Les Corps simples de la chimie

Les Corps simples de la chimie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 76 (p. 900-930).
LES
CORPS SIMPLES DE LA CHIMIE

Lothar Meyer, Die modernen Theorien der Chemie und ihre Bedeutung für die chemische Mechanik. Breslau, 1884.

Il n’est plus à la mode aujourd’hui de railler l’ignorance des anciens, ni de se moquer de leurs quatre élémens. Les philosophes grecs, en effet, ne prétendaient pas soutenir qu’en mélangeant la terre, l’eau, l’air et le feu, il fût possible de reproduire tous les corps de la nature sans exception : cette opinion erronée n’a surgi qu’au moyen âge. Avant cette époque on estimait que la terre, matière passive et inerte, subissait tour à tour l’action des eaux, l’influence de l’air et du feu, agens de nature à modifier peu à peu sa surface. Peut-être encore, dans la pensée des premiers sages, l’ensemble de l’univers se composait-il de la terre, recouverte d’eau sur une partie de son étendue, dominée par l’atmosphère, éclairée et échauffée par des astres en ignition. En dérobant la flamme au firmament, le légendaire Prométhée aurait commis une impiété, dès que son utile sacrilège troublait l’ordre établi par les dieux.

Six cents ans avant l’ère chrétienne, l’existence d’un principe unique, susceptible de se modifier à l’infini, était déjà considérée comme plausible, et cette idée, après avoir longtemps sommeillé, a repris faveur auprès d’un certain nombre de chimistes contemporains. Coïncidence singulière ! jadis Thalès de Milet pensait que l’eau était l’élément nécessaire, et vingt-cinq siècles plus tard, les modernes attribuent cet honneur à l’hydrogène.

Nous passerons rapidement sur l’époque où la chimie, véritable fille sage d’une mère folle, en renversant la célèbre expression de Kepler, n’était pas née de l’alchimie, et nous nous contenterons de dire que Paracelse, au XVIe siècle, admettait trois substances fondamentales qu’il désignait sous les noms de sel, de soufre et de mercure. Usant d’expressions mieux choisies, Bêcher rééditait la même idée et imaginait trois matières dont l’une est la terre vitrifiable (sol, cailloux, sels,.. etc.), tandis que l’autre communique l’inflammabilité et que la troisième engendre les métaux. Peu nous importe que Willis y ait ajouté le phlegme ou eau et le caput mortuum, ou résidu de l’opération chimique. Si Baume, sous Louis XV, énonce encore des définitions relativement obscures, il fait du moins observer qu’aucun des quatre élémens classiques ne contracte d’union avec l’un des trois autres. Avec Guyton de Morveau (1777), nous trouvons, au contraire, une excellente définition du corps simple ; il montre que le feu est plutôt un agent qu’une matière et qu’en définitive il n’est pas toujours homogène ni identique à lui-même. Enfin, du jour où Lavoisier démontra que les métaux ne résultent pas de l’union de leurs oxydes ou « chaux » avec l’insaisissable phlogistique, à partir du moment où il remplit une cloche d’oxygène dégagé par la « chaux-mercurielle » redevenue vif-argent en perdant de son poids, l’idée d’élément a cessé d’être abstraite pour devenir une réalité et la chimie, sortie du berceau, a fait les progrès que l’on sait.


I.

La science actuelle appelle « corps simple » une substance qui, soumise à l’influence des agens naturels, ou attaquée par les réactifs de nos laboratoires, ne se décompose pas en produits secondaires. D’un corps simple on ne peut retirer qu’une seule espèce de matière. L’idée de corps simple n’implique nullement celle d’un solide, d’un liquide, d’un gaz inaltérables : la plupart des élémens connus à l’heure présente sont aussi difficiles à conserver qu’à obtenir, mais ce qu’il est essentiel de remarquer, et, c’est après tout, la meilleure définition qu’on puisse donner, ils ne peuvent se transformer sans augmenter de poids.

Tous les ouvrages de chimie en énumèrent la liste. Ces livres ne sont pas toujours d’accord entre eux, mais on peut dire, sans risquer de beaucoup se tromper, qu’il existe environ soixante-dix élémens bien déterminés. Celui qui feuilleterait la collection des Comptes rendus de l’Institut, les Annales de chimie et de physique et autres recueils analogues, en relevant soigneusement par ordre de date les découvertes annoncées de métaux nouveaux, arriverait sans doute à un total beaucoup plus considérable, s’il ajoutait les derniers venus aux corps simples connus avant 1860. C’est que les terres métalliques prétendues nouvelles, d’où l’on se flatte de réussir plus tard à dégager le futur élément se trouvent être des mélanges de substances déjà connues, mais mal étudiées ; d’autres fois les recherches subséquentes ne confirment pas les observations antérieures, ou même les infirment d’une manière absolue. On compte ainsi en chimie plusieurs enfans mort-nés, trop tôt baptisés, puis disparus, qui fournissent un ample sujet de travail aux chercheurs dont les efforts, parfois récompensés, peuvent aboutir à des résurrections inattendues. Peut-être bien qu’une fois arrivé au chiffre de cent six, il faudra renoncer à poursuivre plus loin : nous exposerons, en effet, plus tard, les théories de M. Newland, et les tables-claviers dressées par le savant anglais ne laissent place qu’à cent six termes. Quoi qu’il en soit, les corps simples qui, par eux-mêmes ou par leurs dérivés jouent un rôle considérable dans l’économie de la nature, dans l’usine de l’industriel ou dans l’officine du pharmacien, sont au nombre de trente-six[1].

Il est bon toutefois de faire observer que les composés ou les alliages dans lesquels figurent les autres matières élémentaires souvent ne sont ni très rares, ni absolument sans emploi. Le chimiste essayeur et l’agronome trouvent des réactifs fort utiles dans les sels d’urane et de molybdène ; allié à d’autres métaux, le palladium sert pour le plombage des dents ; certains minerais de fer sont fortement mélangés de titane et leur qualité n’en est que meilleure ; le platine est presque toujours allié à un peu d’iridium ; le lithium, dont l’analyse spectrale dévoile jusqu’à la moindre trace, sert de base au carbonate de lithine, un remède assez usuel. Si le glucinium est parfaitement inconnu en dehors des laboratoires de minéralogie, il n’en est pas de même de l’émeraude. Cette jolie gemme renferme de l’oxyde de glucinium, ou glucine, uni à la silice et à l’alumine ; mais si la pierre vert-pré cristallisée et limpide est chose rare et chère, le minéral opaque et à demi amorphe abonde dans certaines parties du terrain primitif, au point qu’on s’en sert, dit-on, pour paver les rues de Limoges.

Neuf des trente-six corps sont connus de temps immémorial. Il est à peine nécessaire d’expliquer que nous voulons parler du charbon et du soufre, ainsi que des sept métaux de l’antiquité et du moyen âge, chacun de ceux-ci étant associé à une planète et à un jour de la semaine. Le soleil était accolé à l’or et la lune à l’argent. Le vif-argent lui-même a fini par perdre son nom primitif pour adopter celui de la planète Mercure. Saturne, contemplé à l’œil nu, brille, paraît-il, d’une lueur « plombée ; » donc à Saturne le plomb. Pour Mars, dieu de la guerre, il fallait le fer, et du reste, la nuance rougeâtre de la planète rappelle un peu celle du métal en fusion. À Vénus, honorée dans l’île de Chypre où le cuivre abonde, on dédie le cuivre. Il va sans dire que nous ne prétendons nullement affirmer que le choix des alchimistes n’ait pas été purement arbitraire, d’autant plus que nous avouons ne pas comprendre pourquoi l’étain est échu en partage à Jupiter. Chacun sait, ne fût-ce que pour avoir lu les étiquettes des fioles de pharmacie, que ces anciennes dénominations, premiers termes de nomenclature bégayés par la science naissante, sont encore fréquemment usitées après avoir été seuls employées. Sel de Saturne, vitriol de Mars, cristaux de Vénus sont des expressions pour le moins aussi connues que celles plus scientifiques d’acétate de plomb, de sulfate de fer, d’acétate de cuivre.

