Calmann-Lévy éditeurs (p. 193-200).

QUATRIÈME PARTIE

I

— Où donc est ma femme ? demandait souvent, en remontant de l’usine, Élie Martin d’Oyse.

Il la cherchait un peu, pour la forme. Dans le fond, il la savait parfaitement chez les Alibert, au second, car depuis que Fanchette habitait le château, les deux cousines, si différentes d’apparence pourtant, ne se quittaient guère. Les deux garçons, eux aussi, à cette heure-là regagnaient leur appartement. Élie, dans son cabinet de la tourelle, inconsciemment, prêtait l’oreille. On entendait leurs voix sonores et le rire perlé de Cécile. Ils se retrouvaient là-haut tous les quatre en famille. Ils s’épanouissaient librement. Le mari, un pli d’amertume aux lèvres, fumait des cigarettes ; la revue qu’il allait lire demeurait ouverte devant lui et il mettait une coquetterie à ne pas bouger, à attendre sa femme qui ne redescendait souvent qu’au dîner.

Ce soir-là Samuel Alibert, en rentrant, avait embrassé Fanchette plus tendrement que de coutume. La tristesse de la petite sœur les ravageait, Frédéric et lui. Leur étonnement était sans mesure de rencontrer une adversité qui résistât à leur puissance. Un dérivatif même, leur argent n’avait pu l’offrir à Fanchette qui repoussait jusqu’à l’idée d’un voyage, d’une distraction. Elle restait là, inoccupée, ses yeux pâles, glacés à force d’être incolores, perdus dans l’espace. Quelquefois elle ouvrait ses livres de chimie. Jamais elle ne s’était plainte.

— Tu as l’air souffrante ce soir, mon petit, lui dit Samuel en adoucissant la voix.

— Je me porte très bien, Sam, je t’assure.

— Vous ne voyez pas ce qu’elle a ? intervint Cécile, mais elle est gelée ici, votre sœur, littéralement. On meurt de froid dans cette grande caserne, dès la fin de septembre. Et je vous prie de croire que, l’hiver, ce n’est pas drôle. Mes beaux-parents s’évertuent à faire jeter des quartiers de hêtre dans les cheminées, mais on ne peut arriver à une température acceptable.

Les deux frères prononcèrent ensemble :

— Ce qu’il faut ici, c’est le chauffage central.

— Ah ! dit Cécile, parlez-en à mes beaux-parents, vous entendrez les cris qu’ils pousseront ! Le chauffage central aux Verdelettes ! autant leur demander de se déshonorer.

— C’est trop cher ? interrogea naïvement Freddy.

— Mais nous le paierons, nous ferons tous les frais, dit Samuel.

Cécile riait de si bon cœur qu’elle dérida un instant Fanchette. Ses éclats de rire cristallins descendaient jusqu’au premier étage. Élie les entendait en fumant dans son cabinet des cigarettes amères.

— Vous n’y êtes pas, expliqua-t-elle enfin à ses cousins. Ce n’est pas le prix du chauffage central qui épouvante mon mari et mes beaux-parents, encore qu’ils eussent été bien embarrassés de l’acquitter toutes les années précédentes, mais c’est sa forme. Ils disent que le radiateur est affreux.

— Ce n’est pas laid, un radiateur, dit Frédéric, c’est comme cela.

Et son doigt dessinait en l’air un long serpentin.

— Tais-toi, Freddy, tu n’y connais rien, murmura Fanchette ; là-dessus les Martin d’Oyse en savent plus long que toi.

— Et ce n’est pas tout, continua Cécile ; ma belle-mère aime avant tout ses vastes cheminées, ses grands brasiers flambants, où l’on pose des bûches longues d’un mètre. Ils disent tous que c’est le caractère même du château, ces hautes flammes au fond des foyers, et que les Verdelettes ne seraient plus les Verdelettes le jour où les foyers y seraient éteints.

— Le caractère des Verdelettes, c’est un détail, déclara Samuel. Ce qui importe, c’est le bien-être et la commodité. Il faudra le faire comprendre à ces pauvres Martin d’Oyse.

— Bien fin qui s’en tirera ! dit Cécile.

Samuel s’approcha d’elle et, la regardant d’une façon singulière :

— Vous, Cécile, vous pouvez. Vous avez un esprit si pénétrant, si persuasif aussi. Vous saisissez tout. Vous auriez fait une femme d’affaires si remarquable ! si remarquable !

