Calmann-Lévy éditeurs (p. 20-27).

III

Au dîner, pendant qu’une chambrière mettait des draps au lit de Henri IV, Chouchou apparut fringant, avec son costume de l’année passée, retrouvé dans la garde-robe. Madame Martin d’Oyse dévorait des yeux son enfant extraordinaire. Cette femme froide et compassée, qui gardait tous les gestes d’une rigide bourgeoise, se laissait trahir par ses yeux, ses yeux longs et ardents sous l’arc d’un sourcil pareil à un large coup de pinceau. Ils étaient encore pleins de vie et de douceur, malgré la cinquantaine. Ils expliquaient l’invraisemblable légende qui courait à mi-voix sur le roman de son mariage.

Élie, revenant à la discussion de tout à l’heure, déclara, dans l’absence du valet de chambre :

— Après tout, au point où nous en sommes, je crois que nous pouvons commencer à les laisser tomber une à une, les traditions, mon cher papa. J’ai vu ce matin à l’usine monsieur Henri, qui m’a prié de chercher un autre directeur, ayant trouvé à Rodan une place avantageuse. Cela sent singulièrement le navire faisant eau, ces rats qui déménagent.

— Ah ! monsieur Henri veut s’en aller ! Quel nouvel embarras ! C’est bien fâcheux. Mais il y a pire, mes pauvres enfants. J’allais oublier de vous dire ce qui se passe. Maître Bonel a téléphoné ce soir. Notre procès tourne mal. Il paraît que l’avocat du tissage Taverny a produit une assignation de leur exportateur qui établit le gros dommage que nous leur avons causé. Le président aurait dit à quelqu’un, après l’audience, à peu près ceci : « Les Martin d’Oyse sont des gentilshommes. Ce n’est pas de leur faute si leur machine à vapeur n’a pas donné son rendement et s’ils se sont mis en retard dans leur livraison. Mais monsieur Taverny en est bien fâché ; il a subi un gros dommage, il les attaque, il est dans son droit. Leur procès est perdu. »

— Mais alors, c’est l’écroulement de tout, dit madame Martin d’Oyse.

— Ah ! dit Élie qui voulait prendre un air détaché, la situation de demain, je l’ai déjà envisagée. Nous ne pouvons pas continuer de vivre ici comme nous vivons, en alimentant cette usine qui est un gouffre. Si nous voulons conserver les Verdelettes, il faudrait trouver un gros capitaliste ou une société industrielle qui nous prissent la filature, car enfin c’est une belle affaire, c’est une jolie affaire qui ne demande qu’à vivre. Rien qu’avec sept ou huit cent mille francs, on la remettrait en train, et avec le double, on arriverait à la plus forte production de fil de la vallée. Eh bien, c’est cela qui s’impose : nous débarrasser de l’usine qui nous mangera.

— Une industrie, fit Chouchou, cela m’a toujours semblé une chose hostile qu’il faut mater. Tout petit, j’ai été le témoin de cette lutte contre l’usine. Celle-ci me paraissait une créature méchante, insatiable, plus forte que nous, et qui finirait par nous avoir. Il me semblait qu’il aurait fallu être des Titans pour en devenir les maîtres. C’est comme cette machine à vapeur… vous ne me ferez pas croire qu’elle n’a pas sa vie puissante et sa malice. Combien de fois s’est-elle butée à des entêtements inexplicables, se refusant à nous laisser jouir de sa force, la retenant, la marchandant par mauvaise volonté, alors que papa et le mécanicien, béants devant ce colosse, comptaient ses halètements normaux sans rien comprendre à son obstination de brute. Eh bien, pour moi, toute la filature est cela : une ennemie formidable que nous avons été trop faibles pour juguler.

Élie se mit à rire.

— Non, Philippe, voyons : tu es un chimérique ; l’industrie n’est pas une ennemie. C’est une vie sortie de l’homme, c’est une chose qu’on aime, qu’on caresse, mais si avide, comme tu dis ! Il y faut le pouvoir de l’argent. Nous ne sommes plus de taille à entretenir cette belle et onéreuse maîtresse. Si nous nous y attachons, elle engloutira le château tout entier. Il faut vendre pour sauver les Verdelettes.

Cécile reprit vivement :

— Moi, je vendrais les Verdelettes pour sauver la filature.

M. Martin d’Oyse, effrayé, répéta :

— Les Verdelettes !

