Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 8

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 56-66).
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VIII


Il faisait tout à fait nuit quand l’oncle Erochka et trois Cosaques du cordon, enveloppés dans leurs bourka[1] et les fusils derrière l’épaule, partirent le long du Terek à l’endroit du secret. Nazarka ne voulait point y aller, mais Loukachka l’interpella et prestement ils se mirent en route. Ayant fait en silence quelques pas, les Cosaques se détournèrent du fossé et par un sentier qu’on remarquait à peine dans les roseaux ils s’approchèrent du Terek. Près du bord une grosse bûche noire avait été rejetée par l’eau et, autour, les roseaux étaient fraîchement aplatis.

— Eh bien ! Attendrons-nous ici ? — demanda Nazarka.

— Pourquoi pas ? — répondit Loukachka — assieds-toi ici, moi je reviendrai tout à l’heure, je montrerai seulement l’endroit à l’oncle.

— Cette place est excellente ; on ne nous voit pas et nous voyons très bien — dit Ergouchov.

— Oui, il faut rester ici, c’est le meilleur endroit.

Nazarka et Ergouchov étendirent sur l’herbe leurs bourka et s’installèrent près de la bûche. Loukachka s’éloigna avec l’oncle Erochka.

— Voilà, ici, pas loin, l’oncle — dit Loukachka, en marchant doucement devant le vieillard — je te montrerai où ils ont passé. Moi seul le sais.

— Montre, tu es un brave garçon, Ourvan — chuchota le vieillard.

Ayant fait quelques pas, Loukachka s’arrêta, se pencha sur une petite mare et siffla.

— Voilà où ils ont passé pour boire. Tu vois, hein ? — chuchota-t-il en montrant la trace récente.

— Christ te sauve ! — exclama le vieillard. — Le sanglier derrière le fossé viendra au kotloubagne[2] — ajouta-t-il. — Je resterai, et toi, va-t’en.

Loukachka remonta sa bourka et suivit seul le bord en regardant rapidement tantôt à gauche sur les touffes de roseaux, tantôt sur le Terek qui grondait sourdement près des bords. « Lui aussi garde ou grimpe quelque part », se dit-il en pensant aux Tchetchenzes. Tout à coup un bruit fort et un clapotement dans l’eau le firent tressaillir et prendre son fusil. Au-dessus du bord un sanglier sauta en soufflant et son corps noir, s’écartant pour un moment de la surface brillante de l’eau, disparut dans les roseaux. Loukachka prit vivement son fusil, visa, mais n’eut pas le temps de tirer, le sanglier avait déjà disparu dans la forêt. En crachant de dépit, il s’éloigna. Tout près du secret il s’arrêta de nouveau et siffla doucement. Un sifflement lui répondit, il s’approcha de ses camarades.

Nazarka, enveloppé, dormait déjà. Ergouchov était assis, les jambes croisées sous lui, il se poussa un peu pour faire place à Loukachka.

— Comme c’est bien de s’asseoir ici, vraiment un bon endroit — dit-il. — L’as-tu conduit ?

— Oui, — répondit Loukachka en étendant son manteau sur le sol. — À l’instant, près de l’eau même, j’ai effrayé un énorme sanglier. Ce doit être le même. Tu l’as entendu courir sans doute !

— Oui, j’ai entendu un bruit, et j’ai tout de suite reconnu un animal ; et j’ai pensé : C’est Loukachka qui le fait lever — dit Ergouchov en s’enveloppant dans sa bourka. — Maintenant je dormirai — ajouta-t-il — tu m’éveilleras après le chant du coq, parce qu’en tout il faut de l’ordre. D’abord, moi, je dormirai, ensuite tu dormiras et moi je veillerai. Oui, c’est comme ça.

— Merci, je ne veux pas dormir — dit Loukachka. La nuit était sombre, chaude et calme. Un côté du ciel seulement était étoilé, l’autre, la plus grande partie, du côté de la montagne était enveloppée d’un gros nuage. Le nuage noir, en se confondant avec les montagnes, sans aucune brise s’éloignait lentement en tranchant par ses bords courbés, du ciel profond, étoilé. Devant lui, le Cosaque ne voyait que le Terek et le lointain. Par derrière et de chaque côté, il était entouré d’une muraille de roseaux. Parfois, sans aucune cause apparente les roseaux se balançaient et se heurtaient. D’en bas, leurs épis agités ressemblaient aux larges branches des arbres sur le bord clair du ciel. À ses pieds mêmes était le bord le long duquel bouillonnait le torrent, plus loin, la masse mobile brillante d’eau brune coulait monotone près des hauts-fonds et des rives. Encore plus loin, et l’eau, le bord et le nuage se confondaient en des ténèbres impénétrables. À la surface de l’eau s’allongeaient des ombres noires que l’œil expert du Cosaque reconnaissait pour des branches flottantes. De rares éclairs, en se reflétant dans l’eau comme dans un miroir sombre, illuminaient le bord opposé, incliné.

