Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 5

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 33-40).
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V


Il faisait une de ces soirées qu’on voit seulement au Caucase. Le soleil se cachait derrière les montagnes, mais il faisait encore clair. La clarté embrassait un tiers du ciel, et, à la lumière rouge, le blanc mat des énormes montagnes ressortait. L’air était vif, immobile et sonore. Une ombre, longue de quelques verstes, tombait des montagnes dans la steppe. Dans la steppe, derrière le fleuve, les routes étaient désertes, des hommes à cheval s’y montraient rarement, et alors les Cosaques du cordon et les Tchetchenzes de l’aoul, regardaient ces hommes avec étonnement et curiosité et tâchaient de deviner quelles pouvaient être ces mauvaises gens. Aussitôt qu’arrive le soir, les hommes, poussés par la peur, se heurtent vers les habitations, et, seuls, la bête et l’oiseau, sans craindre l’homme, errent librement dans ce désert. En causant gaîment, les femmes cosaques se hâtent de rentrer des jardins avant le coucher du soleil et attachent les claies. Les jardins deviennent vides comme tous les environs ; mais alors, la stanitza s’anime particulièrement. De tous côtés, des gens à pied, à cheval, ou dans les chariots grinçants se dirigent vers la stanitza. Les jeunes filles, en chemises bouffantes, de longues branches dans les mains, en bavardant joyeusement, courent vers les portes cochères près du bétail qui s’arrête dans un nuage de poussière et de moucherons qu’il a amenés de la steppe. Les vaches grasses et les bufflonnes se dispersent dans les rues, et les femmes cosaques, dans leurs bechmets bigarrés, circulent parmi elles. On entend leurs conversations animées, leurs rires joyeux, leurs cris aigus qu’interrompent les mugissements du bétail. Là-bas, un Cosaque à cheval, armé, qui a reçu le congé du cordon, s’approche de sa cabane, se penche vers la fenêtre et y frappe quelques coups. Aussitôt se montre une jeune et jolie tête de femme et l’on entend ses paroles tendres et souriantes. Là-bas, un ouvrier nogaï, déchiré, aux pommettes saillantes, qui vient d’apporter des roseaux de la steppe tourne son chariot grimaçant dans la cour propre et large de l’essaoul[1], dételle les bœufs qui agitent la tête, et échange des paroles tatares avec le maître. Près de la mare qui occupe presque toute la rue et devant laquelle, depuis tant d’années passent des hommes, une jeune femme pieds nus, un tas de bois sur le dos, la chemise haut relevée au-dessus de la jambe blanche, grimpe avec peine derrière les enclos, et un chasseur cosaque qui passe devant crie en plaisantant : « Lève donc plus haut, effrontée ! » et il la vise. La femme baisse sa chemise et laisse tomber le bois. Un vieux Cosaque, les pantalons retroussés, sa poitrine grise, nue, revient de la pêche et porte derrière son épaule son filet, où des poissons au dos argenté frétillent encore, et, pour arriver plus vite, il grimpe derrière la haie brisée du voisin et tire son habit qui s’accroche. Ailleurs, une femme traîne une branche sèche et l’on entend des coups de hache dans un coin. Des petits enfants crient en lançant leurs balles dans les rues, sur toutes les surfaces planes. Des femmes grimpent derrière les haies pour ne pas faire un détour. De toutes les cheminées s’élève la fumée odorante de kiziak[2]. Dans chaque cour on entend le mouvement, l’agitation qui précède le calme de la nuit.

Oulitka, la femme du khorounji[3] aussi maître d’école, comme toutes les autres est à la porte de sa cour et attend le bétail que chasse de la rue sa fille Marianka. À peine avait-elle le temps d’ouvrir la claie qu’une énorme bufflonne, tourmentée par les moucherons, en mugissant se heurtait à la barrière. Derrière elle suivaient lentement en se frappant les flancs avec leur queue, les vaches rassasiées, dont les grands yeux reconnaissent la maîtresse.

La belle et gracieuse Marianka franchit la large porte en jetant sa gaule, referma la claie, et, à toutes jambes, courut arranger le bétail dans la cour. « Déchausse-toi, fille du diable, tu abîmes tes souliers ! » cria la mère.

Mariana ne s’offensa nullement de l’épithète « fille du diable », qu’elle prit pour une tendresse, et gaiement continua sa besogne. Le visage de Mariana était enveloppé d’un fichu, elle avait une chemise rose, un bechmet vert. Elle disparut sous l’auvent de la cour, derrière une bufflonne grosse et grasse et de là, on entendit sa voix qui exhortait tendrement l’animal. « Reste-donc tranquille ! Eh bien, c’est fait, ma petite mère !… » Bientôt, la jeune fille et la vieille rentraient de l’étable dans l’izbouchka[4]. Chacune portant deux grands pots de lait, produit de la journée. De la cheminée d’argile de la cabane, s’élève bientôt la fumée du kiziak, le lait se transforme en caillé, la jeune fille attise la flamme et la vieille sort vers la porte. Le crépuscule enveloppe déjà la stanitza. L’air est imprégné de l’odeur des légumes, du bétail et de la fumée odorante de kiziak. Près des portes et dans toutes les rues courent des femmes qui tiennent à la main des chiffons enflammés. Dans la cour ne s’entend que le souffle et la mastication régulière du bétail et dans les cours et dans les rues les voix des femmes et des enfants. Les jours de travail, il est très rare d’entendre quelque part la voix d’un homme ivre.

