Hachette (p. 29-35).
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VIII


Il faisait tout à fait sombre quand le vieux Jérochka et les trois Cosaques de service, enveloppés dans leurs bourkas[1] et leurs fusils sur l’épaule, longèrent le Térek pour se rendre au « secret ». Nazarka essaya de refuser de les suivre, mais Lucas l’apostropha si violemment qu’il n’osa pas regimber. Ils firent quelques pas en silence, entrèrent dans un sentier à peine visible parmi les roseaux et s’approchèrent du Térek. Une grosse poutre noire, rejetée par l’eau, était sur le rivage, et les roseaux étaient fraîchement froissés tout autour.

« Est-ce ici ? demanda Nazarka.

— Et où donc, si ce n’est ici ? répondit Lucas. Assieds-toi là, je reviens à l’instant.

— C’est le meilleur point possible, dit Ergouchow ; on ne peut nous voir, et nous voyons tout : restons ici. »

Il se blottit derrière la poutre avec Nazarka ; Lucas et Jérochka allèrent plus loin.

« C’est près d’ici, disait Lucas, marchant légèrement et sans bruit devant le vieux homme ; je t’indiquerai où les bêtes ont passé, moi seul le sais.

— Tu es un brave ourvane, répondit le vieux à voix basse, montre-moi l’endroit. »

Après avoir fait quelques pas, Lucas s’arrêta devant une mare et siffla.

« Vois-tu, dit-il à voix basse, c’est ici qu’ils viennent s’abreuver. » Et il montrait les traces récentes du sanglier.

« Que le Christ te sauve, dit le vieux ; ils viendront ici ; je reste ; et toi, va-t’en. »

Lucas serra sa bourka autour de son corps, et revint sur ses pas, le long de la rive, jetant de rapides regards tantôt vers les roseaux, tantôt vers le Térek, qui grondait sourdement dans ses bords. « Ils nous guettent aussi, se dit-il en pensant aux Abreks ; l’un d’eux se glisse peut-être ici pour nous surprendre. »

Un craquement subit dans les roseaux et un clapotement de l’eau le firent tressaillir ; il saisit sa carabine. La forme noire d’un sanglier, se détachant de la surface miroitante du fleuve, disparaissait dans les roseaux. Lucas visa, mais la bête s’enfuit avant qu’il eût eu le temps de lâcher la détente. Lucas fit un geste de dépit et continua son chemin. En approchant du secret, il siffla ; un sifflet pareil lui répondit, il avança vers ses camarades.

Nazarka dormait enveloppé dans sa bourka ; Ergouchow était assis sur ses pieds repliés ; il fit place à Lucas.

« Il fait bon veiller ici, dit Ergouchow, l’endroit est excellent. As-tu reconduit le vieux ?

— Je l’ai reconduit, répondit Lucas, étendant à terre sa bourka. Quel beau sanglier j’ai fait lever, près de l’eau ! L’as-tu entendu ?

— Oui, dit Ergouchow, j’ai entendu le craquement des joncs et je me suis dit que tu faisais lever une bête. »

Ergouchow s’enveloppa de sa bourka.

« Je m’en vais faire un petit somme, réveille-moi au second chant du coq ; le service l’exige ; puis tu dormiras et je veillerai.

— Merci, je n’ai nullement sommeil », répondit Lucas.

La nuit était calme, tiède et sombre. De rares étoiles brillaient d’un côté de l’horizon ; la plus grande partie du ciel était couverte d’un gros nuage noir, qui, se fondant au loin avec les montagnes, avançait lentement et envahissait la partie étoilée du ciel. Le Cosaque avait en face de lui le Térek, par derrière et de côté, un rempart de joncs. De temps en temps, et sans cause apparente, les roseaux commençaient à s’agiter et à se frôler. Vus d’en bas, ces roseaux se détachaient comme une masse d’arbres sur le fond clair du ciel. En face, le fleuve grondait. La masse brune et luisante de l’eau se ridait uniformément autour des bancs de sable et du rivage. Plus loin, l’eau, les rives et le nuage noir se confondaient en d’opaques ténèbres. Des ombres flottantes couraient sur l’eau, et l’œil exercé du Cosaque y reconnaissait des branches sèches arrachées au rivage. De rares éclairs, se reflétant dans l’eau comme dans une glace sombre, dessinaient momentanément la rive opposée.