Les alchimistes du moyen âge élargirent un peu le cadre étroit légué par les Grecs, les Romains, les Arabes, en découvrant l’arsenic, l’antimoine, le bismuth, qu’ils se gardaient bien de ranger à côté des sept métaux, de peur de troubler la symétrie du nombre. Mais il fallut enfin renoncer à ce chiffre fatidique quand le zinc fut connu. Nous ne pouvons nous étendre ici sur la mystérieuse légende de la première préparation du phosphore par des chimistes de Hambourg (1669) et nous ne parlerons pas des manipulations dégoûtantes à la faveur desquelles s’obtenait cette matière. Nos compatriotes peuvent revendiquer l’honneur d’avoir trouvé un certain nombre de corps simples importans ; si l’iode et le brome sont incontestablement dus à Gay-Lussac et à Balard, Lavoisier étudie l’oxygène en même temps et bien mieux que Scheele en Suède, Priestley en Angleterre, et, plus de deux siècles avant Cavendish, Paracelse, contemporain de François Ier, entrevoit l’hydrogène. Depuis une centaine d’années, Berzélius, Davy, Bunsen, nous ne parlons que des principaux, ont largement contribué à grossir la liste des élémens. À partir de 1860, quinze nouveaux métaux ont été caractérisés grâce à la seule puissance de» l’analyse spectrale, le meilleur et le plus usité des procédés d’investigation dont on dispose actuellement. Parmi les plus jolies découvertes actuelles, il convient de signaler celle du gallium, auquel la Gaule a servi de marraine, et celle du scandium, ne sur les bords de la Baltique. À l’heure qu’il est, les noms « patriotiques » ou « géographiques » se trouvent être assez à la mode ; deux des derniers venus, dont l’apparition est encore plus récente, ont été nommés l’un thulium (île de Thulé), l’autre holmium (holme, île en Scandinave). Enfin, depuis quelques jours à peine, le germanium de M. Winckler a été reconnu digne de clôturer provisoirement la catégorie des substances simples. Moins heureux, l’austrium et le norvégium n’auront pas l’honneur de figurer dans le tableau.

Faut-il admettre que, sauf un petit nombre de matières infiniment rares, tous les corps composés ont été ramenés à leurs constituans simples ? En d’autres termes, que tous les élémens de la nature, enfermés dans des flacons, des bocaux ou des cloches, pourraient être rangés à la file sur une étagère ? Non, car il existe une substance primordiale qui n’a pas encore été isolée avec certitude[2]. On connaît, grâce à des raisonnemens d’une portée presque infaillible, non-seulement ses propriétés chimiques, mais ses caractères physiques les plus essentiels. Et pourtant ce gaz, qu’on sait être difficilement liquéfiable et faiblement coloré, dont la densité est connue avec une approximation satisfaisante, n’a été entrevu que durant quelques secondes, entre deux explosions. Le « fluor, » — tel est le nom qu’on lui a attribué pour indiquer qu’il « coule » (fluere) et se dérobe entre les mains du chimiste trop curieux qui s’efforce de le captiver, — détruit et ronge presque instantanément les vases où il se trouve en liberté provisoire. Gay-Lussac l’avait nommé phtore ou «destructeur. » Ce terme n’a pas prévalu. Les composés fluorés ne sont rien moins que rares et chers ; de plus, ils sont fort nombreux ; mais, en dépit de la variété du choix, fort peu consentent à laisser dégager le gaz hypothétique deviné grâce au génie d’Ampère, et nulle paroi matérielle ne résiste à la force dissolvante des vapeurs émises. Les déboires, les accidens de toute sorte, souvent même occasionnant des morts d’homme (celle des frères Knox entre autres), ont provisoirement découragé les chercheurs.

L’oxygène que nous respirons constitue à peu près le cinquième de notre atmosphère ; mais l’eau des mers, lacs et fleuves contient, en réalité, une masse bien plus considérable de cet élément, quoiqu’à l’état de combinaison. En effet, le poids de l’air, comme tout le monde le sait, équivaut approximativement à celui d’une hauteur d’eau d’une dizaine de mètres dont il faut prendre la cinquième partie. Le poids total du gaz vital est donc représenté par celui d’une couche d’eau épaisse de deux mètres, uniformément répandue sur la surface de la terre. Or les mers, qui recouvrent près des trois quarts du globe et ont certainement plus de cent mètres de profondeur moyenne, renferment huit parties d’oxygène pour une seule partie d’hydrogène. De plus, tous les minéraux qui composent la croûte terrestre sont des matières oxygénées, à part d’infimes exceptions (pétroles, charbons, métaux natifs). Inversement, il n’est pas impossible de calculer assez exactement la dose totale d’azote qui est échue en partage à notre planète, car celui-ci ne contracte pas volontiers d’union avec les autres élémens. Le peu de composés azotés que renferment les terres arables, les tissus animaux ou végétaux, ne saurait en aucune façon contre-balancer l’énorme masse aérienne, qui est mélangée d’un cinquième d’oxygène seulement jointe au fluide de même nature retenu par les eaux. Comme il est peu probable que les minéraux azotés, si rares à la superficie du globe, soient abondans vers le centre, il s’ensuit que l’atmosphère et les mers une fois jaugés, le poids demandé s’obtient grâce à un calcul facile. On ne saurait fournir de chiffres analogues à l’égard d’aucun autre élément ni de l’hydrogène, ni du silicium, qui est le véritable roi du monde minéral, de même que le carbone, tout en figurant avantageusement dans la charpente de la terre, sous forme de calcaire, domine la nature organique, dont il est le noyau et la base. On a calculé que quatorze corps simples, qui semblent s’accoupler deux par deux, suivant une loi harmonique, et qui presque tous sont des chefs de file de groupes naturels, dominent, dans notre monde, d’une façon remarquable en éclipsant leurs congénères. N’oublions pas de dire que le centre du globe, étant plus lourd que la périphérie, renferme sans doute plus de matières denses ; par conséquent, peut-être, que les métaux précieux y sont plus répandus. Ces derniers ne sont abondans que dans certaines régions limitées où on les exploite. D’autres matières sont diffusées un peu partout. Non-seulement on les retrouve grâce à l’analyse spectrale, — réactif qui n’a qu’un défaut, celui d’être trop sensible, — mais il arrive aussi qu’un chimiste soigneux fait de curieuses découvertes en étudiant de près les « cendres » ou en observant la « perte au feu. » Le fluor, par exemple, n’est pas seulement répandu dans les granits ou les roches micacées, dans lesquels il n’entre d’ailleurs qu’à petites doses, mais les savans ont signalé sa présence dans l’émail des dents et jusque dans les vins naturels.

Nous serions fort embarrassés de dire quel est le métal le plus précieux, — c’est-à-dire le plus cher, — car la valeur de l’or n’est certes pas considérable à côté du prix d’autres substances presque inconnues. On n’achète pas tous les jours du rhodium ou du ruthénium, et le « cours » subit d’étonnantes fluctuations ; cependant, il y a peu d’années, l’iridium tenait la tête. Parfois, un nouveau procédé métallurgique plus rapide ou moins coûteux, la découverte d’un nouveau gisement, font subir à la valeur vénale une baisse inattendue ; c’est ce qui est arrivé pour le sodium, et, plus récemment, pour l’aluminium. Souvent la matière est introuvable à n’importe quel prix ; il faut alors avoir recours à l’inventeur ou à un collègue complaisant, lequel consente à en céder quelques parcelles. Et, en pareil cas, un lingot d’un petit nombre de grammes est encore un superbe présent ! Il y a environ deux années, M. Nilson, en Suède, a pu étudier et apprécier les caractères les plus essentiels du scandium et de ses composés à l’aide d’un imperceptible fragment d’un tiers de gramme. Grâce à l’habileté des manipulateurs, ces faibles masses, successivement engagées dans une série de combinaisons variées, ne subissent pas de pertes sensibles, tout en se transformant à l’infini.

H peut très bien se faire que les dérivés d’un métal mal étudié et presque impossible à obtenir soient des matières fort communes et très vulgaires. Un pareil état de choses est, en définitive, une atténuation de ce qui se passe avec le fluor. À peine si le calcium a pu être préparé dans un état satisfaisant de pureté, et cependant quoi de plus trivial que la chaux, son oxyde ? Pendant longtemps les circonstances ont été les mêmes pour le magnésium, aujourd’hui si bon marché, et pour l’aluminium, dont l’apparition, il y a vingt-cinq ans, semblait devoir révolutionner l’industrie, dans laquelle, après tout, le nouveau-venu ne joue qu’un rôle secondaire.

