Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 19

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 146-151).
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XIX


Le brouillard se levait en découvrant les toits de jonc humides, où il se transformait en rosée qui humectait la route et l’herbe voisine des haies. De toutes les cheminées, s’élevait la fumée. Les habitants sortaient de la stanitza, et allaient soit au travail, soit vers le fleuve, soit au cordon. Les chasseurs montaient côte à côte, sur la route humide couverte d’herbe. Les chiens agitaient la queue et, se tournant vers leur maître, couraient de côté. Des myriades de moucherons tourbillonnaient dans l’air et agaçaient les chasseurs, dont ils couvraient le dos, les yeux et les mains. On sentait l’herbe et l’humidité de la forêt. Olénine se retournait sans cesse vers le chariot, dans lequel était assise Marianka qui, avec la gaule, fouettait les bœufs.

Il faisait calme.

Les sons de la stanitza, entendus auparavant, n’arrivaient plus maintenant jusqu’aux chasseurs. Seul le chien aboyait et les oiseaux s’interpellaient rarement. Olénine savait que la forêt n’était pas sans danger, que des Abreks s’y cachaient toujours.

Il savait aussi, que dans la forêt, pour un piéton, un fusil est une grande sauvegarde. Ce n’est donc pas qu’il avait peur, mais il sentait qu’un autre à sa place pourrait avoir peur, et, regardant fixement avec une attention particulière la forêt humide et brumeuse, en écoutant les bruits rares et faibles, il tâtait son fusil et éprouvait un sentiment agréable, nouveau pour lui. L’oncle Erochka, qui marchait en avant s’arrêtait auprès de chaque mare où se rencontraient des traces fourchues, et les regardant avec attention, les montrait à Olénine.

Il parlait à peine, et rarement et en chuchotant, faisait des observations. La route qu’ils suivaient avait été autrefois tracée par un chariot et depuis longtemps elle était couverte d’herbe.

La forêt de platanes et d’ormes était si épaisse des deux côtés qu’on ne voyait rien en travers. Presque chaque arbre était enveloppé, de haut en bas, de pampres sauvages et, au ras du sol, les plantes épineuses croissaient en abondance. Chaque petite clairière était entièrement couverte de mûres sauvages et de roseaux, aux sommets gris, panachés. Par endroits, on distinguait de larges traces de bêtes et d’autres plus petites, celles des faisans, qui, comme des tunnels, descendaient de la route dans l’épaisseur de la forêt. La puissance de cette végétation, dans cette forêt, frappait à chaque pas Olénine qui n’avait encore rien vu de pareil. Cette forêt, le danger, le vieillard avec son chuchotement mystérieux, Marianka, à la taille gracieuse et robuste, et les montagnes, tout cela semblait à Olénine un rêve.

— Un faisan ! — murmura le vieillard en regardant et enfonçant son bonnet sur son visage. — Cache ta tête, c’est un faisan. — Il fit des gestes menaçants à Olénine, et, presque à quatre pattes, se glissa plus loin. — Il n’aime pas la gueule de l’homme.

Olénine était encore derrière, quand le vieux s’arrêta et se mit à examiner l’arbre. Le faisan, du haut de l’arbre, poussa un cri sur le chien qui aboyait après lui, et Olénine aperçut le faisan. Mais en même temps un coup formidable, comme celui d’un canon, éclatait du grand fusil d’Erochka, et le coq qui se soulevait pour s’envoler, laissa tomber des plumes et lui-même s’abattit à terre. En s’approchant du vieillard, Olénine effraya un autre faisan. Il saisit son fusil, visa et tira. Le faisan s’éleva tout droit puis, comme une pierre, en s’accrochant aux branches tomba dans la forêt.

— Bravo ! — cria en riant le vieillard qui ne savait pas tirer à la volée.

Ils prirent le faisan et partirent plus loin.

Olénine excité par le mouvement et les louanges bavardait avec le vieux.

— Attention, allons ici, — l’interrompit le vieillard. — Hier, j’ai vu par ici les traces d’un cerf.

En tournant dans le bois et faisant trois cents pas, ils sortirent sur une clairière couverte de roseaux et de creux pleins d’eau.

Olénine était toujours en arrière ; l’oncle Erochka qui se trouvait à vingt pas devant lui, s’inclina en agitant la tête d’un air important et en faisant signe de la main à Olénine.

Olénine le rejoignit et vit l’empreinte d’un pied humain, que lui montrait le vieillard.

— Tu vois ?

— Je vois, quoi ? — dit Olénine en s’efforçant de parler le plus tranquillement possible. — C’est la trace d’un homme.

Involontairement la pensée des Pathfinder, de Cooper, et des Abreks traversa sa tête et, en voyant avec quel mystère marchait le vieillard, il n’osait l’interroger et se demandait qui, de la chasse ou du danger, en était cause.

— Non, ce sont mes pas, — dit tranquillement le vieux en désignant l’herbe sous laquelle à peine visible se devinait la trace de la bête.

Le vieux marcha plus loin. Olénine ne restait plus en arrière.

Au bout de vingt pas faits dans une descente, ils arrivèrent près d’un poirier branchu, sous lequel la terre était noire et portait des traces de fumier frais. Cet endroit couvert de pampres ressemblait à un berceau touffu, sombre et frais.

— Il était ici, le matin, — dit le vieux en soupirant, le gîte est encore tout couvert de sueur fraîche.

Soudain, un violent craquement s’entendit dans la forêt à dix pas d’eux. Ils tressaillirent tous deux, prirent leurs fusils, mais on ne voyait rien, on entendait seulement le craquement des branches. Le piétinement régulier, rapide d’un galop, s’entendit pour un moment ; le craquement se transforma en un houlement qui s’étendit de plus en plus loin, de plus en plus large par la forêt calme. Dans le cœur d’Olénine, quelque chose sembla se déchirer. Il regardait en vain dans la forêt et enfin se tourna vers le vieillard.

L’oncle Erochka, le fusil serré contre la poitrine, restait immobile. Son bonnet était en arrière, ses yeux brillaient d’une lueur extraordinaire et sa bouche ouverte, où, avec colère, se montraient des dents jaunes, rongées, restait béante.

— Un cerf ! — cria-t-il en jetant avec désespoir son fusil à terre et en tiraillant sa barbe blanche. — Il était ici ! Il fallait s’approcher du sentier ! Imbécile, imbécile ! — et avec colère, il se prenait la barbe. — Imbécile ! Cochon ! — répétait-il en tirant sa barbe très fortement. Le bruit du cerf s’étendait de plus en plus loin et de plus en plus large comme un vol à travers la forêt et le brouillard…

Déjà, à la nuit, Olénine revenait avec le vieux, fatigué, affamé et très dispos. Le dîner était prêt. Il mangea et but avec le vieux, il se sentait réchauffé et joyeux et sortit sur le perron. De nouveau, devant ses yeux, se dressaient les montagnes au coucher du soleil. De nouveau, le vieux racontait des histoires sans fin sur la chasse, les Abreks, les bonnes amies, sa vie insouciante et brave. De nouveau, la belle Marianka entrait et sortait, traversait la cour. Sous la chemise se dessinait son corps vigoureux, virginal, beau.