Les sons réguliers de la nuit, le murmure des roseaux, le ronflement des Cosaques, le bourdonnement des moustiques, le clapotis de l’eau étaient rarement interrompus, tantôt par un coup de fusil tiré au loin, tantôt par un bruit de pierre tombant dans l’eau, tantôt par le clapotement d’un gros poisson, tantôt par le craquement d’un animal dans l’épaisse forêt sauvage. Une fois un hibou voleta le long du Terek en frottant ses ailes l’une contre l’autre à chaque double battement d’ailes. Juste au-dessus des Cosaques, il se dirigea vers la forêt, et en s’approchant d’un arbre il frotta ses ailes plus fréquemment, et l’on entendit encore longtemps le bruit qu’il fit en s’installant sur un vieux platane. À chacun de ces bruits inattendus, l’ouïe du Cosaque attentif se tendait fortement, il clignait des yeux et tâtait soigneusement son fusil.

La nuit s’avançait. Le nuage noir, en s’éloignant vers l’ouest, laissa apercevoir à travers ses bords déchiquetés, le ciel pur, étoilé, et au-dessus de la montagne les cornes dorées de la lune s’éclairèrent d’une lueur rouge. Il commençait à faire froid. Nazarka s’éveilla, parla et se rendormit. Loukachka s’ennuyait ; il se leva, tira un petit couteau attaché au-dessous de son poignard et se mit à tailler une petite branche pour faire une baguette.

Maintes idées lui venaient en tête : comment là-bas, dans les montagnes, vivent les Tchetchenzes, comment ils viennent par ici, sans avoir peur des Cosaques, comment ils peuvent franchir l’autre bord, et il fixait ses regards le long du fleuve, mais ne voyait rien. En regardant de temps en temps le fleuve et ses bords lointains, qu’à la lumière timide de la lune on distinguait à peine de l’eau, il cessait déjà de penser aux Tchetchenzes et n’attendait plus que le moment d’aller éveiller les camarades et de retourner à la stanitza. Maintenant il se représentait Louchenka, sa petite âme, comme les Cosaques appellent leurs maîtresses, et il pensa à elle avec dépit. Les indices du matin se montraient : le brouillard argenté blanchissait sur l’eau, près de lui de jeunes aiglons, poussaient leurs cris aigus et battaient des ailes. Enfin, au loin, dans la stanitza, s’entendit le premier cri du coq, puis après un autre chant prolongé auquel répondirent d’autres cris.

« Il est temps de l’éveiller », pensa Loukachka en terminant sa baguette et en sentant ses yeux s’alourdir. Il se tourna vers ses camarades, il regarda à qui étaient les jambes qu’il distinguait, mais tout à coup il crut entendre barboter quelque chose de l’autre côté du Terek et il se tourna encore une fois vers l’horizon blanchissant des montagnes, vers le croissant tourné, vers la ligne de l’autre rive, vers le Terek et vers les branches qu’il portait et qu’on voyait maintenant très distinctement. Il lui sembla que lui-même remuait et que le Terek et les branches étaient immobiles. Mais cela ne dura qu’un moment. De nouveau il fixa ses regards. Une grosse branche noire, fourchue, attira particulièrement son attention. Sans se renverser, sans tourbillonner, cette branche nageait étrangement au milieu du fleuve. Il lui sembla même qu’elle ne suivait pas le courant, mais coupait obliquement le Terek dans la direction du haut-fond. Loukachka, le cou tendu, la suivit fixement. La branche s’approcha du haut-fond, s’arrêta, et remua d’une façon étrange. Loukachka crut voir une main se montrer au-dessous de la branche. « Ah ! si je tuais seul l’Abrek ! » pensa-t-il. Il prit le fusil et doucement, mais rapidement l’ajusta sur deux branches plantées en croix, puis, sans aucun bruit ouvrit la gâchette et retenant son souffle, se mit à viser en regardant toujours fixement : « Je n’éveillerai personne », se dit-il. Cependant son cœur battait si fort dans sa poitrine qu’il s’arrêta et écouta. Tout à coup la branche se renversa et nagea de nouveau en fendant l’eau vers notre rive : « Il ne faut pas le rater, » — pensa-t-il ; et soudain, à la faible clarté de la lune il aperçut au-devant de la branche la tête d’un Tatar. Il dirigea le fusil droit sur la tête. Elle lui semblait juste au bout du canon. Il regarda en dessus : « Oui, c’est un Abrek », se dit-il joyeusement, et aussitôt il se mit à genoux, visa de nouveau, regarda bien le guidon à peine visible au bout du long canon, et, suivant une habitude qu’acquièrent les Cosaques dès l’enfance, il prononça « Au nom du Père et du Fils » et laissa tomber la gâchette.