Le murmure des roseaux, le ronflement des Cosaques, le bourdonnement des insectes, le courant du fleuve, tous les bruits monotones de la nuit étaient troublés de temps à autre par une détonation lointaine, la chute d’un morceau de gravier détaché du rivage, le clapotement d’un grand poisson se jouant dans l’eau ou le craquement d’une bête fauve dans les taillis. Un oiseau de nuit, frappant en cadence ses ailes, volait le long du rivage ; arrivé au-dessus des Cosaques, il tourna vers la forêt, où l’on entendit encore longtemps le froissement de ses plumes dans les branches de la vieille tchinara. À chaque bruit inattendu, le jeune Cosaque prêtait avidement l’oreille, clignait des yeux, et tâtait lentement la détente de son fusil.

La nuit avançait. Le nuage noir courait vers l’Occident ; les déchirures de ses flancs laissaient apercevoir le ciel étoilé et le croissant doré de la lune, éclairant les montagnes de sa pâle lueur. L’air fraîchissait vivement. Nazarka se réveilla, causa un moment et se rendormit. Lucas s’ennuyait de son inaction ; il se leva, tira son couteau et se mit à ratisser la baguette de son fusil. Ses pensées se portèrent vers les Tchétchènes, qui vivent dans les montagnes et, bravant les Cosaques, passent le fleuve. Et s’ils allaient le traverser à un autre endroit ? Lucas tendait le cou, scrutait du regard le fleuve, mais n’apercevait rien, excepté la rive opposée faiblement éclairée par le croissant. Il cessa de songer aux Tchétchènes et attendait impatiemment le moment de réveiller ses camarades et de retourner à la stanitsa.

Dounka, sa douchinka[2], comme les Cosaques appellent leur maîtresse, lui, revint à la mémoire ; il songeait à elle avec dépit. L’approche de l’aube se faisait sentir : un brouillard argenté s’élevait du fond de l’eau ; des aiglons commençaient à siffler d’une voix stridente et à battre des ailes. Le premier chant du coq se fit entendre au loin dans la stanitsa, un second plus prolongé lui répondit, puis d’autres encore.

Il est temps de les réveiller, pensa Lucas, qui sentait ses yeux s’appesantir. Il se tourna vers ses compagnons, tâchant de deviner quelles jambes appartenaient à tel individu, lorsque le léger clapotement d’une vague le frappa ; il jeta les yeux vers les montagnes, qui s’estompaient à l’horizon sous le croissant renversé de la lune, vers le bord opposé du Térek et les branches flottantes… Il lui parut que le rivage se mouvait et que le fleuve était immobile ; mais ce ne fut qu’une illusion d’un instant. Il regarda fixement l’eau, et un tronc noir, surmonté d’une longue branche, le frappa particulièrement. Ce tronc flottait d’une manière étrange, sans tournoyer au milieu du fleuve ; il lui parut même qu’il allait contre le courant et coupait le Térek dans ses bas-fonds. Lucas, le cou tendu, les yeux fixés, le suivait ardemment du regard. Le tronc aborda à l’un des bancs de sable ; cela parut suspect à Lucas ; il lui sembla même qu’une main paraissait derrière le tronc. « Ha ! fit-il en saisissant son fusil Je tuerai à moi seul un Abrek ! »

Il plaça rapidement le support, y appuya le fusil, l’arma en retenant sa respiration et, ne perdant pas de vue l’ennemi, il le visa. « Je l’aurai ! » pensait-il. Cependant son cœur battait si violemment qu’il attendit un instant et prêta l’oreille. Le tronc fit un bruyant plongeon, puis recommença à flotter lentement, fendant l’eau dans la direction de notre rive.

