Calmann-Lévy éditeurs (p. 257-260).

VII

Cécile distingua le pas de son mari qui, dans l’escalier, devançait les Alibert pour la rejoindre plus vite. Élie connaissait aujourd’hui les délices d’un homme consolidé dans son bonheur alors qu’il a longtemps pensé le perdre pour toujours. Cécile enceinte n’était plus qu’à lui. En outre, c’était toute sa race qui se l’appropriait en confiant à ce jeune corps la formation de ce fils des ancêtres. Les portraits du salon, les contemporains de Henri IV et l’aïeule aux boucles blondes si légères qui ressemblait à Chouchou, et les parents de M. Xavier, et M. Xavier lui-même regardaient maintenant Cécile avec un attendrissement nouveau. Elle était entrée dans le grand travail séculaire de la famille. Élie se mit à genoux pour baiser ses mains pâlies, son front, ses cheveux, son cou de nacre. Depuis le jour où il avait su que cet enfant allait naître, il disait : « ma femme », avec un accent pieux. C’était l’assouvissement de son instinct de propriété conjugale.

D’ailleurs, moralement, elle lui échappait moins qu’autrefois. Elle cessait peu à peu de fronder l’esprit Martin d’Oyse. L’idée ne lui venait jamais que son enfant serait également un rejeton des Alibert, mais elle demandait à sa belle-mère de lui montrer des photographies d’Élie et de Philippe en bas âge afin d’imaginer déjà les traits de son bébé.

Ce soir-là, elle raconta bien vite à son mari la visite de Marthe Natier.

— Et vous savez, mon ami, elles grillent d’envie de ce chalet, ces pauvres femmes, elles en grillent d’envie, la mère comme la fille.

— Vous m’étonnez, Cécile ; Nathalie avait déclaré qu’elle mourrait dans sa vieille maison. Souvenez-vous comme elle pleurait ici, le soir d’été de l’année dernière.

— Mon pauvre Élie, vous en êtes encore là ! Vous avez compté sans l’attrait du confortable, de ce qui sera du luxe pour cette bonne femme. Nos cousins n’ont rien brusqué. Ils se sont contentés de la tenter doucement, insidieusement, et de lui faire aussi contracter vis-à-vis d’eux une dette de reconnaissance nouvelle.

— Encore quelque chose qui dégringole ! dit Élie, tristement.

— Bast ! quand la salle à filage courra jusque-là, elle aura vite fait d’étouffer tous les souvenirs.

— C’est précisément là ce que je trouve très mélancolique, dit Élie. Cette vieille maison, pour nous, ma chérie, elle avait le charme d’une légende. C’était la légende de Nathalie. Cela rappelait le roman de mes parents, une page d’histoire familiale, puis la fidélité de chien, cette sorte d’esclavage volontaire dans le dévouement que représentait la bonne femme. Quand bébé sera grand et que nous lui parlerons de cette histoire, il verra cet affreux chalet de pacotille et une vieille fée embourgeoisée dans ces murs trop neufs, qui ne lui évoqueront rien du tout, tandis que l’ancienne maison parlait toute seule.

Cette fois Cécile comprit. L’idée de l’enfant qui serait frustré d’un souvenir de famille lui servit de truchement pour entrer dans le sentiment même de son mari. Elle prononça :

— En résumé, c’est nous qui tenions essentiellement à voir la mère Natier s’éterniser dans sa cabane, et elle a raison quand elle met à notre compte l’obstacle qui l’empêche de s’approprier le chalet.

— Il faudra la libérer, dit Elle.