Comme de juste, tout savant qui découvre un corps simple a le droit de le baptiser d’un nom particulier plus ou moins heureusement choisi. Actuellement, avons-nous dit, les noms « géographiques » sont à la mode ; mais un assez grand nombre de termes plus anciens sont de pure fantaisie et empruntés au répertoire de la mythologie grecque, des légendes allemandes ou des mythes scandinaves. En parcourant la table d’un cours de chimie minérale, on voit défiler, pêle-mêle, Niobé, Tantale, les Titans, la Terre, la Lune, les Kobolts ou génies des mines, et le dieu Thor. Dans un cas, l’expression à tournure latine a fait place à un autre mot moins savant, mais plus caractéristique. La notation écrite a beau conserver le terme de « stibium, » celui « d’antimoine » a prévalu dans le langage commun. Ainsi, dit-on, se trouve rappelée la légende, vraie ou fausse, des religieux d’un couvent involontairement empoisonnés par Basile Valentin, célèbre alchimiste, qui croyait avoir découvert dans les sels antimoniés des panacées capables de guérir tous les maux. On a dit que les noms du brome, de l’azote, du phosphore étaient impropres, parce que d’autres corps simples ou composés ont une odeur fétide, sont irrespirables ou luisent dans l’obscurité. Ces noms simples, euphoniques et sans prétention, ne trompent personne et sont pour le moins aussi convenables que ceux de plusieurs métaux auxquels on s’obstine à infliger toujours la lourde et pédante terminaison en ium, Lavoisier crut assurément bien faire en appelant oxygène ou « générateur d’acide » le gaz, dont il étudia les propriétés avec tant de sagacité ; plus tard, on reconnut qu’il existe des acides sans oxygène, tandis que l’hydrogène est la base fondamentale de ces mêmes acides. Néanmoins, et ce fait saute aux yeux en chimie organique, il est incontestable que l’addition d’oxygène, ou le remplacement d’une autre substance par ce même élément, tend toujours à exalter dans une molécule les propriétés acides, si elles préexistent, et fort souvent les provoque, si elles font défaut. Le fondateur de la chimie moderne a donc eu raison, bien qu’à un autre point de vue que celui qu’il envisageait.


II.

Presque tous les corps simples sont solides à la température ordinaire. Outre le mercure, que tout le monde a vu, un seul est liquide : c’est le brome, fluide lourd, d’un rouge foncé, très volatil, jouant un rôle indispensable en chimie synthétique. Deux des derniers métaux isolés : le gallium, dont nous avons déjà parlé, et sur le compte duquel nous reviendrons encore, et le cassium, naguère connu seulement à l’état de combinaison, seraient solides en hiver, mais se fondraient sous la seule influence des chaleurs ordinaires d’un été moyen. Le chlore, vapeur verdâtre, a été depuis longtemps liquéfié ; mais l’oxygène, l’azote et l’hydrogène, jadis désignés comme « gaz permanens, » ont résisté, jusqu’à l’année 1877, à la double action du froid et de la compression, jusqu’à ce que les procédés de MM. Cailletet et Pictet en soient venus à bout. Il n’existe donc, en sus du fluor, que quatre gaz simples dont aucun ne saurait être incoercible.

Inversement et malgré les tentatives de M. Despretz, jamais le carbone n’a pu être fondu ni volatilisé ; le bore et le silicium sont tout aussi réfractaires. Quelques métaux, comme l’argent ou le potassium fondus, émettent à de très hautes températures des vapeurs vertes qui ne rappellent guère la teinte du solide générateur. Étudier du zinc ou du cadmium gazéifiés est chose moins difficile encore, mais souvent une matière simple, plus fusible qu’une autre, est bien plus malaisée à vaporiser ; ainsi l’étain, qui se liquéfie dans une carte à jouer exposée à la flamme d’une bougie, n’est pas sensiblement volatil, et le potassium, qui peut prendre l’état fluide à moins de 63 degrés dans l’huile de naphte chaude, n’émet de vapeurs qu’au rouge, tout comme le plomb, à peine fusible vers 330 degrés cependant.

Ne pouvant ni ne voulant retracer ici le tableau, même incomplet, des caractères physiques des corps simples, nous nous contenterons de parler brièvement de leurs couleurs et de leurs dissolvans. Presque toute la gamme du spectre est représentée dans la seule série des métalloïdes, depuis le bleu pur de la variété d’oxygène qu’on nomme ozone, et qui peut-être colore notre ciel, jusqu’au gris violacé de l’iode, en passant par le rouge foncé du brome et du sélénium. Néanmoins, la note jaune plus ou moins franche domine, tout comme dans les fleurs champêtres des plaines, grâce au chlore, au soufre, au phosphore. Il faut toutefois observer que le soufre fondu, chauffé vers 250 degrés, ressemble assez à du goudron et que, versé brusquement dans l’eau froide au moment où il atteint cette température, il fournit une sorte de caoutchouc brunâtre, bien différent de la matière jaune et friable que chacun a pu manier. Du reste, au bout de quelques jours, la couleur et la fragilité normale reparaissent, au lieu que le phosphore, une fois transformé en une substance opaque et rouge non vénéneuse et peu inflammable, persiste dans son nouvel état. C’est en remplaçant le phosphore ordinaire par ce corps rougeâtre qu’on obtient les allumettes dites de sûreté.

Les anciens alchimistes distinguaient, au point de vue de la couleur, leurs sept métaux en « solaires » et « lunaires, » ceux-ci d’un blanc plus ou moins pur, plus ou moins grisâtre et beaucoup plus nombreux que ceux de la première classe, qui comprenait seulement l’or et le cuivre. De fait, il est assez singulier que, de tous les métaux découverts depuis cent ans, aucun ne rappelle par sa teinte ces deux derniers corps connus de toute antiquité. Comme aspect extérieur, tous ressemblent plus ou moins à l’argent, au fer, au plomb, à l’étain. Pendant un certain nombre d’années, les traités de chimie ont tous répété que le titane préparé par Berzélius se rapprochait du cuivre au point de vue de la nuance et de l’éclat, mais on a reconnu l’erreur du grand chimiste suédois ; il avait pris l’azoture de titane pour le métal libre, lequel constitue une poudre noirâtre sans intérêt. À propos de la section des « lunaires, » faisons observer qu’un solide réfléchissant fortement la lumière blanche ne saurait la modifier beaucoup, comme le ferait un bloc rugueux. Avec Bénédict Provost, multiplions les réflexions d’un même rayon sur la lame métallique ; tout change et, au lieu d’un blanc sale, nous observons des teintes riches et variées. Le fer devient violet, le zinc bleu indigo, l’argent se colore en jaune. Quant aux « solaires, » ils se teignent en pourpre foncé, et, si nous regardons le soleil au travers d’une lame d’or suffisamment mince, la feuille métallique vue par transparence semblera verte. On sait que le vert est la nuance complémentaire du rouge.

