Les Correspondances intimes - Cicéron et madame de Sévigné

Les Correspondances intimes - Cicéron et madame de Sévigné
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 56 (p. 977-1009).
LES
CORRESPONDANCES INTIMES

CICERON ET MADAME DE SEVIGNE

Les Grands Écrivains de la France. — Lettres de Mme de Sévigné, recueillies et annotées par M. Monmerqué, nouvelle édition ; Paris, Hachette.

Je comptais en avoir fini avec Cicéron, mais quand on a si longtemps vécu dans la familiarité d’un grand écrivain, il n’est pas aussi facile qu’on le pense de se séparer de lui[1]. Quelque nouveau travail qu’on entreprenne, son souvenir vous y accompagne. Les ouvrages qu’on lit rappellent involontairement ceux qu’on vient de quitter. On leur trouve des rapports ou des différences dont on ne se serait pas avisé dans un autre temps, et, pour peu que le caractère des deux auteurs et la nature de leurs livres le permettent, on se laisse aller à les comparer. C’est ce qui m’est arrivé lorsqu’après avoir si longtemps étudié les lettres de Cicéron j’ai voulu relire celles de Mme de Sévigné.

Mme de Sévigné a occupé bien des gens dans ces dernières années. On a écrit sa vie avec un soin minutieux, on a étudié les personnes qu’elle aimait et qui vivaient dans son intimité, on a fait des recherches infinies pour trouver quelques lettres inédites d’elle, on a publié plusieurs fois sa correspondance. Quelque estime que méritent ces divers travaux, je ne parlerai ici que de l’édition que MM. Monmerqué et Régnier viennent de nous donner, parce qu’elle ne me semble pas être seulement une édition nouvelle, mais une nouvelle façon d’éditer les auteurs français. Nous ne sommes plus au temps où Voltaire écrivait : « Quel service l’Académie française ne rendrait-elle pas aux lettres, à la langue et à la nation, si, au lieu de faire imprimer tous les ans un volume de complimens, elle faisait imprimer les bons ouvrages du siècle de Louis XIV, épurés de toutes les fautes qui s’y sont glissées ! » Notre goût est bien différent aujourd’hui. Nous ne souffririons pas que, sous prétexte d’épurer un ouvrage, on se permît de le refaire, et qu’on le mît à la mode du jour toutes les fois qu’on trouve qu’il a vieilli. On comprendrait à la rigueur, si les lettres n’étaient qu’une sorte de régal pour les délicats, qu’on voulût rendre leur plaisir complet en supprimant dans les anciens auteurs tout ce qui s’éloigne de notre manière de voir ou de notre façon de parler ; mais depuis que le goût de l’histoire a pénétré dans l’étude de la littérature, et que nous cherchons dans nos chefs-d’œuvre l’image du passé autant qu’un plaisir pour le présent, nous ne demandons plus à nous retrouver tout à fait, dans les écrivains d’autrefois. Nous comprenons qu’ils pensent et qu’ils parlent à leur manière. Au lieu de vouloir à toute force les rapprocher de nous, nous trouvons plus simple d’aller vers eux. Nous leur permettons d’être de leur temps, et nous leur savons gré de nous le faire connaître. Bien loin d’effacer de leurs ouvrages les façons de parler qui leur sont propres, nous les notons avec soin parce qu’elles nous font mieux comprendre les différences qui séparent leur époque de la nôtre. Même ces locutions qui seraient vicieuses aujourd’hui et qui scandalisaient Voltaire, nous nous gardons bien de les corriger ; elles nous permettent de suivre les vicissitudes de notre langue et attestent ses progrès. On peut donc affirmer que nous ne pourrons avoir une histoire complète et sûre de la société et de la langue françaises que lorsqu’on nous aura donné des éditions parfaitement exactes de nos grands’ écrivains, et que nous serons certains de posséder leurs ouvrages tels qu’ils sont sortis de leurs plumes.

C’est ce qu’a compris un éditeur habitué par trente ans de succès à deviner et à satisfaire les goûts du public. M. Hachette avait vu l’importance qu’ont prise, en ces dernières années, dans l’Europe entière, les sciences philologiques et le besoin qu’elles ont fait naître chez tout le monde de la vérité et de l’exactitude rigoureuse en toute chose. Il s’était demandé pourquoi l’on ne traiterait pas nos écrivains comme ceux de l’antiquité, et si la publication des ouvres de Bossuet et de Corneille ne méritait pas la peine qu’on se donne depuis cinq siècles pour les poèmes de Virgile et les dialogues de Platon. Il résolut donc d’appliquer aux chefs-d’œuvre de notre littérature la méthode qu’on emploie tous les jours pour réviser, pour établir le texte des auteurs anciens, et forma le plan de la vaste, collection qu’il appela les Grands Écrivains de la France, Il choisit, pour la diriger, un des membres les plus savans de notre Académie des Inscriptions, M. Adolphe Régnier, l’élève et l’ami d’Eugène Burnouf, et lui demanda d’apporter dans la publication des auteurs français les habitudes de précision et d’exactitude qu’il avait prises dans la critique des textes antiques. Sous cette habile direction, l’entreprise a marché ; elle n’a pas même été interrompue par la mort, si regrettable de celui qui en avait eu la première idée. Ses successeurs ont regardé comme un devoir pieux et comme un honneur de la poursuivre. Aujourd’hui, grâce aux collaborateurs dévoués que M. Régnier s’est donnés, le Malherbe est achevé, le Corneille et le Sévigné sont tout près de l’être, le Racine, le Molière et le La Fontaine se préparent.

De tous ces écrivains, aucun n’avait plus besoin d’une révision sévère que Mme de Sévigné. La pauvre marquise avait été traitée par ses premiers éditeurs à peu près de la même façon que Pascal. Avant, déjà livrer au public, on l’avait mise à la discrétion d’un homme terrible, le chevalier de Perrin, qui, à la prière de la famille, s’était chargé de supprimer ses révélations indiscrètes, d’adoucir ou d’effacer ses propos trop libres, et même (Dieu le lui pardonne !) de lui apprendre le bon goût et le beau français. C’était un homme de parole, et il accomplit sa tâche en conscience. Pour réparer, autant que possible, le. mal qu’il avait fait, il a fallu consulter les autographes qui restent de Mme de Sévigné, étudier les copies manuscrites qu’on avait prises de sa correspondance avant qu’elle ne fût publiée, et les éditions partielles qui avaient précédé celle de Perrin… Le bon M. Monmerqué, auquel Mme de Sévigné devait tant, avait commencé ce travail ; il a été achevé par M. Régnier avec autant de zèle et plus de critique. Grâce a lui, nous possédons enfin de cette correspondance un texte aussi exact qu’on peut l’avoir aujourd’hui. Est-ce à dire qu’il nous ait révélé une Sévigné nouvelle ? Ce n’est pas la prétention. L’originalité de ce charmant esprit est si grande, que Perrin lui-même, malgré la peine qu’il avait prise, n’avait pas réussi à l’effacer, et qu’elle avait survécu à ses corrections maladroites ; mais cette originalité semble bien plus à l’aise et se montre avec plus d’éclat dans la nouvelle édition. Si Mme de Sévigné. n’y paraît pas changée au fond, on peut dire que les traits principaux de son caractère y ressortent davantage. Ce n’était pas, comme on sait, une de ces figures gracieuses, mais un peu vagues, qu’on rencontre si souvent dans le monde, et qui tirent une sorte d’agrément de leur indécision même : tout en elle est précis et saillant, elle a des contours nets et accusés, et je crois que les passages supprimés de sa correspondance sont précisément ceux qui les dessinent le mieux. Qu’on lise par exemple les conseils qu’elle donne à son gendre et à sa fille pour mieux gouverner leur fortune délabrée. Perrin les avait exclus de son édition. N’est-ce pas cependant ce qui nous fait le mieux connaître sa ferme raison, son esprit pratique et sensé, cette profonde connaissance qu’elle avait du réel de la vie ? De même tous ces malins récits, ces propos légers qu’on savait prudemment atténués ou omis n’achèvent-ils pas de dessiner pour nous cette nature franche et emportée ? Quand on l’entend parler si librement, y a-t-il quelque moyen de la confondre, comme on l’a fait, avec ces Arthénice ou ces Philaminte qui voulaient retrancher des mots les syllabes déshonnêtes ? Les nouveaux éditeurs ont eu grand soin de nous donner tous les passages supprimés par Perrin, quand ils ont pu les retrouver. Pour le reste, ils ont effacé les innombrables retouches qu’on avait faites à cette langue qu’on trouvait vieillie ; ils ont rétabli ces négligences et ces hasards d’expression qui sont la marque d’un commerce familier, et qu’on avait remplacés par une fade élégance ; ils nous ont enfin rendu dans toute sa pureté, avec les locutions de son temps et les témérités heureuses de son génie, le style naturel et dérangé de cette femme du monde qui, comme elle disait, laissait librement courir sa plume et lui mettait la bride sur le cou.

C’est cette Sévigné, plus vraie et plus vivante, dont je veux rapprocher les lettres de celles de Cicéron. Nous ne sommes pas les premiers qui songeons à faire cette comparaison. On la faisait déjà de son temps et autour d’elle. Le savant Corbinelli écrivait à un de ses amis « que l’orateur romain serait jaloux de la conformité qu’elle avait avec lui pour le genre êpistolaire. » Je suppose que cette opinion de Gorbinelli aurait rendu Mme de Sévigné très confuse, si elle l’avait connue. Elle savait sans doute qu’elle avait bien de l’esprit. C’est une chose que d’ordinaire on n’ignore pas, et d’ailleurs ses meilleurs amis prenaient soin de le lui dire. « Vos lettres sont charmantes, lui écrivait-on, et vous êtes comme vos lettres. » On la mettait même quelquefois sans façon à côté de Balzac et de Voiture, ce qui la faisait beaucoup rougir ; mais certainement elle n’aurait jamais pensé qu’à propos de ces billets qu’elle écrivait si facilement, et sans se donner la peine de prendre un style, « ce qui est un cothurne pour elle, » on irait jusqu’à prononcer le grand nom de Cicéron. Cependant il est certain que Corbinelli n’avait pas tort ; ces deux correspondances ont bien des rapports entre elles : elles se ressemblent d’abord par leur mérite littéraire et le genre d’esprit qu’elles supposent, ensuite parce qu’elles nous font connaître à fond la société dans laquelle les deux auteurs ont vécu. À ce double point de vue, je crois qu’il est utile et curieux de les comparer. Seulement ce n’est pas une comparaison méthodique et régulière que je prétends faire. Outre qu’elle pourrait nous conduire trop loin, il me répugne, je l’avoue, d’appliquer des procédés trop didactiques à ces œuvres qui nous charment précisément parce que l’art et la méthode n’y apparaissent pas. Je demande la permission de suivre, dans cette étude, une marche plus libre. Je suppose que je viens de lire ces deux correspondances, et que, les livres fermés, j’exprime un peu au hasard les idées et les souvenirs qui me sont restés de cette lecture.


I

Je ne sais si ce charmant talent d’écrire des lettres, que nos pères estimaient tant, existe encore chez nous, mais il est certain que nous avons moins qu’eux l’occasion de l’exercer. Ces commerces agréables et assidus, qui tenaient tant de place dans la vie d’autrefois, ont presque disparu de la nôtre. Il ne manque pas de raisons pour l’expliquer. La première, la plus importante, c’est que l’échange des sentimens et des pensées ne se fait plus autant qu’alors au moyen des correspondances. Nous avons inventé des procédés nouveaux. L’immense publicité de la presse a remplacé avec avantage ces communications discrètes qui ne pouvaient pas s’étendre au-delà de quelques personnes. Aujourd’hui, en quelque lieu désert qu’un homme soit retiré, les journaux viennent le tenir au courant de tout ce qui se fait dans le monde. Comme il apprend les événemens presque en même temps qu’ils se passent, il en reçoit non-seulement la nouvelle, mais aussi l’émotion, il croit les voir et y assister malgré la distance qui l’en sépare. Il n’a donc aucun besoin qu’un ami bien informé se donne la peine de l’instruire. Du temps de Cicéron, les lettres rendaient souvent les services que les journaux rendent aujourd’hui. On se les passait de main en main quand elles contenaient quelques nouvelles qu’on avait intérêt à savoir. On lisait, on commentait, on copiait celles des grands personnages qui faisaient connaître leurs sentimens sur les faits et sur les hommes. C’est par elles qu’un homme politique qu’on attaquait se défendait auprès des gens dont il tenait à conserver l’estime ; c’est par elles, quand le Forum était muet, comme au temps de César, qu’on essayait de former une sorte d’opinion commune dans un public restreint. Aujourd’hui les journaux se sont emparés de ce rôle ; la vie politique leur appartient, et comme ils sont incomparablement plus commodes, plus rapides, plus répandus, ils ont fait perdre aux correspondances un de leurs principaux alimens.

