Calmann-Lévy éditeurs (p. 62-71).

VII

— Je vous le redis encore, monsieur Martin d’Oyse, vous me voyez au regret, au désespoir, mais vraiment ma couverture n’est plus suffisante et, à partir du 1er juillet prochain, accepter votre papier me sera impossible, impossible.

Le directeur de la Banque Rodanaise, qui parlait ainsi, avait en face de lui, dans son bureau, un client impassible qui supportait le choc sans broncher. C’était même ce calme qui le faisait insister brutalement, et mettre les points sur les i avec une netteté cruelle, car il venait de se demander si M. Martin d’Oyse avait une première fois compris.

— Monsieur, répondit au banquier le gentilhomme, je vous remercie de me donner si prématurément cet avis. Nous sommes en avril et, d’ici le 1er juillet, des roulements de fonds peuvent changer la face des choses et raffermir heureusement mon crédit dans cette honorable maison qui ne m’avait pas encore accoutumé à une telle défiance. Plusieurs fois, en effet, vous vous êtes trouvé dégarni au même titre qu’aujourd’hui, sans avoir jamais cessé de croire que notre prudence et notre bonne gérance vous donnaient, à défaut d’espèces, des gages suffisants.

— Monsieur Martin d’Oyse, reprit le banquier, cela est exact ; mais les circonstances n’étaient pas les mêmes. Je vous demande pardon de parler ainsi, j’en suis désolé ; mais actuellement il y a autour de vous cette atmosphère inquiétante qui fait que l’argent se… désaffectionne, oui, c’est cela, se désaffectionne d’une affaire. Il y a ce procès — le jugement est remis à huitaine, m’a-t-on dit ? — il y a ce procès désastreux et des bruits qui circulent… Vraiment, je ne puis pas, je ne puis pas.

— Je ne vous ai rien demandé, monsieur, dit vivement M. Martin d’Oyse qui se leva !

Le banquier le reconduisit jusqu’à sa calèche qui stationnait devant le perron des bureaux.

— Je vous prie, monsieur, disait-il, de ne retenir que le caractère tout cordial de cette conversation.

M. Martin d’Oyse sourit en s’inclinant ; mais, sur le perron, il quitta le banquier sans lui tendre la main.

Le soleil inondait les quais de Rodan sur lesquels s’étalait la façade blanche de la banque ; le fleuve miroitait ; on respirait l’odeur du goudron et du vin ; la mâture des grands bateaux de commerce évoquait les lointains voyages : l’un d’eux, en partance, lançait au port un appel déchirant comme un interminable sanglot. M. Martin d’Oyse, dans sa voiture découverte, pensait :

« Alors c’est le spectre de la faillite. Mes enfants et ma chère Élisabeth connaîtront-ils la honte de ce mot ? Pour soi-même, il y a quelque orgueil à être malheureux ; mais c’est une grande honte d’avoir conduit au malheur ceux qu’on aime. »

Et il se souvenait du petit pont sur l’Aubette qui faisait autrefois face au cèdre, dans la propriété des Béchemel, et où, un soir, il avait juré à la belle Élisabeth :

« Rien dans ma race ne peut s’opposer à ce que je sois un industriel suffisant. Cette vie matérielle de l’usine que vos mains m’apporteraient, je la multiplierai et la ferai prospère, »

Le cocher, instruit du programme de la journée, s’engagea de lui-même dans une des ruelles du port par laquelle on apercevait la cathédrale. C’étaient de folles ogives aux meneaux démesurés, à jour dans les airs et défiant le vent. La voiture traversa en diagonale une place vétusté, longea la muraille de la basilique nacrée de vitraux, hérissée de pinacles, et, sur le parvis, s’arrêta devant un hôtel de la Renaissance où se tenaient chaque mercredi les assises de la Rose Rodanaise. M. Martin d’Oyse tira sa montre et se vit en retard. Il gravit en hâte l’escalier dont la rampe de bois sculpté était célèbre. Dans la salle des séances, une vingtaine de vieux messieurs étaient rassemblés. L’un d’eux, occupant le siège qu’on appelait la sellette, lisait un rapport sur les raisons qu’il y avait d’attribuer à Jean Goujon les sujets du portail sud de la cathédrale. À l’arrivée de M. Martin d’Oyse il s’arrêta, se mit debout, l’assemblée entière en fit autant, car c’était un des caractères charmants de cette compagnie de maintenir les traditions les plus strictes de la vieille politesse française. M. Martin d’Oyse alla saluer le président et tout le bureau ; il se retourna ensuite vers l’orateur qu’il avait interrompu et lui improvisa ce discours :

« Monsieur, votre courtoisie me fait plus vivement sentir celle dont j’ai manqué à votre égard en troublant par mon arrivée un discours dont, au surplus, j’ai manqué les préliminaires. Je m’en voudrais de vous laisser croire un instant que ce soit là une faute de négligence. Faites-moi la grâce de n’imputer mon retard qu’à une circonstance indépendante de ma volonté. »

Ensuite il gagna sa place, et tout le monde s’étant rassis, l’archéologue reprit sa lecture.