Corpora non agunt, nisi soluta, disaient, en exagérant une idée fort juste en général, les prédécesseurs de Wurtz et de Berthelot. Pour provoquer ou faciliter une réaction chimique, il est presque toujours avantageux d’amener préalablement à l’état liquide le solide, le gaz qui doit entrer en conflit, en le « dissolvant, » s’il est possible, dans un « véhicule » ou un « menstrue. » Ce dernier terme, très usité jadis, a vieilli, mais la première expression est excellente et fait image, car le fluide employé permet de communiquer aux particules dissoutes la mobilité qui leur fait défaut ; il transporte celles-ci au contact du corps qu’elles doivent attaquer, de même qu’une voiture nous amène où nous désirons nous rendre. Le dissolvant par excellence est l’eau pure, dans laquelle la plupart des matières salines se fondent très bien, mais, malheureusement, les seuls métalloïdes qu’elle absorbe sont le brome, le chlore et l’iode, et encore à doses minimes. On emploie souvent l’alcool comme véhicule de l’iode, et le sulfure de carbone, liquide lourd, volatil et fétide, dont la lutte contre le phylloxéra a vulgarisé le nom, peut s’assimiler d’assez fortes quantités d’iode, de phosphore, et surtout de soufre. Jamais le sulfure de carbone du commerce, par exemple celui qui sert aux traitemens viticoles, n’est exempt de soufre ; celui-ci se dépose, sous la forme d’une efflorescence neigeuse, près de la bonde des barils en vidange pour peu que la fermeture imparfaite favorise l’évaporation du sulfure. Mélangé d’iode, ce même liquide devient violet foncé ; opaque, même sous une faible épaisseur, aux rayons lumineux du soleil, la liqueur laisse passer la presque totalité des effluves calorifiques obscurs. Plus difficiles encore que les substances précédentes, le bore et le silicium restent indifférens aux véhicules « neutres » énumérés ci-dessus et ne se marient qu’à l’aluminium ou au zinc en fusion. Laisse-t-on refroidir le mélange en prenant certaines précautions, on obtient au sein du lingot solidifié une cristallisation de bore ou de silicium et, au moyen de l’acide chlorhydrique, qui ronge le métal et respecte le métalloïde, il est facile de dégager les cristaux de la gangue qui les entoure. Si le carbone se mêle un peu à la fonte en fusion, la masse, une fois concrétée, ne renferme que des paillettes de graphite, matière à demi amorphe. Ce n’est donc pas à un phénomène de ce genre qu’il convient de rapporter la mystérieuse origine du diamant. Vis-à-vis des métaux, eau, alcool, sulfure de carbone, benzine, sont absolument impuissans ; mais les acides les attaquent plus ou moins, et un sel, qui presque toujours se mélange à l’excès d’acide, prend naissance. Seulement, la liqueur ne restitue plus le métal primitif radicalement transformé ; le phénomène n’est plus d’ordre purement physique. Sans nous étendre davantage sur ce sujet par trop technique, notons en passant que l’eau est violemment décomposée par certains métaux tels que le sodium ; de la soude se forme qui se dissout dans l’eau et il se dégage tumultueusement de l’hydrogène naissant. En additionnant le sodium de mercure, qui ne prend pas part à la réaction, le gaz s’échappe aussi doucement qu’on veut ; en sorte que l’amalgame de sodium est un agent « hydrogénant » ou « réducteur, » tantôt énergique, tantôt modéré, suivant sa composition. Par cela même, il est constamment employé par les savans modernes dans leurs opérations de synthèse organique.

Nous venons de prononcer tout à l’heure, à propos du bore et du silicium, le mot de métalloïde. De même qu’en littérature « tout ce qui n’est point prose est vers » et « tout ce qui n’est point vers est prose, » de même pour les chimistes tous les corps simples sont ou métalloïdes ou métaux. La première de ces deux expressions est parfaitement impropre ; elle laisserait croire que toutes les substances non rigoureusement métalliques sont par leurs caractères des quasi-métaux. Au contraire, il s’agit de matières dont les propriétés physiques diffèrent essentiellement de celles des élémens bien plus nombreux rangés dans la seconde classe, tout en variant énormément d’un terme à l’autre de la série. L’iode, l’azote, le carbone se distinguent tout autant comparés entre eux qu’opposés à l’argent ou au zinc. Ce n’est guère qu’en lisant des livres de science théorique qu’on peut se rendre compte des différences d’allure si tranchées qui séparent les deux sections au point de vue chimique. Si les caractères des différens métaux varient beaucoup en énergie, la tendance générale change médiocrement ; des divergences beaucoup plus nettes séparent les métalloïdes : les transitions sont heurtées et brusques, non-seulement de groupe à groupe, mais d’élément à élément. Mieux encore, ces capricieuses matières ne sont pas toujours identiques à elles-mêmes ; quelques-unes d’entre elles peuvent revêtir diverses formes et au changement d’aspect extérieur correspond une modification dans la nature chimique. Expliquons-nous : le gaz oxygène peut, à basse température et grâce à divers procédés, notamment par l’action de l’effluve électrique, se transformer en ozone, sans qu’il y ait, bien entendu, aucune absorption de matière. L’ozone chauffé redevient oxygène facilement, trop facilement même au gré des chimistes, et cette modification du gaz vital est douée d’une odeur sulfureuse spéciale, d’une saveur caractéristique analogue à celle du homard, au lieu que la substance génératrice est inodore et insipide. La densité n’est pas la même : trois litres d’oxygène pèsent autant que deux litres d’ozone ; enfin les propriétés chimiques s’exagèrent au point que le mercure et l’argent, inaltérables à l’air, s’emparent de l’ozone. Si celui-ci est pour ainsi dire de l’oxygène exalté, le phosphore rouge, dont nous avons dit un mot, est un phosphore adouci dont les caractères sont atténués, sans parler du légendaire phosphore noir entrevu de temps en temps par les Thénard et dont l’existence est fort douteuse en tant que produit pur. Le soufre offre plusieurs variétés dont les couleurs ou les solubilités dans le sulfure de carbone sont loin d’être les mêmes. Il y a deux espèces de bore, trois espèces de silicium, et les ouvrages de chimie consacrent des pages entières à la description des nombreuses formes que peut affecter le carbone et que diversifient encore des proportions plus ou moins grandes de corps étrangers. Ce n’est pas que, dans la longue série des métaux, les travaux n’aient fait découvrir plusieurs cas de modifications allotropiques, mais les singularités diminuent graduellement à mesure que la tendance métallique s’accentue, et finalement l’argent vierge, le sodium pur, le mercure bien nettoyé, sont toujours identiques à eux-mêmes.

À ce propos, on peut se demander si la limite qui sépare les métaux des métalloïdes est nette ou confuse, naturelle ou arbitraire. La réponse n’est pas douteuse : la barrière élevée par la science est purement fictive puisque l’accord entre les praticiens et les théoriciens, d’une part, et entre les savans des différentes écoles, d’autre part, est loin d’être satisfaisant. Il est bien clair que le potassium, le zinc, le cuivre sont des métaux pour tout le monde, de même que l’iode, l’oxygène, le soufre sont invariablement qualifiés de métalloïdes. Les propriétés physiques et chimiques des premiers diffèrent à tel point de celles des derniers qu’aucune hésitation n’est possible. Mais il existe des élémens ambigus, à propriétés bâtardes, qui jouent le rôle du centre gauche dans une assemblée parlementaire et dont la place est malaisée à déterminer. D’accord en cela avec les auteurs du début de ce siècle, les traités de chimie analytique classent hardiment parmi les métaux tous ces corps à fonctions mal définies ; pour eux il n’y a de vrais métalloïdes que le chlore, le brome, l’iode, le fluor, l’oxygène, le soufre, l’azote, le phosphore, le bore, le carbone, le silicium et l’hydrogène, en tout juste douze corps simples qu’on oppose aux vingt-quatre métaux usuels. Commode en pratique, cette manière de voir n’est pas adoptée dans l’enseignement secondaire officiel dont les programmes ont été rédigés suivant les idées de l’illustre Dumas. L’on ajoute alors à la liste précédente l’arsenic et parfois l’antimoine, par le motif que l’antimoine et l’arsenic fournissent par leur copulation avec l’hydrogène des composés bien définis et assez stables analogues aux combinaisons correspondantes de l’azote et du phosphore. Quant aux chimistes de l’école moderne, ils affaiblissent encore davantage la classe des métaux au profit de l’autre section, dans laquelle ils ramènent, outre l’antimoine, le bismuth et même l’étain sans parler d’autres corps simples moins connus. On comprend qu’ils font bon marché de certaines propriétés physiques, comme l’éclat ou la conductibilité pour la chaleur et l’électricité et, se fondant sur un caractère chimique, ils envisagent comme métalloïde tout élément dont le chlorure serait décomposé par l’eau à froid.