Il est vrai qu’elles peuvent s’occuper des affaires privées. On est tenté de croire d’abord que cette matière est inépuisable, et qu’avec les affections et les sentimens de mille natures qui remplissent notre vie intérieure elles seront toujours assez riches. Je crois cependant que même ces correspondances intimes sont devenues de nos jours plus courtes et moins intéressantes, il semble que, par un hasard étrange, la facilité même et la rapidité des relations, qui auraient dû leur donner plus d’animation, leur aient nui, Autrefois, quand la poste n’existait pas, ou qu’elle était réservée, comme chez les Romains, à porter les ordres de l’empereur, on était forcé de profiter des occasions ou d’envoyer les lettres par un esclave. Écrire, c’était alors une affaire. On ne voulait pas que le messager fît un voyage inutile, on faisait les lettres plus longues, plus complètes, pour n’être pas forcé de les recommencer trop souvent ; sans y songer, on les soignait davantage, par cette importance naturelle qu’on met aux choses qui coûtent plus et qui sont moins faciles. Même au temps de Mme de Sévigné, quand les ordinaires ne partaient qu’une ou deux fois par semaine ; décrire était encore une chose grave, à laquelle on donnait tous ses soins. La mère, éloignée de sa fille, n’avait pas plutôt fait partir sa lettre qu’elle songeait à celle qu’elle enverrait quelques jours plus tard. Les pensées, les souvenirs, les regrets, s’amassaient dans son esprit pendant cet intervalle, et quand elle prenait la plume, « elle ne pouvait plus gouverner ce torrent. » Aujourd’hui qu’on sait qu’on peut écrire quand on veut, on n’assemble plus des matériaux comme faisait Mme de Sévigné ; on n’écrit plus par provision, « on ne cherche plus à vider son sac, » on ne se travaille plus à ne rien oublier, de peur qu’un oubli ne rejette trop loin le récit d’une nouvelle qui perdra sa fraîcheur pour venir trop tard. Tandis que le retour périodique de l’ordinaire amenait autrefois plus de suite et de régularité dans les relations, la facilité qu’on a maintenant de s’écrire quand on veut fait qu’on s’écrit moins souvent. On attend d’avoir quelque chose à se dire, ce qui est moins fréquent qu’on ne le pense. On ne s’écrit plus que le nécessaire ; c’est peu de chose pour un commerce dont le principal agrément consiste dans le superflu ; et ce peu de chose, on nous menace encore de le réduire. Bientôt sans doute le télégraphe aura remplacé la poste, nous ne communiquerons plus que par cet instrument haletant, image d’une société positive et pressée, et qui, dans le style qu’il emploie, cherche à mettre un peu moins que le nécessaire. Avec ce nouveau progrès, l’agrément des correspondances intimes, déjà très compromis, aura pour jamais disparu.

Mais, dans le temps même où l’on avait plus d’occasions d’écrire des lettres et où on les écrivait mieux tout le monde n’y réussissait pas également. Il y a des tempéramens qui sont plus propres à ce travail que les autres. Les gens qui saisissent lentement, et qui ont besoin de beaucoup réfléchir avant d’écrire, font des mémoires et non des lettres. Les esprits sages écrivent d’une manière régulière et méthodique, mais ils manquent d’agrément et de feu. Les logiciens et les raisonneurs ont l’habitude de suivre trop leurs pensées ; or on doit savoir passer légèrement d’un sujet à l’autre, afin que l’intérêt se soutienne, et les quitter tous avant qu’ils ne soient épuisés. Ceux qui sont uniquement possédés d’une idée, qui se concentrent en elle et n’en veulent pas sortir, ne sont éloquens que toutes les fois qu’ils en parlent, ce qui n’est pas assez. Pour être agréable à toute heure et sur tous les sujets, ainsi que le demande une correspondance suivie, il faut avoir surtout une imagination vive et mobile, qui se laisse saisir par les impressions du moment et change brusquement avec elles. C’est la première qualité de ceux qui écrivent bien les lettres ; j’y joindrai, si l’on veut, un peu de coquetterie. Écrire demande toujours un certain effort. Il faut le vouloir pour y réussir ? il faut aimer à plaire pour le vouloir. Il est assez naturel qu’on tienne à plaire à ce grand public auquel s’adressent les livres ; mais c’est la marque d’une vanité plus délicate et plus exigeante que de se mettre en dépense d’esprit pour une seule personne. On s’est demandé souvent, depuis La Bruyère, pourquoi les femmes vont plus loin que nous dans ce genre d’écrire. N’est-ce pas parce qu’elles ont plus que nous le goût de plaire et une vanité naturelle qui, pour ainsi dire, est toujours sous les armes, qui ne néglige aucune conquête et sent le besoin de faire des frais pour tout le monde ?

Je ne crois pas que personne ait jamais possédé ces qualités au même degré que Cicéron. Cette insatiable vanité, cette mobilité d’impressions, cette facilité à se laisser saisir et dominer par les événemens, on les retrouve dans toute sa vie et dans tous ses ouvrages. Au premier abord, il semble qu’il y ait une grande différence entre ses lettres et ses discours, et l’on est tenté de se demander comment le même homme a pu réussir dans des genres si opposés ; mais l’étonnement cesse dès qu’on regarde de plus près. Quand on cherche quelles sont les qualités vraiment originales de ses discours, il se trouve que ce sont tout à fait les mêmes qui nous charment dans ses lettres. Ses lieux-communs ont quelquefois vieilli, il arrive que son pathétique nous laisse froids, et nous trouvons souvent qu’il y a trop d’artifice dans sa rhétorique ; mais ce qui dans ses plaidoyers est resté vivant, ce sont ses récits et ses portraits. Il est difficile d’avoir plus de talent que lui pour raconter ou pour dépeindre, et de représenter plus au vif qu’il ne le fait les événemens et les hommes. S’il nous les fait si bien voir, c’est qu’il les a lui-même devant les yeux. Lorsqu’il nous montre le marchand Chéréas « avec ses sourcils rasés et cette tête qui sent la ruse et où respire la malice, » ou le préteur Verrès se promenant dans une litière à huit porteurs comme un toi de Bithynie, mollement couché sur des coussins d’étoffe transparente et remplis de roses de Malte, ou Vatinius s’élançant pour parler, « les yeux saillans, le cou enflé, les muscles tendus, » ou les témoins gaulois qui parcourent le Forum avec un air de triomphe et la tête haute, ou les témoins grecs qui bavardent sans fin et « gesticulent des épaules, » tous ces personnages enfin, qu’on n’oublie plus quand on les a une fois rencontrés chez lui, sa puissante et mobile imagination se les figure avant de les peindre. Il possède merveilleusement la faculté de se faire le spectateur de ce qu’il raconte. Les choses le frappent, les personnes l’attirent ou le repoussent avec une incroyable vivacité, et il se met tout entier dans les peintures qu’il en fait. Aussi quelle passion dans ses récits ! quels emportemens furieux dans ses attaques ! quelle ivresse de joie quand il décrit quelque mauvais succès de ses ennemis ! Comme on sent qu’il en est pénétré et inondé, qu’il en jouit, qu’il s’en délecte et s’en repaît selon ses énergiques expressions : his ego rébus pascor, his delector, his perfruor ! C’est à peu près dans les mêmes termes que s’exprime Saint-Simon, ivre de haine et de bonheur, dans la fameuse scène du lit de justice, quand il voit le duc du Maine abattu et les bâtards découronnés. « Moi cependant, dit-il, je me mourais de joie ; j’en étais à craindre la défaillance. Mon cœur, dilaté à l’excès, ne trouvait plus d’espace à s’étendre… Je triomphais, je me vengeais, je nageais dans ma vengeance. » Saint-Simon a souhaité ardemment le pouvoir, et deux fois il a cru le tenir ; « mais les eaux, ainsi qu’à Tantale, se sont retirées du bord de ses lèvres toutes les fois qu’il croyait y toucher. » Je ne pense pas cependant qu’on doive le plaindre. Il aurait mal rempli la place de Colbert et de Louvois, et ses qualités mêmes lui auraient peut-être été nuisibles. Passionné, irritable, il ressent vivement les plus légères atteintes et s’emporte à tout propos. Les moindres événemens l’animent, et l’on sent, quand il les raconte, qu’il y met toute son âme. Cette vivacité d’impression, échauffant tous ses récits, a fait de lui un peintre incomparable ; mais comme elle aurait sans cesse troublé son jugement, elle en eût fait un médiocre politique. L’exemple de Cicéron le montre bien.

