Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 24

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 184-196).
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XXIV


Il était cinq heures du matin. Vanucha, avec la tige d’une botte, activait le samovar sur le perron de la cabane. Olénine était déjà parti à cheval pour se baigner dans le Terek (récemment il s’était inventé le nouveau plaisir de laver son cheval dans le Terek). La propriétaire était dans sa cuisine, dont la cheminée laissait sortir une fumée épaisse, noire, de feu qu’on allume. La fille, dans l’étable trayait la bufflonne « Elle ne peut se tenir en place, la maudite ! » prononçait sa voix impatiente, puis après s’entendait le bruit régulier de la traite. Sur la rue, près de la maison, on entendit le pas ferme d’un cheval, et Olénine monté sans selle sur son beau cheval gris foncé, pas encore sec et luisant, s’approcha de la porte cochère. La jolie tête de Marianka enveloppée d’un simple châle rouge se montra de l’étable et de nouveau se cacha. Olénine avait une chemise de soie rouge, une veste de Cosaque blanche, ceinte d’un ceinturon à poignard, et un haut bonnet. Il se tenait sur le dos mouillé de son gros cheval avec une certaine affectation, et retenant le fusil derrière son dos, il se pencha pour ouvrir la porte cochère. Ses cheveux étaient encore mouillés, son visage brillait de jeunesse et de santé. Il se croyait beau, habile et ressemblant à un Djiguite, mais il n’en était rien : pour tout Caucasien expérimenté il n’était quand même qu’un soldat. En apercevant la tête de la fille, il s’inclina très bravement, rejeta la claie de la porte cochère, puis, en tendant les brides et faisant siffler sa cravache, il entra dans la cour. « Le thé est-il prêt, Vanucha ? », cria-t-il gaiement sans regarder la porte de l’étable. Il sentait avec plaisir comment son beau cheval en serrant les cuisses, prêt à s’élancer par-dessus la haie, tressaillant de tous les muscles, marchait sur la glaise sèche de la cour.

« Ce prêt », répondit Vanucha. Il semblait à Olénine que le beau visage de Marianka le regardait toujours de l’étable, mais il ne se détourna pas. Il descendit de cheval, accrocha son fusil à la rampe du perron, fit un mouvement maladroit et avec effroi se tourna vers l’étable où l’on ne voyait personne, et d’où l’on entendait le même bruit régulier de la traite.

Il entra dans la cabane, puis sortit bientôt sur le perron avec un livre et sa pipe, pour prendre un verre de thé, et alla s’asseoir dans la partie qui n’était pas encore inondée des rayons obliques du matin. Aujourd’hui, il n’allait nulle part avant le dîner et avait l’intention d’écrire des lettres qu’il remettait depuis longtemps. Mais il lui était pénible de quitter sa petite place sur le perron, et il ne voulait pas plus rentrer dans la cabane que dans une prison. La propriétaire allumait son poêle, la fille fit sortir le bétail, et en revenant, elle se mit à ramener, auprès de la haie, le fumier des bêtes. Olénine lisait, mais ne comprenait rien de ce qui était écrit dans le livre, ouvert devant lui. Sans cesse il en détachait ses yeux et regardait la forte jeune fille qui se mouvait devant lui. Entrait-elle dans l’ombre humide du matin qui tombait de la maison, sortait-elle au milieu de la cour éclairée de la joyeuse lumière matinale, et toute sa personne élégante, en costume éclatant, brillait-elle au soleil, ou entrait-elle dans l’ombre noire, qu’il avait également peur de perdre un seul de ses mouvements. Il était joyeux de voir avec quelle aisance et quelle grâce s’inclinait sa taille, comment la chemise rose qui était tout son costume se drapait sur sa poitrine et le long des jambes gracieuses ; comment sa taille se redressait et comment, au-dessous de la chemise ceinte, se dessinait fermement la ligne de la poitrine soulevée par son souffle, comment son pied étroit, chaussé de vieilles pantoufles rouges, s’appuyait sur le sol sans changer de forme, comment se tendaient les muscles de ses bras forts aux manches retroussées ; comment avec colère elle lançait la pelle ; et comment ses yeux noirs, profonds, le regardaient parfois. Bien que ses fins sourcils se fronçassent, ses yeux exprimaient le plaisir et la conscience de sa beauté.

