Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 22

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 168-177).
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XXII


Le centenier et le chef de la stanitza partirent, et Olénine, pour faire plaisir à Loukachka et pour ne pas aller seul dans la forêt sombre, demanda congé pour Loukachka. L’ouriadnik le laissa partir. Olénine pensait que Loukachka voulait voir Marianka, et, en général, il était content de la compagnie d’un Cosaque si agréable et si causeur. Involontairement, Loukachka et Marianka étaient unis dans son imagination et il éprouvait du plaisir à penser à eux. « Il aime Marianka », se disait Olénine, « et moi aussi je pourrais l’aimer ». Et un sentiment fort, ému, nouveau pour lui, s’empara tout à coup de son être pendant qu’il s’acheminait vers la maison à travers la forêt sombre. Loukachka avait aussi de la joie dans l’âme. Quelque chose de semblable à l’amour palpitait chez ces deux jeunes gens si différents. Chaque fois qu’ils se regardaient l’un l’autre, ils se sentaient joyeux.

— Par quelle porte pour toi ? — demanda Olénine.

— Par la porte du milieu, mais je vous conduirai jusqu’à la mare, là-bas, vous n’aurez déjà plus rien à craindre.

Olénine riait.

— Mais est-ce que j’ai peur ? Va, retourne, je te remercie, j’arriverai seul.

— Ce n’est rien ! Eh quoi, je n’ai rien à faire ! Comment n’auriez-vous pas peur ! Nous-mêmes avons peur, — dit Loukachka en riant pour rassurer l’amour-propre de son compagnon.

— Viens chez moi, nous causerons, nous prendrons un petit verre, et, le matin, tu t’en iras.

— Est-ce que je ne trouverai pas la place pour passer la nuit ? — fit Loukachka. — Mais l’ouriadnik m’a demandé de rentrer.

— Hier, je t’ai entendu chanter des chansons, et même je t’ai vu.

— Tous les mêmes… — Et Loukachka hocha la tête.

— Quoi, tu te maries ? C’est vrai ? — demanda Olénine.

— Ma mère veut me marier, mais je n’ai pas encore de cheval.

— N’es-tu pas dans le service régulier ?

— Eh non ! Je me prépare maintenant ; je n’ai pas encore de cheval, et je ne sais où en trouver. C’est pourquoi on ne me marie pas.

— Et combien coûte un cheval ?

— Récemment on a marchandé un cheval de l’autre côté de l’eau, on a offert soixante pièces de monnaie, ils ont refusé, et c’était un cheval de Nogaï.

— Viendrais-tu chez moi comme drabant ? (En campagne, le drabant est quelque chose comme un brosseur qu’on donne aux officiers). Je le demanderais pour toi et te donnerais un cheval, — dit tout à coup Olénine. — Vraiment. J’ai deux chevaux, ils ne me sont pas nécessaires.

— Comment, pas nécessaires ! — dit en riant Loukachka. — Pourquoi voulez-vous faire un cadeau ? Dieu nous aidera, nous gagnerons assez d’argent.

— Vraiment ! Est-ce que tu ne veux pas être drabant ? — fit Olénine réjoui d’avoir songé à faire présent d’un cheval à Loukachka. Cependant, il ne savait pourquoi, il était gêné et avait honte. Il cherchait et ne savait que dire.

Loukachka, le premier, rompit le silence.

— Eh quoi ! Vous avez votre maison en Russie, — demanda-t-il.

Olénine ne put se retenir de raconter que non seulement il avait une maison, mais même plusieurs.

— Une bonne maison ? Plus grande que les nôtres ? — demanda naïvement Loukachka.

— Beaucoup plus grande, dix fois plus grande, à trois étages, — raconta Olénine.

— Et vous avez des chevaux comme chez nous ?

— J’ai cent chevaux, et chacun vaut de trois à quatre cents roubles, mais seulement ils ne sont pas comme les vôtres. Oui, trois cents roubles argent ! Ce sont des trotteurs, tu sais. Et quand même, je préfère les chevaux d’ici.

— Eh quoi, êtes-vous venu ici de votre gré ou contre votre volonté ? — demanda Loukachka toujours d’un air gouailleur. — Voilà où vous vous égareriez — ajouta-t-il en montrant le sentier devant lequel ils passaient. — Il faut prendre à droite.