Laissons de côté ces arguties sans importance, pour nous occuper de la classification des métalloïdes en familles naturelles, problème abordé par Dumas, il y a une cinquantaine d’années et fort heureusement résolu par lui. Dumas rangea dans un premier groupe le fluor, le chlore, le brome et l’iode, élémens dits halogènes, s’unissant volontiers à l’hydrogène comme aux métaux, agens minéralisateurs importans, mais doués d’une affinité médiocre pour l’oxygène. Ce dernier, joint au soufre, ainsi qu’à deux matières rares, le sélénium et le tellure, constitua la seconde famille, qui comprend ainsi quatre substances simples, susceptibles d’être, selon les circonstances, comburantes ou combustibles (sauf l’oxygène, cela va sans dire) et capables de s’unir à l’oxygène, comme aux métaux et à l’hydrogène. La troisième tribu n’embrasse à la rigueur que l’azote, le phosphore et l’arsenic, mais l’antimoine et le bismuth, en dépit de certaines affinités métalliques, s’y rattachent naturellement comme appendices ; tous s’assimilent parfaitement bien l’oxygène, sauf l’azote, plus paresseux à entrer en conflit, et moins bien l’hydrogène ; de plus, avec ce dernier, ils ne fournissent que des composés basiques ou neutres, au lieu d’engendrer des acides plus ou moins énergiques, comme les corps des deux premières classes. Il restait à sérier quatre élémens, mais l’on s’aperçut qu’il fallait décidément mettre de côté, à raison de ses allures par trop spéciales, l’hydrogène, lequel avait servi de base et de comparaison. Si l’on ne trouvait point notre rapprochement trop trivial, nous dirions qu’il était « opposable » aux autres matières, comme le pouce est « opposable » aux autres doigts. Enfin une quatrième famille fut créée dans laquelle entrèrent le carbone, le silicium et le bore ; pour justifier cette division moins naturelle que les autres, il fallut invoquer, à défaut d’analogies chimiques manifestes, quelques similitudes de propriétés physiques. La vérité est que le carbone et le silicium sont réunis par des liens de parenté fort étroits mis en évidence depuis les beaux travaux de MM. Friedel et Ladenburg, et ne sauraient être séparés, au lieu que le bore, en dépit de quelques points d’affinité purement extérieurs, doit être écarté du silicium pour faire bande à part. Il y a cinq années cependant, une tentative a été faite par M. Etard pour reporter le bore à côté de l’azote et du phosphore, avec lesquels il n’est pas sans ressemblances, surtout au point de vue de ses dérivés.

En résumé, en dépit des progrès subséquens réalisés par la science, l’œuvre de Dumas n’a subi que des modifications secondaires.

De tout temps, on a divisé les métaux en communs et en précieux. Au moyen âge, ils furent nobles ou ignobles et, placé au sommet de cette hiérarchie féodale d’un nouveau genre, l’or fut déclaré roi et suzerain. Comme un métal précieux ne conserve sa couleur et son éclat que parce qu’il résiste à l’action de l’oxygène de l’air et n’est guère susceptible d’être rongé par les acides, et qu’au contraire ces deux agens altèrent à divers degrés la plupart des autres élémens métalliques, l’idée d’une classification pratique, fondée sur de semblables caractères, s’impose naturellement à l’esprit. C’est ce qu’entreprit de réaliser Thénard, qui rangea les métaux suivant une liste de sections s’échelonnant successivement depuis la première dont font partie le potassium et le sodium qu’on est obligé de conserver dans l’huile de naphte, jusqu’à la sixième, où brillent le mercure, l’argent, l’or, le platine. Ajoutons, afin de donner des exemples relatifs à des substances connues, que le magnésium, le fer, l’étain et le cuivre peuvent être choisis comme types des seconde, troisième, quatrième et cinquième section. Peut-être trop décriée par certains auteurs contemporains qui ont eu le tort de ne pas voir dans l’œuvre de Thénard un essai de classement artificiel analogue à la clé botanique de Linné, cette tentative déjà ancienne est reléguée dans beaucoup d’ouvrages de l’époque actuelle à des paragraphes intitulés : Historique. Du moins groupait-elle ensemble les corps dont la métallurgie est analogue, ce qui n’était pas sans utilité au point de vue de l’enseignement, sans compter plusieurs autres avantages secondaires, grâce auxquels elle figure encore dans les programmes.

Nous voici amenés à parler d’un autre sectionnement absolument empirique, mais très avantageux pour le chimiste analyseur. L’opérateur qui veut retrouver les métaux ou bases contenus dans un médicament, une roche, un minerai ou une couleur d’origine inorganique, commence par dissoudre le tout dans un véhicule convenable : eau, acide, alcali, etc. La liqueur obtenue est ensuite soumise à l’action successive de quelques réactifs, qui sont invariablement l’hydrogène sulfuré gazeux, le suif hydrate d’ammoniaque et un mélange de chlorhydrate et de carbonate d’ammoniaque. On obtient par ce moyen, dans le cas le plus général, trois précipités et deux liqueurs claires. Chacun de ces précipités ou solutions renferme uniquement un certain nombre de métaux à l’exclusion de tous les autres. Si l’un des liquides ne contient que de l’eau pure, si l’un des précipités ne s’est pas formé, le praticien est en droit d’en conclure à l’absence certaine des bases du « groupe » correspondant. Des procédés particuliers permettent ensuite d’isoler complètement les unes des autres les bases réunies ensemble, et, par suite, de les déterminer[3]. Cette division en « groupes » rattache évidemment plusieurs corps simples sans analogie réelle et jouissant seulement d’un bien petit nombre de caractères communs, mais, tout artificielle qu’elle soit, elle provoque plusieurs rapprochemens instructifs. En général, deux métaux rangés dans une même section de Thénard sont fort souvent dispersés dans deux « groupes » analytiques différens, mais le contraire se présente aussi, et nombre de matières se trouvent juxtaposées dans l’un et l’autre tableau. Si tel est le cas, par exemple, pour le potassium et le sodium, le calcium et le baryum, le nickel et le cobalt, le cuivre et le plomb, le platine et l’or, la conséquence évidente n’est-elle pas que ces substances doivent être liées par une affinité réelle, une analogie incontestable ? Ne peut-on essayer de faire pour les métaux ce que Dumas tenta jadis, avec succès, à l’égard des métalloïdes, et ensuite est-il impossible de réunir, dans un même ensemble, les deux classes de matières simples ? Jusqu’ici nous n’avons invoqué que les données de l’ancienne chimie, données trop insuffisantes pour élucider cette question ardue, mais les théories modernes se présentent qui vont nous fournir d’utiles éclaircissemens, et du moins elles nous serviront à prouver que si, dans l’état actuel de la science, nous ne touchons pas au but, du moins nous sommes bien près d’y atteindre.


III.

Loin de nous la pensée de retracer, même en abrégé, l’histoire de la théorie et de la notation atomique. Notre intention n’est pas davantage de la critiquer ou de la défendre. À peine exposerons-nous quelques points de cette doctrine presque universellement adoptée à l’étranger, mais encore combattue en France par les adeptes de toute une école et repoussée jusqu’à présent des programmes de l’instruction secondaire. Encore abrégerons-nous autant qu’il nous sera possible, car, en pareil sujet, il vaut mieux être clair et incomplet.

Considérons de faibles masses homogènes formées de matières parfaitement pures, comme une goutte d’eau distillée, une parcelle de nitre ou azotate de potasse, une bulle de chlore. Nous pouvons évidemment diminuer encore ces petites fractions, réduire, par exemple, l’eau à l’état de vésicules de brouillard, pulvériser le sel, raréfier le gaz et chacune des nouvelles parties qu’on séparera des autres ne différera en rien de celles-ci. Continuons toujours de même, et, lorsque les procédés mécaniques ou physiques nous feront défaut, poursuivons notre opération par la pensée. Pourrons-nous la prolonger à l’infini ? Non, une limite nous arrête : nous finissons par trouver, au bout du compte, une infime particule d’eau, de nitre ou de chlore que nous sommes impuissans à partager. La barrière que nous invoquons n’est nullement due à l’imagination des savans, car, sans elle, les phénomènes physiques ne sauraient s’expliquer. Ce noyau terminal n’est cependant pas indestructible, si nous appelons la chimie à notre aide, puisque les agens qu’elle nous indique scindent les trois « molécules » (telle est la dénomination employée) en parties identiques ou non entre elles qui ont reçu le nom « d’atomes. » La molécule d’eau se coupe en trois atomes, deux d’hydrogène et un d’oxygène ; celle de l’azotate de potasse en fournit cinq (un de potassium, un d’azote, trois d’oxygène) ; celle même du chlore se trouve résulter de la juxtaposition de deux atomes de chlore semblables entre eux.

