait battus avant ce jour ; mais il parlait d’une voix très dure parce qu’il n’avait point failli et parce qu’il savait l’honnêteté difficile aux pauvres.

À partir de ce dimanche, les enfants ne rapportèrent plus guère de châtaignes ; la saison, d’ailleurs, en passa vite ; on fut bientôt en plein hiver et la grande misère recommença encore une fois.

Delphine, pendant toute la mauvaise saison, travailla tant qu’elle put et se priva durement.

Elle avait son idée.

Un matin de mars, elle sortit de l’armoire quatre pièces de cent sous et un peu de monnaie.

— Tiens, dit-elle à Séverin, j’ai ménagé cela pour avoir une chèvre.

Lui, qui croyait le tiroir vide, fut bien surpris de voir tout cet argent.

— Tu ne comptais pas sur cette attrape ! reprit-elle fièrement. J’en ai tiré des quenouillées pour gagner ces trente francs ! et l’on n’a pas pris le café tous les matins, va !

Dès la première année de leur mariage, il avait été question de cet achat, mais ils avaient reculé à cause des ennuis probables. Quand on n’a pas de terre, il est difficile d’élever des bêtes.

Séverin délestait la maraude ; il répondit sans ardeur :

— Alors, tu veux, avec ça, acheter une chèvre ; ça va faire des embêtements. Les voisins sont regardants ; tu as déjà de la peine à trouver assez de pâture pour tes lapins.

— Bah ! fit-elle impatientée, tu vois toujours les choses du mauvais côté. Voici le beau temps, les enfants sont déjà grands ; qui les empêchera de garder la bête le long des chemins ? Elles ne manquent pas, les chèvres, dans le village : une de plus ou une de moins, il n’y paraîtra rien aux haies.

— Et le toit ?

— Tu en bâtiras un ! les autres le font bien… Elle continua, irritée de la discussion.

— Je suis fatiguée de n’avoir rien à faire manger aux petits ; des haricots et des pommes de terre, des pommes de terre et des haricots ! Pas moyen seulement d’élever des poules ! J’en suis lasse ! Je veux faire du fromage, je veux une chèvre, et si tu ne l’achètes pas, je l’achèterai moi-même.

Il céda et, tout de suite, commença à bâtir une petite cabane derrière la maison ; le dimanche suivant il l’acheva et la couvrit avec des fagots de genêt. Puis, le lundi de Pâques, il y amena une chèvre toute blanche qui allait mettre bas pour la première fois. Louise fut chargée de la garder. Ce fut une grande joie pour elle les premiers jours. Elle la gardait jalousement, ne lâchant jamais la corde, grimpant sur le talus, descendant dans les fossés et revenant à la moindre ondée.

Georgette suivait quelquefois sa sœur, mais elle n’avait pas le droit de tenir la corde, étant trop petite. Elle s’en vengeait en cueillant des branches vertes qu’elle offrait de loin à la bête pour la tenter :

— Biquette ! Biquette !

La chèvre tirait sur la corde et entraînait Louise ; les feuilles tendres broutées, elle se laissait ramener sur l’accotement couvert d’herbe épaisse. Mais deux minutes après :

— Biquette ! Biquette !

Georgette à dix pas secouait un rameau d’épine blanche aux bourgeons à peine ouverts : une friandise ! La chèvre relevait sa petite tête, bêlait de désir et délaissait encore la pâture sérieuse.

Georgette débauchait Biquette, et Louise, au retour, en faisait un beau chapelet à sa mère.

Heureusement les bessons n’étaient pas là pour embrouiller les choses. L’oncle Auguste les avait emmenés aux Arrolettes pour une quinzaine de jours. Quand ils revinrent, ils savaient parfaitement lancer des pierres avec un bâton fendu et fumer des tiges poreuses de clématites ; ils savaient non moins bien jurer et chanter des chansons d’hommes.