— Non, c’est volontairement, — répondit Olénine. — Je voulais voir votre pays, faire des expéditions.

— Ah, moi j’irai en expédition aujourd’hui, — dit Louka. Tiens voilà le chacal qui hurle ! — ajouta-t-il en écoutant.

— Mais, n’est-ce pas terrible pour toi d’avoir tué un homme ? — demanda Olénine.

— Quoi, avoir peur ! Ah ! avec plaisir j’irai en expédition, — répéta Loukachka. — Je le désire tant, tant…

— Peut-être irons-nous ensemble. Notre compagnie partira avant les fêtes et votre centaine aussi.

— Et quelle envie aviez-vous de venir ici ? Vous aviez la maison, des chevaux, des serfs. Moi je m’amuserais, je m’amuserais. Quel grade avez-vous ?

— Junker, et maintenant je suis proposé pour la promotion.

— Eh bien ! Si vous ne vous vantez pas, en disant que vous avez une telle vie chez vous, moi, à votre place, je ne sortirais pas de la maison. Oui, je n’irais nulle part. Est-ce bien, de vivre chez nous ?

— Oui, très bien, — répondit Olénine.

Il faisait déjà tout à fait nuit quand, en causant ainsi, ils approchèrent de la stanitza. Les ténèbres sombres de la forêt les entouraient encore. Le vent mugissait avec force dans les sommets. Les chacals semblaient être près d’eux : ils hurlaient, ricanaient et pleuraient, et devant, dans la stanitza, on entendait déjà les conversations des femmes, l’aboiement des chiens ; on apercevait clairement les profils des cabanes, les lumières claires, on sentait l’odeur particulière de la fumée de kysiak. Olénine sentit surtout en cette soirée, que c’était ici, dans la stanitza, qu’étaient sa maison, sa famille, tout son bonheur, et que jamais nulle part, il n’avait vécu ni ne vivrait si heureux qu’ici. Ce soir-là il aimait tout, tous et surtout Loukachka ! En arrivant à la maison, Olénine, au grand étonnement de Loukachka, fit sortir lui-même de l’écurie un cheval acheté par lui à Groznaïa, pas celui qu’il montait toujours, mais un autre, pas mauvais bien que pas tout jeune, et il lui en fit présent.

— Pourquoi me faites-vous un cadeau ? — demanda Loukachka. — Je ne l’ai encore mérité par rien.

— Vraiment, ce n’est rien, — répondit Olénine. — Prends, tu me donneras aussi quelque chose… Voilà, quand nous irons en expédition.

Loukachka était confus.

— Mais voyez ce que c’est. Est-ce que le cheval coûte peu ? — dit-il, sans le regarder.

— Prends donc, prends, sinon tu m’offenseras. Vanucha ! donne-lui le cheval bleu.

Loukachka prit la bride.

— Eh bien, je vous remercie. Ma foi, je ne pensais pas, je ne m’attendais pas…

Olénine était heureux comme un garçon de douze ans.

— Attache-le ici, c’est un bon cheval. Je l’ai acheté à Groznaïa, il trotte admirablement. Vanucha ! donne-nous du vin. Entrons dans la cabane.

On apporta le vin. Loukachka s’assit et prit une coupe.

— Dieu me donnera l’occasion de vous revaloir ça, — dit-il en buvant du vin. — Comment t’appelles-tu ?

— Dmitrï Andréitch.

— Eh bien ! Dmitrï Andréitch, que Dieu te garde ! Nous serons des kounak. Maintenant, viens chez nous de temps en temps. Bien que nous ne soyons pas riches, nous avons toujours de quoi régaler le kounak. Je donnerai aussi l’ordre à ma mère, si tu as besoin de quelque chose, de fromage ou de raisins, et si tu viens au cordon, je serai ton serviteur ; à la chasse, de l’autre côté du fleuve, où tu voudras. Quel sanglier j’ai tué l’autre jour ! Quel dommage que je l’aie partagé entre les Cosaques, sans quoi je te l’apporterais.

— C’est bon, merci ; mais n’attelle pas le cheval, il n’a jamais été au trait.

— Comment atteler le cheval ! Ah, je te dirai encore, — continua Loukachka en baissant la tête, — si tu veux, j’ai un ami : Guireï-Khan, il m’a invité à venir sur la route qui descend des montagnes. Allons, veux-tu que nous y allions ensemble ? Je ne le trahirai pas, je serai ton gardien.

