Les Corsaires confédérés et le Droit des gens

Les Corsaires confédérés et le Droit des gens
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 52 (p. 224-248).
LES
CORSAIRES CONFÉDÉRÉS
ET LE DROIT DES GENS

I. Letters on some points of international Law, by Historicus, Londres 1863.— II. Additional Letters, by Historicus, Londres 1833. — III. Neutral Relations of England and the United-States, by Charles G, Loring, Boston 1863. — IV. England’s Neutrality in the American contest, by Prof. Cairnes, London 1864. — V. Documens diplomatiques. — VI. Débats de l’affaire de l’Alexandra.

De tout temps, les petits états maritimes ont cherché dans la course un moyen de se défendre contre des rivaux trop puissans ; de tout temps aussi, l’armement et les déprédations des corsaires ont soulevé des problèmes de droit international que chaque pays a tenté de résoudre au gré de ses intérêts particuliers. Parmi les effets les moins prévus de la guerre civile qui depuis trois ans agite et désole les États-Unis, l’histoire signalera un jour le réveil subit de ces redoutables questions de droit maritime qui, pendant le siècle dernier et au commencement du siècle présent, ont contribué à entretenir des luttes si acharnées. Ces questions sont restées les mêmes, bien que la guerre des corsaires ait pris des caractères tout nouveaux. La vapeur prête aujourd’hui une sécurité inouïe aux successeurs obscurs des hardis marins qui donnèrent autrefois à la course un prestige presque romanesque ; elle diminue les chances glorieuses des combats, et multiplie au centuple celles de la capture. Les clauses protectrices du droit des gens rendent tout conflit impossible dans les ports et les zones territoriales entre les vaisseaux de guerre ordinaires et les navires de la marine irrégulière, et sur les hautes mers comment chercher, comment atteindre toujours des ennemis doués d’une aussi prodigieuse vitesse que les Alabama ? Enfin les puissances maritimes en lutte contre des forces supérieures tentaient bien jadis de trouver dans les ports neutres quelque secours lointain et inattendu ; toutefois elles continuaient à tirer de leur propre fonds leurs principales ressources ; les corsaires sortaient de leurs ports et y rentraient à travers les escadres de blocus ; la marine qu’elles créaient dans les momens de péril conservait un caractère vraiment national. Mais de nos jours qu’avons-nous vu ? Lorsqu’éclata la guerre civile des États-Unis, le gouvernement de Washington, bien que pris à l’improviste, avait les moyens de réunir une flotte nombreuse ; les insurgés ne possédaient ni navires de guerre ni marine marchande. On pouvait donc croire que le conflit ne sortirait pas des bornes, déjà si vastes, du continent américain, et cependant, à une distance immense des ports des états du sud, on vit bientôt s’improviser une marine confédérée.

Des ports de la Grande-Bretagne sortirent trois bateaux à vapeur construits dans des chantiers anglais, armés de canons anglais, qui se jetèrent sur le commerce américain, parcoururent les mers en tous sens avec une célérité qui les rendait insaisissables, et, sans faire de prises, détruisirent et incendièrent cargaisons et navires. D’autres vaisseaux plus formidables, espèce de forteresses mouvantes sur lesquelles s’épuisait l’art de l’ingénieur moderne, furent mis en construction dans les ports anglais, et le gouvernement confédéré put émettre un emprunt dont le produit était notoirement destiné à compléter cette flotte. Sans faire sortir un seul vaisseau de ses ports, le gouvernement de Richmond trouva moyen en peu de temps de détruire des navires dont la valeur totale s’élève à plus de 100 millions de francs, et d’obliger la marine marchande des États-Unis à dénationaliser un nombre de vaisseaux jaugeant ensemble aujourd’hui 300,000 tonneaux. Le vaste courant commercial que les états du nord avaient détourné depuis trente ans à leur profit vint s’ajouter aux courans ordinaires du commerce de la Grande-Bretagne. On conçoit sans peine qu’en présence de tels résultats, une grande partie du peuple anglais ait montré peu de sévérité pour des violations du droit des gens dont, en somme, il bénéficiait. Les classes commerçantes ne pouvaient voir avec déplaisir ce qui restait encore de la marine marchande américaine obligé de subir les frets de la marine anglaise, et les classes aristocratiques oubliaient les traditions de la politique nationale, toujours si favorables aux droits des belligérans. C’est heureusement l’honneur et la sauvegarde des sociétés libres que les majorités n’y peuvent réussir à étouffer la voix des minorités, que la justice et la raison, lorsqu’elles trouvent des organes courageux, parviennent toujours à se faire entendre, et que la virile habitude de la discussion y rend les reviremens d’opinion plus faciles. On avait laissé échapper les premiers corsaires confédérés ; mais le gouvernement anglais, malgré les bruyantes protestations des amis de la cause du sud, n’hésita pas à saisir l’Alexandra, l’un des nouveaux navires qui se préparaient à prendre la mer, ainsi que deux magnifiques bâtimens blindés qui s’achevaient à Birkenhead, dans les chantiers de M. Laird, sous les noms bizarres et trompeurs de El Toussun et El Monassir. Cet acte de fermeté honore assurément le cabinet anglais ; mais il fut provoqué par les efforts de quelques hommes d’état et de plusieurs publicistes qui, s’inspirant de sentimens élevés, ou se plaçant au-dessus des passions du moment pour envisager les intérêts permanens et lointains de leur pays, rappelèrent au gouvernement les devoirs de la neutralité chaque fois qu’il paraissait prêt à s’en écarter. Parmi eux, on doit citer dans le parlement M. Bright, M. Cobden, dont les noms sont assez connus ; M. Forster, un jeune membre du parti radical, dont on s’accorde de tous côtés à reconnaître le talent et la précoce maturité ; en dehors du parlement, M. John Stuart Mill, dont l’opinion solitaire est déjà une puissance, tant est grand le respect qui s’attache à sa personne ; M. Cairnes, dont nous avons déjà eu l’occasion de signaler dans la Revue un livre remarquable sur l’esclavage américain ; M. Goldwin Smith, un jeune professeur d’Oxford ; M. Tom Hughes, l’auteur populaire de Tom Brown Schooldays, M. Edouard Dicey, qui a parcouru les États-Unis pendant la guerre et raconté son voyage dans un livre aussi agréable qu’instructif intitulé Six mois dans les états fédéraux. Si l’on ajoute à tous ces noms celui d’Historicus, devenu célèbre en peu de temps, ce n’est pas que l’écrivain désigné par ce pseudonyme s’inspire, comme ces hommes politiques et ces publicistes, d’une sympathie chaleureuse pour la cause des États-Unis, pour les intérêts et l’avenir du gouvernement et des institutions démocratiques. Historicus n’a point des sentimens si cosmopolites ; il avoue loyalement que la cause du nord le laisse aussi indifférent que la cause du sud : Anglais, il songe avant tout à l’Angleterre, et c’est ce qui donne peut-être un intérêt tout particulier à ses lettres sur les droits des belligérans et des neutres.[1]

De l’autre côté de l’Atlantique, l’attitude et la conduite de l’Angleterre n’ont pas été l’objet de moins vives discussions. L’incident qui a provoqué les protestations les plus vives et les plus justes du peuple américain a été, l’on devait s’y attendre, la construction et l’armement des corsaires confédérés dans les ports anglais. Un avocat de Boston, M. Charles Loring, a écrit sur ce sujet une série de lettres qui, avec celles d’Historicus, nous paraissent avoir épuisé tous les argumens qu’il est possible d’invoquer dans l’examen des questions de droit international que soulève ce grave incident. Il faut naturellement y ajouter les longs débats des cours anglaises dans l’affaire de l’Alexandra.

