Calmann-Lévy éditeurs (p. 317-320).

V

Dès que les menaces de la fièvre furent écartées, Elie guetta le moment propice pour venir s’entretenir seul avec son jeune frère. Il avait à cœur d’effacer le souvenir d’un autre entretien où il s’était évertué à tuer en Philippe l’amour de Fanchette.

— Vois-tu, mon petit, déclara-t-il simplement, nous nous trompons dès que nous perdons de vue la fin des causes. Je t’ai dit des choses très dures le soir où je t’adjurais de ne pas épouser une Alibert. Depuis, j’ai bien changé. Un grand événement s’est passé. J’ai un fils aujourd’hui, et j’aperçois la raison de nos phénomènes psychologiques. en tenant dans mes bras cet enfant qui est le but auquel tendaient les dits phénomènes. Chouchou, tu es dans le vrai en aimant la jolie Fanchette. Si ces femmes très différentes de nous, dont nous n’atteignons jamais l’âme entière, que nous ne possédons jamais complètement, à qui nous nous exaspérons de ne pouvoir faire lire clairement dans nos pensées, attirent ainsi notre désir, c’est que notre race est avide de se parfaire en elles. Chouchou, avouons-le, beaucoup de facultés nous manquent. Refais le chemin parcouru. Constate ce que les Alibert nous ont apporté à côté de leurs capitaux. Regarde l’usine. L’œuvre accomplie est énorme. Qui en est l’auteur ? Les Alibert. Leur action est celle d’un génie différent du nôtre, contraire au nôtre. Je sais bien qu’ils sont en train de nous manger. Leur force a débordé le lit où nous aurions voulu la canaliser. Nous leur avions demandé de sauver la filature, pas de se substituer aux Martin d’Oyse dans le rôle héréditaire que nous tenions dans le pays. Leur vitalité a tout pompé : la popularité, l’admiration, la reconnaissance, les vieilles fidélités. Papa l’a dit un jour : nous ne sommes plus rien ici. Mais cela prouve, Chouchou, qu’ils avaient de ce que nous n’avons pas. Et c’est cette faim, cette voracité de ce qui nous fait défaut qui nous jette à genoux devant la femme de leur race que la nature choisit pour être la mère de notre descendance. Crois-tu que je ne me réjouis pas à penser que mon enfant sera plus complet que moi et possédera les qualités de Cécile ? Cécile m’a fait souffrir souvent. Je l’adore et je mentirais si je disais que je suis pleinement heureux. Elle a trop raillé ma littérature, comme elle dit, et les subtilités de ma race ; elle n’a épousé que, la moitié de moi-même et je me brise le front contre l’impénétrable de son âme, moi qui avais rêvé l’union absolue. Mais je ne puis nier quelle crâne figure cette femme-là fait devant la vie. Peu importe que je souffre parfois, si les Martin d’Oyse qu’elle met au monde réalisent par l’alliance de nos familles un type plus parfait. Suis ton amour. Chouchou : ce n’est pas aveuglément qu’il te conduit à Fanchette. Si tu dois frémir souvent devant le mur qui vous séparera toujours, dis-toi que c’est peu de chose que notre cœur soit mortifié.

Philippe était toujours une blanche statue souffrante, dont seul le masque aigu et les yeux dévorateurs vivaient. Mais il était sauvé maintenant. On devait d’ici peu briser l’enveloppe de plâtre qui le moulait. Icare se relèverait pour affronter encore le soleil.