— Bon, bon, un jour nous irons ensemble.

Loukachka paraissait tout à fait tranquille et semblait comprendre les rapports d’Olénine envers lui. Son calme et la familiarité de ses manières étonnaient Olénine et même lui étaient un peu désagréables. Ils causèrent longtemps, et déjà tard, Loukachka, sans être ivre, — il n’était jamais ivre, — mais après avoir beaucoup bu, serra la main d’Olénine, et se retira.

Olénine regarda par la fenêtre pour voir ce qu’il ferait en sortant de chez lui. Loukachka marchait lentement, la tête baissée. Ensuite, tirant le cheval de derrière la porte, il secoua résolument la tête, grimpa sur le cheval comme un chat, jeta la bride, et en poussant un cri, s’élança dans la rue.

Olénine pensait qu’il irait partager sa joie avec Marianka, mais, bien que Loukachka ne fît pas cela, il avait l’âme à l’aise comme il ne fut jamais au monde ; il était joyeux comme un enfant, et ne put se retenir de raconter à Vanucha non seulement qu’il avait fait présent du cheval à Louka, mais aussi pourquoi il avait fait ce présent, et toute sa nouvelle théorie du bonheur. Vanucha n’approuva point cette théorie, et déclara : qu’il n’y a pas d’argène et qu’ainsi tout cela n’est qu’une bêtise.

Loukachka courut à la maison, sauta de son cheval et le donna à sa mère, avec l’ordre de le laisser dans le troupeau des Cosaques.

Lui-même était obligé, cette nuit, de retourner au cordon. La muette se chargea d’emmener le cheval, et montra par des signes, qu’aussitôt qu’elle verrait l’homme qui avait donné le cheval, elle le saluerait très bas. La vieille hocha seulement la tête au récit du fils et dans son âme elle pensa que Loukachka avait volé le cheval, aussi ordonna-t-elle à la muette de l’emmener au troupeau encore avant le lever du soleil.

Loukachka partit seul au cordon en réfléchissant à l’acte d’Olénine. Bien que, d’après lui, le cheval n’était pas bon, cependant il valait au moins quarante pièces de monnaie, et Loukachka était très content du cadeau. Mais pourquoi, lui avait-il fait ce présent, il ne pouvait le comprendre, aussi n’en éprouvait-il pas la moindre reconnaissance.

Au contraire, dans sa tête errait le soupçon vague de mauvaises intentions du junker. En quoi consistaient ces intentions, il ne pouvait s’en rendre compte, mais il ne pouvait aussi admettre l’idée que comme ça, pour rien, par bonté, un inconnu lui donnât un cheval valant quarante pièces. Cela lui semblait impossible. S’il avait été ivre, alors ce serait compréhensible : il voudrait se vanter. Mais il était tout à fait sobre, alors sûrement il voulait l’acheter pour quelque mauvaise action. « Mais tu te trompes ! le cheval est chez moi, et là-bas nous verrons. Je suis aussi un malin. Nous verrons encore qui trompera l’autre ! Nous verrons ! » pensa Loukachka, en éprouvant le besoin d’être en garde contre Olénine et par suite excitant encore contre lui des sentiments malveillants. Il ne raconta à personne comment il avait eu le cheval. Aux uns, il disait qu’il l’avait acheté, aux autres, il faisait une réponse vague. Cependant la vérité fut bientôt connue dans la stanitza. La mère de Loukachka, Marianka, Ilia Vassilievitch et les autres Cosaques qui surent que c’était un présent d’Olénine étaient tout à fait surpris et se mettaient en garde contre le junker. Malgré ces précautions, cet acte excita en eux une grande estime pour la simplicité et la richesse d’Olénine.

— Tu sais, cet officier qui est chez Ilia Vassilievitch, il a donné à Loukachka un cheval d’une valeur de cinquante pièces. C’est un richissime — disait l’un.

— Oui, je l’ai entendu dire, — répondait l’autre, d’un air profond. — Il lui a sans doute rendu quelque service. Nous verrons, nous verrons, ce qui en sortira. Quelle veine pour cet Ourvan !

— Quel diable est ce junker ? C’est un malheur ! — disait un troisième. — Pourvu qu’il ne mette pas le feu ou ne fasse pire encore.