On voit donc se produire aujourd’hui, sous l’influence des événemens dont l’Amérique est le théâtre, tout un ensemble de doctrines sur le droit des gens qui mérite l’attention la plus sérieuse. La France ne saurait rester spectatrice indifférente des discussions engagées entre l’Angleterre et les États-Unis : il lui importe de savoir où l’Angleterre compte désormais tracer la ligne qui sépare les droits des neutres des droits des belligérans. Durant la longue période d’apaisement qui suivit la chute du premier empire, les esprits perdirent peu à peu de vue les problèmes internationaux que la force avait momentanément résolus ; mais la diplomatie française ne les oublia jamais, et au lendemain de la guerre de Crimée elle obtint de notre alliée d’importantes concessions en faveur du commerce des neutres. Pourtant son ouvrage, qui ne semblait être alors qu’une sorte de hors-d’œuvre spéculatif, n’a pas encore été mis à l’épreuve, et si jamais il s’y trouvait mis, qui sait si nous subirions l’expérience en qualité de neutres ou de belligérans ? Notre pays possède aujourd’hui une assez belle marine, et l’avenir de l’Europe est assez incertain, pour que les privilèges de la neutralité ne soient point l’objet exclusif de nos préoccupations. Nous nous flattons volontiers d’avoir toujours représenté et défendu la liberté des mers. Cette illusion a sa racine dans le souvenir des luttes soutenues au siècle dernier contre l’Angleterre au nom des principes de la neutralité armée ; mais, si l’on remonte à une époque plus lointaine, on voit la France maintenir et exercer pendant plus d’un siècle les droits des belligérans dans leur inflexible rigueur. En 1681, à l’époque où Louis XIV se croyait devenu le maître de la mer, quand sa marine comptait cent vaisseaux de ligne et sept cents vaisseaux de guerre, il proclamait ce principe : « Tous navires qui se trouveront chargés d’effets appartenant à nos ennemis, et les marchandises de nos sujets et alliés qui se trouveront dans un navire ennemi, seront pareillement de bonne prise. » Pendant la guerre de la succession d’Espagne, la marine française confisqua toute production du sol ou de l’industrie de l’ennemi, quel qu’en fût le propriétaire. Les droits des neutres reçurent une importante consécration dans le traité d’Utrecht, que beaucoup de publicistes ont considéré comme la base du droit des gens modernes ; mais la France n’était guère en mesure de dicter ses conditions à Utrecht, et ne saurait revendiquer pour elle-même tout le mérite d’une œuvre où l’Angleterre obtenait les plus grandes satisfactions. Pendant les soixante et quelques années qui s’écoulèrent depuis la signature du traité d’Utrecht jusqu’au traité de la neutralité armée, la France ne fit reconnaître dans aucune convention le principe de la liberté du commerce neutre. En 1716, c’est-à-dire trois ans après la paix d’Utrecht, elle déclarait, dans un traité de commerce fait avec les villes anséatiques, que « les marchandises trouvées sur les vaisseaux de ces villes et appartenant aux ennemis du roi seraient confisquées. » L’ordonnance de Louis XV, du 21 octobre 1774, déclare de bonne prise les marchandises ennemies saisies sur des navires neutres, ainsi que toutes les productions du sol et de l’industrie ennemis, à l’exception de celles que couvrirait le pavillon hollandais ou danois.

C’est en 1780 seulement que changea le langage de la France, et depuis cette époque il a peu varié, bien qu’il ait été souvent en contradiction avec ses actes. C’est à la philosophie du XVIIIe siècle que revient l’honneur d’avoir popularisé dans notre pays des doctrines qui tendent à adoucir et à circonscrire les horreurs de la guerre maritime. L’âme de la France s’ouvrit alors à toutes les pensées généreuses : Louis XVI proclama les principes de la liberté des mers ; mais ces solennelles déclarations ne servirent point de règle au gouvernement républicain, qui, par la convention du 9 mai 1793, condamna les vaisseaux neutres à la saisie. Le directoire ne mit aucun frein aux entreprises des corsaires, viola le traité conclu par Louis XVI avec le Danemark, et alla, dans la loi du 18 janvier 1798, jusqu’à déclarer que la qualité des navires comme neutres ou ennemis ne serait désormais déterminée que par la provenance des cargaisons, et que tout bâtiment chargé de marchandises anglaises serait de bonne prise. En 1796, la France défendit aux neutres non-seulement de transporter, mais d’exporter de la contrebande de guerre, doctrine contre laquelle les États-Unis s’empressèrent de protester, et qui faillit nous mettre aux prises avec une république que nous étions pourtant si intéressés à ménager. Cet état de choses dura jusqu’au 18 brumaire. Le premier consul, préoccupé de rétablir de bons rapports avec les neutres, déclara que la république française revenait aux principes de 1780, et confia la présidence du conseil des prises à Portalis, dont la modération égalait la fermeté et l’intelligence ; mais est-il nécessaire de rappeler ce qui suivit ? Aux pratiques du consulat succédèrent les pratiques arbitraires de l’empire, et le grand principe de la liberté des mers servit à couvrir cet ensemble d’actes dictatoriaux et vexatoires qui aboutit enfin au fameux blocus continental. Si le règne de. Louis XVI et le consulat sont les seuls points lumineux de notre politique maritime, il est cependant permis de remarquer que les écrivains anglais, tels qu’Historicus, manquent peut-être de générosité, quand ils nous représentent mesurant l’intérêt que nous portons à la cause des neutres à l’état de force ou de faiblesse de notre marine. Est-ce au lendemain des plus grandes victoires navales de l’Angleterre que son code maritime a été le moins oppressif ? et n’est-il pas naturel qu’une nation soit plus chatouilleuse sur le droit des neutres lorsqu’elle est moins bien préparée à la guerre maritime, et d’autant plus préoccupée des droits des belligérans qu’elle a plus de confiance dans la force de ses vaisseaux ? Mais les devoirs internationaux demandent à ceux qui veulent les accomplir quelques sacrifices : ce n’est pas sur des intérêts étroits et changeans qu’ils doivent être fondés, c’est sur le sentiment supérieur de l’équité et sur la notion sévère du droit. Les droits des neutres et ceux des belligérans se limitent mutuellement et se définissent les uns par les autres. La ligne de démarcation n’est point, il est vrai, facile à tracer : elle varie d’âge en âge. Plus les sociétés sont policées et humaines, plus le droit des gens est favorable aux neutres, car la guerre devient l’exception au lieu d’être la règle : les belligérans sont en minorité par rapport à la masse des neutres, et n’ont pas le droit de leur opposer des contraintes oppressives. Si une guerre est déclarée, il faut qu’elle puisse être conduite de telle façon que les neutres ne soient point forcément entraînés dans les accidens de la lutte. Il faut donc qu’ils évitent de s’exposer à la juste colère d’un des combattans et se gardent de tout acte qui aurait un caractère d’hostilité. Si les neutres n’avaient aucun devoir bien défini, toute guerre particulière menacerait de devenir générale.

Les obligations qu’impose la neutralité peuvent se ramener à deux points : d’abord les neutres doivent s’interdire toute participation aux hostilités ; en second lieu, leurs rapports avec les belligérans doivent s’assujettir aux règles d’une parfaite et loyale impartialité. Ces deux maximes renferment toute l’essence du droit international ; mais, dans la pratique, on a toujours senti le besoin d’en régler les applications, soit par des traités qui engagent les nations entre elles, soit par des actes municipaux qui lient les citoyens d’un pays vis-à-vis du souverain. Enfin, on s’est habitué à ranger parmi les autorités qui composent le droit des gens d’abord certains ouvrages spéciaux que le temps ou une haute valeur a consacrés, puis les décisions des cours des prises, envisagées comme des cours internationales, chargées de veiller à certains intérêts généraux et de résoudre les questions litigieuses soulevées par le conflit des neutres et des belligérans. Ces autorités diverses ne sauraient avoir une valeur absolue, générale et invariable. Les traités par exemple ne lient évidemment que ceux qui les ont signés : le traité de Paris de 1854 n’impose aucune obligation aux États-Unis, parce qu’à l’époque où il fut signé le gouvernement fédéral refusa d’y souscrire. Les traités, d’ailleurs, n’ont rien de fixe et de constant : on y trouve l’application des principes les plus opposés, et la guerre les déchire d’ordinaire au moment même où surgissent les difficultés en vue desquelles les stipulations étaient établies. Dira-t-on qu’il faille de préférence chercher les règles du droit des gens dans les décisions des cours des prises ? L’auteur des lettres publiées sous le nom d’Historicus incline assez visiblement vers cette opinion. Il met comme une auréole au front de ceux qui ont exercé cette redoutable magistrature ; ce ne sont plus pour lui des Anglais ou des Américains, ce sont des représentans de la justice universelle. Pourtant il est bien évident que, si haute que soit l’autorité d’un juge, ses arrêts ne peuvent perpétuellement lier ses successeurs.