Elle s’amusait à respirer l’encens, au parfum amoureux, que ce grand diable d’Alibert brûlait perpétuellement devant elle. Innocemment elle jouait avec le feu, plus à l’aise d’ailleurs, plus en confiance avec Samuel qu’avec Élie. Toute la littérature d’Élie l’ennuyait ; les chiffres et les histoires concrètes d’entreprises, de spéculation que lui contait Samuel la nourrissaient davantage. Ils se plaisaient aux apartés, aux chuchotements, aux rapprochements. Dans la pièce claire où les Alibert se tenaient là-haut, pièce de plafond bas comme étaient jadis les appartements supérieurs des châteaux, mais dont on avait réuni les fenêtres en une large baie, au grand dommage de la façade, Samuel et Cécile affectionnaient une banquette encombrée de coussins, où ils se mettaient toujours pour causer.

— Vous entendez, Cécile, toutes les dépenses de l’installation nous les prendrons à notre charge. Je veux que notre passage ici soit marqué par des améliorations, par le bien que nous aurons fait. Vous savez que la question d’argent ne nous embarrasse guère. Si les Martin d’Oyse hésitaient à accepter le service que nous leur rendons, vous leur présenteriez la chose avec toute la délicatesse voulue. Vous diriez que, désirant pour notre appartement ce mode de chauffage, nous avons tout intérêt à l’établir au complet dans le château.

— Oh ! Sam ! Sam ! lui murmurait Cécile avec un regard flirteur, comme vous êtes un bon garçon !

Avec un profond sentiment de sa dignité, Sam poursuivit :

— Nous avons bien d’autres projets que celui-là. Nous venons d’acheter personnellement dix-huit hectares aux Taverny — oui, aux Taverny — ce qui est assez plaisant, n’est-ce pas ? Et nous allons faire construire dans la vallée une série de maisons ouvrières en briques, très propres, pour arracher notre personnel à ces chaumières sans commodités disséminées dans les bois taillis. C’est également sur ce terrain que sera construite la maison que nous destinons aux dames Natier. La vieille femme est déjà un peu ébranlée. Quand elle verra sa maison neuve, sa propriété, elle n’hésitera plus. Alors nous prolongeons les bâtiments, et nous arrivons à nos soixante mille broches dans la salle de filage. Voilà ce que les Martin d’Oyse n’auraient jamais fait.

— Évidemment, dit Cécile.

Un regard là-bas attira le sien, à ce mot, et elle vit les prunelles pâles de Fanchette attachées à elle avec une étrange fixité. Elle ne put s’empêcher de lui demander :

— Qu’y a-t-il donc, Fanchette ?

— Moi, dit Fanchette, sévèrement, si j’étais mariée je ne trahirais pas ma nouvelle famille, eût-elle des idées fausses. Je défendrais ses idées.

— Mais, Fanchette, je ne peux pas défendre les idées préhistoriques de mes beaux-parents !

— Nous n’avons pas leurs idées, c’est entendu, prononça Fanchette lentement, rêveusement, mais c’est peut-être que nous ne pouvons pas les avoir. Ils comprennent nos idées pratiques et ils les rejettent après examen, tandis que les leurs sont pour nous de l’hébreu. Ils savent fort bien ce que ce serait de jouir dans tout le château d’une température douce et égale, et ils choisissent pourtant les feux de bois devant lesquels on se rôtit, pour être ensuite glacé à l’autre bout de la chambre. Ils savent également pourquoi ils choisissent le moins commode. Nous autres, nous n’arrivons pas à le saisir. Un sens nous manque. La jouissance qu’ils éprouvent à une harmonie totale des choses nous échappe. Le charme de la vie est là pour eux. Nous le mettons dans le confort. Or, tout le monde avec ses sens peut comprendre le confort, mais non pas la jouissance de l’harmonie des choses. Nous sommes donc incapables de juger les Martin d’Oyse.

— Bon ! voilà qu’elle parle comme Chouchou maintenant, dit Cécile stupéfiée.

— Nous avons la supériorité de nos capitaux, continua Fanchette. Et elle est immense. Mais pourtant les Martin d’Oyse nous intimident. Quand ils sont loin, toi Samuel, tu dis : « Ces pauvres Martin d’Oyse », mais devant eux, à ton insu, tu baisses le ton.

— Nous les respectons beaucoup, dit Frédéric.

— Ils nous dépassent, déclara Fanchette hardiment.

Les deux Alibert indignés s’écrièrent ensemble :

— Oh ! Fanchette !

Mais ils ne protestèrent pas davantage, ayant égard au chagrin d’amour de la petite sœur qui l’aveuglait.