Hachette (p. 155-159).
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XXXVIII


Il faisait sombre quand Lucas reparut dans la rue. C’était une nuit d’automne fraîche et calme. Le disque de la lune paraissait au-dessus de la cime des sombres platanes qui s’élevaient d’un côté de la place publique. La fumée du garde-manger se confondait avec le brouillard ; quelques lumières brillaient aux fenêtres. Les chants, les rires, le craquement des graines se confondaient et s’entendaient plus distinctement que de jour. On entrevoyait dans l’obscurité les mouchoirs blancs des femmes et les bonnets à longs poils des hommes.

Vis-à-vis de la boutique éclairée était une foule de Cosaques et de femmes qui riaient et chantaient. Les jeunes filles, se tenant par la main, dansaient des rondes. La plus maigre et la moins jolie donnait le ton.

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À qui me donnerai-je ?
Est-ce au blond ? est-ce au blond ?


Les vieilles écoutaient, les enfants couraient dans l’obscurité. Les Cosaques agaçaient les filles et rompaient les rondes. Olénine et Béletsky, en uniforme cosaque, se tenaient du côté obscur de la porte et causaient à demi-voix, voyant qu’ils attiraient l’attention. La grassouillette Oustinka avançait dans la ronde à côté de la majestueuse Marianna. Olénine et Béletsky se concertaient sur le moyen d’emmener les deux filles hors de la ronde. Béletsky croyait à de la légèreté de la part d’Olénine, tandis que celui-ci attendait la solution de tout son avenir. Il voulait à tout prix obtenir une réponse décisive de Marianna : serait-elle sa femme ou non ? Il était persuadé qu’elle dirait non, mais il espérait pouvoir lui dire ce qu’il sentait et être compris d’elle.

« Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu ? disait Béletsky, j’aurais tout arrangé par Oustinka. Êtes-vous étrange !

— Que faire ? Un jour,… bientôt peut-être, je vous dirai tout, mais, au nom du ciel, faites qu’elle vienne chez Oustinka !

— Mais oui ! c’est très facile. — Eh bien ! Marianna, est-ce au blond que tu te donneras, hein ? pas à Loukachka ? » dit Béletsky, faisant allusion aux paroles de la chanson.

Il s’adressait à Marianna pour sauver les apparences et s’approchait d’Oustinka, à laquelle il chuchota d’amener avec elle sa compagne. Il n’avait pas achevé de parler que les jeunes filles entonnaient une autre chanson et recommençaient la ronde, en se tirant l’une et l’autre par la main :

« Un beau garçon marche derrière le jardin ; il passe la première fois par la rue et fait signe de la main, passe une seconde fois et fait signe de son chapeau, passe une troisième fois et s’arrête : — Je voulais te voir, ma mie, te gronder de ce que tu ne descends pas au jardin ; me méprises-tu, ma mie ? Prends garde ! je t’épouserai et te ferai verser bien des larmes ! »

Loukachka et Nazarka vinrent rompre la ronde et la reprirent avec les jeunes filles. Lucas entra dans le cercle et se mit à chanter d’une voix perçante, en agitant les bras.

« Avancez l’une de vous ! » dit-il.

Les jeunes filles poussaient Marianna, qui refusait d’avancer. On entendait des rires, des tapes, des baisers et des chuchotements.

Lucas, en passant devant Olénine, lui fit un signe de tête amical.

« Tu es aussi venu voir la fête, Mitri Andréitch ! lui dit-il.

— Oui », répondit sèchement Olénine.

Béletsky se pencha vers Oustinka et lui dit quelques mots à l’oreille. Elle n’eut pas le temps de répondre, et ce ne fut qu’en repassant devant lui qu’elle dit :

« C’est bon, nous viendrons.

— Et Marianna ! »

Olénine se baissa vers la jeune fille :

« Viendras-tu ? viens, ne fût-ce que pour un moment ; j’ai à te parler.

— Si les autres filles y vont, j’irai.