Il est donc vrai de dire qu’on trouve les mêmes qualités dans les discours de Cicéron que dans ses lettres ; seulement dans ses lettres elles se montrent mieux, parce qu’il y est plus libre et s’abandonne plus franchement à sa nature. Quand il écrit à quelqu’un de ses amis, il ne réfléchit pas aussi longtemps que lorsqu’il doit parler au peuple ; c’est sa première impression qu’il lui donne, et il la donne vive et passionnée, comme elle naît chez lui. Il ne prend pas le temps de se déguiser, et se montre tel qu’il est. Aussi son frère lui disait-il un jour : « Je vous ai vu tout entier dans votre lettre. » C’est ce que nous sommes tentés de lui dire nous-mêmes toutes les fois que nous le lisons. S’il est si vif, si pressant, si animé, lorsqu’il cause avec ses amis, c’est que son imagination se transporte sans peine aux lieux où ils sont. « Il me semble que je vous parle, » écrit-il à l’un. « Je ne sais comment il se fait, dit-il à l’autre, que je crois être près de vous en vous écrivant. » Bien plus encore que dans ses discours, il est dans ses lettres tout entier aux émotions du moment. Vient-il d’arriver dans quelqu’une de ses belles maisons de campagne qu’il aime tant, il se livre à la joie de la revoir ; elle ne lui a jamais semblé si belle. Il visite ses portiques, ses gymnases, ses exhèdres ; il court à ses livres, honteux de les avoir quittés. L’amour de la solitude s’empare de lui au point qu’il ne se trouve jamais assez seul. Sa maison de Formies elle-même finit par lui déplaire, parce qu’il y vient trop d’importuns. « C’est une promenade publique, dit-il, ce n’est pas une villa. » Il y retrouve les gens les plus ennuyeux du monde, son ami Sebosus et son ami Arrius, qui s’obstine à ne pas retourner à Rome, quelque prière qu’il lui en fasse, pour lui tenir compagnie et philosopher tout le jour avec lui. « Au moment où je vous écris, dit-il à Atticus, on m’annonce Sebosus. Je n’ai pas achevé d’en gémir que j’entends Arrius qui me salue. Est-ce là quitter Rome ? A quoi me sert de fuir les autres, si c’est pour tomber entre les mains de ceux-ci ? Je veux, ajoute-t-il en citant un beau vers emprunté peut-être à ses propres ouvrages, je veux m’enfuir vers les montagnes de ma patrie, au berceau de mon enfance, in montes patrios et ad incunabula nostra. » Il va en effet à Arpinum ; il pousse même jusqu’à Antium, la sauvage Antium, où il passe son temps à compter les vagues. Cette obscure tranquillité lui plaît tant qu’il regrette de n’avoir pas été duumvir dans cette petite ville plutôt que consul à Rome. Il n’a plus d’autre ambition que d’être rejoint par son ami Atticus, de faire avec lui quelques promenades au soleil, ou de causer philosophie, « assis sur ce petit siège qui est au-dessous de la statue d’Aristote. » En ce moment, il paraît plein de dégoût pour la vie publique ; il n’en veut pas entendre parler. « Je suis résolu, dit-il, à n’y plus songer ; » mais on sait comme il tient ces sortes de promesses. Aussitôt qu’il est de retour à Rome, il se plonge de plus fort dans la politique ; les champs et leurs plaisirs sont oubliés. À peine surprend-on par momens quelques regrets passagers d’une vie plus calme. « Quand donc vivrons-nous ? quando vivemus ? dit-il tristement au milieu de ce tourbillon d’affaires qui l’entraîne, et même ces réclamations timides sont bientôt étouffées par le bruit et le mouvement du combat. Il s’y engage et il y prend part avec plus d’ardeur que personne. Il en est encore tout animé lorsqu’il écrit à Atticus. Ses lettres en contiennent toutes les émotions et nous les communiquent. On croit assister à ces scènes incroyables qui se passent au sénat, lorsqu’il, attaque Clodius, tantôt par des discours suivis, tantôt dans des interpellations fougueuses, employant tour à tour contre lui les plus grosses armes de la rhétorique et les traits les plus légers de la raillerie. Il est plus vif encore quand il décrit les assemblées populaires et raconte les scandales des élections. « Suivez-moi au Champ-de-Mars, dit-il, la brigue est en feu ; sequere me in Campum, ardet ambitus. » Et il nous montre les candidats aux prises, la bourse à la main, ou les juges qui sur le Forum se vendent honteusement à qui les paie, judices quos fames magis quam fama commovit. Comme il a l’habitude de céder à ses impressions et de changer avec elles, le ton n’est plus le même d’une lettre à l’autre. Il n’y a rien de plus abattu que celles qu’il écrit de l’exil. Le lendemain de son retour, sa phrase devient, sans transition, majestueuse et triomphante. Au milieu des situations les plus graves, il sourit et plaisante avec un ami qui l’égaie, il ne brave pas les dangers, il les oublie ; mais qu’il rencontre alors quelque personnage effrayé, il a bientôt gagné son épouvante : aussitôt son style change, il s’anime, il s’échauffe ; la tristesse, l’effroi, l’émotion, l’élèvent sans effort à la plus haute éloquence. Quand César menace Rome et qu’il pose insolemment ses dernières conditions au sénat, le cœur de Cicéron se soulève, et il trouve, en écrivant à une seule personne, de ces figures véhémentes qui ne seraient pas déplacées dans un discours adressé au peuple. « Quel destin est le nôtre ? Il faudra donc céder à ses demandes impudentes ! C’est ainsi que Pompée les appelle. Et en effet a-t-on jamais vu une plus impudente audace ? — Vous occupez depuis dix ans une province que le sénat ne vous a pas donnée, mais que vous avez prise vous-même par la brigue et la violence. Le terme est venu que votre caprice seul, et non pas la loi, avait fixé à votre pouvoir. — Supposons que ce soit la loi. — Le temps arrivé, nous vous nommons un successeur ; mais vous vous y opposez et nous dites : « Respectez mes droits ! » Et vous, que faites-vous des nôtres ? Quel prétexte avez-vous à garder plus longtemps votre armée malgré le sénat, malgré le peuple ? — Il faut me céder ou vous, battre. — Eh bien ! battons-nous, répond Pompée ; nous avons au moins l’espérance de vaincre ou de mourir libres. »

Cette agréable variété, ces brusques changemens de ton, se retrouvent dans les lettres de Mme de Sévigné. Comme Cicéron, Mme de Sévigné a l’imagination très vive et très mobile. Elle se livre sans réfléchir à ses premières émotions ; elle se laisse prendre aux choses, et le plaisir qu’elle goûte lui semble toujours le plus grand de tous. On a remarqué qu’elle se plaisait partout, non par cette indolence d’esprit qui fait qu’on s’attache aux lieux où l’on se trouve pour n’avoir pas la peine d’en changer, mais par la vivacité de son caractère, qui la livrait tout entière aux impressions du moment. Paris ne la captive pas tellement qu’elle n’aime aussi la campagne, et personne en ce siècle n’a mieux parlé de la nature que cette femme du monde qui se trouvait si à l’aise dans les salons et semblait uniquement faite pour s’y plaire. Elle court à Livry aux premiers beaux jours pour y jouir « du triomphe du mois de mai, » pour y entendre « le rossignol, le coucou et la fauvette qui ouvrent le printemps dans les forêts ; » mais Livry est trop mondain encore : il lui faut une solitude plus complète, et elle va gaîment s’enfermer sous ses grands arbres de Bretagne, Pour le coup, : ses amis de Paris croient qu’elle va mourir d’ennui, n’ayant plus de nouvelles à répéter, plus de beaux esprits à entretenir ; mais elle a emporté avec elle quelque sérieuse morale de Nicole, elle a retrouvé parmi les livres délaissés, dont on sait que la campagne est le dernier asile ainsi que des vieux meubles, quelque roman de sa jeunesse qu’elle relit en se cachant et où elle est étonnée de se plaire encore. Elle cause avec ses gens, et, de même que Cicéron préférait la société des paysans à celle des élégans de province, elle aime mieux entretenir Pilois, son jardinier, que les conseillers du parlement de Bretagne. Elle se promène dans son mail, sous ces allées solitaires où les arbres couverts de belles devises semblent se parler l’un à l’autre ; elle trouve enfin tant d’agrément dans son désert qu’elle ne peut pas se décider à le quitter, et cependant il n’y a pas de femme qui aime plus Paris. Une fois qu’elle y est revenue, elle est tout entière aux charmes de la vie mondaine. Ses lettres en sont pleines ; elle se livre si facilement aux impressions qu’elle reçoit qu’on peut presque dire, en les lisant, quelles lectures elle vient de faire, à quels entretiens elle vient d’assister, de quels salons elle sort. On voit bien, lorsqu’elle répète si agréablement à sa fille les commérages de la cour, qu’elle vient d’entretenir la gracieuse, la spirituelle Mme de Coulanges, qui les lui a racontés. Lorsqu’elle parle d’une façon si attendrissante de Turenne, c’est qu’elle quitte l’hôtel de Bouillon, où la famille du prince pleure avec sa mort sa fortune ébranlée. Elle se prêche, elle se sermonne elle-même avec Nicole, mais ce n’est pas pour longtemps. Que son fils survienne et lui raconte quelqu’une de ces aventures galantes dont il a été le héros ou la victime, la voilà qui se jette hardiment dans les récits les plus scabreux, sauf à dire un peu plus loin : « Monsieur Nicole, ayez pitié de nous ! » Tout se tourne en morale, quand elle vient de visiter La Rochefoucauld ; elle fait des leçons à propos de tout, elle voit partout quelque image de la vie et du cœur humain, jusque dans ce bouillon de vipère qu’on va servir à Mme de La Fayette souffrante ! Cette vipère qu’on ouvre, qu’on écorche, et qui remue toujours, ne ressemble-t-elle pas aux vieilles passions ? « Que ne leur fait-on pas ? On leur dit des injures, des rudesses, des cruautés, des mépris, des querelles, des plaintes, des rages, et toujours elles remuent. On ne saurait en voir la fin. On croit que quand on leur arrache le cœur, c’en est fait, et qu’on n’en entendra plus parler. Pas du tout ; elles sont toujours en vie, elles remuent toujours. » Cette facilité qu’elle a d’être émue, qui lui fait adopter si vite les sentimens des gens qu’elle fréquente, lui fait sentir aussi le contrecoup des grands événemens auxquels elle assiste ; le style de ses lettres s’élève quand elle les raconte, et, comme Cicéron, elle devient éloquente, sans y songer. Quelque admiration que me causent la grandeur des pensées et la vivacité des tours dans ce beau morceau de Cicéron sur César que je citais tout à l’heure, je suis encore plus touché, je l’avoue, de la lettre de Mme de Sévigné sur la mort de Louvois, et je trouve plus de hardiesse et d’éclat dans ce dialogue terrible qu’elle établit entre le ministre qui demande grâce et Dieu qui refuse.

Ce sont là d’admirables qualités, mais elles amènent aussi quelques inconvéniens avec elles. Les impressions si rapides sont quelquefois un peu légères. Quand on se laisse emporter par une imagination trop vive, on ne se donne pas le temps de réfléchir avant de parler, et l’on s’expose à changer souvent d’opinion. C’est ainsi que Mme de Sévigné s’est plus d’une fois contredite. Seulement, comme elle n’est qu’une femme du monde, ses contradictions ont peu de gravité, et nous ne songeons pas à lui en faire un crime. Que nous importe en effet qu’elle ait varié dans ses jugemens sur Fléchier et sur Mascaron, qu’après avoir admiré sans réserve la Princesse de Clèves, quand elle la lit toute seule, elle s’empresse d’y trouver mille défauts dès que son cousin Bussy la condamne ? Mais Cicéron est un homme politique, et il est tenu d’être plus grave. On exige surtout de lui qu’il ait de la suite dans ses opinions ; or c’est précisément ce que la vivacité de son imagination lui permet le moins. Il ne s’est jamais piqué d’être fidèle à lui-même. Quand il apprécie les événemens ou les hommes, il lui arrive de passer sans scrupule en quelques jours d’un extrême à l’autre. Dans, une lettre de la fin d’octobre, Caton est traité d’excellent ami (amicissimus), et on se déclare très satisfait de la façon dont il s’est conduit. Au commencement de novembre, on l’accuse d’avoir été honteusement malveillant dans la même affaire. C’est que Cicéron ne juge guère que par ses impressions, et dans une âme mobile comme la sienne les impressions se succèdent rapidement, aussi vives, mais très différentes.

Un autre danger, plus grand encore, de cette intempérance d’imagination qui ne sait pas se gouverner, c’est qu’elle peut donner de nous l’opinion la plus mauvaise et la plus fausse. Il n’y a de gens parfaits que dans les romans. Le bien et le mal sont tellement mêlés ensemble dans notre nature qu’on les rencontre rarement l’un sans l’autre. Les caractères les plus fermes ont leurs défaillances ; il entre dans les plus belles actions des motifs qui ne sont pas toujours très honorables ; nos meilleures affections ne sont point entièrement exemptes d’égoïsme ; des doutes, des soupçons injurieux troublent parfois les amitiés les plus solides ; il peut se faire qu’à certains momens des convoitises, des jalousies, dont on rougit le lendemain, traversent rapidement l’âme des plus honnêtes gens. Les prudens et les habiles renferment soigneusement en eux tous ces sentimens qui ne méritent pas de voir le jour ; ceux comme Cicéron qu’emporte la vivacité de leurs impressions parlent, et ils ont grand tort. La parole ou la plume donne plus de force et de consistance à ces pensées fugitives. Ce n’étaient que des éclairs ; on les précise, on les accuse en les écrivant ; elles prennent une netteté, un relief, une importance qu’elles n’avaient pas dans la réalité. Ces faiblesses d’un instant, ces soupçons ridicules qui naissent d’une blessure d’amour-propre, ces courtes violences qui se calment dès qu’on réfléchit, ces injustices qu’arrache le dépit, ces bouffées d’ambition que la raison s’empresse de désavouer, une fois qu’on les a confiées à un ami, ne périssent plus. Un jour, un commentateur curieux étudiera ces confidences trop sincères, et il s’en servira pour tracer de l’imprudent qui les a faites un portrait à effrayer la postérité. Il prouvera, par des citations exactes et irréfutables, qu’il était mauvais citoyen et méchant ami, qu’il n’aimait ni son pays, ni sa famille, qu’il était jaloux des honnêtes gens, et qu’il a trahi tous les partis. Il n’en est rien cependant, et un esprit sage ne se laisse pas abuser par l’artifice de ces citations perfides. Il sait bien qu’on ne doit pas prendre à la lettre ces gens emportés ni croire trop à ce qu’ils disent. Il faut les défendre contre eux-mêmes, refuser de les écouter quand la passion les égare, et distinguer surtout leurs sentimens véritables et persistans de toutes ces exagérations qui ne durent pas. Voilà pourquoi tout le monde n’est pas propre à bien comprendre les lettres ; tout le monde ne sait pas les lire comme il faut. Je me défie de ces savans qui, sans aucune habitude des hommes, sans aucune expérience de la vie, prétendent juger Cicéron d’après sa correspondance. Le plus souvent ils le jugent mal. Ils cherchent l’expression de sa pensée dans ces politesses banales que la société exige, et qui n’engagent pas plus ceux qui les font qu’elles ne trompent ceux qui les reçoivent. Ils traitent de lâches compromis ces concessions qu’il faut bien se faire, si on veut vivre ensemble. Ils voient des contradictions manifestes dans ces couleurs différentes qu’on donne à son opinion suivant les personnes auxquelles on parle. Ils triomphent de l’imprudence de certains aveux ou de la fatuité de certains éloges, parce qu’ils ne saisissent pas la fine ironie qui les tempère. Pour bien apprécier toutes ces nuances, pour rendre aux choses leur importance véritable, pour être bon juge de la portée de ces phrases qui se disent avec un demi-sourire et ne signifient pas toujours tout ce qu’elles semblent dire, il faut avoir plus d’habitude de la vie qu’on n’en prend d’ordinaire dans une université d’Allemagne. Pour dire ce que je pense, dans cette appréciation délicate, je me fierais peut-être plus encore à un homme du monde qu’à un savant.