Le droit des gens est donc toujours en voie de création : ce sont ces variations, ces incertitudes qui rendent si difficile la solution des litiges internationaux. S’il y a pourtant dans le monde deux puissances auxquelles il semble devoir être plus facile qu’à toutes les autres de régler les contestations qui peuvent surgir de la violation du droit des gens, ces deux puissances sont l’Angleterre et les États-Unis. Les autorités diverses dont l’ensemble constitue la loi internationale sont les mêmes pour l’une et l’autre de ces deux familles de la race anglo-saxonne. Parmi ces autorités, il en est plus d’une que la France par exemple ou toute autre nation pourrait être disposée à récuser ; mais la Grande-Bretagne et la république américaine, obéissant, en matière de droit, aux mêmes traditions, ont été plus souvent en désaccord sur l’application des principes que sur les principes eux-mêmes. Dans toutes les questions capitales du droit maritime, la doctrine des jurisconsultes américains ne diffère pas essentiellement de celle des légistes anglais. Les juristes américains s’inclinent devant l’Anglais lord Stowell comme devant une de leurs propres autorités. « Il est à peine, dit le chancelier américain Kent,[2] une seule décision des cours des prises anglaises de Westminster, sur quelque question générale de droit public, qui n’ait pas reçu l’approbation expresse et la sanction de nos cours nationales… Les décisions de la haute cour de l’amirauté anglaise, particulièrement depuis l’année 1708, ont été consultées et uniformément respectées par la cour suprême des États-Unis comme des commentaires éclairés de la loi internationale, comme fournissant une grande variété de précédens instructifs pour l’application de cette loi. Elles se recommandent aussi en ce qu’elles sont remarquables par leur sagacité, leur science, autant que par la beauté sévère et classique du style. » En revanche, Historicus, le publiciste anglais, ne se lasse point d’exprimer l’admiration, le respect que lui inspirent les grands légistes américains qui ont écrit sur le droit international, Wheaton, Story et Kent. « Sur toutes les questions cardinales et maîtresses, écrit-il, qui se rattachent aux droits des belli gérans, les doctrines américaine et anglaise sont et ont toujours été en parfaite harmonie. » Historicus s’est donné beaucoup de peine pour démontrer cet accord, notamment dans les nombreuses et souvent très délicates questions qui se rattachent à l’exercice du droit de visite. Les décisions des cours des prises qui siègent depuis la guerre civile aux États-Unis fournissent des argumens nouveaux à l’appui de cette thèse, et le 18 mai 1863 lord John Russell déclarait à la chambre des lords que jusqu’ici les conseillers légaux de la couronne d’Angleterre n’avaient aucune plainte à élever contre les décisions des cours américaines. « Nous n’avons pas, ajoutait-il, le droit de dire que les juges américains aient dégénéré de ceux qui ont toujours été cités avec respect et souvent avec admiration par tous ceux qui ont écrit sur le droit international, tant en Europe qu’en Amérique. »

Non-seulement les États-Unis et l’Angleterre reconnaissent les mêmes autorités en matière de droit international, mais ils possèdent encore le même code de neutralité. Chacune de ces puissances a défini de la même manière les devoirs de la neutralité et les a imposés à ses sujets dans une loi qui porte dans l’un comme dans l’autre pays le nom de foreign enlistment act. Les stipulations verbeuses de ces lois sont si précises qu’il semble impossible de les éluder, et l’histoire nous montre en effet qu’elles ont toujours été efficaces quand les gouvernemens ont consenti à s’en servir. Il n’est pas sans intérêt de rappeler l’origine même du foreign enlistment act américain. Après la guerre de l’indépendance, le gouvernement américain se trouvait en face de deux belligérans, dont l’un était son ennemi, l’autre son protecteur et son allié de la veille : cette période fut pour la neutralité américaine ce que M. Loring appelle un experimentum crucis. Malgré les pressantes démarches de Genêt, l’envoyé de la convention, malgré les murmures et les colères du parti anti-fédéraliste, Washington fit défense d’armer des corsaires dans les ports américains contre le commerce anglais. Hamilton, alors secrétaire de la trésorerie, fit surveiller tous les ports et ordonna aux gouverneurs d’arrêter tous les corsaires : plusieurs navires furent saisis au moment de prendre la mer, toutes les prises furent restituées aux propriétaires, et le gouvernement américain accepta vis-à-vis de l’Angleterre la responsabilité de toutes les captures faites par des corsaires sortis de ses ports.

En recourant à ces rigoureuses mesures, Washington n’obéissait qu’aux obligations générales du droit des gens ; mais en 1794 le congrès, pour rendre les violations de la neutralité plus difficiles, fit une loi spéciale qui en fixait toutes les conditions et qui punissait tous ceux qui, de quelque manière que ce fût, y portaient atteinte. Cette loi, il importe de le rappeler aujourd’hui, fut rendue à la demande du gouvernement anglais, et les États-Unis firent en même temps avec la Grande-Bretagne un traité où l’on promettait une indemnité aux propriétaires anglais pour tous les vaisseaux capturés par des corsaires armés dans les ports de la république. L’acte de 1794 fut révisé en 1818 et rendu encore plus rigoureux à l’occasion de la guerre qui avait éclaté entre l’Espagne et ses colonies américaines. En 1819, le gouvernement anglais, à l’exemple des États-Unis, fit son acte de neutralité (statut 59 de George III), qui est encore aujourd’hui en vigueur et qui est en tout conforme à l’acte américain.

Puissance commerciale et pacifique, placée en dehors des agitations de la politique européenne, la république américaine avait le droit de se considérer comme particulièrement vouée à la neutralité, et il faut lui rendre cette justice qu’elle en exerça les devoirs avec une scrupuleuse fidélité. En 1817, les colonies de l’Espagne se soulevèrent contre leur métropole. La proximité des scènes du conflit, le sympathie éveillée par les efforts des insurgés, tout semblait inviter les Américains du nord à prendre une part au moins indirecte dans les hostilités. Des corsaires s’armèrent dans les ports américains ; malgré tous les efforts du gouvernement, quelques-uns échappèrent. Quand les États-Unis et l’Espagne réglèrent leurs contestations mutuelles par le traité de 1819, la république américaine ne chercha point à nier qu’elle dût une indemnité à l’Espagne pour les prises faites par les navires sortis de ses ports, et elle fit plusieurs concessions à cette puissance pour obtenir sa renonciation à cette indemnité. En 1838, le gouvernement de Washington donna les ordres les plus sévères pour empêcher les Américains de prendre part aux mouvemens insurrectionnels dans le Canada, et Webster, dans une lettre officielle, écrivait alors : « Le président me charge de vous mander que sa résolution est de réclamer une punition exemplaire pour tous ceux qui violeraient la paix publique et les lois de leur pays. »

Lorsqu’éclata la guerre de Crimée, le ministre anglais à Washington communiqua au cabinet américain une dépêche où il exposait les principes des gouvernemens alliés sur la matière. « Ces gouvernemens, disait-il, avaient la confiance que les gouvernemens des pays qui resteraient neutres pendant la guerre feraient tous leurs efforts pour faire comprendre à leurs sujets la nécessité d’observer la plus stricte neutralité, et que le gouvernement des États-Unis donnerait des ordres pour empêcher que des corsaires sous pavillon russe ne fussent équipés ou fournis de vivres dans les ports des États-Unis, etc. » Quelques mois après, la barque Maury, de New-York, se préparait à prendre la mer pour aller en Chine ; le consul anglais, soupçonnant qu’elle emportait un armement et allait se mettre au service de la Russie, communiqua ses craintes au ministre anglais à Washington, et bien que ces soupçons fussent fondés sur les indices les plus vagues, le vaisseau fut immédiatement saisi sur la dénonciation du ministre d’Angleterre par les agens des États-Unis et retenu jusqu’à ce que le consul anglais eût acquis la preuve que la barque Maury ne cachait point de canons à son bord et n’avait point une destination illicite. L’incident n’eut pas de suite, mais il n’en reste pas moins que l’Angleterre avait demandé l’application d’une loi des États-Unis contre un navire marchand, non armé en guerre, sur la simple supposition qu’il recelait quelques canons dans son chargement.

Si le pouvoir exécutif aux États-Unis s’est toujours montré prêt à faire exécuter strictement la loi, le pouvoir judiciaire a eu plusieurs fois occasion de l’interpréter dans des cas fort difficiles, et son interprétation n’a jamais été de nature à relâcher les liens de la neutralité. Il importe surtout de rappeler les décisions des cours américaines dans des affaires plus ou moins analogues à celle de l’Alexandra et des corsaires confédérés construits à Liverpool. Le foreign enlistment act) en Angleterre comme en Amérique, renferme une section minutieusement conçue (section 7 dans l’acte anglais, section 3 dans le statut américain), où le législateur n’a reculé devant aucune répétition, devant aucune superfétation de mots, afin de laisser moins de place à l’équivoque et de mieux rendre sa pensée. Il faut fermer les yeux à l’évidence pour ne point voir que la seule intention de fournir aux belligérans un vaisseau de guerre est déjà réputée coupable. Tous ceux qui ont connu cette intention, constructeurs, vendeurs ou acheteurs successifs du navire, intermédiaires qui le font passer des mains du constructeur à celles des belligérans, tombent également sous le coup de la loi. Dès que cette intention existe, la construction ou la vente d’un navire cesse d’être une opération licite. C’est dans cet esprit que les cours américaines ont toujours interprété la loi : elles n’ont jamais interdit aux citoyens américains de construire ou de vendre des navires quand ces ventes n’étaient qu’une simple opération commerciale ; mais quand à une opération financière se mêlait une pensée hostile à quelque belligérant, quand le vendeur fournissait sciemment une arme, fût-elle encore incomplète, contre une puissance amie des États-Unis, les juges américains n’ont jamais hésité à appliquer strictement la loi et à faire passer l’honneur et la sécurité de leur pays avant quelques intérêts particuliers. Trois procès, célèbres dans ses annales du droit maritime, nous fourniront la preuve de ce que j’avance, les procès du Gran Para, du Bolivar et de la Santissima Trinidad.