Une femme âgée, grande, robuste, s’approche de la cour d’en face, vers babouka[5] Oulitka et lui demande du feu ; elle tient un chiffon dans sa main.

— Eh bien, babouka, avez-vous déjà tout fini ? — demande-t-elle.

— La fille allume le feu, vous en faut-il ? — répond Oulitka, fière de pouvoir rendre service.

Les deux femmes entrent dans la cabane ; les mains grossières ne sont point habituées aux petits objets, en tremblant, elles soulèvent le couvercle de la précieuse boîte aux allumettes, très rares au Caucase.

La robuste Cosaque, qui est venue avec l’intention évidente de bavarder, s’assied sur le banc.

— Eh bien ! Ton mari est à l’école ? — demande-t-elle.

— Oui, il instruit toujours les enfants, ma mère. Il pense venir pour les fêtes ! — répondit la femme du khorounjï.

— C’est un homme savant, c’est toujours utile.

— Oui, sans doute, c’est utile.

— Et mon Loukachka est au cordon ; et on ne lui donne pas de congé — dit la nouvelle venue. La femme du khorounjï n’ignore point ce fait. Mais l’autre a besoin de parler de son Loukacha qui est au service depuis peu et qu’elle veut marier à Mariana, la fille du khorounjï.

— Alors, il est toujours au cordon ?

— Oui, il y reste, ma mère. Depuis la fête, il n’est pas venu. Récemment je lui ai envoyé des chemises par Fomouchkine. Il dit que les chefs sont contents de lui. On raconte que là-bas, on poursuit de nouveau des Abreks[6]. Il assure que Loukachka est très gai et se porte bien.

— Eh bien ! Dieu soit loué ! — fit la femme du khorounjï. — En un mot c’est un Ourvan. Loukachka avait été surnommé Ourvan pour son courage, parcequ’il avait retiré du fleuve, sauvé (ourval) un enfant Cosaque, et la femme du khorounjï rappelait cela pour dire quelque chose d’agréable à la mère de Loukachka.

— Je remercie Dieu, ma mère, c’est un bon fils, un brave gars, tous le louent. Si seulement je réussis à le marier, je mourrai tranquille — dit la mère de Loukachka.

— Eh quoi, il ne manque pas de filles dans la stanitza ! — répondit la femme rusée du khorounjï, en rajustant soigneusement, de ses doigts crevassés, le couvercle de la boîte d’allumettes.

— Oh, il y en a beaucoup, il y en a beaucoup ! — fit en hochant la tête la mère de Loukachka. — Mais ta fille Marianka, voilà une femme qu’il faut chercher, parmi des tas.

La femme du khorounjï connaissait l’intention de la mère de Loukachka, et bien que celui-ci parût un bon Cosaque, elle se dérobait à cette conversation : 1° parce qu’elle était la femme du khorounjï et très riche, et que Loukachka était l’orphelin d’un simple Cosaque ; 2° parce qu’elle ne voulait pas si vite se séparer de sa fille, et surtout parce que les convenances le voulaient ainsi.

— Bah ! quand Marianka vieillira, ce sera une fille comme les autres — prononça-t-elle d’un air réservé et modeste.

— J’enverrai le marieur, je l’enverrai aussitôt après les vendanges, nous viendrons saluer ta grâce et aussi Ilia Vassilievitch, — dit la mère de Loukachka.

— Pourquoi Ilia ? — demanda fièrement la femme du khorounjï. — C’est à moi qu’il faut parler ; le temps viendra pour tout.

Au visage sévère de la femme du khorounjï, la mère de Loukachka comprit qu’il serait imprudent de parler davantage ; avec l’allumette elle enflamma le chiffon et dit en se levant :

— N’oublie pas, ma mère, rappelle-toi tes paroles. Je pars, il faut que j’allume, — ajouta-t-elle.

Comme elle traversait la rue, en agitant, au bout de son bras tendu, le chiffon allumé, elle rencontra Mariana qui la salua.

« Une belle fille, une bonne travailleuse, pensa-t-elle en regardant la belle. Pourquoi faut-il qu’elle vieillisse ! Il est temps de la marier dans une bonne famille. Il est temps qu’elle épouse Loukachka. »

Et Oulitka elle aussi a son idée ; elle demeure assise sur le seuil et en s’efforçant de réfléchir elle reste là jusqu’à ce que sa fille l’appelle.

  1. Essaoul, grade militaire du Caucase, correspondant à celui de capitaine
  2. Briquettes de fumier sec, employées au Caucase comme combustible.
  3. Le cornette, chez les Cosaques.
  4. Chez les Cosaques on appelle Izbouchka (diminutif d'Izba) le petit réduit bas et froid où l’on met et conserve le lait. Parfois aussi, l’izbouchka sert de salle à manger.
  5. Babouka, littéralement grand’mère, nom donné en général à toute femme ayant des enfants.
  6. Nom des Tchetchenzes non pacifiés qui, dans le but de piller et de voler, passaient sur la rive russe du Térek.