Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 11

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 84-90).
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XI


Le soir, le maître de la maison revint de la pêche, et en apprenant qu’on lui paierait le logement, il calma sa femme et satisfit aux exigences de Vanucha.

Dans le nouveau logement tout s’arrangeait. Les maîtres s’installèrent dans la partie de l’izba habitée l’hiver, et la partie d’été fut cédée au junker moyennant trois pièces par mois. Olénine mangea et s’endormit. Il s’éveilla avant la nuit, se lava, se brossa, prit son dîner, et, en fumant la cigarette, s’assit près de la fenêtre qui donnait sur la rue. La chaleur diminuait, l’ombre oblique de l’izba avec son faîte découpé s’allongeait à travers la rue poussiéreuse et se brisait au bas même de la maison voisine. Les toits de roseaux de la maison d’en face brillaient aux rayons du soleil couchant. L’air fraîchissait ; la stanitza était silencieuse, les soldats, maintenant installés, étaient devenus plus calmes. Les troupeaux n’étaient pas encore rentrés et les habitants ne revenaient pas encore du travail.

Le logement d’Olénine était presque au bout de la stanitza. Rarement, quelque part loin derrière le Terek, de ces endroits d’où venait Olénine, éclataient des coups sourds, à Tchetchnia ou dans la plaine de Koumitzk. Olénine se trouvait très bien après une vie de trois mois au bivouac. Sur son visage lavé, il sentait la fraîcheur, sur son corps vigoureux, la propreté — inhabituelle après les marches et, dans tous ses membres reposés, la tranquillité et la force. Son âme aussi était limpide. Il se rappela la campagne et le danger passé. Il se rappelait qu’il s’était montré brave dans le danger, qu’il n’était pas pire que les autres et qu’il était admis dans la société des courageux Caucasiens. Les souvenirs de Moscou étaient déjà Dieu sait où. L’ancienne vie était effacée et une vie tout à fait nouvelle, encore nette d’erreurs commençait. Ici, il pouvait être un homme nouveau parmi des hommes nouveaux, et acquérir de soi-même une opinion nouvelle, favorable. Il sentait éclore un sentiment sans cause, de la joie de vivre, et en regardant par la fenêtre tantôt les gamins qui dans l’ombre de la maison jouaient à la balle, tantôt son nouveau logis installé, il pensait à l’agrément qu’il allait éprouver dans cette vie de la stanitza, nouvelle pour lui. Il regardait aussi les montagnes et le ciel et à tous ses souvenirs et à ses rêves, se mêlait l’impression grave de la nature majestueuse. Sa vie ne commençait pas comme il se l’était imaginé en partant de Moscou, elle était imprévue, mais bien. Les montagnes, les montagnes, les montagnes se présentaient en tout ce qu’il pensait et sentait.

— Il a embrassé la chienne ! Il a léché la cruche ! L’oncle Erochka a embrassé la chienne ! — crièrent tout à coup, en se tournant vers la petite ruelle, les gamins qui jouaient à la balle sous la fenêtre. — Il a embrassé la chienne ! Il a engagé son poignard pour de l’eau-de-vie ! — répétaient-ils en se rassemblant et se reculant.

Ces cris étaient adressés à l’oncle Erochka qui, le fusil derrière l’épaule et des faisans à sa ceinture, revenait de la chasse.

— Oui, c’est mon péché, gamins ! mon péché ! — dit-il en agitant bravement la main et en regardant les fenêtres des cabanes des deux côtés de la rue. — J’ai engagé la chienne, mon péché ! — répéta-t-il, visiblement fâché, mais feignant l’indifférence.

Olénine était étonné de la conduite des gamins envers le vieux chasseur, et il était surtout frappé du visage expressif et intelligent et de la forte corpulence de l’homme qu’on appelait l’oncle Erochka.

— Grand-père ! Cosaque ! — lui dit-il. — Approche ici.

Le vieux regarda la fenêtre et s’arrêta.

— Bonjour, brave homme — fit-il en soulevant de sa tête rasée court, un petit bonnet.

— Bonjour, brave homme — répondit Olénine. — Qu’est-ce donc que les gamins te crient ?

L’oncle Erochka s’approcha de la fenêtre.

— Ils m’agacent, moi, un vieux. Ça ne fait rien. J’aime cela. Qu’ils s’amusent de l’oncle — dit-il, avec ces intonations fermes et chantantes qu’ont en parlant les hommes vieux, respectables. — Toi, tu es le chef des soldats ?

— Non, je suis junker. Et où as-tu tué ces faisans ? — demanda Olénine.

— Ah ! j’ai tué ces trois poules dans la forêt — répondit le vieillard en tournant vers la fenêtre son large dos, où, attachées par la tête à la ceinture et tachant de sang le cafetan, pendaient trois faisanes. — N’en as-tu jamais vu ? Si tu veux prends-en deux pour toi. Tiens ! — Et par la fenêtre il lui tendit deux faisans. — Et toi, es-tu chasseur ?