Faire passer en revue au lecteur les propriétés des molécules à élément hétérogènes des corps composés reviendrait à lui expliquer la chimie presque entière, mais nous ne pouvons nous dispenser de dire quelques mots au sujet de la belle loi entrevue par l’Italien Avogadro ; développée, grâce au génie d’Ampère, de façon à servir de base et de fondement aux théories modernes. Sans cette hypothèse, justifiée d’ailleurs par les calculs rigoureux de la thermodynamique, ces théories n’auraient aucune raison d’être. Voici l’énoncé. « Tous les gaz et toutes les vapeurs dont les caractères se confondent sensiblement avec ceux des gaz renferment, à volume égal et sous les mêmes circonstances de température et de pression, le même nombre de molécules. » En ce qui concerne les solides et liquides, aucune règle analogue n’a pu être formulée jusqu’à présent.

Cet exposé très abstrait nécessite des explications : imaginons trois cloches ou récipiens identiques et contenant, l’une de l’hydrogène, la seconde du chlore, la troisième de la vapeur de benzine, ces fluides étant tous soumis à une même pression, celle de l’atmosphère, par exemple, et également chauffés à 440 degrés pour fixer les idées[4]. Dans chaque cloche seront emprisonnées un certain nombre de molécules ; qu’il y en ait cent mille, un million, un milliard dans la première, peu nous importe, mais ce qui est certain, a priori, c’est que la seconde et la troisième en renfermeront autant, ni plus, ni moins. La loi en question est rigoureusement exacte pour les gaz proprement dits, et très approchée en ce qui concerne les vapeurs si la température est suffisamment élevée et si la pression n’est pas exagérée.

Grâce au principe d’Ampère, il suffit, pour avoir le rapport des poids de la molécule d’hydrogène à celle du chlore par exemple, de comparer les poids de deux volumes quelconques, mais égaux, de chacun de ces gaz également comprimés et chauds. Si dix litres du second corps pèsent 35,5 fois plus que dix litres du premier, la molécule du chlore est aussi 35,5 fois plus lourde que celle de l’hydrogène. Cette dernière, qui est la plus légère de toutes, a été prise pour unité de poids.

Une matière est plus facile à étudier dans sa structure intime, si elle est gazeuse ou susceptible de le devenir, car, dans ce cas, ses molécules peuvent être pesées au moins d’une façon relative. Rien de plus aisé alors au chimiste que de les disséquer en atomes, par le raisonnement bien entendu. Si le corps volatil est simple, comme dans le cas du chlore, les atomes dont l’agglomération constitue la molécule sont tous identiques entre eux. Dans quelques cas assez rares, l’atome est unique : cette singularité se présente pour le mercure, et elle permet même de prévoir, grâce au calcul, certaines anomalies dans les propriétés calorifiques de la vapeur mercurielle, et MM. Kundt et Warburg ont réussi à justifier par l’expérience toutes les circonstances indiquées. Un métal moins connu que le mercure, le cadmium, d’où dérive une belle couleur jaune fort employée en peinture, possède également à l’état fluide une molécule à atome isolé. Le cuivre, le magnésium, le zinc, ne sont pas volatils, mais ils ont avec le mercure trop de points de contact pour n’être pas « monoatomiques » comme lui. En revanche, le nombre des élémens gazeux ou gazéifiés dont la molécule peut se couper en deux atomes est considérable. Tous les anciens gaz permanens, c’est-à-dire l’oxygène, l’hydrogène et l’azote, ainsi que le chlore, le brome, l’iode, se rangent dans cette catégorie, à laquelle il faut joindre le soufre, mais avec une restriction. Les métaux alcalins (potassium, sodium, lithium, etc.) et l’argent grossiraient encore probablement la liste si l’on pouvait apprécier autrement que par conjecture leur densité de vapeur. Enfin le phosphore et l’arsenic possèdent une molécule plus riche encore, qui ne contient pas moins de quatre atomes distincts.

L’ozone, dont nous avons déjà dit un mot, est un agrégat constitué, non par deux atomes comme l’oxygène ordinaire, mais bien par trois. Ainsi s’explique son grand pouvoir oxydant, car l’on n’a pas de peine à comprendre que le troisième atome de cette lourde et instable association s’en détache facilement et qu’une faible chaleur ramène le tout à la forme binaire normale. Les circonstances sont analogues pour le soufre, qui offre au point de vue chimique tant de rapports avec l’oxygène : à 500 degrés, la vapeur de soufre renferme jusqu’à six atomes ; c’est la molécule la plus riche de celles de tous les corps simples connus. Mais avant 1,000 degrés l’équilibre se rompt, les atomes se séparent, tout en restant accolés par paires, et le soufre, ainsi que la plupart des autres élémens, devient diatomique. À la suite d’expériences récentes, délicates et fort discutées, de MM. Meier, Crafts, etc., on a été amené à croire que, sous l’influence d’une forte chaleur, les molécules du chlore, du brome, de l’iode, pourraient bien se scinder en deux autres constituées chacune d’un atome distinct[5].

Les atomes de tous les corps simples métalloïdiques n’ont pas la faculté de s’unir à un même nombre d’atomes d’hydrogène, et cette variation de capacité, déjà invoquée par Dumas, est de la plus haute importance en philosophie chimique. Expliquons-nous à ce sujet. Examinons les molécules de l’acide chlorhydrique, de l’eau, de l’ammoniaque et du gaz des marais, tous composés stables et bien définis ; elles sont formées d’un atome unique de chlore, d’oxygène, d’azote ou de carbone, additionné respectivement d’un, deux, trois ou quatre atomes d’hydrogène. Notons en passant que, si l’azote réclame trois atomes et si le carbone en veut quatre, cela n’implique nullement de la part du carbone ou de l’azote une plus grande affinité pour l’hydrogène, dont le chlore et l’oxygène sont infiniment plus avides. Cela veut dire simplement qu’on peut se figurer l’atome d’azote, par exemple, sous la forme d’une boule garnie de trois crochets à chacun desquels se suspend une autre petite bille également crochue, figurant l’un des trois hydrogènes, et ainsi de suite. En fait d’amarrage, mieux vaut une chaîne solide que trois attaches faibles. Les quatre corps que nous venons de nommer sont précisément les chefs de file des quatre familles naturelles de Dumas, et tous les élémens qui font partie d’une même famille suivent l’exemple du type ; vis à vis de l’hydrogène, le brome se comporte comme le chlore, et le silicium joue le même rôle que le carbone. Mais on peut aller plus loin et remarquer que le chlore, le brome et l’iode, voire même le fluor, pour continuer notre comparaison grossière, mais juste, sont des atomes à un seul croc, absolument comme l’hydrogène, et, au point de vue de la « capacité de saturation, » jouent un rôle identique. L’expérience justifie cette conception : dans les chlorures de phosphore et de silicium, phosphore et silicium réunissent autour d’eux, le premier trois, le second quatre atomes de chlore, de même que l’hydrogène phosphore et l’hydrogène silicié résultent d’un atome soit de phosphore, soit de silicium, rivé à trois ou bien à quatre hydrogènes. Pour abréger le langage, les chimistes de l’école moderne conviennent de dire que la première matière simple est « trivalente, » et que la seconde est « quadrivalente. »

Puisque les membres d’un même groupe naturel de métalloïdes absorbent pour un atome isolé d’un corps donné le même nombre d’atomes d’hydrogène, de chlore, de brome, d’iode et de fluor, on est en droit d’en conclure que l’identité de « valence » ou pouvoir absorbant, par rapport à ces derniers corps, implique une parenté incontestable. Or beaucoup de substances élémentaires refusent d’entrer en conflit avec l’hydrogène, mais toutes, sauf une seule, qui est le fluor, acceptent de s’unir au chlore, et l’étude des composés chlorés peut fournir des renseignemens précieux pour une classification rationnelle. Par exemple, à défaut de l’hydrogène bore, qui n’a pas été préparé, étudions le chlorure de bore, et nous voilà conduits à écarter définitivement le bore lui-même du silicium et du carbone ; ceux-ci sont franchement quadrivalens et celui-là se contente de trois atomes de chlore. Ce fait prouve catégoriquement que les identités de capacités chimiques ne concordent pas toujours avec les analogies physiques, et nous verrons par la suite de ce travail que de telles anomalies ne sont rien moins que rares.