Une lumière brillante éclaira pour un moment l’eau et les roseaux. Le son sec et court du coup retentit sur le fleuve et quelque part au loin, se transforma en un bruit formidable. Déjà la branche ne nageait plus en travers du fleuve, mais suivait le courant en tourbillonnant.

— Tiens ! — cria Ergouchov en tâtant son fusil et se soulevant au-dessus de la bûche.

— Tais-toi, diable, les Abreks ! — chuchota Louka les dents serrées.

— Sur qui as-tu tiré ? — demanda Nazarka — Qu’as-tu tué, Loukachka ?

Loukachka ne répondit rien. Il chargea son fusil et suivit la branche qui s’éloignait. Elle s’arrêta non loin, sur un haut-fond, et une masse noire parut, ballottant au-dessus de l’eau.

— Sur qui as-tu tiré ? Pourquoi ne le dis-tu pas ? — demandaient de nouveau les Cosaques.

— Les Abreks, te dis-je, — répéta Loukachka.

— Assez de bêtises ! Ton fusil a peut-être éclaté par hasard ?

— J’ai tué un Abrek, voilà qui j’ai tué — prononça Loukachka d’une voix suffocante d’émotion, en se dressant sur ses jambes. — L’homme nageait… — fit-il en montrant le banc de sable. — Je l’ai tué ! Regarde par ici.

— Assez blagué — répéta Ergouchov en se frottant les yeux.

— Quoi ! assez ? Regarde ici, le voilà — dit Loukachka en lui prenant les épaules et en le poussant d’une telle force qu’il cria : holà !

Ergouchov regarda dans la direction que lui montrait Louka et apercevant le cadavre, aussitôt il changea de ton.

— Ah ! ah ! je te dis que d’autres viendront, c’est sûr — fit-il tout bas, et il examina son fusil. — C’est un avant-poste qui nageait. Ils sont déjà ici ou pas loin de l’autre côté, c’est juste ce que je dis là.

Loukachka enlevait sa ceinture et commençait à se déshabiller.

— Que veux-tu faire, sot ? — cria Ergouchov — essaye seulement et tu te perdras pour rien. C’est juste ce que je te dis. Si tu l’as tué, il ne s’en ira pas. Donne-moi un peu de poudre. En as-tu ? Nazarka, cours vivement au cordon, mais ne suis pas le bord, on te tuerait, c’est juste ce que je te dis.

— Ah, c’est comme ça, j’irais seul ! Vas-y toi-même ! — fit avec colère Nazarka.

Loukachka quitta ses habits et s’approcha du bord :

— N’y va pas, te dis-je ! — fit Ergouchov en mettant de la poudre dans le canon de son fusil. Regarde, il ne remue pas. Je vois bien, maintenant. Il fera bientôt jour, et on accourra du cordon. Va, Nazar, que crains-tu ? N’aie pas peur, te dis-je.

— Louka, eh ! Louka ! — dit Nazarka, — raconte-nous comment tu l’as tué.

Louka, prêt à se jeter dans l’eau, se ravisa.

— Allez vite au cordon, et moi je reste. Dites aux Cosaques qu’ils viennent à la rencontre s’ils sont de ce côté… Il faut les attraper.

— Je dis qu’ils s’enfuiront ! — cria Ergouchov en se levant. — Il faut les attraper, c’est sûr.

Ergouchov et Nazarka se levèrent, et faisant le signe de la croix, partirent au cordon, mais ils ne prirent pas le bord, et, à travers les roseaux, se firent un chemin jusqu’au sentier de la forêt.

— Eh bien, Louka, écoute, ne remue pas, — prononça Ergouchov, — autrement on te tuera aussi. Fais attention, ne baye pas, te dis-je.

— Va, je sais, — répondit Louka, et, en examinant son fusil, il se rassit derrière le tronc.

Loukachka, assis seul, regardait le haut-fond et tendait l’oreille, espérant entendre les Cosaques ; mais il y avait loin jusqu’au cordon, l’impatience le tourmentait, il craignait que les Abreks, qui accompagnaient sa victime, ne disparussent. Il avait contre les Abreks qui maintenant allaient s’enfuir, un dépit semblable à celui qu’il avait eu contre le sanglier disparu le soir. Tantôt il regardait autour de lui, tantôt sur l’autre rive, s’attendant à voir encore un homme. Ajustant deux branches, il se tenait prêt à tirer. Et il ne lui venait pas en tête qu’on pouvait le tuer aussi.

  1. Bourka, grande pèlerine en feutre que portent les Caucasiens.
  2. Kotloubagne, nom du trou ou simplement de la petite mare où le sanglier se vautre, pour s’endurcir la peau. (Note de l’Auteur.)