Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 26

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 203-207).
◄  XXV.
XXVII.  ►


XXVI


« Oui, pensa Olénine en revenant à la maison, si je lâchais un peu les brides, je pourrais devenir follement amoureux de cette Cosaque ». Il se mit au lit avec cette idée et il pensa que tout cela se dissiperait et qu’il reviendrait à l’ancienne vie. Mais l’ancienne vie ne revint point. Ses relations envers Marianka se modifièrent. Le mur qui les séparait auparavant était détruit. Olénine la saluait maintenant chaque fois qu’il la rencontrait. Quand le propriétaire vint recevoir l’argent de son loyer et reconnut la fortune et la générosité d’Olénine, il l’invita chez eux. La vieille le recevait aimablement, et depuis ce jour, Olénine venait souvent chez le propriétaire dans la soirée et y restait jusqu’à la nuit. Il lui semblait qu’il menait à la stanitza la même vie qu’autrefois, mais, dans son âme, tout était changé.

Il passait la journée dans la forêt, et, à huit heures, quand venait la nuit, il se rendait chez ses propriétaires, seul ou en compagnie de l’oncle Erochka. Ceux-ci étaient déjà si habitués à lui qu’ils s’étonnaient quand il ne venait pas. Il payait largement pour le vin et c’était un homme très doux. Vanucha lui apportait du thé, il s’asseyait dans un coin, près du poêle. La vieille, sans se gêner s’occupait de son ménage, et, en buvant du thé ou du vin, ils causaient des affaires des Cosaques, des voisins de la Russie dont Olénine parlait, et qu’ils interrogeaient. Parfois il prenait un livre et lisait. Marianka, comme une biche sauvage, les jambes croisées, était assise sur le poêle ou dans un coin obscur. Elle ne prenait pas part à la conversation, mais Olénine voyait ses yeux, son visage, il entendait ses mouvements, le craquement des graines de tournesol et il sentait qu’elle l’écoutait de tout son être quand il parlait, et il sentait sa présence quand il lisait en aparté. Parfois, il lui semblait que les yeux de la jeune fille étaient fixés sur lui, et, en rencontrant leur lumière, il se taisait involontairement et se mettait à la regarder. Alors elle se cachait aussitôt, et lui, feignant d’être très occupé de conversation avec la vieille, écoutait attentivement sa respiration, tous ses mouvements, et, de nouveau, attendait ses regards. Devant les autres, elle était le plus souvent gaie et tendre avec lui, et en tête à tête, sauvage et rude. Parfois, il venait chez eux quand Marianka n’était pas encore de retour des champs. Tout à coup on entend ses pas fermes et dans la porte ouverte paraît sa chemise de coton bleu. Elle entre au milieu de la cabane, l’aperçoit, et ses yeux lui sourient avec une tendresse imperceptible, et lui, tout à coup, ressent quelque chose de joyeux et de terrible.

Il ne cherchait rien, ne désirait rien d’elle, et chaque jour sa présence lui devenait de plus en plus nécessaire.

Olénine était tellement fait à la vie de la stanitza que le passé lui semblait quelque chose de tout à fait étranger, et l’avenir, surtout en dehors de ce monde dans lequel il vivait, ne le préoccupait nullement. Quand il recevait des lettres de la maison, de ses parents, de ses amis, il s’offensait de ce qu’on était visiblement peiné de sa vie, de ce qu’on le considérait comme un homme perdu, tandis que lui, dans sa stanitza, considérait comme perdus tous ceux qui ne vivaient pas comme lui. Il était convaincu qu’il n’aurait jamais à se repentir de s’être détaché de sa vie d’autrefois, de s’être isolé avec tant d’originalité dans la stanitza. Dans les marches, dans les forteresses, il se sentait bien, mais seulement ici, seulement sous l’aile de l’oncle Erochka, dans sa forêt, dans sa cabane au bord de la stanitza et surtout en pensant à Marianka et à Loukachka, se montrait clairement à lui ce mensonge dans lequel il vivait jadis, et qui, même là-bas, le révoltait déjà, mais qu’ici il trouvait horriblement vilain et méprisable. Chaque jour il se sentait de plus en plus libre, et chaque jour de plus en plus vraiment homme. Le Caucase se présentait à lui tout autrement qu’il ne se l’imaginait. Il ne trouvait ici rien de semblable à tous ses rêves et à toutes les descriptions du Caucase qu’il avait entendues et lues dans les livres. « Il n’y a ici ni bourka, ni précipices, ni Amalath-Bek, ni héros, ni malfaiteurs», pensait-il. « Les hommes vivent ici, comme vit la nature, ils meurent, naissent, s’unissent, naissent de nouveau, se battent, boivent, mangent, s’égayent et meurent de nouveau, et il n’y a aucune autre condition, sauf ces conditions immuables que la nature a imposées au soleil, à l’animal, à l’herbe, à l’arbre. Ils n’ont pas d’autre loi… » Et c’est pourquoi, ces hommes, relativement à lui, lui semblaient beaux, forts, libres, et, en les regardant, il devenait honteux de lui-même et triste. Souvent il songeait sérieusement à tout quitter, à s’inscrire comme Cosaque, à acheter une cabane, du bétail, à épouser une Cosaque, — mais pas Marianka qu’il cédait à Loukachka, — à vivre avec l’oncle Erochka, à aller avec lui à la chasse et à la pêche, et aux expéditions avec les Cosaques. « Pourquoi donc ne ferais-je pas cela ? Qu’est-ce donc que j’attends ? » se demandait-il. Et il s’excitait, se faisait des reproches. « Ai-je peur de faire ce que je trouve raisonnable et juste ? Le désir d’être un simple Cosaque, de vivre près de la nature, de ne faire de tort à personne, mais de faire au contraire le bien aux hommes, ce rêve est-il donc plus sot que mes rêves d’antan, que le rêve d’être ministre, chef du régiment, par exemple ? Mais une voix lui disait d’attendre, de ne pas se décider encore. La conscience vague qu’il ne pouvait vivre absolument comme vivaient Erochka et Loukachka et qu’il y avait en lui d’autres exigences de bonheur le retenait. Il était arrêté par la pensée que le bonheur réside dans le sacrifice de soi-même. Son acte envers Loukachka ne cessait de le réjouir. Il cherchait sans cesse l’occasion de se sacrifier pour les autres, mais ces occasions ne se présentaient pas. Parfois il oubliait ce talisman de bonheur, récemment découvert par lui, et il se jugeait capable de confondre sa vie avec celle de l’oncle Erochka. Mais, ensuite, il se ressaisissait, s’accrochait aussitôt à l’idée du sacrifice volontaire, et, se basant sur cette idée, il regardait tranquillement et fièrement tous les hommes et le bonheur d’autrui.