— Quoi, Olénine, êtes-vous levé depuis longtemps ? — dit Bieletzkï, vêtu de l’uniforme des officiers du Caucase, en entrant dans la cour et s’adressant à Olénine.

— Ah, Bieletzkï ! — répondit Olénine en lui tendant la main. — Comment êtes-vous là de si bonne heure ?

— Que faire ! On m’a chassé. Chez moi il y a bal aujourd’hui. Marianka, tu viendras chez Oustenka ? — demanda-t-il à la jeune fille. Olénine s’étonnait que Bieletzkï pût se conduire si familièrement envers cette femme. Mais Marianka, comme si elle n’entendait pas, inclina la tête, et, jetant sa pelle sur l’épaule, de son allure décidée, masculine, entra dans la cabane.

— Elle est confuse, la mignonne, elle est gênée à cause de vous, — dit Bieletzkï quand elle eut disparu. Et en souriant gaîment il courut au perron.

— Comment, un bal chez vous ? Qui vous a chassé ?

— Il y a bal chez ma propriétaire Oustenka et vous êtes invité ; le bal, c’est-à-dire un pâté et une réunion de jeunes filles.

— Mais que ferons-nous là-bas ?

Bieletzkï sourit malicieusement, cligna des yeux, et de la tête montra la cuisine dans laquelle avait disparu Marianka.

Olénine haussa les épaules et rougit.

— Vraiment, vous êtes un homme étrange, — dit-il. — Eh bien, racontez.

Olénine s’assombrit, Bieletzkï le remarqua et eut un sourire forcé.

— Mais comment ? Excusez donc — dit-il — Vous demeurez dans la même maison et une si superbe fille, une vraie beauté…

— Oh ! oui, une merveilleuse beauté. Je n’ai jamais vu de femme pareille — fit Olénine.

— Eh bien ! Alors quoi donc ? — demanda Bieletzkï, n’y comprenant absolument rien.

— Cela peut être étrange, — fit Olénine — mais pourquoi ne pas dire ce qui est ? Depuis que je vis ici, les femmes n’existent pas pour moi. Et c’est si bon, vraiment ! Et que peut-il y avoir de commun entre nous et ces femmes ? Erochka, c’est une autre affaire, avec lui nous avons une passion commune, la chasse.

— Ah ! Ah ! Qu’y a-t-il de commun ? Et qu’y a-t-il de commun entre moi et une Amalia Ivanovna[1] ? C’est la même chose. Vous direz qu’elles sont un peu plus sales, ça c’est une autre affaire. À la guerre comme à la guerre !

— Mais je ne connais aucune Amalia Ivanovna, et je n’ai jamais su avoir de relations avec elles — répondit Olénine. — On ne peut les estimer, et celles-là je les respecte.

— Eh bien, respectez ! Qui vous en empêche ?

Olénine ne répondit pas. Il désirait visiblement achever la conversation commencée ; elle lui tenait trop à cœur.

— Je sais que je fais exception (il était visiblement confus) mais ma vie est arrangée de telle façon que non seulement je ne vois aucun besoin de la changer, et même, je ne pourrais vivre ici, je ne dis pas déjà vivre heureux comme je le suis, mais je ne pourrais vivre comme vous. Et ensuite, je cherche en la vie tout autre chose. Je vois en elles tout à fait autre chose que vous.

Bieletzkï souleva les sourcils avec méfiance.

— Cependant venez chez moi ce soir. Marianka y sera aussi. Je vous ferai faire sa connaissance. Venez, je vous prie ! Quand vous vous ennuierez, vous partirez. Vous viendrez ?

— J’irais, mais à vrai dire, j’ai peur de m’entraîner sérieusement !

— Oh ! oh ! oh ! cria Bieletzkï. Venez seulement et je vous rassurerai. Vous viendrez ? Parole d’honneur ?

— Je viendrai, mais vraiment, je ne comprends pas ce que nous y ferons, quel rôle nous jouerons.

— S’il vous plaît, je vous en prie. Vous viendrez ?

— Oui, j’irai peut-être, — dit Olénine.

— Excusez, des femmes charmantes, comme nulle part ailleurs, et vivre comme un moine, quelle idée ! À quoi bon se gâter la vie et ne pas jouir de ce qu’elle donne ? Savez-vous que notre Compagnie ira à Vozdvijenskaia ?

— Je ne crois pas. On m’a dit que c’est la 8° compagnie qui ira — dit Olénine.