II

Après avoir satisfait notre esprit à lire et à admirer ces deux correspondances, il convient d’y chercher un plaisir plus grave. Quels que soient ici les agrémens littéraires, l’intérêt historique est plus grand encore. Je ne veux pas dire seulement qu’elles nous racontent d’une façon plus exacte les événemens politiques ; le service qu’elles nous rendent est bien plus important : elles nous font voir le passé par ces côtés intimes et familiers dont l’histoire ne s’occupe pas, et qui sans leurs indiscrétions seraient perdus pour nous. Essayons donc de profiter des renseignement secrets qu’elles nous donnent, et pénétrons avec elles jusqu’au cœur des sociétés dont elles nous entretiennent.

Entre la vie publique et la vie de famille, il y en a d’ordinaire une autre qui tient le milieu et qu’on appelle la vie du monde. Elle existe à peu près partout de quelque manière. Pour peu que la société qu’on étudie soit lettrée et polie, il est impossible qu’on n’y rencontre pas quelques-unes de ces réunions où le besoin d’échanger leurs idées rassemble des gens qui se conviennent par leurs opinions et leurs habitudes ; mais l’importance de ces réunions varie suivant les époques. À Rome, sous le gouvernement républicain, la politique occupait trop les esprits pour laisser au reste beaucoup de place. Les grandes choses qui se passaient tous les jours sur le Forum et le Champ-de-Mars y attiraient la foule, et quand les affaires sérieuses étaient finies, ces mêmes lieux devenaient le théâtre des divertissemens et des plaisirs. Tandis que les curieux écoutaient, les charlatans et regardaient les joueurs de paume, la belle compagnie se promenait sous les portiques qui entouraient le Champ-de-Mars, et près de cet endroit du Forum où l’on avait placé le premier cadran solaire[2]. C’était le rendez-vous ordinaire des élégans de Rome, c’est là qu’ils venaient tous les jours chercher le plaisir de voir et d’être vus ; mais quand ils voulaient s’entretenir d’une façon plus intime, il leur fallait bien former des réunions plus discrètes. Ils se rassemblaient alors dans des cercles ou des festins, in conviviis et in circuits. Ces deux mots se retrouvent presque toujours joints ensemble dans les écrivains de cette époque, et ils désignent pour eux ce que nous appelons aujourd’hui le monde. Nous pouvons prendre quelque idée de ces repas où l’on venait causer librement des affaires politiques et rire des scandales privés par ce qu’en dit Cicéron dans sa correspondance. Il s’y plaisait beaucoup et il devait beaucoup y plaire. C’était un grand bonheur pour lui de n’être pas obligé de se contraindre, et il n’avait jamais plus d’esprit que lorsqu’il pouvait dire sans se gêner tout ce qui lui traversait la tête. Aussi, quand son ami, le riche Papirius Pœtus, qui, à ce qu’il semble, traitait les gens du monde, attristé par les malheurs de la république, ne reçut plus personne à dîner chez lui et refusa d’aller dîner chez les autres, Cicéron lui écrivait en riant que sa retraite était une calamité publique, et le sommait de reprendre ses anciennes habitudes au premier souffle du printemps. « Sérieusement, mon cher Pœtus, ajoutait-il, il vous faut vivre avec d’honnêtes gens, d’un commerce agréable, et qui vous aiment. Soyez sûr qu’il n’y a rien de plus propre à rendre la vie douce et heureuse. Et ce n’est pas la volupté que j’envisage ici, mais l’agrément de la société et le délassement de l’esprit, qui n’est jamais plus à l’aise que dans les conversations familières telles que la table les fait naître. Aussi le mot de convivia, dont nous nous servons, me semble-t-il bien plus heureusement trouvé que les mots grecs qui désignent la même chose, car c’est là proprement qu’on vit ensemble. » Ce qui manquait à ces repas de gens d’esprit pour qu’on pût les comparer tout à fait à nos réunions du monde, c’était la présence des femmes. Elles n’y étaient guère admises, j’entends les femmes honnêtes ; les autres seules se permettaient d’y assister, au grand scandale des Romains sévères. Cicéron raille beaucoup Clodia de ces festins qu’elle donnait à la jeunesse de Rome dans ses jardins des bords du Tibre, et ce n’est pas sans quelque honte qu’il nous raconte qu’il a dîné lui-même chez Volumnius à côté de la comédienne Cythéris. Or il est bon que les femmes honnêtes assistent à ces sortes de réunions, non-seulement parce qu’elles y apportent beaucoup d’esprit, mais aussi parce qu’elles empêchent beaucoup d’excès. La gaîté bruyante des convives, quand elle n’est pas tempérée par leur présence, court le risque d’aller trop loin, et les exemples ne nous manqueraient pas pour montrer que chez les Romains elle dégénérait trop souvent en honteuse débauche.

Aussi ai-je plus de goût pour leurs cercles que pour leurs festins. L’absence des femmes avait là beaucoup moins d’inconvéniens, quoiqu’elle y fût encore très regrettable, et il me semble que l’on peut voir à la rigueur quelque image de ce que nous appelons aujourd’hui le monde dans ces assemblées de personnages importans qui venaient causer ensemble à leurs heures de loisir et pour se délasser des affaires. Les beaux dialogues de Cicéron nous donnent quelque idée de leurs entretiens. Il aime à réunir non pas des savans de profession, qui ne savent que disserter, mais des hommes d’état, qui joignent la pratique de la vie à la connaissance des lettres, d’honnêtes gens, comme on disait au XVIIe siècle. Le lieu de leurs réunions est tantôt une riche bibliothèque, tantôt quelqu’une de ces belles villas qu’ils possédaient à Cumes, à Baules ou à Pompéi. On y parle de philosophie ou d’éloquence en face de Pouzzoles et du Vésuve ; on a les yeux fixés sur l’admirable spectacle du golfe de Naples ; on tire des argumens et des images de ces flots tranquilles ou agités, des vaisseaux qui passent, et de la lumière. « tour à tour jaune, rouge ou pâle qui colore la mer aux différentes heures du jour. » Les beaux paysages de Platon sont imités avec un art merveilleux, mais en même temps appropriés aux personnages qui vont s’y réunir, ce qui fait naître quelquefois entre le modèle et la copie des différences curieuses. Ainsi le début de l’Orateur rappelle tout à fait celui du Phèdre, on y trouve aussi un platane au pied duquel on s’assoit pour discuter. Seulement, au lieu de se coucher sans façon sur l’herbe, ainsi que font Socrate et ses amis, Crassus fait apporter des coussins. Ces coussins nous jettent tout de suite dans un monde différent. Je ne sais si je m’abuse, mais il me semble qu’on en retrouve l’influence dans tout le reste du dialogue. L’entretien n’a plus ce charmant naturel, ces brusques vivacités, cette démarche aisée qu’on admire dans Platon. Il s’avance d’un pas plus régulier et plus didactique. On voit bien que nous ne sommes plus aux portes de la démocratique Athènes, et que ce ne sont plus seulement des Grecs et des gens d’esprit de toute classe, mais des grands seigneurs romains graves et cérémonieux qui parlent. Après tout, ils parlent fort bien, quoiqu’avec un peu moins de grâce et de simplicité, et ils nous donnent l’idée d’un monde très distingué et qui avait fort grand air. Cicéron, dans son traité des Devoirs, a tracé les règles de ces sortes d’entretiens, et il le fait en homme qui devait y exceller. « Il faut y mettre de l’agrément, dit-il, et fuir l’obstination. Surtout que personne ne s’empare de la parole comme d’un terrain qui lui appartient, et n’essaie d’en exclure les autres. Il est bon qu’en cela, comme dans tout le reste, chacun ait son tour… Ces conversations roulent d’ordinaire sur les affaires privées, sur la république, ou sur les sciences et les arts. Si elles s’en détournent, on doit les y ramener, mais avec discernement, car tout le monde ne se plaît pas toujours aux mêmes sujets. Il faut aussi remarquer le moment où la conversation cesse d’intéresser, et, de même qu’on a pris son temps pour la commencer, on doit savoir la finir à propos. »

Ces réunions de grands personnages, distingués par leur naissance et leurs manières, et qui, malgré les fonctions dont ils étaient revêtus, trouvaient le temps d’aimer la philosophie et les lettres, devaient avoir, à ce que je crois, plus d’un rapport avec ce monde du XVIIe siècle que la correspondance de Mme de Sévigné nous fait entrevoir. Il y avait cependant de grandes différences. D’abord les sujets d’entretien n’étaient pas tout à fait les mêmes. En France, on ne s’occupe pas des affaires publiques, ou l’on en parle le plus bas qu’on peut. Le pouvoir absolu ne permet pas qu’on les discute, et il lui déplaît qu’on s’en entretienne. Nous voyons dans Saint-Simon que Louis XIV n’aimait pas plus les discoureurs que Napoléon ne souffrait les idéologues. Aussi les personnes sages, comme Mme de Rambouillet, avaient-elles prudemment banni la politique de leurs salons. En revanche, si l’on ne s’occupait pas des affaires publiques, on y causait beaucoup des choses privées. À la place des secrets d’état, qu’il n’était pas sûr de vouloir percer, on cherchait à découvrir les mystères du cœur : c’était une curiosité que l’autorité la plus soupçonneuse ne pouvait pas trouver coupable. On y faisait, en se jouant, des études, ou, comme on disait, des anatomies de sentimens et de passions qui laissaient bien loin d’elles Théophraste et ses savans traités. C’était le résultat naturel de l’admission des femmes dans ces sociétés polies. Crassus et Antoine, Lælius et Scipion, Cicéron et Atticus devaient naturellement converser entre eux des choses qui les occupaient sans cesse, la politique, la philosophie, l’art oratoire ; mais les femmes imposent d’autres sujets. Comme les passions sont le grand intérêt de leur vie, elles ont amené la mode de s’en entretenir, et c’est ainsi que ces fines analyses sont devenues l’occupation et le charme des salons où elles dominent.