Passons aux métaux. Plusieurs d’entre eux se combinent au chlore atome pour atome ; tels sont le potassium, le sodium, plusieurs autres métaux en ium, dont l’analyse spectrale a révélé la présence dans certains minéraux d’où l’on a réussi à les extraire ensuite, et finalement l’argent. En dépit de son inaltérabilité bien connue et dérivant d’une puissance d’affinité médiocre, ce corps précieux fait partie de la même catégorie. Bien plus longue est la liste des métaux bivalens, qui exigent deux atomes de chlore ; leur nombre est même trop grand pour qu’on n’établisse pas de sous-divisions dans cette vaste classe comprenant, en sus des métaux dits alcalino-terreux, — le calcium, le baryum, et le strontium, — le magnésium, le zinc, le cuivre, le mercure, le nickel, etc. Au contraire, la famille des métaux trivalens ne comprend que le bismuth, dont les allures un peu ambiguës rappellent les métalloïdes, l’antimoine, qu’aujourd’hui tout le monde s’accorde à envisager comme tel, enfin l’or séparé de l’argent et mis de côté. Le platine et l’étain figurent comme élémens nettement quadrivalens.

Ceci posé, entreprenons une étude attentive des caractères physico-chimiques des métaux et des sels qui en dérivent. Des analogies manifestes rapprochent, surtout au point de vue des formes cristallines et de la solubilité dans l’eau, les combinaisons du même ordre de corps de valence identique. Ainsi l’histoire de l’argent, si éloigné du potassium à certains égards, met en lumière maintes propriétés communes à ces deux métaux. L’affinité des trois métaux alcaline-terreux est frappante. Enfin il n’est pas malaisé de découvrir des relations fort étroites entre les sels du cuivre, du mercure, du magnésium, du zinc.

Mais que le lecteur, à la seule inspection du tableau dont nous avons esquissé à peine les principaux linéamens, ne s’imagine pas que la philosophie naturelle a réussi à découvrir un criterium infaillible. Malheureusement, les choses ne sont pas toujours aussi simples. Ainsi plusieurs savans de l’école atomique s’étaient imaginé que la valence des atomes, ou, comme nous l’avons expliqué, leur capacité de saturation vis-à-vis de l’hydrogène et du chlore, était une faculté absolue, essentielle, invariable. Quant aux exceptions embarrassantes, elles étaient attribuées à des influences spéciales à chaque cas et d’ordre secondaire. Il n’en est rien : fréquemment un atome unique absorbe, suivant les circonstances, plus ou moins de chlore, plus ou moins d’hydrogène, et donne ainsi lieu à deux composés différens. Ainsi le phosphore, suivant qu’on met à sa disposition peu ou beaucoup de chlore, fournit du trichlorure ou du quintichlorure de phosphore : il agit donc comme corps trivalent ou quintivalent. L’iode monovalent peut devenir trivalent ; des trois atomes de chlore du trichlorure d’iode deux se détachent, il est vrai, très facilement, en sorte que le composé se trouve être un agent chlorurant précieux dans certaines opérations de synthèse. On voit que les exceptions que présentent les métalloïdes ont été mises à profit par les chimistes ; la pratique gagne si la théorie souffre. Si nous parcourons la série des composés métalliques, nous constatons que souvent la valence de l’or et du platine tombe de deux unités ; ces élémens alors se contentent d’être uni valons ou bivalens. Celle du plomb, au contraire, augmente parfois de façon à laisser supposer que le métal est au fond quadrivalent, en dépit de ses analogies avec plusieurs substances bivalentes.

Néanmoins, les partisans des théories modernes ne sont pas restés à court devant ces objections : « Nous vous accordons, ont-ils répliqué, le fait du caractère contingent de la valence ; à cet égard, vous avez raison en toute rigueur. Mais nous pensons aussi que cette faculté, tout en aspirant vers une limite normale bien déterminée, peut être fort souvent provisoirement exaltée ou passagèrement amoindrie. Prenons surtout en considération les composés, les sels qui se forment aisément et sont difficiles à détruire. Par exemple, les chlorures supérieurs d’or et de platine, à raison de leur plus grande stabilité, marquent le vrai pouvoir de saturation du métal ; l’iode retient fort mal deux de ces trois atomes de chlore et conserve mieux le dernier. Le plomb est presque toujours manifestement bivalent ; gardons-nous bien, en dépit d’un petit nombre de cas, de l’écarter du cuivre ou du baryum, auquel il ressemble fort. » Leurs antagonistes, M. Berthelot en tête, loin de rendre les armes, n’ont pas manqué de signaler maintes circonstances dans lesquelles la valence devient encore moins nette. Ces faits se présentent lorsqu’un corps simple se sature à la fois avec deux ou plusieurs élémens monovalens de diverses natures. De même que la diversité des mets entretient l’appétit, de même la capacité de saturation d’une matière peut s’accroître si on lui présente à la fois plusieurs métalloïdes ou métaux. Ainsi l’azote, dans le chlorhydrate d’ammoniaque, retient attaché à lui quatre hydrogènes et un chlore, circonstance très discutée autrefois par les théoriciens, lesquels ont fini par classer définitivement l’azote et ses congénères comme quintivalens.

L’aluminium, ainsi que le gallium de M. Lecoq de Boisbaudran, présentent une particularité digne d’intérêt : ces deux métaux se combinent au chlore et consorts dans la proportion de deux atomes de gallium ou d’aluminium contre six de chlore ou de brome. Quelle est alors la valence de ces deux corps simples ? Ici intervient une ingénieuse hypothèse, si bien confirmée par les faits qu’elle est presque regardée actuellement comme une loi naturelle. Ainsi que nous l’avons indiqué déjà, figurons-nous l’atome comme une boule munie d’autant de crochets qu’il se trouve de valences disponibles. Deux atomes identiques d’aluminium, qu’on suppose armés chacun de quatre crochets, se trouvent rivés mutuellement grâce à l’amarrage réciproque de deux crocs, et le système se trouve, en effet, ne plus disposer que de six crochets, c’est-à-dire, en repassant du concret à l’abstrait, que seules six valences restent libres. La quadrivalence de l’aluminium ainsi établie entraîne celle du fer, du chrome, du manganèse, dont plusieurs des composés ne diffèrent presque pas des sels aluminiques correspondans, surtout au point de vue cristal le graphique. Faut-il pour cela retrancher absolument de la section des corps bivalens ces métaux qui, par certaines combinaisons d’un autre ordre, rappellent le cuivre ou le magnésium ? En réalité, le double atome sexvalent du fer, par cela même qu’il est aussi apte que l’atome unique bivalent à se déplacer sans altération d’une molécule saline à une autre, constitue un véritable corps simple sui generis, distinct du fer proprement dit[6].

Cette faculté de s’unir à lui-même, tout en conservant quelques valences disponibles, le carbone la possède au suprême degré ; de là vient la variété presque infinie des dérivés organiques, naturels ou artificiels, puisqu’on voit les atomes de carbone se river par une chaîne invisible, non-seulement deux à deux, mais trois à trois, quatre à quatre, jusqu’à dix à dix et peut-être encore davantage. À un chimiste allemand, M. Kekulé, revient l’honneur d’avoir le premier développé cette théorie si féconde, ce vrai fil d’Ariane conducteur au milieu d’une complication inextricable. Les silicates naturels sont très nombreux parce que le silicium se comporte comme le carbone, bien que ses tendances de soudure soient moins exagérées et, jusque dans les dérivés de l’étain, on retrouve cette même propriété considérablement affaiblie. En définitive, du carbone au silicium, de ce dernier au titane et à l’étain, de celui-ci au platine, du platine au fer et finalement du fer à l’aluminium, les transformations ne sont pas brusques, mais les termes extrêmes sont fort dissemblables, d’où ressort la difficulté qu’éprouvent les chimistes à tracer entre les diverses tribus des frontières nettement accusées.


IV.