Le Gran Para fut lancé à Baltimore ; les constructeurs le destinaient à faire la course pour l’une des républiques de l’Amérique du Sud. Le vaisseau fut vendu à un nommé Daniels, qui recruta un équipage de cinquante hommes et prit à bord des munitions de guerre. Il annonça son départ pour Ténériffe, mais se rendit directement à Buenos-Ayres, où il licencia son équipage. Ayant obtenu à Buenos-Ayres une lettre de marque pour faire la course contre le commerce espagnol, il recruta un nouvel équipage, où il fit rentrer presque tous les matelots qu’il avait licenciés. Le lendemain de son départ, il renvoya la lettre de marque brésilienne, produisit une commission du chef de la République-Orientale, et commença à faire la course contre la marine portugaise. Le gouvernement portugais demanda au gouvernement des États-Unis une compensation pour les importantes captures faites par le Gran Para, et soutint que ces captures étaient illégales. On allégua dans le procès que le Gran Para n’était pas un corsaire au moment de quitter Baltimore, que ce navire n’avait pris ce caractère qu’au moment où il arriva dans le fleuve de la Plata et y reçut une lettre de marque. Le chief-justice Marshall, après avoir exposé les argumens de la défense, ajoutait : « Si ces argumens pouvaient être admis dans un cas semblable, les lois qui protègent notre neutralité seraient complètement éludées. Les vaisseaux construits dans nos ports pour des opérations militaires n’auraient qu’à se rendre dans un port des belligérans, et là, après avoir obtenu une commission, les capitaines n’auraient qu’à jouer la comédie de licencier et de réengager leurs équipages pour que leurs navires devinssent des croiseurs légitimes, purifiés de toutes les souillures qu’ils auraient contractées dans le lieu où ils ont pourtant acquis leur force réelle et leur capacité pour causer un dommage. Ce serait là une neutralité frauduleuse, honteuse pour notre propre gouvernement, et dont aucune nation ne serait la dupe. Il est donc clair que l’Irrésistible (c’était le nom primitif du Gran Para) a été armé et équipé à Baltimore en violation des lois et des obligations des États-Unis comme puissance neutre. »

La seconde affaire à laquelle il faut arriver est celle du Bolivar. Ce navire était un bateau pilote de Baltimore ; il fut acheté par un certain Armstrong, qui changea les mâts et la voilure, et perça une ouverture pour un canon. Le Bolivar se rendit à Saint-Thomas, emportant un affût, une caisse de mousquets et quelques barils de poudre. Dans cette île, le vaisseau compléta son équipement et se mit à faire la course avec une lettre de marque du gouvernement de Buenos-Ayres, achetée à Washington par Armstrong, pour une somme de 800 dollars. Le Bolivar captura plusieurs navires, portugais, espagnols et brésiliens. Un procès fut commencé contre un coacheteur, Quincey, qui avait acquis le vaisseau à Baltimore d’accord avec Armstrong. Ses avocats prétendaient que, le Bolivar n’étant ni armé, ni prêt aux hostilités au moment de quitter Baltimore, Quincey devait être acquitté ; mais la cour suprême des États-Unis, appelée à définir les points dont la décision devait être livrée au jury, rendit un jugement où il fut expliqué très clairement que l’intention bien arrêtée d’employer le Bolivar comme un corsaire, lors même qu’il ne pouvait l’être qu’après avoir complété son armement dans les Antilles, était une violation de l’acte de neutralité.

Dans ces deux arrêts du Gran Para et du Bolivar, les juges américains distinguent toujours avec soin ce qu’Historicus appelle brièvement l’animus vendendi et l’animus belligerendi. L’intention belligérante est coupable, mais l’intention de vendre est, à leurs yeux, innocente. C’est ce qui ressort encore clairement du jugement rendu dans l’affaire de la Santissima Trinidad, jugement qu’on a pourtant quelquefois opposé aux précédens, et que les ennemis des États-Unis ont tenté d’exploiter en Angleterre pour empêcher la saisie des corsaires confédérés. Après la guerre de 1812 entre les États-Unis et l’Angleterre, un des corsaires construits à Baltimore et employés pendant la durée des hostilités fut vendu par ses propriétaires et envoyé au Brésil. Les nouveaux propriétaires n’étaient entrés dans aucun arrangement préliminaire, soit avec le gouvernement du Brésil, alors en guerre avec l’Espagne, soit avec des Brésiliens. La Santissima Trinidad fut achetée au Brésil par des particuliers, y reçut une commission comme vaisseau de guerre régulier, et alla croiser sur les côtes de l’Espagne. Elle retourna ensuite à Baltimore, où elle enrôla trente hommes de plus dans son équipage, et revint croiser dans l’Atlantique. C’est alors qu’ayant fait une prise, elle l’amena à Norfolk, où le consul espagnol la réclama au nom des propriétaires. La cour ordonna la restitution de la prise, par la raison que l’enrôlement de matelots à Baltimore était « une violation du droit des gens aussi bien que des lois municipales américaines. » Tout en restituant la prise, la cour n’admit point le motif tiré du fait que la Santissima Trinidad avait été primitivement équipée dans un port américain.

La première fois que ce vaisseau sortit de Baltimore, il cherchait seulement un marché pour y être vendu, et la cour ne jugea pas qu’il y eût connexité entre cette première opération commerciale et les opérations de guerre qui suivirent. Le jugement rendu en 1822 dans cette affaire délicate prouve donc que, dans la doctrine américaine, il est permis de construire et d’armer un navire, fût-ce même un navire de guerre, et de l’envoyer dans tous les ports, même dans les ports d’un belligérant, pour l’y vendre soit à des particuliers, soit à un gouvernement. Il est bien entendu qu’un tel navire est essentiellement de la contrebande de guerre, et par conséquent court risque d’être saisi avant d’arriver à destination par les croiseurs belligérans ; mais dès que la destination d’un tel navire n’a rien d’incertain ni d’aléatoire, dès que la résolution a été prise de l’employer comme instrument de guerre et de ne le céder qu’à un dernier acheteur qui lui donne cet emploi, ce n’est plus seulement le belligérant qui a le droit de le confisquer, la puissance dont ces intentions hostiles mettent la neutralité en péril a elle-même le droit de retenir ce vaisseau dans ses ports, ou, s’il en sort, de nier la validité de ses captures. M. Cairnes, adoptant la distinction faite entre ce que les cours américaines appellent l’aventure commerciale et l’opération belligérante (ou de guerre), fait toutefois remarquer que, dans la pratique, ces deux élémens se mêlent en proportions variables, de telle façon qu’il devient souvent difficile de décider lequel des deux donne au fait de la vente d’un navire son caractère principal. Il nous paraît néanmoins que le devoir d’une cour internationale n’est pas de comparer, de mesurer ces deux élémens : l’intention hostile, quelque importance qu’ait eue d’ailleurs, la transaction commerciale, rejette toujours cette dernière au second plan. Tout ce qui peut être considéré comme une première tentative de violation de la neutralité a une telle gravité que le juge ne doit plus s’occuper d’autre chose.

On a vu de quelle manière le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire aux États-Unis ont compris et rempli les devoirs de la neutralité. Le gouvernement s’est montré l’exécuteur fidèle et souvent sévère du foreign enlistment act, la cour suprême l’a interprété dans le sens littéral et rigoureux, et n’a jamais cherché à fournir aux citoyens des États-Unis les bénéfices de cette neutralité frauduleuse que flétrissait Marshall. Il faut rechercher cependant de quelle manière a été appliqué en Angleterre le foreign enlistment act, copié presque mot pour mot sur le statut américain. Pour retrouver la première application de cet acte, on doit remonter à 1828. À cette époque et pendant la lutte ouverte entre dona Maria, recon-nuejpar le gouvernement anglais, et dom Miguel, des réfugiés portugais s’embarquèrent à Plymouth, annoncèrent leur départ pour le Brésil, mais partirent en réalité pour Terceire, demeurée fidèle à la reine. Aussitôt que lord Wellington, alors ministre, apprit le départ de cette expédition, il envoya une escadre à sa poursuite. On joignit les transports près de Terceire, et le débarquement fut empêché. Dans le parlement, le ministère fut violemment attaqué par l’opposition ; mais il déclara que « l’expédition avait frauduleusement échappé à la juridiction anglaise et quitté l’Angleterre en violation du foreign enlistment act, que par conséquent le gouvernement avait le droit de poursuivre et de saisir les vaisseaux même hors de sa juridiction. » La majorité donna raison au ministère.