Une autre différence entre la société polie du XVIIe siècle et celle du temps de Cicéron, c’est que ces sortes de réunions qui constituent la vie du monde étaient beaucoup moins fréquentes chez les Romains. Elles n’avaient rien de régulier ni de suivi, et le plus souvent le hasard seul, en réunissant dans un même lieu des gens d’esprit qui se connaissaient, leur donnait naissance. Il y a loin de là à ces salons ouverts tous les soirs comme l’hôtel Rambouillet, ou à ces réceptions à jour fixe comme les samedis de Mlle de Scudéry ; mais à Rome les loisirs étaient rares. Les hommes politiques, occupés des intérêts de leurs candidatures, des affaires de leurs cliens ou des soins que réclamaient leurs fortunes immenses et embarrassées, n’avaient pas un moment à perdre. Chez nous, au contraire, un grand seigneur avait toujours du temps de reste. Et comment pouvait-il trouver le moyen de l’employer agréablement, quand il était interdit de s’occuper des affaires de l’état et ennuyeux de songer aux siennes ? L’inaction chassait les gens de chez eux ; elle les réunissait dans des lieux où ils étaient sûrs de trouver un monde choisi. Là, en l’absence d’événemens plus graves, on pouvait toujours causer des pièces nouvelles représentées chez les grands comédiens ou au théâtre de Monsieur, et donner son opinion sur le livre qui venait de paraître chez Barbin ou chez Cramoisy, ou même, si ce divertissement venait à manquer, il restait au moins la ressource de filer le tendre et le passionné à l’hôtel de Rambouillet ou à celui de Richelieu, quand on était d’illustre maison, ou dans quelque salon du Marais, si l’on ne s’élevait pas au-dessus de la bourgeoisie. Ces réunions polies étaient la grande distraction ou plutôt la grande occupation de ce siècle. Leur influence ne se fait pas seulement sentir alors dans la littérature, elle donne un tour particulier aux caractères, aux idées, aux sentimens, et pour ainsi dire à la vie de tout le monde.

Quand elles prennent une telle importance, elles peuvent aussi présenter quelques dangers. Il est à craindre que les caractères ne s’affadissent dans ce commerce de tous les jours. Ils se polissent, mais ils s’usent par ce frottement continuel. En même temps que leurs aspérités disparaissent, leur originalité s’efface. La langue s’énerve en se raffinant ; le convenu remplace le naturel ; on pense et on parle comme on marche et comme on salue, c’est-à-dire que les passions et les idées finissent par prendre cette uniformité décente et froide qu’on remarque dans l’attitude et la mise des gens qui fréquentent les salons. On ne peut pas nier qu’au XVIIe siècle beaucoup de personnes n’aient été gâtées par ces défauts. Heureusement Mme de Sévigné sut s’en préserver. Rien ne put altérer cette excellente nature que la vivacité de ses impressions ramenait toujours dans la vérité. Tout en vivant au milieu des autres et en s’y plaisant, elle demeura elle-même. Dans sa jeunesse, elle avait traversé l’hôtel Rambouillet. C’était un séjour dangereux : elle n’en garda que ce qu’il avait de bon, la délicatesse des pensées et la finesse du style. Peut-être aussi est-ce là qu’elle a pris cette science profonde et sûre des choses de la vie qui ne la quitta plus. Comme on vivait alors dans le monde dès ses premières années, on y prenait vite une certaine expérience des passions, et l’on devenait familier avec elles avant même que le cœur eût assez vieilli pour les ressentir. À force de les côtoyer et de vivre dans leur voisinage, on s’habituait à les voir sans étonnement et à en parler sans embarras. C’est ainsi, je le suppose, qu’a dû être élevée cette charmante Henriette des Femmes savantes, une des plus heureuses créations de Molière. On reconnaît qu’elle a vu le monde de bonne heure au ton net et décidé dont elle parle des choses, à l’assurance de ses propos avec Clitandre, à ses spirituelles plaisanteries sur le mariage et ses suites, et surtout à cette façon de prédire à Trissotin, quand il veut l’épouser de force, le sort qui le menace et auquel il est du reste si philosophiquement préparé. Peut-être, en l’entendant parler ainsi, quelques personnes regretteront-elles qu’il lui manque cette fleur de pudeur délicate et d’aimable ignorance qui est un grand charme à une jeune fille ; mais, il faut s’y résigner, elle n’est pas rêveuse ni romanesque[3]. La connaissance qu’elle a du monde l’arme contre les chimères et les illusions. Elle y a pris le sentiment de la réalité. Elle raisonne, elle calcule, elle connaît mieux que Clitandre les fâcheux besoins des choses de la vie, et ne veut pas l’y exposer. Je me figure que Mlle de Chantal, lorsque, « avec une beauté à attirer tous les cœurs, » elle parut pour la première fois dans ces salons joyeux de la régence, avait autant de liberté dans ses propos, autant de pétulance dans ses manières, et au fond autant de sens dans sa conduite que l’Henriette de Molière. Dès ses premières lettres, nous trouvons la trace de cette expérience qu’elle tenait de l’usage du monde. Sa situation en ce moment est aussi délicate que celle d’Henriette. Elle est aux prises non plus avec Trissotin, mais avec Vadius, c’est-à-dire avec ce pauvre Ménage, son précepteur, qui était devenu amoureux d’elle. Ménage, comme tous ceux qui sentent qu’ils ont tort d’aimer et qui ne peuvent s’en défendre, était brusque, jaloux, mécontent. Il trouvait partout matière à se plaindre, et il fallait sans cesse l’apaiser. Mlle de Chantal y mettait une grâce charmante, ne voulant ni perdre la société d’un si savant homme, ni encourager sa folie, et le maintenant avec une habileté au-dessus de son âge entre l’espérance et le découragement. Cette tactique, délicate pour une jeune fille, nous prouve qu’elle se sentait sûre d’elle-même et ne s’effarouchait pas facilement.

La suite de sa vie répond à ce début. Elle ne connut jamais la pruderie. Elle conserva toujours la haine des fausses hontes et des délicatesses affectées. Si dans sa jeunesse elle ressemblait assez à l’Henriette des Femmes savantes, on peut dire qu’elle prit plus tard quelques traits de l’Elvire du Tartufe. Elle avait le goût des histoires légères et l’habitude de les raconter sans embarras. Les choses ne l’effrayaient pas, les mots encore moins. Elle nomme tout par son nom. Elle parle la langue même de Molière dans ce qu’elle a de plus vif et de plus hardi. La liberté de ces propos, que le chevalier de Perrin avait soigneusement affaiblie, et que les nouveaux éditeurs ont bien fait de rétablir, est aussi éloignée que possible du langage artificiel et convenu des précieuses. Quelques personnes même trouveront peut-être que le naturel et la vérité s’y laissent trop surprendre. En tout cas, il n’y a rien là qui ressemble à cette fadeur dont ne peuvent pas toujours se défendre les gens qui fréquentent trop les salons. Mme de Sévigné, qui y passait sa vie, a eu la bonne fortune d’en prendre les qualités sans en avoir les défauts. Aussi, quand je veux imaginer une sorte d’idéal de la vie du monde où la politesse ne dégénère pas en banalité, où l’originalité des caractères se conserve sous l’élégance uniforme des manières, où l’habitude de vivre avec les autres ne détruit pas celle de penser pour soi, je ne vais pas exhumer, comme l’a fait un grand écrivain, la société du grand Cyrus ; je songe à Mme de Sévigné et aux amis qui l’entouraient. Je les réunis dans quelqu’un des lieux où ils se voyaient d’ordinaire, par exemple dans ce jardin a si riant et si parfumé » de Mme de La Fayette, et je les laisse causer ensemble. Les entretiens de ces personnes d’esprit, parmi lesquelles se trouvaient bien des gens sérieux, comme Corbinelli et La Rochefoucauld, sont quelquefois aussi graves que ceux que Cicéron imagine dans ses dialogues. On y touche aux questions les plus délicates de la vie comme dans le traité des Devoirs, on y parle de la mort comme dans les Tusculanes. On va même plus loin que la mort, et l’on pénètre résolument jusqu’à ces terres inconnues où Cicéron ose à peine s’aventurer, et qu’il ne fait guère qu’entrevoir dans le Songe de Scipion. De quelque sujet qu’on parle cependant, la présence des femmes introduit quelque chose de plus libre, de plus vif, de plus piquant que lorsque les hommes seuls ont la parole, et j’avoue que ces conversations, à la fois si sérieuses et si agréables, dont les lettres de Mme de Sévigné me donnent l’idée, ne me laissent regretter ni celles de Crassus avec Antoine à Tusculum, ni celles de Cicéron avec Atticus dans la petite île du Fibrène et sous le chêne de Marius.

Après avoir vu ce qu’était la vie du monde au temps de Cicéron et de Mme de Sévigné, on voudrait pénétrer plus avant et chercher, à l’aide de ces deux correspondances, ce qu’était alors la vie de famille ; mais il faut se tenir ici aux grandes lignes. Une comparaison complète serait infinie et mènerait trop loin. Ce qui frappe le plus au premier abord, ce sont les différences. Certes ces deux sociétés ne comprenaient pas la vie de famille de la même façon, et il y a bien loin de ces unions, si facilement rompues par le divorce qu’on les a appelées un adultère légal, à la gravité du mariage chrétien. Il faut cependant remarquer qu’à l’époque de Cicéron, malgré tous ces désordres et tous ces abus, le mariage était en somme plus près de ressembler à ce qu’il est chez nous qu’au temps où la famille était plus pure et le divorce inconnu. L’importance des femmes s’était fort accrue dans la maison. Par l’usage, sinon par la loi, elles étaient devenues les égales des hommes, et ce progrès dont on fait honneur au christianisme, parce qu’il en a proclamé la légitimité, était en fait presque accompli avant lui. Les malins récits de Cicéron nous montrent que dans beaucoup de ménages c’est la femme qui commande. Le bon Sulpitius se laisse tout à fait mener par la sienne ; Brutus confie à Porcia ses desseins les plus secrets, et il l’admet, avec sa mère et sa sœur, dans ces délibérations où le sort de son pays et le sien se discutent. Dès ce moment, les femmes sont mêlées à presque toutes les intrigues qui troublent la république, et nous approchons du temps où Livie partagera presque avec Auguste le pouvoir souverain.