— Oui, je chasse. Pendant la campagne j’en ai moi-même tué quatre.

— Quatre ? C’est beaucoup ! — dit, un peu railleur, le vieillard. — Et tu es un buveur ? Bois-tu du vin ?

— Pourquoi pas ? J’aime un peu boire.

— Ah ! je vois que tu es un brave garçon ! Nous serons des Kounaks[1].

— Entre — dit Olénine. — Nous boirons ensemble du vin.

— C’est vrai, pourquoi ne pas entrer — fit le vieillard. — Tiens, prends le faisan.

Au visage du vieux, on voyait que le junker lui plaisait, qu’il avait compris tout de suite qu’on pourrait chez lui boire gratuitement et qu’ainsi on pouvait lui faire cadeau d’une paire de faisans. Après quelques minutes l’oncle Erochka se montrait dans la porte de la cabane. C’est alors seulement qu’Olénine remarqua toute la colossale et forte corpulence de cet homme. Bien que son visage brun et rouge, encadré d’une barbe toute blanche, fût sillonné de rides anciennes, profondes, dues au travail, les muscles des jambes, des bras, des épaules étaient ronds et fermes, comme on ne le voit que chez les jeunes hommes. Sur la tête, à travers les cheveux courts, on distinguait de profondes balafres cicatrisées. Le cou veiné, gros comme celui d’un bœuf, était tout ridé. Les mains couturées étaient tout égratignées. Il enjamba lestement le seuil, se débarrassa du fusil, le mit dans un coin, jeta un coup d’œil rapide et apprécia vivement les objets qui étaient là, puis, avec ses jambes un peu bancales, en porchni, il parut au milieu de la chambre. Avec lui la pièce s’emplit d’une odeur forte, pas désagréable, mélange de vin, d’eau-de-vie, de poudre et de sang coagulé.

L’oncle Erochka salua les icônes, arrangea sa barbe, et s’approchant d’Olénine, lui tendit sa grosse main noire.

Kochkildi ! — dit-il. — En tatar cela signifie : Nous vous souhaitons une bonne santé, la paix soit avec vous.

Kochkildi ! Je sais, répondit Olénine en lui tendant la main.

— Eh ! tu ne connais pas les coutumes ! Sot ! — dit l’oncle Erochka en hochant la tête en signe de dédain. — Quand on te dit Kochkildi, tu dois répondre : Alla razi bo soun, ce qui veut dire : Dieu vous sauve. Voilà, ce qu’il faut dire, mon cher, et non Kochkildi. Je t’apprendrai tout. Oui, il y avait chez nous Ilia Moceitch, un Russe, nous étions des kounaks. C’était un brave garçon, ivrogne, voleur, chasseur, et quel chasseur ! Je lui ai appris tout !

— Et que m’apprendras-tu donc ? — demanda Olénine, de plus en plus intéressé par le vieillard.

— Je t’emmènerai à la chasse, je t’apprendrai à pêcher, je te montrerai des Tchetchenzes ; même je te procurerai une petite âme[2]. Tu vois quel homme je suis !… Je suis un plaisant ? — Et le vieux éclata de rire. — Je m’asseoirai, mon père, je suis fatigué, Karga ? — ajouta-t-il d’un ton interrogateur.

— Que signifie Karga ? — demande Olénine.

— En grouzine cela signifie : bon. Et moi, je dis comme ça, c’est mon mot favori : karga ; quand je dis karga, c’est signe que je plaisante. Eh bien ! mon père, commande qu’on me donne du vin. Tu as un ordonnance, n’est-ce pas ? Ivan ! — cria le vieux. — Chez vous autres, donc, chaque soldat s’appelle Ivan. Le tien c’est aussi Ivan ?

— Parfaitement, Ivan. Vanucha ! va chercher du vin chez les maîtres et apporte-le ici.

— Mais Vanucha c’est la même chose qu’Ivan. Pourquoi chez vous tous les soldats s’appellent-ils Ivan ? Ivan ! — répéta le vieux — tu le demanderas du fût qui est commencé. Ils ont le meilleur vin de la stanitza. Et, fais attention, ne donne pas plus de trente copeks pour un litre ; autrement, la sorcière est contente… Notre peuple est diabolique, bête — continua l’oncle Erochka d’un ton de confidence, quand Vanucha fut sorti, — il ne vous considère même pas comme des hommes ; pour eux, tu es pire que le Tatar. Les Russes sont les laïques. Mais pour moi, bien que tu sois soldat, tu es quand même un homme, tu as aussi une âme. N’ai-je pas raison ? Ilia Moceitch était soldat et quel cœur d’or c’était ! N’est-ce pas, mon père ? C’est pourquoi les nôtres ne m’aiment pas, et c’est pour moi tout égal. Je suis un homme gai, j’aime tout le monde, je suis Erochka, oui, c’est comme ça, mon père !

Et le vieux caressait tendrement l’épaule du jeune homme.

  1. Kounak, ami intime, qui doit hospitalité et protection. (Note du Traducteur.)
  2. Une maîtresse.