— Dame ! expliqua Cécile, ce château est moins intéressant que l’usine. L’usine est une source vivante, c’est l’activité, c’est le mouvement, c’est l’avenir. Le château, lui…

— Taisez-vous, ma chérie, pria impérieusement son mari.

La jeune femme, un peu surprise, lut alors une consternation si vive sur le visage de ses beaux-parents, de son mari et même de l’aviateur, qu’elle sentit avoir commis encore un petit sacrilège, comme il lui arrivait fréquemment.

— Peut-être, avec une grande économie, insinua madame Martin d’Oyse, arriverions-nous à gagner du temps.

M. Martin d’Oyse acquiesça :

Il y a d’abord une économie tout indiquée. Notre directeur, Henri, nous coûtait extrêmement cher et, ma foi, la fonction ne vaut pas de si lourds appointements. L’autre jour, à Rodan, lors de la séance de la Rose Rodanaise, le trésorier m’a parlé d’un pauvre homme qui a échoué dans je ne sais combien d’entreprises et qui se trouve sans situation. Il est intéressant et se contenterait, j’en suis sûr, de trois cents francs par mois. Nous donnions trois fois plus à monsieur Henri.

— On pourrait le voir, observa Élie.

De cette minute la famille fut rassérénée. Souvent, au milieu des circonstances les plus critiques, il suffit de prendre une mesure, fût-elle minime et même illusoire, pour que les esprits retrouvent leur assiette. L’impression d’avoir accompli un effort vous met en règle avec la destinée, et pour avoir supprimé idéalement une dépense de huit mille francs dans leur budget, les Martin d’Oyse se sentirent persuadés d’avoir sauvé la filature. On n’en parla plus.

Les yeux de Chouchou s’alanguissaient un peu. Il était visible qu’après son vol, une grosse envie de dormir le tourmentait. Mais le vif appétit de ses vingt-cinq ans, plus impérieux que le sommeil, résistait. Et il s’abandonnait au bien-être de cette salle à manger antique où les dressoirs dataient vraiment de la Ligue, où les seules concessions qu’on eût faites à l’époque étaient de brûler du pétrole dans la suspension, sobre et même rude, en fer forgé. Les petits plats, les gratins, les coulis de la vieille cuisine française charmaient l’épicurien qu’était au demeurant ce casse-cou. Il contait languissamment ses vols, ses pannes d’essence, ses atterrissages. Il disait :

— L’autre jour à Buc, ou : l’autre jour à Chambéry, ou l’autre jour à Saint-Jean-de-Luz.

Dès le dessert, madame Martin d’Oyse, qui devinait tous les besoins de son cher Philippe et les préférait à ses propres désirs, lui dit :

— Il faut aller te coucher, Chouchou.

On décida de l’accompagner jusqu’à la chambre de Henri IV pour que cette hardiesse, qu’on se permettait ce soir contre les usages, n’allât point sans une certaine solennité. Il y avait un bougeoir massif qui servait généralement dans d’autres circonstances ; on le remit à Philippe, qui ouvrit la marche, par l’escalier de pierre.

Un appareil de fort chauffage, placé au bas des degrés, n’attiédissait que faiblement les pièces du premier. La chambre historique se trouvait à l’extrémité du corridor, dans la tourelle du sud. Des bûches flambant dans la cheminée l’éclairaient de lueurs folles et intermittentes dans lesquelles Chouchou, en entrant, vit apparaître les colonnes striées qui soutenaient le baldaquin tendu de damas bleu, et la petite table de chêne où la tradition voulait qu’en se dévêtant, le roi eût déposé son armure. Cette chambre en rotonde était assez exiguë. Le lit la remplissait à demi. Des barbares du xixe siècle y avaient remisé une commode Louis XV. Les cinq visiteurs y tenaient avec peine. On y parlait bas comme dans une église. Philippe, le bougeoir à la main, vint contempler le lit. On n’y voyait que les draps éblouissants et l’édredon que madame Martin d’Oyse y avait fait apporter par précaution maternelle. Mais lui, Philippe, avec le don divin de ses yeux, y restaurait des spectacles invisibles. Ses paupières battirent, versèrent des larmes. On le laissa.

— Chouchou, je sais ce qu’il a, dit Cécile une fois dans le corridor ; Chouchou, il a un chagrin d’amour, ni plus ni moins, et s’il vient coucher là, ce soir, c’est qu’il veut brûler ses vaisseaux.