Lorsque éclata, il y a trois.ans, la guerre civile aux États-Unis, l’Angleterre se hâta de reconnaître les rebelles comme des belligérans. En leur accordant cette faveur sans nécessité immédiate, elle ne pouvait se dissimuler qu’elle offenserait les États-Unis et donnerait un encouragement indirect à ceux qui se préparaient à profiter de la guerre pour courir sus aux vaisseaux de la marine marchande américaine, car les confédérés une fois reconnus comme belligérant, eux qui n’eussent été que des pirates devenaient désormais des corsaires qui trouvaient des ports, des approvisionnemens, obtenaient une protection pour leurs biens et leurs personnes. La France à cette époque, en ce qui concerne les États-Unis, avait lié intimement son action diplomatique à celle de l’Angleterre. Un des résultats de cette entente fut de rendre impossible l’accession de la nouvelle administration de Washington au traité de Paris. On se rappelle que l’administration de M. Buchanan avait refusé de signer la déclaration en quatre articles de ce traité, si l’on n’y en ajoutait un cinquième, exemptant la propriété privée de toute confiscation sur mer. Aussitôt que M. Seward arriva à Washington pour y prendre la secrétairerie d’état, il envoya des instructions tant à Paris qu’à Londres pour offrir l’adhésion du gouvernement américain au traité de Paris. Cette adhésion était-elle un acte parfaitement désintéressé ? Sans doute, en offrant aux deux grandes cours européennes de souscrire au traité de Paris, M. Seward se flattait d’empêcher ainsi la reconnaissance des confédérés et se promettait le bénéfice momentané de l’article de ce traité qui abolit la course ; mais ne privait-il point aussi son pays des avantages incalculables que la course lui assurait dans le cas d’une guerre avec l’Angleterre ou avec toute autre puissance commerçante ? Cela est si vrai qu’à la première nouvelle des négociations ouvertes à Londres et à Paris la presse américaine se montra très émue, et conjura M. Seward de ne point abandonner le droit à la course, seule protection d’une puissance maritime qui ne veut point entretenir une forte marine de guerre permanente. Les propositions de M. Seward furent accueillies froidement à Londres et à Paris. En vain renonça-t-il à l’article additionnel où, comme M. Marcy, il proposait d’exempter de confiscation toute propriété privée ; il dut enfin rompre les négociations, parce que la France et l’Angleterre « n’entendaient prendre aucun engagement de nature à les impliquer directement ou indirectement dans le conflit intérieur existant aux États-Unis. » Qu’y avait-il derrière ces vagues réserves ? La crainte d’avoir à considérer comme pirates les corsaires confédérés. M. Seward n’ignorait pas cette préoccupation lorsqu’il écrivait le 21 mai 1861 à M. Adams : « Vous êtes déjà autorisé à proposer à la Grande-Bretagne notre adhésion à la déclaration du traité de Paris. Si elle s’y refuse, ce ne peut être évidemment que dans le désir de devenir le soutien de corsaires qui tendent à notre ruine. » Du reste, les représentans de la France et de l’Angleterre ne déguisaient point cette inquiétude. M. Thouvenel écrivait le 9 septembre 1861 à M. Mercier : « Si les États-Unis avaient adhéré avant la crise actuelle à la déclaration du congrès de Paris,… le cabinet de Washington s’en fût, sans nul doute prévalu pour contester aujourd’hui aux états du sud le droit d’armer des corsaires… Il importait évidemment de prémunir le cabinet de Washington contre la conviction où il pouvait être que le traité projeté nous obligeât aussi à considérer désormais comme des pirates les corsaires du sud. » Lord Russell tenait le même langage à M. Adams le 28 août 1861 : « Il arriverait, par suite de la position prise par les États-Unis, que les corsaires du sud pourraient être traités en pirates. »

Ces paroles ne s’inspiraient que d’un sentiment d’humanité, car dès le 23 mai 1861 M. Thouvenel promettait à M. Dayton « qu’aucun corsaire ne serait équipé dans les ports français, » et malgré les tentatives des agens confédérés, qui à diverses reprises ont ému l’opinion publique, cette parole a été fidèlement tenue. Il n’entrait pas plus dans la pensée de lord Russell que dans celle de M. Thouvenel de donner, par la reconnaissance des confédérés comme belligérans, et par les exigences qui empêchèrent M. Seward de souscrire au traité de Paris, un encouragement à des entreprises fatales au commerce américain ; mais, bien qu’il fût armé d’une loi spéciale contre de telles entreprises, le gouvernement anglais se montra longtemps impuissant à les réprimer.

C’est au mois de mai 1861 que l’Angleterre reconnut les insurgés comme des belligérans, et bientôt l’on vit sortir des ports anglais des corsaires confédérés. Le premier fut le Florida ; son histoire est assez obscure, parce qu’à ce moment les agens du gouvernement confédéré en Angleterre s’entouraient encore de mystère. Le Florida fut bâti à Liverpool, percé pour six canons, et entièrement "équipé comme un vaisseau de guerre, sous le nom d’Oreto. Il demeura quelque temps dans ce port, où sa destination était parfaitement connue : le ministre américain l’ayant signalé à lord Russell, une enquête fut ordonnée ; mais elle fut conduite de telle façon qu’elle n’amena aucun résultat. L’Oreto prit des lettres de bord pour Palerme et la Jamaïque, enrôla un équipage de cinquante-deux hommes, mais se porta directement vers Nassau, le port colonial anglais des Bahamas qui est devenu-le centre de tout ? le commerce de contrebande. On ignore si le Florida prit son armement et sa cargaison dans les eaux anglaises avant d’arriver à Nassau, ou s’il les reçut dans ce port. Il y fut momentanément arrêté, puis relâché par les autorités coloniales. Il partit bientôt avec son armement et sa cargaison pour Mobile, où il réussit à entrer. C’est du reste le seul parmi les corsaires sortis des ports anglais qui ait pris la peine de se rendre dans un port du sud et dans des eaux confédérées avant de faire la course au nom du gouvernement de Richmond.

