Hachette (p. 101-104).
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XXIII


L’existence d’Olénine coulait d’une manière uniforme et égale. Il voyait peu ses chefs et ses camarades. Sous ce rapport, la position d’un porte-enseigne qui a de la fortune est fort agréable au Caucase ; on ne l’emploie ni à l’exercice, ni à la surveillance des travaux. Après la dernière campagne, on l’avait présenté pour être avancé officier, et jusque-là on le laissait en repos. Les officiers le tenaient pour un aristocrate et gardaient vis-à-vis de lui une certaine dignité ; lui-même ne cherchait pas à se rapprocher d’eux et ne se souciait pas de leurs bamboches, accompagnées de chants du régiment et de parties de cartes. L’existence des officiers a son pli reçu : dans les forteresses, chaque officier ou porte-enseigne prend du porter, joue aux jeux de hasard et suppute les récompenses qu’il peut recevoir ; dans les stanitsas, il boit le vin du pays avec son hôte, régale les jeunes filles de miel ou d’autres friandises, fait la cour aux femmes cosaques, devient amoureux d’elles, les épouse parfois. Olénine vivait toujours à sa manière et avait horreur des chemins battus. Ici, de même, il ne suivit pas la ligne tracée par les officiers du Caucase.

Il s’habitua tout naturellement à se lever avec le jour. Il prenait le thé sur son petit perron, et, après avoir admiré les montagnes, la belle matinée et Marianna, il mettait un habit usé en peau de buffle, la chaussure molle en cuir des Cosaques, ceignait son poignard, prenait son fusil, une petite sacoche avec le déjeuner et du tabac, appelait son chien et s’en allait dans la forêt vers six heures du matin. Il revenait à sept heures du soir, fatigué, affamé, avec cinq ou six faisans à la ceinture, et n’ayant ni touché à ses provisions, ni fumé ses cigarettes. Si ses pensées avaient pu être comptées comme les cigarettes dans la sacoche, on aurait vu qu’elles étaient de même intactes dans sa tête. Il rentrait moralement frais et dispos, et complètement satisfait. Il lui aurait été impossible de dire à quoi il avait pensé pendant la journée : ce n’étaient ni des souvenirs, ni des rêves, ni de profondes méditations, mais des fragments de tout cela ensemble. Il se demandait lui-même à quoi il avait pensé : tantôt il s’était figuré être Cosaque et se voyait travaillant au jardin avec sa femme cosaque ; tantôt il était Abrek dans les montagnes, tantôt sanglier s’échappant à lui-même. Et tout le temps il prêtait l’oreille et avait l’œil au guet, épiant un sanglier, un faisan ou un cerf.

Chaque soir régulièrement Jérochka venait lui tenir compagnie ; Vania apportait du vin. Olénine en prenait avec le vieux Cosaque, causait avec lui, et ils se quittaient fort contents de leur soirée. Le lendemain, c’était de nouveau la chasse, la saine fatigue, la causerie avec le vieux chasseur, le contentement complet. Les fêtes et les jours de repos, il ne quittait pas la maison ; son occupation spéciale était alors de suivre avidement des yeux chaque pas, chaque mouvement de Marianna, qu’il observait de sa fenêtre ou de son perron. Il croyait l’aimer, comme on aime la beauté des montagnes ou du ciel, et il ne songeait pas à d’autres relations avec elle. Il se persuadait qu’il ne pouvait exister entre elle et lui les rapports qu’elle avait avec Lucas ou ceux que peut avoir un officier riche avec une fille cosaque. Il se disait que, s’il suivait l’exemple de ses camarades, il aurait échangé ses jouissances contemplatives contre une vie de tourments, de désillusions et de remords. Grâce à cette jeune fille, il avait déjà fait un sacrifice, une œuvre de dévouement, qui lui avait valu sa récompense. Avant tout, il avait pour Marianna un saint respect et ne se serait jamais permis de lui dire à la légère des paroles d’amour banales.

Un jour, dans le courant de l’été, Olénine était resté à la maison. Il vit tout à coup entrer une de ses connaissances de Moscou, un jeune homme qu’il voyait dans le monde.

« Ah ! mon cher, mon très cher ! que j’ai été heureux d’apprendre que vous étiez ici ! s’écria le jeune homme en français moscovite, mêlant des mots français aux mots russes. On vous dit « Olénine ». Quel Olénine ? j’ai été enchanté !… le sort nous réunit. Eh bien ! comment cela va-t-il ? pourquoi êtes-vous ici ? »

Et le prince Béletsky raconta sa propre histoire : il était pour peu de temps dans ce régiment ; le général en chef voulait l’avoir comme aide de camp ; il irait le rejoindre après la campagne, bien qu’il ne s’en souciât pas.

« M’étant décidé à servir dans ce trou, je veux du moins faire ma carrière, recevoir un grade, une croix,… passer à la garde. C’est indispensable, si ce n’est pour moi, du moins par égard pour mes parents, mes amis. Le prince m’a parfaitement reçu, c’est un homme comme il faut, disait Béletsky, parlant sans s’arrêter. Je recevrai la croix de Sainte-Anne pour l’expédition ; je resterai ici jusqu’à nouvel ordre. C’est charmant ici, et quelles femmes ! Et vous, comment allez-vous ? Notre capitaine, — vous connaissez Startow ? un bon diable, mais bête ! — notre capitaine m’a dit que vous vivez en sauvage, ne voyant personne. Je conçois que vous ne vous rapprochiez pas des officiers, mais je suis heureux au possible de vous voir ; je loge chez l’ouriadnik. Quelle fillette ravissante il a ! Oustinka,… délicieuse ! »

C’était un flux de paroles russes et françaises, un écho du monde qu’Olénine croyait avoir quitté à jamais. On disait généralement de Béletsky que c’était un charmant garçon ; il l’était peut-être réellement, mais Olénine le trouva souverainement désagréable, malgré sa jolie figure franche et ouverte. Il apportait avec lui cette hideuse atmosphère qu’Olénine avait fuie. Ce qui le vexait le plus, c’est qu’il n’avait pas le courage de rebuter cet homme, comme si la société dont il venait et à laquelle Olénine avait appartenu conservait encore sur lui des droits incontestables. Il était furieux contre Béletsky, contre lui-même, et malgré cela il intercalait involontairement des mots français dans la conversation, feignait de s’intéresser au général en chef, à ses connaissances moscovites. Pourtant Olénine traita Béletsky en ami, promit d’aller le voir et l’invita chez lui. Et cependant il n’alla pas chez Béletsky. Celui-ci fit la conquête de Vania, qui disait de lui que c’était un vrai gentilhomme.

Béletsky se fit tout de suite à l’existence d’un officier riche : au bout d’un mois, on aurait pu croire qu’il avait passé sa vie au Caucase. Il faisait boire les vieux, donnait de petites fêtes, passait ses soirées chez les filles cosaques, se vantait de ses bonnes fortunes, de ses succès auprès des femmes et des jeunes filles, qui, on ne sait pourquoi, le surnommèrent diédouchka (grand-père). Les Cosaques trouvaient naturel qu’un jeune homme aimât les femmes et le vin ; ils le prirent en affection et le préféraient à Olénine, qui à leurs yeux était une énigme vivante.