Biquette ne les étonna pas. Ils avaient vu bien d’autres chèvres aux Arrolettes ! et des moutons, et des vaches, et des bœufs ! Ils avaient même vu un bouc qui sentait très fort. Là-bas, Antonin, tous les soirs, menait boire les bêtes avec un grand fouet ; Constant était monté deux fois sur la jument blanche des Bordager.

Ils étaient devenus difficiles sur la nourriture ; leur tante les avait gâtés : ils avaient bu du vin le premier dimanche et mangé du lapin. À ce sujet, Constant ne put se retenir de faire des remontrances à sa mère.

— Pourquoi, dit-il, pourquoi les vends-tu toujours, nos lapins, quand ils sont gros ?

— Je les vends pour avoir des sous.

— À quoi bon des sous ?

— Mais pour t’acheter des hardes et du pain et du beurre ; tu le sais bien, voyons ! — Moi, j’aime mieux que tu ne les vendes pas. C’est bon à manger, les lapins, si tu savais !

— Oh ! ce n’est pas si bon que ça ; ça donne la colique quand on en mange beaucoup.

— Pas sûr ! cria Antonin ; moi, j’en ai mangé beaucoup et je n’ai pas eu la colique. Tu en tueras un, dis, maman ?

— Non, non, les nôtres ne sont pas de bonne espèce ; et puis, je ne sais pas arranger les lapins.

Les deux petits écarquillèrent les yeux d’étonnement.

— Tu ne sais pas arranger les lapins ! ce n’est pas difficile, pourtant. On leur tape sur la tête comme ça… pan ! pan ! puis on les sort de leur peau, puis on leur coupe le ventre, puis on les fricasse avec du beurre. Après ça, on les mange. Tu ne savais pas ! Eh bien !

— Bah ! vous m’agacez ; allez vous amuser ! Tenez, voilà Louis VI qui passe ; allez avec lui.

Elle les poussa dehors et se mit à tailler un petit jupon qui avait appartenu à Louise, puis à Georgette, et qui allait sans doute finir autour des jambes de Marthe.

Un moment après, étant sortie, elle entendit du bruit dans le coin du jardin. Elle s’approcha, ouvrit la barrière, regarda, et, ayant vu, s’arrêta net : les bessons écorchaient un lapin ! Ils l’avaient assommé tant bien que mal avec une pierre ; la pauvre bête tressaillait encore. Antonin lui tenait les pattes hautes et Constant, ayant coupé la peau des cuisses avec une vieille serpette, tirait, se cramponnait aux poils en jurant comme l’oncle Auguste.

— Bon Dié de sacré bon Dié de fi de garce ! viendras-tu ?

À côté, les mains au dos, Louis VI, qui avait prêté la serpette, regardait en reniflant. Ce fut lui qui aperçut le premier Delphine ; sans mot dire, il décampa. Les deux autres, au contraire, attendirent de pied ferme, en balançant leur lapin ; ils étaient si fiers de leur coup que Delphine n’eut pas le courage de les battre bien fort. Et le soir, on mangea une bonne fricassée chez les Pâtureau ; le père lui-même, à son retour du Pâtis, dut y goûter.

Quelques jours après cette mémorable cuisine, Biquette mit au monde deux petits chevreaux. On les vendit au bout d’une quinzaine pour avoir du lait tout de suite. Georgette et Louise pleurèrent beaucoup. Pour les consoler tout à fait il ne fallut rien moins que l’apparition sur la table du premier fromage mou. Cet événement se produisit le jour de l’Ascension — hasard heureux, car l’Ascension étant la fête du laitage, Chauvine avait justement envoyé une bolée de crème.

Au repas du matin, après la soupe, Delphine ayant brassé crème et fromage, coupa à chacun des petits une longue tartine. Ce fut un grand régal. Séverin, au lieu de sortir, comme il le faisait presque toujours pendant le repas des siens, s’assit près de la table et prit Marthe sur ses genoux. Il lui fallut mordre une petite bouchée à chaque tartine.

— Goûte, papa ! criait Antonin ; goûte ! c’est aussi bon que du lard !