Le Georgia (nommé d’abord Japan) et l’Alabama, construits tous deux en Angleterre, commencèrent leurs déprédations sans avoir été prendre leurs commissions, leur armement et leur équipage dans un port du sud, et, suivant l’expression de M. Loring, ils ont toujours conservé avec l’Angleterre une sorte de connexion ombilicale, car c’est des ports anglais qu’on leur a longtemps expédié des munitions de guerre et du charbon, aussi régulièrement que l’a permis leur carrière aventureuse. Le second de ces navires A acquis une triste et redoutable célébrité. C’était un magnifique steamer, muni d’une puissante machine qui lui a permis d’échapper pendant deux ans à toutes les poursuites. Construit à Liverpool, dans les ateliers de M. Laird, sous la direction des agens confédérés, il y devint bientôt l’objet de la surveillance du consul américain. Le 23 juin 1862, M. Adams, ministre des États-Unis à Londres, écrivait à lord Russell pour l’informer que l’Oreto (le Florida) était rendu à Nassau, et pour lui annoncer qu’un autre et plus formidable corsaire allait prendre la mer à Liverpool. Le 25 juin, lord Russell ouvrit une enquête, et on l’informa que les constructeurs « ne paraissaient disposés à répondre à aucune question relative à la future destination de ce bâtiment. » Il refusa en conséquence de s’occuper de l’affaire avant d’avoir reçu des preuves de la violation du foreign enlistment art. M. Adams avait déjà fourni des lettres des agens confédérés interceptées par les croiseurs fédéraux et. relatives au nouveau navire ; il y ajouta une série de dépositions faites sous serment à Liverpool. Cet ensemble de preuves fut livré à l’examen des conseillers légaux de la couronne le 24 juillet, et cinq jours après ordre fut envoyé à Liverpool d’arrêter l’Alabama au nom du gouvernement. Dans l’intervalle, le corsaire, profitant de ces lenteurs et de ces tergiversations, avait réussi à sortir du port sans être aperçu. Lord Russell, pour donner une demi-satisfaction à M. Adams, déclara qu’il enverrait à Nassau l’ordre de saisir l’Alabama, mais le corsaire ne s’y est jamais présenté, bien qu’il ait croisé pendant plusieurs mois dans les Antilles, où il a pu impunément se réparer dans le port anglais de Kingston. Parti de Liverpool le 29 juillet 1862, sous le commandement d’un capitaine de la marine de réserve anglaise, l’Alabama ajouta cinquante hommes à son équipage à Point-Lynass, puis se rendit à Terceire, dans les Açores. Il y fut rejoint par une barque nommée Agrippina, qui était sortie de la Tamise pour lui apporter la plupart de ses canons et de ses munitions. Les autorités portugaises voulurent empêcher le transbordement ; mais l’Alabama se donna comme un navire anglais occupé à retirer la cargaison de l’Agrippina, parce que cette barque était en danger de sombrer. Bientôt arriva de Liverpool un troisième navire, un steamer, le Bahama, qui amenait à l’Alabama son capitaine, cinquante hommes d’équipage, des canons, des affûts et des munitions de guerre. Le capitaine prit le commandement, hissa le pavillon confédéré, et lut à l’équipage, presque exclusivement composé de matelots anglais, la commission qu’il avait reçue de M. Davis. Nous avons sous les yeux un petit volume intitulé la Croisière de l’Alabama, renfermant le journal d’un des officiers qui ont été à son bord et qui l’ont quitté. On se sent pris de tristesse en lisant ces pages où reviennent avec une désespérante monotonie les visites de navires, les captures, les incendies. Rien ne rappelle dans ces notes sinistres les souvenirs demi-poétiques que la plupart des imaginations attachent encore au nom de corsaire. Point de combats aventureux contre un ennemi supérieur en nombre ! Nulle trace d’ardeur patriotique chez des équipages étrangers et mercenaires, parmi lesquels une discipline toute militaire fait seule régner l’ordre ! Dans tout le cours de ses croisières, l’Alabama n’a rencontré que deux navires de guerre du nord. La première fois, c’était le 11 janvier 1863, dans le golfe du Mexique, à peu de distance de Galveston. Le Hatteras, un steamer de 9 canons, commandé par le lieutenant Blake, se dirigeait vers ce port ; il faisait partie de la petite escadre chargée d’opérer sur les côtes du Texas. Aussitôt qu’on aperçut le Hatteras à bord de l’Alabama, tout fut disposé pour le combat. On attendit les premières ombres de la nuit, et le corsaire confédéré vint silencieusement passer auprès du vaisseau fédéral. On lui demanda son nom ; le capitaine Semmes répondit : « Le steamer de sa majesté britannique Petrel, » et au moment où le Hatteras se nommait lui-même, il lui lâcha toute sa bordée. La lutte ne dura que quelques instans : le steamer fédéral, surpris et écrasé par une artillerie supérieure, fut coulé et son équipage fait prisonnier.

Les côtes de France ont vu le deuxième et dernier combat de l’Alabama. Depuis quelque temps, on le disait parti pour les mers de l’Inde et de la Chine, et l’on pensait même qu’il irait épier dans les parages de la Californie les riches steamers chargés de l’or du Sacramento, quand soudain on le vit arriver dans les eaux françaises et entrer en rade à Cherbourg. Il fut suivi bientôt du Kearsage, bâtiment fédéral commandé par le capitaine Winslow, qui depuis longtemps s’acharnait inutilement à sa poursuite. Le capitaine Winslow n’entra point dans le port, il resta même en dehors des eaux territoriales, afin d’être maître de tous ses mouvemens et de poursuivre l’Alabama dès le moment de sa sortie ; mais cette fois le capitaine Semmes n’essaya point d’échapper à son adversaire, comme il avait fait naguère au cap de Bonne-Espérance. Trompé sans doute par de faux renseignemens sur la force et l’armement du Kearsage, il résolut de l’attaquer. Le 19 juin, par une belle matinée, l’Alabama mettait sous vapeur, et à dix heures quittait le mouillage avec la frégate française la Couronne, chargée par les autorités du port de l’escorter jusqu’en dehors des eaux françaises. À onze heures précises, l’Alabama rencontrait le Kearsage à 22 kilomètres environ de la côte, au nord-nord-ouest de Cherbourg. Les forces respectives des deux combattans semblaient à peu près égales. L’Alabama jaugeait 1,040 tonnes et portait douze canons. Les dix canons de batterie, tous passés à tribord pendant le combat, étaient d’un calibre de 30 environ. Le canon de l’avant était de 58, le canon de chasse à l’arrière de 100. Le Kearsage jauge 1,031 tonneaux et porte huit canons seulement, dont six canons de 32 et deux de 150 du modèle dit Dahlgren, à âme lisse. Arrivé à 1,600 mètres de son adversaire, l’Alabama se mit à tirer à boulets, le Kearsage répondit au bout de quelques minutes, et bientôt l’engagement devint actif. Les deux steamers, ayant passé tous leurs canons à tribord et obligés de se tenir à distance, commencèrent à décrire un grand cercle autour d’un centre commun, dont le diamètre était d’abord de 800 mètres, mais finit par se resserrer jusqu’à 200 mètres.

Bientôt on s’aperçut à bord de l’Alabama que les obus envoyés sur les parties médianes du Kearsage rebondissaient sans pénétrer. La machine du navire fédéral avait été mise à l’abri par un blindage improvisé, formé par des chaînes de fer et caché par une couverture en bois. Les projectiles firent voler cette mince couverture en éclats ; mais les anneaux mobiles des chaînes protégèrent efficacement les œuvres vives du Kearsage. L’Alabama ne tarda pas à recevoir un boulet dans sa machine, un autre boulet brisa l’hélice et creva l’arrière du navire, qui s’enfonça le nez en l’air. Enfin la dernière décharge du Kearsage, qui s’était graduellement rapproché à mesure que diminuait le feu de l’Alabama, atteignit ce navire près de la flottaison, et fit une énorme trouée. Dix minutes après, l’Alabama coulait. L’équipage, massé sur l’avant, se précipita à la mer et fut en partie recueilli par le Kearsage lui-même, en partie par un yacht anglais qui avait été témoin de tout le combat et qui reçut à son bord le capitaine Semmes. Le terrible duel n’avait guère duré plus d’une heure ; l’Alabama sombrait quelques minutes après midi, et à trois heures le Kearsage mouillait en rade de Cherbourg. Ses avaries étaient insignifiantes : deux boulets amortis par le blindage avaient laissé leur trace sur le travers de tribord en pleine machine, et deux autres boulets avaient atteint, sans la détruire, la mèche du gouvernail.

La fin tragique de l’Alabama ne doit point faire oublier le rôle que ce navire a joué pendant deux ans : les seuls trophées du capitaine Semmes ont été, jusqu’au combat de Cherbourg, les chronomètres et les dollars enlevés aux paisibles capitaines des navires marchands. Le dommage causé au commerce américain par l’Alabama pendant sa courte carrière est évalué à 80 millions de francs ; mais ce chiffre n’est qu’approximatif. D’ailleurs il ne suffit pas d’additionner la valeur de tant de beaux navires, de tant de riches cargaisons, il faut encore tenir compte de ce fait qu’un grand nombre d’armateurs américains ont été obligés de vendre leurs vaisseaux à vil prix, le plus souvent dans des ports anglais,[3] puis prendre en considération la hausse prodigieuse de l’assurance de la guerre et la perturbation générale causée dans tous les rapports commerciaux des États-Unis.