— Me répondras-tu ? demanda-t-il en se baissant de nouveau vers elle ; comme tu es gaie aujourd’hui ! »

Elle s’éloigna, il la suivit.

« Me répondras-tu ?

— À quoi répondre ?

— À ce que je t’ai demandé avant-hier ; m’épouseras-tu ? » lui dit-il à l’oreille.

Marianna parut réfléchir.

« Je te répondrai ce soir », dit-elle.

Le jeune homme, malgré l’obscurité, vit les beaux yeux de Marianna arrêter un regard caressant sur lui.

Il continua à la suivre ; il lui était doux de s’incliner vers elle. Mais Lucas, qui continuait à chanter, la saisit par le bras et la força d’entrer avec lui dans le milieu du cercle.

Olénine n’eut que le temps de dire : « Viens chez Oustinka ! » Et il rejoignit son camarade.

Les chants cessèrent ; Lucas s’essuya la bouche, Marianna fit de même ; ils s’embrassèrent.

« Non, non, c’est cinq baisers qu’il me faut », s’écria Lucas.

Le mouvement lent et cadencé de la ronde avait fait place aux rires bruyants, aux allées et venues.

Lucas était très animé ; il distribuait des friandises aux jeunes filles.

« J’en donne à toutes, dit-il d’un ton comique et solennel. — Quant à celle qui aime les militaires, qu’elle quitte la ronde ! » ajouta-t-il en jetant un regard haineux à Olénine.

Les jeunes filles lui arrachaient les friandises. Béletsky et Olénine s’éloignèrent.

Lucas ôta son bonnet, s’essuya le front de sa manche et s’approcha de Marianna et d’Oustinka.

« Me méprises-tu, ma mie ? » dit-il, répétant les paroles de la chanson. Il ajouta avec colère, s’adressant à Marianna, seule : « Prends garde, je t’épouserai et je te ferai verser bien des larmes ! » Il prit les deux jeunes filles dans ses bras.

Oustinka se dégagea et lui donna un coup si violent dans le dos, qu’elle se fit mal à la main.

« Danserez-vous encore ? demanda-t-il.

— Si les autres filles le veulent, répondit Oustinka, elles peuvent danser ; quant à moi, je m’en vais à la maison et j’emmène Marianna. »

Le Cosaque tenait toujours Marianna dans ses bras ; il l’attira vers l’angle obscur de la maison.

« Ne va pas avec elle, Machinka, va à la maison, et j’irai te rejoindre.

— Qu’ai-je affaire à la maison ? Il faut s’amuser tant qu’il y a fête ; j’irai chez Oustinka.

— Je t’épouserai donc, tout de même !

— C’est bon, dit Marianna, nous verrons cela.

— Iras-tu à la maison ? demanda sérieusement Lucas, serrant plus fort la jeune fille et la baisant sur la joue.

— Va ! laisse-moi ! »

Et Marianna se dégagea vivement et s’éloigna.

« Oh ! la fille ! dit Lucas en hochant la tête avec reproche, cela finira mal ! Je te ferai verser bien des larmes ! » Il lui tourna le dos et cria aux autres filles : « Allons jouer ! »

Marianna s’arrêta, effrayée.

« Qu’est-ce qui finira mal ? demanda-t-elle.

— Mais ce que tu fais.

— Quoi donc ?

— Tu fais l’amour avec ton locataire et tu ne m’aimes plus.

— Je fais ce qui me plaît, cela ne te regarde pas : tu n’es ni mon père ni ma mère. J’aime qui bon me semble.

— C’est donc vrai ? dit Lucas. Eh bien ! souviens-t’en ! »

Il revint vers la boutique.

« Holà ! les filles ! cria-t-il, chantons encore une ronde. Nazarka ! cours apporter de l’eau-de-vie. »

« Viendront-elles ? demandait Olénine.

— À l’instant, répondit Béletsky ; allons faire les préparatifs du bal. »