Il ne faut rien exagérer cependant, et les lettres mêmes de Cicéron nous réfuteraient, si nous prétendions que la famille avait alors l’importance qu’elle a prise plus tard. On est généralement fort scandalisé de la façon dont il apprend à son meilleur ami, Atticus, les événemens les plus graves de sa vie intérieure. Dans une lettre où il lui demande de lui acheter des statues pour ses maisons de campagne, il ajoute incidemment : « Mon père est mort le 24 novembre. » Il ne met pas plus de cérémonie à lui annoncer la naissance de son fils. « Sachez, lui dit-il, que ma famille s’est augmentée d’un garçon et que Terentia se porte bien. » C’est à peu près la formule par laquelle nous communiquons aux indifférens les événemens de cette nature. Tullia, qu’il aimait tant, n’est pas plus favorisée quand elle se marie. Il se contente d’écrire à Atticus : « J’ai fiancé ma petite Tullia à C. Pison, fils de Lucius. » Comment expliquer la sécheresse de ces formules ? Doit-on en accuser, comme on l’a fait, l’insensibilité de son cœur ? Toute sa vie proteste contre ce reproche. Nous savons qu’il aimait beaucoup son fils et qu’il adorait sa fille ; mais il faut reconnaître que la famille tenait moins de place dans la vie d’un Romain que dans la nôtre. D’ordinaire on ne songeait pas à ennuyer le public des détails de son ménage, et c’est à peine si l’on en causait avec quelques amis. L’affection pouvait et devait être aussi grande entre les pères et les enfans ; mais ces sentimens, si vifs, si sincères qu’on les suppose, étaient au second rang dans l’âme. Les affaires politiques passaient avant tout le reste, et la vie intérieure disparaissait dans le bruit que faisait la vie publique. Tout est bien changé depuis ce moment. On peut dire qu’à chaque évolution de l’humanité l’importance de la famille s’est accrue ; mais jamais elle n’avait été si grande qu’aujourd’hui. Les sociétés anciennes vivaient sur la place publique. La société du XVIIe siècle avait placé son centre dans les salons. La nôtre a mis le sien dans la famille. Si l’on veut suivre d’une façon rapide et abrégée les progrès qu’elle a faits, on n’a qu’à voir l’importance que prend suivant les époques celui qui en est l’âme et le lien, l’enfant. Cicéron parle dans une de ses lettres d’un pauvre petit enfant de sa fille qui ne vécut pas. Ses expressions sont d’une froideur et d’une sécheresse étranges ; il l’appelle à peu près un avorton, quod natum est perimbecillimum est. L’explication de cette froideur se trouve dans la phrase suivante des Tusculanes : « quand un enfant meurt jeune, on s’en console facilement ; s’il meurt au berceau, on ne s’en occupe seulement pas. » Il n’en est plus ainsi au XVIIe siècle, et l’enfant est alors devenu un personnage dans la famille. Cependant il reste encore dans la façon dont on le traite bien des choses qui nous choquent. Ai-je besoin de rappeler ce monstrueux abus, déploré par Bossuet, de sacrifier sans pitié tous les autres enfans à la fortune du fils aîné, c’est-à-dire d’immoler l’affection à la vanité ? Nous en avons un bien triste exemple dans les lettres de Mme de Sévigné. La fille aînée de Mme de Grignan, la douce et bonne Marie-Blanche, fut de bonne heure éloignée de la maison paternelle. On ne voulait pas qu’elle prît le goût d’y vivre ; il était décidé qu’elle ne devait pas y rester. À cinq ans, on la mit au couvent, et elle n’en sortit plus ; à quinze ans, elle prit le voile sans que personne se fût demandé si cette vie austère lui convenait. Seule, la grand’mère fit entendre de loin une plainte douce et comme un soupir étouffé. « La pauvre enfant ! qu’elle est heureuse, si elle est contente ! Cela est sans doute, mais vous m’entendez bien. » Au moins parvint-elle à sauver la seconde, Pauline, qui devait être enfermée comme l’autre. Il y a quelque chose de bien triste et de bien touchant dans cet appel répété qu’elle fait au cœur de sa fille. « Aimez, aimez Pauline, lui dit-elle, ne vous refusez pas ce plaisir. » Elle eut grand’peine à se faire écouter. Il fallait bien accroître la fortune du fils et lui laisser les moyens de faire une grande figure dans le monde ; mais ce fils lui-même, qu’on voulait ainsi enrichir aux dépens de ses sœurs, ce fils si souhaité, si admiré, auquel on achetait sans compter, malgré la détresse de la famille, des compagnies et des régimens, ce fils ne fut pas dans son enfance beaucoup plus soigné que les autres. L’altière comtesse le livrait à ses domestiques. Elle le laissait à Grignan pendant ses voyages à Paris et passait des années sans le voir ; même quand il devint plus grand, il tenait encore si peu de place dans la vie de sa mère, que Mme de Sévigné se plaignait qu’il se gâtait fort avec les valets. Ai-je besoin de dire combien cette négligence est loin de nos habitudes ? Aujourd’hui on ne sacrifie plus ses enfans les uns aux autres, on se sacrifie à eux. On ne les laisse plus parmi les valets, dans les antichambres ; ils s’installent, ils règnent au salon ; ils sont devenus les maîtres et quelquefois les tyrans de la famille.

Je me suis trouvé insensiblement amené, à propos des autres, à parler de nous. Quand on compare entre elles les deux époques dont les lettres de Cicéron et celles de Mme de Sévigné nous entretiennent, il est bien difficile de ne pas faire un retour sur soi, et de ne pas songer aussi un peu à notre temps. Je ne veux pourtant pas céder au plaisir de faire un parallèle qui m’éloignerait trop du sujet que je traite. Je dirai seulement qu’il me semble que cette comparaison ne serait pas toujours à notre désavantage, et qu’après tout les tableaux du passé que nous avons sous les yeux ne sont pas faits pour nous dégoûter du présent. Je suis surtout frappé de voir que nos devanciers se plaignaient déjà des maux dont nous souffrons nous-mêmes, et que les fautes dont ils s’accusaient sont précisément celles que nous nous reprochons avec le plus d’amertume. Par exemple, on nous répète à satiété que nous n’avons plus souci que de l’argent, que nous ne savons que compter, et que cette passion a remplacé pour nous toutes les autres. Assurément je ne voudrais pas prétendre que ce reproche n’est pas fondé, mais je suis un peu surpris de voir qu’Horace l’adresse déjà aux gens de son époque, et presque dans les mêmes termes. De même je remarque à tout moment dans les lettres de Cicéron que les questions d’argent dominent toutes les autres, que les convenances faisaient souvent les convictions, et qu’il arrivait aux hommes d’état les plus illustres de sacrifier sans scrupule leurs principes à leurs intérêts. Si de la république romaine je passe au XVIIe siècle, je lis dans Balzac ces paroles qu’on croirait écrites par un moraliste contemporain à l’usage de la jeunesse d’aujourd’hui : « De l’âme des fermiers et des receveurs, il a passé, ce misérable intérêt, en celle des gentilshommes et des princes ; il entre dans les professions qui en sont apparemment les plus éloignées. On ne se laisse plus prendre à la gloire ; les belles opinions ne font plus de secte ; elles ne gagnent rien sur des esprits qui veulent toucher et compter leur félicité, qui n’estiment que ce qui tombe sous les sens et qui est de mise dans le commerce. » Balzac n’a rien exagéré. La correspondance de Mme de Sévigné nous le fait bien voir en nous montrant combien les gens étaient occupés alors de faire leur fortune et tout ce qu’ils osaient pour l’accroître. Cette époque, qui nous paraît si noble dans ses affections, si désintéressée dans ses goûts, si curieuse du beau, si éprise du grand, que nous ornons à profusion de toutes les qualités qui nous manquent, et où notre imagination se réfugie si volontiers pour se sauver des misères du présent, la plupart des contemporains n’en parlent que comme du règne des traitans et des maltôtiers.

On nous dit encore que de nos jours les caractères se sont abaissés, on nous fait honte des petitesses et des défaillances dont notre histoire politique est pleine, et je confesse qu’il est bien difficile de n’en pas être confus ; mais les caractères étaient-ils beaucoup plus fermes dans ces temps que nous retracent les lettres de Cicéron ? Y avait-il autour de lui, dans le parti le plus honnête, bien des gens qui n’eussent pas quelque faiblesse à se reprocher ? Et Brutus ou Caton n’avaient-ils pas raison de mépriser la plupart de ceux à côté desquels ils étaient forcés de combattre ? L’époque de Louis XIV a été moins soumise à ces révolutions politiques où se perdent tant de caractères qui étaient faits pour le repos, et cependant que d’intrigues honteuses et de coupables compromis ne cache pas cette décence extérieure dont tout est couvert ! Cette aristocratie qui nous semble de loin si distinguée et si séduisante, il ne faut pas la regarder de trop près pour l’estimer encore. Elle perd beaucoup à être vue dans les antichambres de Louis XIV. Comme celle de Rome au temps de Cicéron, elle était complètement ruinée. Le luxe, la vanité, les plaisirs coûteux avaient mis le désordre dans les plus grandes maisons. On n’en voit presque pas une, de celles qui paraissent dans les lettres de Mme de Sévigné, qui ne soit réduite aux expédiens pour vivre. Or l’expédient le plus facile et le plus sûr était de tendre la main au roi, et on le faisait sans honte. Versailles était peuplé d’une foule de gentilshommes sans ressources, de pauvres diables de qualité, comme les appelait Bussy, prêts à toutes les bassesses pour obtenir quelques écus, empressés à offrir au roi leur sœur comme Rohan, leur nièce comme Villarceau, ou leur femme comme Soubise, assidus à lui faire leur cour « pour se trouver sous ce qu’il jette » quand il distribue ses libéralités ou plutôt ses aumônes, et osant écrire sans rougir : « Je lui embrasserai si souvent les genoux, que j’irai peut-être jusqu’à sa bourse[4]. » Quand on voit de près leurs manœuvres et leurs cabales, cette lâche servilité pour les ministres tout-puissans, cette arrogance pour les ministres disgraciés, ce siège en règle qu’ils font tous les jours de la générosité de leur maître, on comprend ce mot amer qu’écrivait l’honnête Mme de La Troche à son amie Mme de Coulanges : « J’arrive de Versailles, où j’ai été huit jours. Je voudrais vous pouvoir bien représenter tout ce que, j’y ai vu de bassesses, d’empressemens et de jalousies. J’en méprise le genre humain. »

Les révélations de ce genre qu’on rencontre à chaque pas dans les lettres de Mme de Sévigné dérangeront peut-être beaucoup d’opinions toutes faites et d’admirations volontairement exagérées ; mais je ne crois pas que ces admirations méritent qu’on les respecte. Sans doute il ne faut pas se plaire à abaisser le passé ; c’est un mauvais sentiment, et qui n’a jamais profité à personne, mais il ne faut pas souffrir non plus qu’on l’exalte outre mesure, pour humilier le présent. Il n’est pas salutaire de dégoûter les gens de l’époque dans laquelle ils vivent. Quand on les a découragés d’avance, quand on leur a ôté tout ressort pour faire le bien en leur enlevant l’espérance d’y réussir, ils s’abandonnent eux-mêmes et finissent par mériter l’opinion qu’on avait d’eux. Le grand service que nous rendent ces correspondances, où la vérité n’est pas déguisée, c’est de nous donner plus d’estime pour nous-mêmes. Nous en avons grand besoin. Quoique les moralistes nous accusent d’être trop complaisans pour nos mérites, je trouve que nous sommes au contraire trop portés à nous maltraiter. Le siècle où nous vivons est toujours pour nous le siècle de fer. Quant à l’âge d’or, aux différentes époques de notre vie, nous le plaçons à des endroits différens, mais nous avons soin de ne jamais le mettre de notre temps. Quand nous sommes jeunes et pleins d’espérance, nous regardons devant nous ; l’âge d’or nous semble alors dans l’avenir. Après que nous avons vieilli, et que, suivant la belle expression d’Aristote, la vie nous a humiliés, nous nous retournons brusquement en arrière, et nous le mettons dans le passé. Pour moi, je ne sais s’il faut espérer qu’on le verra un jour ; mais, après avoir lu les lettres de Mme de Sévigné et celles de Cicéron, je suis bien sûr qu’on ne l’a pas encore vu.


III

Je n’ai pas encore parlé de ce qui frappe peut-être plus que tout le reste, quand on compare les deux correspondances que j’étudie. On est très surpris de voir, même en les lisant rapidement, que les préoccupations religieuses tiennent tant de place dans les lettres de Mme de Sévigné, et qu’on ne les retrouve nulle part dans celles de Cicéron. Cette différence mérite de nous arrêter un moment.