— Non, j’ai reçu la lettre de l’aide de camp. Il écrit que le prince lui-même fera la campagne. Nous nous reverrons. J’en suis content. Je commence déjà à m’ennuyer ici.

— On dit que bientôt nous partons en expédition.

— Je n’en ai pas entendu parler. Mais on m’a dit que Krinovitzine a reçu la croix d’Anne pour l’expédition. Il espérait être promu lieutenant, et il est bien volé — dit Bieletzkï en riant. — Il est parti à l’état-major…

Le temps s’assombrissait et Olénine commençait à songer à la soirée. L’invitation l’inquiétait. Il voulait l’accepter, mais il se sentait étrangement sauvage et peureux à la pensée de ce qui se ferait là-bas. Il savait qu’il n’y aurait ni Cosaques, ni femmes âgées, mais rien que des jeunes filles. Qu’arrivera-t-il ? Comment se conduire ? De quoi parler ? Que diront-elles ? quelles relations y a-t-il entre lui et ces filles sauvages des Cosaques ? Bieletzskï parlait de ces relations étranges, cyniques, et en même temps sévères… Il lui était difficile de penser qu’il serait là-bas, dans la même cabane avec Marianka et d’être obligé, peut-être, de causer avec elle. Cela lui semblait impossible quand il se rappelait son air majestueux - Et Bieletzkï racontait que tout cela était si simple « Est-ce que Bieletzkï se conduirait ainsi avec Marianka ? C’est intéressant — pensait-il. — Non, mieux vaut n’y pas aller. Tout cela est vilain, vulgaire et principalement inutile. » Mais il était de nouveau inquiété de la question : comment tout cela se passera-t-il ? Il se sentait lié par la parole donnée. Il partit sans avoir rien résolu. Mais il alla jusqu’au logis de Bieletzkï et y entra.

La cabane qu’habitait Bieletzkï était semblable à celle d’Olénine. Elle se dressait sur pilotis, à deux archines de terre et se composait de deux chambres. Dans la première où Olénine accéda par un petit escalier très raide, des couettes, des tapis, des couvertures, des coussins, étaient jetés à la manière cosaque, avec goût, artistiquement l’un près de l’autre, le long du mur. Sur les murs mêmes étaient accrochés des plats en cuivre et des armes. Sous un banc se trouvaient des melons d’eau et des courges.

Dans la deuxième chambre, il y avait un grand poêle, une table, des bancs et des icônes des vieux croyants. C’était l’habitation de Bieletzkï, avec son lit de camp, ses malles, son petit tapis sur lequel étaient suspendues des armes ; des objets de toilette et des portraits étaient placés sur la table. Une robe de chambre en soie était jetée sur le banc. Bieletzkï lui-même, très joli, coquet, dans son linge, seul, était allongé sur le lit et lisait les Trois Mousquetaires.

Il se redressa.

— Voilà, vous voyez comme je me suis installé. Charmant ! C’est très bien que vous soyez venu. Chez elle, le travail bat déjà son plein. Vous savez comment se fait le pâté ? De la pâte, du porc et des raisins. Mais qu’importe, regardez comme ça bout là-bas.

En effet, en regardant par la fenêtre, ils aperçurent un remue-ménage extraordinaire dans la cabane du propriétaire. Les jeunes filles, tantôt avec un objet, tantôt avec un autre couraient du vestibule dans les chambres et inversement.

— Est-ce bientôt ? — cria Bieletzkï.

— Tout de suite. As-tu donc déjà faim, grand-père ? Et de la cabane on entendit un éclat de rire.

Oustenka, fraîche, grassouillette, très jolie, les manches relevées, accourut dans la cabane de Bieletzkï pour prendre des assiettes.

— Eh bien, toi ! Voilà, je casse les assiettes — fit-elle d’une voix aiguë en s’adressant à Bieletzkï

— Eh ! Tu ferais mieux de venir nous aider, — cria-t-elle en riant à Olénine. Prépare pour les filles les gâteaux et les bonbons !

— Marianka est-elle arrivée ? — demanda Bieletzskï.

— Sans doute. Elle a apporté la pâte.

— Vous savez — dit Bieletzkï — si l’on habillait cette Oustenka, si on la nettoyait bien et si on l’arrangeait un peu, elle serait mieux que toutes nos belles. Avez-vous vu la Cosaque Borstcheva ? Elle a épousé le colonel. Charmant ! Quelle dignité ! D’où vient tout cela…

— Je n’ai pas vu Borstcheva, mais selon moi, aucun vêtement ne peut être mieux que celui-ci.