La salle s’éclairait par trois baies de style Cluny garnies de vitraux et qui donnaient sur la place du parvis. On les avait fermées pour échapper un peu au bruit des tramways et des autos qui se croisaient dans un vacarme de sonneries, de sifflets et de claqueson. Un plafond de chêne caissonné, agrémenté d’or, assombrissait encore la pièce. Trois portraits authentiques de Largillière, représentant des membres du parlement de Rodan, ornaient les murs et, i droite, une grande toile au fond enfumé, aux chairs assombries, montrait la duchesse de Bourgogne remettant une rose d’or à M. le chevalier de Tourneville, membre de la compagnie, qui l’avait louée dans ses vers. Une console scellée au mur, au-dessous du tableau, laissait voir sur un coussin rouge recouvert d’un globe de verre, cette même rose d’orfèvrerie travaillée comme le don d’un calife. L’inscription était ainsi conçue et gravée sur une plaque de cuivre : « Cette rose fut offerte le 23 mars 1708 par S. A. R. Madame la duchesse de Bourgogne à M. le chevalier de Tourneville, président de la Rose Rodanaise. »

Le tumulte de la place était totalement ignoré de ces tranquilles vieillards, et l’orateur pouvait à loisir démontrer comment l’artiste au nom magique, ayant fait un séjour à Rodan chez le cardinal duc de Rodan, pouvait fort bien avoir laissé de lui le merveilleux souvenir qu’étaient ces portes somptueuses. Le rapport s’enrichissait d’une érudition éblouissante. L’auteur, quand on vint le complimenter, avoua qu’il le préparait depuis cinq ou six ans et qu’il eût encore cherché davantage s’il n’avait résolu d’abréger, se sentant vieillir. Tant de conscience n’étonna aucun de ses confrères. Certains avaient consacré plus de temps à des travaux dont la lecture n’avait pas demandé une demi-heure à la séance. Ils étaient tous obscurément voués à une vie supérieure et immatérielle qui survit aux générations et que forment, divine résultante de l’humanité qui passe, le rêve, les arts et le bel esprit.

La parole fut ensuite donnée à M. Martin d’Oyse, qui débuta ainsi :

« Messieurs, avant d’exécuter devant vous le dessein dans lequel je suis venu aujourd’hui, je veux le soumettre à votre assemblée, gardienne sévère de ses usages, et vo, us appeler avant tout à juger sur la forme. J’avais en effet conçu le projet de vous lire ce soir un petit poème dont il est vrai que je ne suis pas l’auteur. Je le sais, nos usages ont établi que les membres de la Rose doivent employer le temps de leurs réunions à se soumettre mutuellement les essais auxquels ils se sont livrés touchant les belles-lettres, l’histoire de la cité, l’archéologie, les points litigieux de l’art, etc. Leur droit de produire ici quelque ouvrage de l’esprit se restreint à leurs seuls travaux. Donc, me sera-t-il permis de lire ici des vers que j’ai osé trouver beaux, n’étant, hélas ! que l’auteur de l’auteur ? »

Les têtes nues de tous les vieillards se balancèrent doucement de droite à gauche, comme si les cerveaux se fussent roulés avec délices dans l’atmosphère de ce mot d’esprit. Mais la discussion commença. Convenait-il, en effet, de consacrer le temps de la séance à un écrivain qui n’était point de la Rose ? On cherchait des précédents et l’on n’en trouva point. Quelqu’un exprima l’idée que ce cas nouveau devrait faire l’objet d’un rapport pour lequel on désignerait d’office un membre. Un autre se souvint qu’en 1884, à son discours de réception, le cardinal archevêque avait lu toute une méditation de Lamartine.

Sur la place, à mesure que s’avançait l’après-midi, le tapage redoublait. De lourds camions chargés de barriques remontaient du port à la gare ; d’autres charriaient vers la vallée des balles de coton. Il y avait des embarras de voitures où des autos trépidant sur place lâchaient leur son de trompe comme un gros mot, et le roulement pesant des tramways sur leurs rails composait un tonnerre continuel et sourd. Tout le trafic d’un quartier de la France, la vie frémissante des affaires, la fièvre moderne résonnait tumultueusement sur le pavé de la place. Mais le président, sans égard à ce bruit importun, trancha le différend d’une manière élégante. Rien, dit-il, dans les règlements de la compagnie, ne s’opposait à ce qu’un membre donnât ici connaissance d’une belle page, d’un morceau heureux. Et s’il y avait un doute sur l’opportunité de produire dans cette assemblée l’œuvre d’un écrivain étranger à la compagnie, ne devait-il pas être solutionné, dans le sens le plus convenable à l’esprit d’aménité, de confiante cordialité qui animait la Rose Rodanaise ? À plus forte raison s’il s’agissait d’un poème composé par le fils d’un confrère.

— C’est le bon sens même, dit le vénérable doyen.

Ce jugement tranquillisa les plus timorés. Ils avaient connu le supplice d’être partagés entre le respect des traditions et leur délicate politesse. Maintenant tous mettaient l’affabilité la plus cérémonieuse à revendiquer l’audition de ces jeunes vers.

— Monsieur, mais c’est une grâce que vous nous faites.

M. Martin d’Oyse souriait avec coquetterie. Il se délectait à ces raffinements ; ce parfum délicieux de courtoisie française qu’on respirait ici lui était voluptueux. Il s’épanouissait dans ce charme. Après mille compliments adressés au président et à chacun des membres qui sollicitaient maintenant la lecture du poème de Chouchou, il commença :

— Messieurs, je possède, aux Verdelettes une chambre dans laquelle le roi Henri IV daigna dormir une nuit, en redescendant de la bataille d’Arques. Les courtines et le lit…