Elle est trop radicale pour tenir uniquement au caractère des deux écrivains, et je crois qu’on peut d’abord en conclure que, des deux sociétés parmi lesquelles ils ont vécu, l’une avait le sentiment religieux et l’autre ne l’avait pas. Il est bien entendu que par ce mot je ne veux pas seulement parler de l’adhésion à un culte établi. On ne peut pas raisonnablement attendre de Cicéron, tout augure qu’il était, beaucoup de respect pour les fables ridicules sur lesquelles était fondée la religion de son pays. Je veux parler de ce besoin que nous éprouvons de sortir de nous et de chercher ailleurs la raison de notre existence et la loi de notre destinée. Ainsi compris, le sentiment religieux donne une élévation singulière à la vie, et l’on peut dire qu’il manque un élément de grandeur à la société qui ne l’a pas connu. Une des formes les plus générales, les plus populaires par lesquelles il se révèle, c’est ce désir que nous avons de savoir ce qui arrive de nous après la mort. Le problème de l’avenir n’est pas seulement un problème philosophique, c’est-à-dire un de ceux que se pose une curiosité savante et qu’elle étudie froidement avec les procédés ordinaires de l’esprit. Il trouble l’âme autant qu’il occupe la raison. Ce qui le prouve, c’est l’inquiétude où nous sommes tant qu’il n’est pas résolu, l’émotion et la plénitude de joie qu’on éprouve quand on croit en tenir la solution, enfin ce puissant attrait, cet élan passionné qui nous entraîne vers cet infini, de quelque nature qu’il soit, de quelque nom qu’on l’appelle, dans lequel nous pensons trouver le complément ou le terme de notre existence. Ces sentimens n’ont point été étrangers à Cicéron, et on les retrouve dans ses œuvres philosophiques. La grande doctrine du Phédon l’a séduit. Il s’est mis hautement du côté de ceux qui espèrent que l’âme ne périra pas, et il a essayé de donner des raisons plausibles de cette espérance. Les traités de la Vieillesse et de la République contiennent les pages les plus émues et les plus brillantes qu’on ait écrites sur l’immortalité depuis Platon ; mais en dehors de ses ouvrages de philosophie il ne semble plus aussi fermement convaincu de cette vérité. Nous sommes très surpris de voir qu’il l’abandonne plus d’une fois dans ses discours. Il y affirme résolument que l’âme ne survit pas au corps, et que la vie future n’est qu’une invention des sages politiques pour faire peur aux méchans des supplices éternels. Il est vrai qu’il ne faut peut-être voir dans ces affirmations que des artifices d’avocat. Il nous a dit lui-même, nous nous en souvenons, que ses plaidoyers ne contiennent pas l’expression de ses opinions personnelles, qu’il y parle le langage des circonstances et non celui de ses convictions ; mais dans ses lettres intimes rien ne le force à mentir. Là, il peut être impunément sincère. Il ne s’adresse qu’à un ami ; il ne parle plus pour les besoins d’une cause, il dit ce qui est au fond de son cœur. Comment se fait-il donc que ces espérances d’immortalité, si éloquemment exprimées dans le Songe de Scipion, ne se retrouvent nulle part dans sa correspondance ? Quand il parle en philosophe ; nous l’entendons dire que la vie ne doit être que la méditation de la mort, vita mortis commentatio est, et quand nous descendons dans sa vie par sa correspondance intime, nous voyons qu’infidèle à ses préceptes il pense rarement à la mort et jamais à ce qui doit la suivre. Ce ne sont pas cependant les circonstances qui ont manqué pour faire naître en lui ces pensées. On prétend que, s’il est ordinaire de les oublier dans la prospérité, le malheur inévitablement les réveille. Or peu de personnes ont été plus malheureuses que Cicéron. Il a vu périr la république, il a perdu sa fille qu’il adorait, et dans ces momens d’amère tristesse où l’on se sent découragé de vivre, où le dégoût des choses présentes nous précipite vers les espérances de l’avenir, où ne voit pas que ces espérances aient jamais ému son cœur. Au contraire, il nous déclare froidement à deux reprises qu’il ne faut pas compter que la vie ait un lendemain. « Heureux, dit-il, nous devons mépriser la mort ; malheureux, il nous faut la souhaiter, car il ne reste plus aucun sentiment après elle. »

Une contradiction si éclatante nous trouble. Elle nous met en doute sur la sincérité de Cicéron dans ses œuvres philosophiques, et nous nous demandons ce qu’il faut penser de ces nobles doctrines qu’il expose avec tant d’éloquence et un air de conviction parfaite, quand nous voyons qu’il en fait pour lui si peu d’usage et qu’il les contredit si vite. Cette question, à mesure que nous y réfléchissons, s’agrandit encore. De lui, notre doute s’étend aux autres. Nous souhaiterions savoir jusqu’à quel point ces grands principes de la philosophie antique, qui nous ravissent lorsque nous les voyons si admirablement exprimés, entraient alors dans la vie commune. Étaient-ils seulement un thème brillant pour exercer l’intelligence d’un grand écrivain et lui permettre de la montrer, ou une croyance positive qu’on s’appliquait à soi-même, et sur laquelle on réglait sa conduite ? Sont-ils jamais descendus dans la pratique ? Et, s’ils sont sortis des écoles, jusqu’à quel rang de la société ont-ils pénétré ? C’est ce qu’il n’est pas aisé de savoir. Les moyens nous manquent souvent d’interroger ces sociétés éteintes et de leur demander ce qu’elles pensaient de ces problèmes délicats. On connaît l’opinion de quelques écrivains, dont les ouvrages ont survécu ; mais celle de la foule est souvent un secret qu’elle a emporté avec elle.

Ici au moins, et pour la question particulière qui nous occupe, notre curiosité peut se satisfaire. Il nous est facile de connaître quelle était à Rome l’opinion de tout le monde sur le problème de l’avenir. Pour la savoir, nous n’avons qu’à parcourir, dans un recueil d’inscriptions latines, la série des épitaphes. C’est comme une promenade que nous faisons dans un cimetière antique. Dès les premiers pas, nous y saisissons la pensée populaire de toute l’antiquité sur la mort. Nous sommes dans l’asile du sommeil éternel, somno œterno sacrum[5]. Tous ces gens-là nous disent que le tombeau est pour eux une maison, hœc est domus mea, et une maison qu’ils ne pensent pas quitter. C’est ce qui explique le soin minutieux qu’ils prennent pour s’en assurer la possession exclusive. On commence par se la préparer d’avance et de son vivant, les héritiers sont si négligens ! Pour être plus sûrs de la conserver, les riches construisent de petites habitations autour d’elle et y logent des gardiens. Ceux qui ne peuvent pas se permettre ce luxe posthume ont recours à des menaces terribles pour effrayer les spoliateurs. « Que celui qui aura violé cette sépulture, disent-ils, périsse le dernier des siens ! » Les pauvres gens sont plus humbles et se contentent de supplier. « Laboureur, dit un affranchi qui s’est fait enterrer au bord d’un champ, prends bien garde, c’est ici que je repose. » Toutes ces précautions prouvent bien qu’on regardait cette demeure comme un séjour définitif ; on n’aurait pas pris tant de peine, si on avait cru qu’on en sortirait. Ce qui le montre encore mieux, c’est le peu de gravité de la plupart de ces inscriptions. Quand on se sent en présence d’une éternité qui commence, il est naturel que les plus futiles se recueillent ; or il n’y a presque jamais de trace de ce recueillement dans les épitaphes antiques. Plusieurs même ne contiennent qu’un appel au plaisir. La seule morale qu’elles tirent de la fragilité de la vie, c’est qu’il faut s’amuser vite, puisqu’on ne peut pas s’amuser longtemps. « Amis, disent-elles, tandis que nous vivons, vivons ; amici, dum vivimus, vivamus. » Mais on a beau faire. La mort fait peur aux plus fanfarons. On ne se résigne pas sans un frisson à ce silence et à cet isolement éternels. Aussi trouve-t-on sur quelques tombes la trace des efforts qu’on faisait presque malgré soi pour se rattacher de quelque manière à la vie. On lit sur celle d’un certain Lollius « qu’il l’avait fait mettre au bord d’une route pour qu’on pût lui dire en passant : adieu, Lollius ! » c’est-à-dire pour que quelque bruit de la vie arrivât encore jusqu’à lui. Voilà pourquoi les sépultures antiques étaient placées le plus souvent sur les grands chemins. La voie Latine et la voie Appienne en sont bordées à Rome, et c’est entre deux rangées de tombeaux que le voyageur entre encore aujourd’hui dans Pompéi. Sur ces tombeaux, tantôt, c’est le mort qui parle et qui salue le passant en se recommandant à son souvenir, tantôt au contraire c’est le passant qui est censé saluer le mort de cette formule si connue : « que la terre te soit légère ! » Mais dans ce dialogue funèbre nulle part on ne voit poindre l’idée d’une autre vie. Elle n’est ni dans les plaintes du mort, ni dans les consolations du vivant, et pourtant il semble que dans les deux cas l’occasion se présentait naturellement de l’exprimer. Elle se retrouverait de quelque façon sur ces tombeaux, si elle avait jamais été dans le cœur ou dans l’esprit de ceux qui les élevèrent. Or il est très rare qu’on rencontre dans ces inscriptions la plus vague, la plus incertaine allusion à la persistance de la vie. Beaucoup, au contraire, contiennent la certitude d’un entier anéantissement ; elles regardent le temps où nous avons vécu comme un éclair d’existence entre deux infinis de néant. « Je n’étais pas, je ne suis plus, disent-elles sans tristesse, non fueram, non sum. » Et les plus résignés ou les plus malheureux ajoutent : « Et je ne souffre plus, non doleo. »

Nous saisissons là sur le vif l’opinion de l’antiquité à propos de la vie future. Il me semble que lorsqu’on la connaît, il devient plus facile de comprendre les contradictions de Cicéron. Je ne crois pas qu’il ait voulu abuser personne, ou qu’il se soit tout à fait abusé lui-même. Comme il avait l’imagination naturellement portée vers les grandes choses, cette noble doctrine de Platon lui convenait. Son esprit l’avait adoptée, mais elle n’était pas allée plus loin que son esprit. Ce n’est pas la même chose d’être convaincu par la raison de la vérité d’un principe, ou de s’en pénétrer profondément et de le faire entrer dans sa vie. Que de gens se disent convertis à une croyance et la défendent sincèrement, qui, en attendant qu’elle ait pu jeter en eux ses racines, pensent et vivent comme s’ils en suivaient une autre ! C’est ce qui arrive à Cicéron. La doctrine de Platon et le sentiment religieux qui en est la suite sont restés chez lui à la surface. En réalité, il n’a pas su se débarrasser de cette tyrannie de l’opinion commune qui règne encore sur nos habitudes après que nous l’avons chassée de notre esprit, et à laquelle notre vie continue d’être soumise, même quand nous en avons délivré notre raison. Je me figure donc, en lisant ses lettres, qu’il y avait dans la société romaine de ce temps un fonds d’indifférence pour tout ce qui touchait aux questions religieuses, peu d’empressement à s’occuper de l’existence ou de la nature de Dieu et une grande incrédulité à l’endroit de l’autre vie. Quelques personnages d’élite avaient bien essayé d’établir d’autres doctrines, mais ce n’était guère que dans leurs écrits qu’ils affectaient de ne pas penser comme le vulgaire. Ils reprenaient les opinions de tout le monde quand ils étaient rentrés dans la vie commune.