— Ah ! Moi je peux me concilier avec n’importe quelle vie ! — dit Bieletzkï en soupirant joyeusement. — J’irai regarder ce qui se fait là-bas, chez elles.

Il endossa sa robe de chambre et sortit en courant.

— Et vous, pensez aux gâteaux et aux bonbons ! — cria-t-il.

Olénine envoya le brosseur chercher du pain d’épices et du miel, et tout à coup, il lui sembla si vilain de donner l’argent, comme s’il achetait quelqu’un, qu’il ne répondit rien de précis quand le brosseur lui demanda combien il fallait acheter de pain d’épices à la menthe et combien au miel.

— Comme tu voudras.

— Pour tout l’argent ? — demanda gravement le vieux soldat. — À la menthe, c’est plus cher ; on l’a vendu seize kopeks la livre.

— Pour tout l’argent, pour tout — dit Olénine et il s’assit près de la fenêtre, s’étonnant lui-même de ce que son cœur battit si fort comme s’il se préparait à accomplir un acte important et mauvais.

Il entendit, comment tout d’un coup, dans la cabane où étaient les jeunes filles, s’élevaient du bruit et des cris, quand y entra Bieletzkï, et quelques minutes après, il vit avec quel tapage et quels éclats de rire il sortit de là et accourut par le petit escalier.

— On m’a chassé ! — fit-il.

Dans un moment, Oustenka entra dans la cabane et invita solennellement les hôtes, en annonçant que tout était prêt.

En effet, quand ils pénétrèrent dans la cabane, tout était prêt et Oustenka arrangeait les coussins le long du mur. Sur la table, couverte d’une serviette très petite, se trouvaient une carafe de vin et du poisson séché. La cabane était remplie de l’odeur de la pâte et du raisin. Six jeunes filles, en habits élégants, non enveloppées de châles comme à l’ordinaire, se serraient dans un coin derrière le poêle, chuchotaient et pouffaient de rire.

— Nous vous prions de faire les honneurs à mon ange — dit Oustenka en invitant les hôtes à se mettre à table.

Dans le groupe des jeunes filles qui toutes, sans exception étaient jolies, Olénine remarqua Marianka, et il se sentait gêné et ennuyé de se rencontrer avec elle dans un tel milieu banal et incorrect. Il se sentait sot et gauche et décida de faire ce que ferait Bieletzkï.

Celui-ci, avec une certaine solennité et beaucoup d’assurance, s’approcha de la table, but un verre de vin à la santé d’Oustenka et invita les hôtes à faire la même chose.

Oustenka déclara que les jeunes filles ne boivent pas.

— Avec du miel, on pourrait — dit une voix dans le groupe des jeunes filles.

On appela le brosseur qui arrivait de la boutique avec le miel et le dessert. Celui-ci, tantôt avec envie, tantôt avec mépris, regarda à la dérobée le maître, qui, selon lui, faisait la noce, et donna avec soin et précaution le rayon de miel et le pain d’épices enveloppés dans du papier gris, puis commença à se répandre sur le prix et sur l’appoint.

Mais Bieletzkï le chassa. En mêlant du miel dans un verre de vin, et en jetant avec aisance trois livres de pain d’épices sur la table, Bieletzkï par force, poussa les jeunes filles de leur coin, les attabla et commença à partager le pain d’épices. Olénine, involontairement, remarquait Marianka qui, de sa petite main brune attrapait deux morceaux de pain d’épices à la menthe, et un autre, et ne savait qu’en faire. La conversation, malgré le sans-gêne d’Oustenka et de Bieletzkï et leur désir de distraire la compagnie, était maladroite et désagréable. Olénine était gêné ; cherchait de quoi parler, sentait qu’il inspirait la curiosité, excitait peut-être la raillerie, et communiquait aux autres sa timidité. Il rougissait et il lui semblait que tous, et surtout Marianka étaient gênés. « Elles attendent probablement que nous donnions de l’argent, » pensa-t-il. « Comment le leur donnerons-nous ? Il faudrait le remettre au plus vite et s’en aller. »

  1. Nom sous lequel on désigne généralement les femmes galantes d’origine allemande.