Ceux qui portent la responsabilité des affaires publiques en Angleterre ont toujours compris les dangers d’une situation faite pour exciter une si légitime irritation aux États-Unis. Les esprits politiques n’ont pu s’empêcher de faire un retour sur les intérêts de la Grande-Bretagne, et d’envisager avec une sorte d’effroi les avantages tout nouveaux que la vapeur assure aujourd’hui aux corsaires dans une guerre maritime. Une première satisfaction a été donnée au gouvernement américain par la saisie de l’Alexandra, qui avait été construit pour les confédérés à Liverpool, dans les chantiers de M. Miller. Cette saisie eut lieu le 5 avril 1863, et l’affaire fut portée au mois de novembre devant la cour de l’Échiquier, présidée par le lord chief baron. Il fut prouvé dans les débats que l’Alexandra était un navire de guerre, prêt à recevoir son armement, construit aux termes d’un marché fait avec des agens confédérés et pour le service de la marine confédérée. L’attorney-géné- ral, qui plaidait pour le gouvernement, soutint que la saisie était justifiée du moment que le navire était destiné à la marine confédérée. La cour posa au jury le dilemme suivant : « Si vous croyez que l’objet des défendeurs était d’équiper et d’armer le navire à Liverpool, l’acte de neutralité est violé ; mais si vous croyez que leur objet était seulement de bâtir un vaisseau pour obéir aux termes d’un contrat, sans s’occuper de ce qu’en feraient les acheteurs, alors l’acte n’a pas été violé. » Le jury admit cette dernière alternative, et les défendeurs furent acquittés. L’attorney-général fit immédiatement appel, et la meilleure preuve que le gouvernement n’adopta point la doctrine de la cour, c’est que plus tard il ordonna la saisie de deux nouveaux navires blindés construits à Liverpool pour les confédérés, bien qu’ils n’eussent pas encore reçu leur armement. En se reportant aux termes de l’acte de neutralité anglais, on s’assure en effet qu’il condamne toute participation non autorisée à la préparation d’un navire de guerre, dès que ce navire doit servir à des hostilités contre une puissance belligérante. On a beaucoup critiqué pendant le procès de l’Alexandra la rédaction de l’acte de neutralité, et l’un des avocats de la défense s’est vanté de faire passer facilement une flotte de guerre à travers les articles de cet acte ; le bon sens toutefois aurait de la peine à y passer avec elle. Si la doctrine de la cour de l’Échiquier était admise, si l’acte de neutralité ne pouvait frapper que les navires ayant complété leur armement à un canon et à un boulet près, s’il ne pouvait les arracher qu’aux mains de ceux qui de leur personne se prépareraient à faire acte de belligérans, cet acte serait absolument illusoire. Le législateur ne saurait assez se hâter de protéger la neutralité anglaise par une loi efficace. On s’attendait assez généralement à voir casser l’arrêt de la cour de l’Échiquier ; mais le procès de l’Alexandra vint bientôt échouer sur de pures questions de forme. La chambre des lords, consultée après la chambre de l’Échiquier, a décidé le 5 avril que les juges de la cour de l’Échiquier avaient laissé donner une forme vicieuse à l’appel de la couronne. Le lord-chancelier, en rendant son jugement, n’avait-il pas le droit de dire que cette bruyante affaire de l’Alexandra lui rappelait la montagne en travail accouchant d’une souris ? Le pays attendait une interprétation définitive et solennelle de la loi par les premières autorités judiciaires du royaume, on ne l’a occupé que de susceptibilités techniques. Malheureusement la décision de la chambre des lords rend toute sa force à l’arrêt primitif de la cour de l’Échiquier, arrêt qui mécontente presque tout le monde, et dont les moins clairvoyans aperçoivent aujourd’hui la dangereuse portée. Si le commerce des navires de guerre ne doit plus souffrir aucune entrave, si les belligérans peuvent trouver chez les neutres des arsenaux, des ports, qui pendant toute la durée de la guerre leur soient plus utiles que leurs propres arsenaux et leurs propres ports, puisqu’ils sont hors de l’atteinte de l’ennemi, si une nation sans marine, et dont toutes les côtes sont hermétiquement bloquées, peut improviser au loin une flotte et détruire le commerce de ses adversaires, si un navire peut acquérir une nationalité sans jamais entrer dans les eaux nationales, qui doit se sentir le plus menacé par de pareilles doctrines ? Que disait pourtant le lord chief baron dans son long résumé de l’affaire de l’Alexandra ? « Quand deux belligérans sont en guerre, un pouvoir neutre peut, sans violer la loi internationale ni le foreign enlistment act, leur fournir des munitions de guerre, de la poudre, des armes de toute espèce, en un mot tout ce qui peut servir à la destruction des humains. Pourquoi les vaisseaux seraient-ils une exception ? Mon opinion, c’est qu’ils ne doivent point l’être. »

Il y a pourtant une différence notable, profonde entre ce qu’on peut nommer les matériaux et les instrumens de la guerre. Les armes, la poudre, les munitions ne sont que des matériaux ; un vaisseau de guerre, un corps d’armée sont des instrumens actifs ou du moins prêts à l’action. Dans une guerre continentale, la neutralité n’est point violée si les neutres vendent aux belligérans armes, vivres, vêtemens, draps, souliers, tout ce qui sert à une armée ; elle est violée si des neutres, formés en régimens, armés, équipés, tout prêts à prendre l’offensive, passent leur frontière pour se joindre à l’un des belligérans. De même, dans une guerre maritime, les neutres peuvent expédier aux belligérans de la contrebande de guerre, car ce droit est contre-balancé par le droit de blocus et le droit de visite ; mais un navire de guerre échappe à ces risques : il saisit au lieu d’être saisi ; s’il n’est point assujetti à chercher sa commission dans un port belligérant, il commence les hostilités aussitôt qu’il sort des eaux où, à l’abri de la neutralité, il a été construit à loisir. Ni l’Alexandra ni les deux formidables vaisseaux blindés que le gouvernement anglais a saisis ensuite à Liverpool n’auraient fait un premier voyage pacifique à travers l’Atlantique pour aller chercher dans un port du sud, à travers l’escadre de blocus, dans un port confédéré, un nom, un capitaine, un drapeau, et pour y faire, qu’on me passe le mot, la « veillée des armes. » Ces navires n’étaient pas destinés à être de simples corsaires ; c’étaient des vaisseaux de guerre blindés, armés de puissans éperons, qui devaient opérer contre l’escadre de blocus américaine et les ports du nord. C’est le 11 juillet 1863 que M. Adams en dénonça la construction à lord Russell, et il accompagnait sa dépêche de dépositions tendant à prouver que les navires alors en construction étaient destinés aux confédérés. M. Adams ne cacha point à lord Russell que le gouvernement et le peuple des États-Unis considéreraient l’achèvement et la libre sortie de ces navires comme une sorte de participation à la guerre. Le gouvernement anglais commença une enquête qui dura jusqu’au 1er septembre. À ce moment, lord Russell déclara que les conseillers légaux de la couronne tenaient les preuves pour insuffisantes, et qu’en conséquence le gouvernement ne se croyait pas autorisé à saisir les deux navires. M. Adams devenant plus pressant, lord Russell continua de recueillir tous les renseignemens qui pouvaient l’éclairer. Le ministre des. affaires étrangères de France lui avait déjà donné l’assurance que les vaisseaux n’étaient point, comme on l’avait dit, construits pour la France. On acquit aussi la preuve qu’ils n’étaient point destinés au vice-roi d’Égypte, autre mensonge qu’on avait propagé pendant l’enquête. Le 5 septembre, M. Adams écrivait à lord Russell : « Je ne puis exprimer les profonds regrets que m’inspire la conclusion à laquelle est arrivé le gouvernement de sa majesté… Dans ces circonstances, j’aime mieux m’abstenir de communiquer à votre seigneurie les dernières parties de mes instructions qui s’appliquent à ce cas, de peur de contribuer à aggraver des difficultés qui sont déjà trop sérieuses. Je me contente donc d’informer votre seigneurie que je transmets par le présent steamer une copie de votre note pour la considération de mon gouvernement, et que j’attendrai les instructions spécifiques qui seront contenues dans la réponse. » Le 8 septembre, lord Russell, alors en Écosse, informait M. Adams que l’ordre d’arrêter les deux navires avait été expédié à Liverpool. C’est avant d’avoir reçu la dernière note de M. Adams que lord Russell affirme avoir pris la résolution d’empêcher le départ de ces vaisseaux. Sa sagesse épargna sans doute alors à l’Angleterre les malheurs que M. Adams laissait pressentir avec une réserve émue et solennelle. Lord Russell déclarait le 12 février 1862 à la chambre des lords : « Je dois dire que M. Adams n’a pas tort, quand il soutient que, si un nombre considérable de vaisseaux partent de ce pays armés et munis d’équipages, et si ces vaisseaux vont attaquer l’escadre de blocus d’une contrée avec laquelle nous sommes en paix, si de telles expéditions se préparent dans les ports des possessions de sa majesté, il y a là en premier lieu un grand affront, une insulte à l’autorité de la reine, un acte contraire à la proclamation de neutralité de sa majesté, et en second lieu une participation à la guerre en faveur des états confédérés et contre les États-Unis. »

Si les interprétations qu’on peut donner en Angleterre aux articles du foreign enlistment act rendent plus difficile en certains cas la tâche du gouvernement chargé de maintenir et de faire respecter la neutralité, elles ne sauraient le dégager de sa responsabilité envers des belligérans. Le foreign enlistment act est un statut municipal, qui n’impose d’obligations qu’aux citoyens anglais ; les devoirs du gouvernement anglais vis-à-vis des autres puissances n’en sont pas moins fondés sur le droit des gens. Les États-Unis peuvent veiller avec un intérêt spécial aux applications du foreign enlistment act anglais, parce qu’ils se trouvent avoir eux-mêmes une loi toute semblable ; mais c’est au nom du droit des gens que la république américaine peut réclamer une neutralité sincère. Historicus a beau répéter, et avec raison, que le foreign intistment act est un acte purement municipal ; il n’a pas le droit de dire, si cet acte est violé, que l’Angleterre seule est offensée. Les États-Unis auraient tort assurément de se plaindre qu’un statut anglais soit mal compris, que des juges anglais enlèvent à une de leurs lois toute efficacité par des interprétations trop complaisantes : s’ils se plaignent, c’est au nom des principes mêmes du droit international ; ce qu’ils demandent, c’est que l’Angleterre ne devienne pas une véritable base d’opérations pour les rebelles, c’est que Liverpool, qu’ils ne peuvent bloquer, ne soit pas un arsenal et un port confédéré, c’est que la neutralité anglaise ne permette pas plus longtemps des entreprises auxquelles aucune autre nation n’a accordé sa protection.