C’est précisément le contraire qui arrive au XVIIe siècle. Il y avait alors un grand courant religieux, et les esprits isolés qui essayaient d’y résister par libertinage de conduite ou indépendance d’opinion finissaient presque toujours par se laisser vaincre. Nous avons vu que dans l’antiquité les plus croyans n’étaient point toujours d’accord avec eux-mêmes parce qu’ils subissaient à certains momens l’incrédulité générale ; ici ce sont les incrédules qui se contredisent, parce qu’ils cèdent, sans le vouloir, à la foi commune. Cette société, en apparence si riante et si futile, était tourmentée au fond par les inquiétudes de l’avenir. Ce problème redoutable, si facilement éludé par les Romains, se pose presque à chaque instant chez elle. Quoique la vie présente l’attire et la retienne par ses agrémens, elle est bien souvent, par ses craintes, en présence de l’autre vie. De là que de sentimens nouveaux, que d’émotions, que de terreurs et d’espérances, qui n’ont jamais été connus de l’antiquité ! Nous voyons bien, en comparant les lettres de Mme de Sévigné à celles de Cicéron, que la vie intérieure, celle dont l’âme est le théâtre, a tout à fait changé d’une époque à l’autre. Dans les dissipations du monde, au plus fort des fêtes et des plaisirs, il arrivait à Mme de Sévigné d’avoir de ces pensées qui égratignent la tête, mais c’est surtout quand elle vit seule, à Livry ou aux Rochers, qu’elle a comme des retours réglés de dévotion. Là, « dans ce triste et tranquille repos, rêver à Dieu, à sa providence, posséder son âme, songer à l’avenir, » c’était sa vie entière. Elle pensait alors à sa fille absente, aux amis qu’elle avait perdus, à la mort surtout qu’elle craignait tant à cause de ce qui doit la suivre. « Je me trouve dans un engagement qui m’embarrasse. Je suis embarquée dans la vie sans mon consentement. Il faut que j’en sorte ; cela m’assomme. Et comment en sortirai-je ? Par où ? par quelle porte ? Quand sera-ce ? En quelle disposition ? comment serai-je avec Dieu ? qu’aurai-je à lui présenter ? Quelle alternative ! quel embarras ! J’aurais bien mieux aimé mourir entre les bras de ma nourrice ! » Et elle se promettait de mieux vivre désormais et de songer davantage à ce terrible moment ; mais bientôt « un souffle, un rayon de soleil emportaient toutes ces réflexions du soir. » Elle retournait dans les salons, au milieu de ses amis, reprenait plaisir aux conversations médisantes, riait comme les autres, et plus que les autres, de tous les malins récits, et ne résistait pas au plaisir de les redire avec une verve qu’on admirait. Elle s’en voulait, se grondait et ne se corrigeait pas. « Je ne suis ni à Dieu ni au diable, disait-elle. Cet état m’ennuie, quoique, entre nous, je le trouve le plus naturel du monde. » C’est dans ces alternatives que se passait sa vie et celle de la plupart de ses contemporains. Ils hésitaient, ils flottaient, comme elle, entre le diable et Dieu, jusqu’au jour, qui ne manquait pas d’arriver, où Dieu l’emportait. Tantôt c’était une grande émotion, par exemple la mort d’une personne aimée, comme il arriva à Rancé et à Tréville, qui les arrachait au monde. Le plus souvent c’était l’âge qui les ramenait aux pensées sérieuses. Pendant qu’ils gravissaient tristement « le chemin laborieux de la vieillesse, » les souvenirs d’une éducation chrétienne se réveillaient naturellement en eux et les rejetaient vers la dévotion. Les lettres de Mme de Sévigné sont pleines de ces fins pieuses. On n’échappait pas à ces sentiment. Les personnes même en apparence les plus rebelles par leur conduite ou leurs opinions, les hommes les plus occupés de leurs affaires, les plus sensibles à leurs intérêts, les femmes les plus dissipées et les plus mondaines finissaient par céder comme les autres. Est-ce bien cette Mme de Coulanges, si rieuse, si légère, si enivrée des plaisirs du monde, si remplie de ses futilités, et sur laquelle il semble que la morale chrétienne devait glisser, qui écrit à son mari ces sérieuses paroles : « Je ne me soucie plus du monde ; j’ai vu tout ce qu’il y a à voir ; je n’ai plus qu’une vieille figure à lui présenter, plus rien de nouveau à lui montrer ni à découvrir ? Et que veut-on faire de recommencer toujours des visites, de se troubler des événemens qui ne nous regardent point ? Mon cher monsieur, il faudrait songer à quelque chose de plus solide. » Il faut avouer que ces sentimens nous transportent dans un monde dont les lettres de Cicéron ne nous donnaient pas l’idée.

Je n’achèverai pas ces réflexions sans faire remarquer combien la dévotion de Mme de Sévigné, assez tiède en pratique, avait, dans la théorie, des excès et des témérités qui surprennent. On sait avec quelle chaleur elle défendait les opinions de Port-Royal et la doctrine de la grâce. Tout ce qui était grand et même exagéré la séduisait. Le magnifique exemple des mères de l’église, Mmes de Conti et de Longueville, ces anciennes héroïnes de la fronde, qui s’étaient jetées dans les austérités de la pénitence avec un entraînement romanesque, la frappait d’une admiration aussi vive que « les divines saillies de Corneille qui font frissonner ; » mais ce qui l’entraînait encore plus que tout le reste dans le parti des jansénistes, c’est qu’ils étaient poursuivis et persécutés, et que la doctrine de Port-Royal était une doctrine d’opposition. Ceci mérite d’être remarqué. Cette femme si douce, si conciliante dans ses relations, qui s’accommodait si facilement au caractère et à la façon de penser des autres, avait pourtant son franc parler. Malgré sa dévotion sincère, elle disait son sentiment sur les choses religieuses, et ce sentiment ne laissait pas que d’être quelquefois très hardi. Elle n’était pas de ces chrétiens soumis qui regardent l’ignorance comme la sauvegarde la plus sûre de leur foi, qui s’imaginent que la meilleure manière de résoudre les objections, c’est de n’y penser jamais, et qui croient devoir tenir leur esprit à jeun, pour le mortifier comme le corps. Elle se permettait de réfléchir sur ses croyances ; elle lisait beaucoup, et comme elle souhaitait sincèrement s’éclairer, elle se gardait bien de ne lire que les gens qui étaient de son avis, « Nous battons tous les chemins, » disait-elle, et en effet on la voit mêler à Pascal et à Nicole les ouvrages de Claude, de Burnet, et même un peu d’Alcoran. De toutes ces lectures il était résulté une croyance fermement assise, mais précisément parce qu’elle était sûre d’elle-même, une croyance libre et hardie. Elle ne se cache pas pour sourire de la châsse de sainte Geneviève et de saint Marcel ; elle parle légèrement de Rome et des conclaves, et ce n’est pas sans ironie qu’elle nous raconte « qu’on a chargé le cardinal de Retz d’y ramener le Saint-Esprit. » Elle a des doutes qu’elle exprime avec franchise. « Vous aurez peine, dit-elle, à nous faire entrer une éternité de supplices dans la tête, à moins que d’un ordre du roi et de la sainte Écriture. » Quand elle discute avec une huguenote, elle l’étonne par les concessions qu’elle lui fait. « Je lui abandonnai les abus et les superstitions. Je ne la poussai point sur le saint-sacrement. » Je crains bien qu’un dévot difficile ne lui trouvât pas assez de soumission et d’humilité.

De même, en politique, elle admire sincèrement le roi, — elle a vu les plus belles années de son règne, — mais son admiration n’a jamais un air de servilité. Quelque absolu que soit ce régime, on voit bien que nous ne sommes pas dans une de ces royautés de l’Orient qui imposent une obéissance aveugle et muette. Ce despotisme, après tout, laissé sourire et causer, et il règne autour de lui une liberté d’esprit qui le tempère. Mme de Sévigné a bien des mots piquans et amers sur la cour ; elle n’approuve pas toutes les mesures qui s’y prennent. Elle ose rester l’amie de cœur de ceux que le maître a disgraciés ; elle continue à regarder comme innocens ceux qu’il condamne. Rien ne lui déplaît comme la flatterie, et elle blâme sans se gêner les excès du zèle monarchique. Par exemple, elle ne pardonne pas aux minimes de Provence d’avoir comparé le roi à Dieu, « mais d’une manière où l’on voit clairement que Dieu n’est que la copie. » — «  Trop est trop, ajoute-t-elle ; je n’eusse jamais soupçonné des minimes d’en venir à cette extrémité. » Et il faut bien remarquer que ce ton de fine ironie et ce franc parler qui étonnent ne devaient pas être particuliers à Mme de Sévigné. Elle est femme, et, dans les choses politiques surtout, elle n’a pas d’initiative. Elle pense et elle parle par réverbération, comme elle dit. Les sentimens qu’elle exprime sont donc ceux des personnes auprès desquelles elle vivait, c’est-à-dire des gens les plus importans du royaume par la naissance et par l’esprit, de ceux qui devaient avoir le plus d’influence sur l’opinion publique. Que faut-il en conclure ? C’est que sous cet air d’obéissance et de soumission il y avait alors, plus qu’on ne croit, de petites résistances, une opposition timide de railleries et de bons mots, et dans les matières religieuses comme dans les questions politiques une certaine liberté de jugement. C’est ce qu’on n’aperçoit guère quand on se contente d’étudier cette époque par ses dehors. Il semble alors qu’il y ait un abîme entre elle et le siècle qui la suit ; mais cet abîme se comble lorsqu’on regarde de plus près, par exemple lorsqu’on lit une correspondance intime, comme celle de Mme de Sévigné. On voit bien en la lisant que, malgré les différences qui les séparent, un de ces siècles conduit à l’autre sans secousse. On n’a pas besoin d’aller chercher pour les rapprocher quelques sceptiques isolés, comme Bayle ou Saint-Évremond, qui n’eurent pas beaucoup de prise sur leur temps. Voltaire a plus d’aïeux qu’on ne lui en donne d’ordinaire, et il convient de faire entrer dans sa généalogie des gens qui ne se doutaient pas du petit-fils que la Providence leur préparait. C’est peut-être l’intérêt le plus piquant de la correspondance de Mme de Sévigné qu’elle montre comment le siècle le plus croyant et le plus monarchique s’acheminait, sans le savoir, vers le siècle le plus révolutionnaire et le plus incrédule. L’histoire de France est la plus logique de toutes. Rien n’y arrive au hasard, et tous les effets y ont des causes longuement préparées pour qui sait les voir. Je ne sais pas, en vérité, pourquoi l’on nous accuse d’être inconséquens et mobiles. Il n’y a pas de peuple qui ait été aussi opiniâtrement fidèle à son caractère, et chez qui les événemens se développent avec tant de suite et de régularité.

Après avoir reconnu que ces deux époques sortent l’une de l’autre, il faut pourtant s’empresser d’ajouter qu’elles ne se ressemblaient guère. À le prendre dans son ensemble, le XVIIe siècle est assurément un siècle de foi. Ce travail intérieur qui devait finir par ébranler les croyances n’était alors visible pour personne. Les vérités religieuses n’avaient pas reçu d’atteinte sérieuse, et l’on ne doutait pas de la solidité de l’établissement monarchique. On ne se divisait que sur des points de détail, et il y avait une sorte de communauté d’opinion au sujet des questions les plus graves. Ce sont là de grands avantages, et nous les apprécions d’autant plus que nous sommes plus loin de les posséder. Des deux époques que nous dépeignent les lettres de Cicéron et celles de Mme de Sévigné, c’est à la première surtout que nous ressemblons. Elle n’avait pas plus que nous de croyance solide, et la triste expérience qu’elle avait faite des révolutions l’avait dégoûtée de tout en l’habituant à tout. Elle connaissait, comme nous, ces mécontentemens du présent et ces incertitudes du lendemain qui ne permettent pas de goûter un repos tranquille. Nous nous retrouvons en elle ; les tristesses des hommes de ce temps sont en partie les nôtres, et nous avons souffert des maux qu’ils enduraient. Nous sommes placés comme eux dans une de ces époques intermédiaires, les plus douloureuses de l’histoire, où, les traditions du passé ayant disparu et l’avenir ne se dessinant pas encore, on ne sait plus à quoi s’attacher, et nous comprenons bien qu’il leur soit arrivé souvent de dire avec le vieil Hésiode : « Que je voudrais être mort plus tôt, ou être né plus tard ! » C’est ce qui nous fait prendre un intérêt si triste et si vif à la lecture des lettres de Cicéron.


GASTON BOISSIER.

  1. Voyez sur Cicéron la Revue du 1er octobre et du 1er novembre 1864, du 15 janvier et du 1er mars 1865.
  2. Cicéron, voulant faire entendre qu’un de ses cliens n’est pas un homme du monde, dit : « On ne le voit pas près du cadran solaire ni au Champ-de-Mars ; — non ad solarium, non in Campo versatus est. »
  3. Rien n’est romanesque en elle, pas même son amour pour Clitandre. Ce n’est pas du premier coup, comme il arrive dans les romans, et par une sorte de sympathie subite et invincible qu’elle l’a aimé. Molière a supposé que Clitandre avait été d’abord amoureux d’Armande ; rebuté par elle, il s’est tourné vers sa sœur Henriette. C’est donc un amour de raison et pour ainsi dire de second mouvement,
  4. Cette phrase est de Bussy ; elle parut si basse aux premiers éditeurs de ses lettres qu’ils en rougirent pour lui et qu’ils la remplacèrent par celle-ci : « J’irai peut-être jusqu’à son cœur. »
  5. La formule Dis Manibus est bien évidemment le reste d’une ancienne croyance qui admettait la persistance d’une sorte de vie dans le tombeau ; mais elle n’est là que pour mémoire, comme une tradition dont les mots sont restés et dont le sens est perdu.