Si j’allais le manquer ? pensait le Cosaque. La lueur incertaine de la lune éclaira faiblement un Tatare près du tronc. Lucas visa la tête : elle paraissait tout près, au bout du canon du fusil ; il leva un peu les yeux. « C’est un Abrek ! » se dit-il avec joie, et, se jetant brusquement à genoux, il mit en joue, visa de nouveau, et, cédant machinalement à une habitude d’enfance, il murmura : « Au nom du Père, du Fils… » et lâcha la détente. Le coup de feu éclaira momentanément l’eau, les roseaux, se répercuta sur le fleuve et alla se perdre au loin en un sourd grondement. Le tronc et la branche ne fendaient plus le fleuve, mais tournoyaient emportés par le courant.

« Arrête ! s’écria Ergouchow se dressant de derrière la poutre et cherchant son fusil.

— Tais-toi, mille diables ! murmura Lucas d’une voix étouffée et les dents serrées ; ce sont les Abreks !

— Loukachka ! qui as-tu tué ? » demandait Nazarka.

Mais le Cosaque se taisait et rechargeait son fusil, en suivant des yeux le tronc que le courant emportait : un banc de sable l’arrêta, et une masse noire s’éleva en chancelant au-dessus de l’eau.

— Qu’as-tu tué ? dis donc ! répétaient les Cosaques.

— Les Abreks ! ce sont les Abreks ! répondait Lucas.

— Tu radotes ! ton fusil aura éclaté.

— J’ai tué un Abrek ! s’écria Lucas d’une voix entrecoupée, et sautant sur ses jambes : il nageait là, vois-tu !… près du bas-fond, et je l’ai tué !…

— Tu radotes ! répétait Ergouchow en se frottant les yeux.

— Vois plutôt ! » s’écria Lucas ; et, le saisissant par les épaules, il le fit replier sur lui-même avec une telle force qu’Ergouchow poussa un gémissement. Il suivit des yeux l’indication de Lucas, aperçut le corps et changea subitement de ton.

« Hai ! ha ! il y en aura encore, dit-il à voix basse et armant son fusil ; celui-là était l’éclaireur, les autres suivent, crois-moi ! »

Loukachka décrocha sa ceinture et jeta à terre son caftan.

« Que fais-tu, imbécile ? cria Ergouchow, tu cours à une mort certaine ! S’il est tué, il ne t’échappera pas. Donne un peu de poudre, Nasar ! cours au cordon, mais ne suis pas le rivage, on te tuerait.

— Tu crois que j’irai seul ? merci ! vas-y toi-même ! » dit Nazarka avec humeur.

Lucas s’était déshabillé et allait vers l’eau.

« Inutile, lui criait Ergouchow, vois, il ne bouge pas. Attends qu’on accoure du cordon, il va faire clair. Va donc, Nazarka ; fi donc ! quel poltron ! Ne crains rien, te dis-je.

— Lucas ! hé, Lucas ! disait Nazarka, dis donc comment tu l’as tué ? »

Lucas s’était ravisé.

« Allez tous deux au cordon, dit-il, je resterai ici. Dites aux Cosaques d’accourir ; si les autres ont passé, il faut les prendre tous.

— Il ne faut pas qu’ils nous échappent », dit Ergouchow en se levant.

Ergouchow et Nazarka se signèrent et coururent vers le cordon, évitant le rivage et se frayant un chemin à travers les épines et les ronces.

« Prends garde, Lucas ! cria encore Ergouchow, si tu remues, c’en est fait de toi !

— Va-t’en ! je sais ce que j’ai à faire », répondit Lucas, et, après avoir examiné son fusil, il s’accroupit derrière la poutre.

Resté seul, il ne quittait pas des yeux le banc de sable et prêtait l’oreille, dans l’attente des Cosaques. Mais il y avait loin jusqu’au cordon, et il était torturé d’impatience ; il tremblait de manquer les Abreks, qui devaient, selon lui, suivre de près celui qu’il avait tué ; il craignait de perdre celui qu’il avait tué ; il craignait de perdre cette proie comme le sanglier qui lui était échappé la veille. Il jetait les yeux autour de lui, prêt à tirer si l’ennemi paraissait. Il ne lui venait même pas à l’esprit qu’il pouvait être tué lui-même.

  1. Manteau de fourrure sans manches qui se porte le poil en dehors.
  2. Petite âme.