Les blessures que reçoit en ce moment le droit des gens sont faites pour inspirer, il faut l’avouer, de vives inquiétudes. Avec quelle facilité ne peut-on pas éluder l’article du traité de Paris qui a supprimé la course, puisqu’il suffit de remplacer les lettres de marque par des commissions, comme il a été fait pour le Florida et l’Alabama ! Pour rendre la course moins fructueuse, les nations neutres interdisent aux prises des vaisseaux capturés l’entrée de leurs ports ; il en résulte qu’au lieu de vendre les prises, on les détruit en pleine mer. Les cours des prises étaient au moins des tribunaux où les intéressés pouvaient se faire entendre et qui ne prononçaient la confiscation qu’après un débat contradictoire ; mais pendant deux années on a vu le rigide capitaine de l’Alabama se faire lui-même juge, prononcer sans appel, confisquer ou relâcher à son gré, interpréter les questions souvent les plus complexes et les plus ardues : il n’a connu d’autre code international que son caprice, et ses jugemens n’ont été lus qu’aux rouges lueurs que les marins apercevaient parfois sur l’océan. Enfin les devoirs de la neutralité sont devenus incertains et comme flottans. On a pu se croire impartial, parce qu’on a tour à tour subi les reproches et des confédérés et des fédéraux ; mais les confédérés se sont plaints seulement de n’être point reconnus, d’être leurrés de fausses espérances : ils n’ont jamais pu prétendre qu’on ait violé les règles de la neutralité en faveur de leurs adversaires.

Les fédéraux ont vu leur commerce presque détruit par les navires sortis des ports anglais, et lorsqu’une satisfaction tardive leur a été donnée par la saisie de l’Alexandra et des vaisseaux blindés de Liverpool, un conflit inattendu entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire en Angleterre a réveillé leurs appréhensions et ôté toute sécurité à l’avenir. Le gouvernement anglais a encore témoigné de son amour de la paix en se décidant tout récemment à faire lui-même l’achat des deux steamers blindés saisis à Liverpool : désespérant d’obtenir la condamnation des constructeurs dans les cours anglaises, il est entré en arrangement direct avec eux et a définitivement empêché le départ de ces nouveaux et plus terribles Alabama. On a réussi de même à changer la direction de l’Alexandra, malheureusement ces solutions de fait n’ôtent rien aux incertitudes qui enveloppent la question de droit. Le conflit provoqué par l’affaire de l’Alexandra est d’autant plus redoutable qu’il obscurcit en quelque sorte complètement tous les principes qui doivent servir de guide aux nations. Les actes de neutralité que certains pays, l’Angleterre et les États-Unis par exemple, ont inscrits dans leurs codes ne tirent leur force et leur valeur que des principes généraux du droit des gens qu’ils sont destinés à protéger ; mais, si l’application et l’interprétation de ces lois conduisent à des conséquences qui soient en opposition avec ces principes, elles deviennent un embarras au lieu d’être une protection. Si l’Angleterre n’avait pas eu de foreign enlistment act, le gouvernement américain aurait sans doute obtenu plus facilement les justes satisfactions qu’il a demandées au gouvernement anglais depuis le commencement de la guerre civile. L’action diplomatique des deux pays a sans cesse été gênée par les lenteurs et les équivoques juridiques. Le ministre des États-Unis s’adressait directement au ministre des affaires étrangères de la reine ; mais à tout moment celui-ci s’effaçait et faisait intervenir ces personnages anonymes qu’on appelle les conseillers légaux de la couronne : tantôt ces conseillers ne trouvaient pas concluans les témoignages à l’aide desquels M. Adams cherchait à démontrer la criminalité des armemens faits en Angleterre, tantôt leurs lenteurs ôtaient toute efficacité à leurs avis. Gardiens fidèles des traditions anglaises, ils fournissaient de promptes réponses à lord Russell quand il avait à répondre aux marchands qui se plaignaient de la sévérité des croiseurs américains. Dans les enquêtes relatives aux affaires de l’Alabama, de l’Alexandra et des vaisseaux cuirassés, ils reprenaient au contraire le rôle de simples avocats, et tout occupés à soulever des objections, à obtenir des délais, à soumettre à une critique sévère les pièces qui leur étaient fournies, ils semblaient oublier le côté politique des questions sur lesquelles ils étaient appelés à donner un avis. L’Angleterre est plus qu’aucun autre peuple attachée à ses institutions ; mais ce sentiment même, si légitime et si honorable qu’il soit, donnerait une portée plus redoutable à tous les conflits que les événemens feraient naître entre la loi anglaise et cette loi plus générale, quoique non moins impérieuse, qu’on nomme la loi internationale. Un pays peut quelque temps mettre sa volonté au-dessus des désirs et des vœux des autres peuples ; il n’en finit pas moins un jour ou l’autre par s’incliner devant ce qu’ils ont de légitime. Après avoir victorieusement résisté aux ligues de la neutralité armée, l’Angleterre n’a-t-elle pas elle-même solennellement accepté le grand principe qui protège la propriété des neutres en temps de guerre ?

Aujourd’hui, seule parmi toutes les nations du monde, elle a fourni des vaisseaux de guerre à un belligérant, bien qu’elle ait hautement proclamé sa neutralité dans le conflit. Si son statut n’offre point de remède à un tel abus, il importe qu’elle le modifie, et c’est le conseil que lui donne Historicus aussi bien que M. Cobden. Mais son pouvoir exécutif n’est pas absolument désarmé, même aujourd’hui, contre ceux qui violent la neutralité ; il peut rendre le gouvernement confédéré responsable des entreprises qui depuis trois ans se poursuivent sur le sol anglais avec l’autorisation et l’appui des agens de ce gouvernement, avec les ressources fournies par un emprunt qu’ils ont contracté. Il peut fermer tous les ports de l’Angleterre et de ses nombreuses colonies à des navires qui sont sortis ou qui sortiraient frauduleusement de ses eaux. Les questions qui s’agitent aujourd’hui entre les États-Unis et l’Angleterre sont d’une extrême gravité, et il n’y a point de nation qui ne soit intéressée à les voir heureusement résolues. Si la solution n’est point inspirée par les sentimens d’une haute équité, si l’esprit de chicane prévaut sur l’esprit politique, le nouveau droit des gens est menacé, car il restera une lettre morte tant que deux nations commerciales aussi puissantes que l’Angleterre et les États-Unis seront séparées par de profonds dissentimens. On frémit à la pensée des maux qu’entraînerait une nouvelle lutte maritime entre ces deux puissances ; on ne peut deviner quelle en serait l’issue, mais on peut affirmer que les grands principes proclamés par le traité de Paris ne pourraient qu’en souffrir. Les nations commencent à comprendre leur solidarité : ce qui fait le malheur de l’une ne saurait faire le bonheur de l’autre ; elles ont toutes un intérêt égal à la conservation fidèle des règles internationales, et la neutralité a ses devoirs aussi bien que ses droits, qui doivent primer les passions irréfléchies et les rancunes passagères.


AUGUSTE LAUGEL.


  1. Ce n’est pas commettre une indiscrétion que de dire que l’auteur des lettres d’Historicus est M. William Harcourt, un avocat qui fournissait, il y a peu de temps, une éloquente défense au colonel Crawley, dont le procès a eu un si grand retentissement.
  2. Kent’s Commentaries. t. Ier, p. 68.
  3. , Le nombre des vaisseaux vendus par des Américains à des capitalistes anglais est, d’après les documens officiels
    Vaisseaux Tonnage
    1858 33 12,684
    1859 49 21,308
    1860 21 13,638
    1861 126 76,673
    1862 135 64,578
    1863 338 252,579

    Le chiffre extraordinaire de l’année 1863 s’explique par la frayeur inspirée au commerce par les corsaires. — En 1860, les deux tiers des transports nécessaires au commerce des États-Unis se faisaient sur navires américains ; en 1863, les trois quarts de ces transports ont été faits sur des navires étrangers.