Ce n’est pas seulement sur les analogies des caractères physiques ou des aptitudes chimiques des corps simples ou de leurs dérivés, ce n’est pas seulement sur l’identité des propriétés attractives qui se manifestent d’atome à atome que les chimistes contemporains fondent leurs essais de classification des élémens. Grâce à l’étude de leur poids atomique, ce qu’on savait déjà a pu être expliqué et coordonné tandis que de nouveaux points ont été mis en lumière. L’existence de substances simples encore inconnues a été pressentie, et quelque temps après le spectroscope les signalait. Isolés ensuite et attentivement étudiés, ces nouveaux métaux se rangeaient docilement à k place même que le calcul leur avait assignée, sans que leur nature et leurs fonctions s’écartassent beaucoup du type hypothétique indiqué d’avance. Quoique la comparaison soit un peu ambitieuse, nous ne pouvons nous empêcher de penser à Le Verrier, ancien chimiste devenu astronome, découvrant Neptune et prédisant avec exactitude la situation et la masse de sa planète. Toutefois, nous ne dissimulerons point, dans notre brève exposition, les défauts et les lacunes qui choquent encore à bon droit nombre de savans et des moins sceptiques. Aux chimistes du XXe siècle il appartiendra de corriger ou d’expliquer ces imperfections, et l’entreprise ne semble pas impossible.

Si les poids absolus de l’atome d’hydrogène et de l’atome de soufre sont parfaitement inconnus, la science actuelle n’en est pas moins arrivée à indiquer, au moyen de déductions assez complexes, mais d’une certitude absolue, que le second pèse exactement trente-deux lois plus que le premier, et ainsi de suite pour toutes les matières fondamentales. On convient arbitrairement que le poids atomique de l’hydrogène vaut 1 ; alors tous les nombres analogues applicables aux autres matières simples sont des entiers plus grands que 1, parfois accompagnés de fractions. Les chiffres, fort inégaux d’ailleurs, qui conviennent à chaque métalloïde ou métal, varient depuis 7 (lithium) et 9.4 (glucinium) jusqu’à 207 (plomb), 210 (bismuth), 234 (thorium) et 240 (uranium). La série finit actuellement par ce dernier[7].

Examinés superficiellement, ces chiffres, qui semblent extraits au hasard d’un sac comme des numéros de boule de loto, ne fournissent d’abord aucune indication. Mais classons ensemble quelques corps dont la parenté saute aux yeux, et une loi se manifeste. La voici. Quand trois élémens voisins jouissent de propriétés physiques et d’aptitudes chimiques de nature semblable, mais variant en intensité d’un terme à l’autre, les nombres qui expriment leurs poids atomiques s’échelonnent en progression arithmétique. Nous ne voulons pas abuser des chiffres, mais les exemples numériques deviennent indispensables. Prenons pour exemple le groupe naturel : chlore (35.5) — brome (80) — iode (126). De 35.5 à 80, la différence est 44.5 ; de 80 à 126 elle est de 46 ; les deux valeurs 44.5 et 46 sont presque identiques et, d’ailleurs, 80 vaut à peu près la moitié de 35.5 + 126 = 161.5. Si la règle n’est pas mathématiquement rigoureuse, elle est du moins fort approchée, et, en chimie, il faut se contenter d’une exactitude relative. De pareilles associations portent le nom de « triades. » On en connaît aujourd’hui un assez grand nombre. Citons celle du soufre, du sélénium et du tellure (32, 79, 128), ainsi que celle du phosphore, de l’arsenic et de l’antimoine (31, 75, 120) qui sont de véritables modèles. La chimie des métaux met encore d’autres triades en évidence, telles que le groupe calcium-strontium-baryum ; ces trois corps alcalino-terreux invariablement associés, quelle que soit la base de la classification (40, 87, 137), ou la série magnésium-zinc-cadmium (24, 65, 112). Dans ce dernier cas, il faut forcer un peu les chiffres, et les analogies, bien qu’indiscutables, ne sont plus aussi frappantes. Le potassium (39,4) forme la queue d’une première triade avec le lithium et le sodium (7 et 23), et la tête d’une autre si on le compare au rubidium (85) et au caesium (133). Enfin, reprenons le magnésium et le cadmium (24 et 112) et adjoignons-leur le mercure (200), métal qui leur ressemble assez à divers égards : la formule est encore vérifiée. Mettons de côté le groupe lithium-sodium-potassium, et nous observons que les termes inférieurs des autres triades sont tous des corps fort abondans dont les composés remplissent en géologie un rôle essentiel. Il n’est pas besoin d’insister sur les détails et de faire ressortir l’importance des dérivés du chlore, du soufre, du phosphore, du potassium, du calcium, du magnésium. Inversement les matières qui sont placées aux centres ou vers les extrémités de ces mêmes triades sont beaucoup plus rares : tels sont l’iode, l’antimoine, le cadmium, le baryum, le mercure, plus répandus eux-mêmes dans l’écorce terrestre que le sélénium, le tellure, le caesium, le rubidium. La coïncidence est curieuse, mais l’on ne se trouve pas en présence d’une loi absolue, puisque le sodium est incomparablement plus vulgaire que le lithium. Sauf une divergence imputable encore à ce dernier métal, les sels formés par les élémens à poids atomiques faibles sont moins malsains que les combinaisons correspondantes dans lesquelles figurent des substances à atomes lourds. Ainsi le chlorure de sodium est un condiment ; les bromures et iodures de sodium sont des remèdes efficaces qui ne s’ordonnent qu’à petites doses. On emploie également en médecine le phosphate de soude et l’arséniate de soude (liqueur de Fowler), mais nous doutons fort qu’on prescrive des poids égaux du premier et du second se !. Quelques grammes de sulfate de magnésie (sel d’Epsom) purgent légèrement un malade, que deux ou trois décigrammes de sulfate mercuriel empoisonneraient à coup sûr. Enfin, il faudrait plusieurs pages pour expliquer en détail les transformations régulières subies par les composés du même ordre quand on remplace un membre d’une association triple pour le membre suivant.

D’autres fois, pour deux élémens voisins ou pour toute une tribu de corps simples ayant des traits communs, les poids atomiques sont, ou identiques, ou fort peu différens. Tels sont le nickel, le cobalt, si proches parens et si semblables en tout que leur « séparation » offre de grandes difficultés au chimiste essayeur (poids de l’un ou l’autre atome : 59). Le fer, le manganèse, le chrome, doués d’une affinité manifeste avec ces ménechmes de la chimie, possèdent des poids atomiques oscillant de 52 à 56. Tous ces métaux si voisins engendrent sans exception des sels richement colorés, ce que ne saurait cependant faire l’aluminium, relié naturellement à la même famille par son atome moitié moins lourd (27).

Remarquons en passant un fait assez curieux : c’est que la plupart des triades naturelles énumérées plus haut se relient sans trop d’effort à des corps simples que l’on pourrait nommer leurs appendices. Les traits communs à la tribu chlore-brome-iode se retrouvent en grande partie dans le fluor, dont les tendances sont plus spécialisées ; ce dernier diffère plus des trois congénères que ceux-ci ne diffèrent entre eux : on pourrait encore faire intervenir notre comparaison des doigts de la main et du pouce. Quant au poids atomique du fluor (19), il ne saurait entrer dans une série simple avec ceux de ses congénères. L’oxygène et l’azote, dont les rôles en chimie minérale et surtout en chimie organique sont absolument hors de page, s’écartent aussi de l’ensemble des sulfides et des phosphorides, et ce fait a même conduit les minéralogistes à se demander si le fluor n’avait pas rempli pour sa part des fonctions importantes en géologie. Par le fait, sur les quatre corps simples qui dominent dans les tissus de notre corps, ainsi que dans ceux des plantes et des animaux, deux ont des allures passablement indépendantes ; le carbone qui est le troisième, s’il ne constitue pas l’avant-coureur d’une triade inconnue jusqu’à présent, ne fait non plus partie d’aucune, et enfin le dernier, l’hydrogène, se range assez loin de l’ensemble des élémens connus.

La catégorie des métaux fournit des exemples du même ordre ; seulement, et la différence est digne de remarque, les corps isolés, au lieu d’être comme le fluor, l’oxygène ou l’azote, des matières à poids atomiques faibles (19,16 et 14), se singularisent, au contraire, par l’extrême pesanteur de leur atome, corrélative de leur caractère original. Non loin de la triade lithium-sodium-potassium (7, 23, 39.4) vient se placer l’argent (108), dont les propriétés paraissent constituer une répétition affaiblie des allures énergiques de ses devanciers. À la tribu potassium-rubidium-caesium (39.4, 85, 133) s’annexe le thallium (204) séparé des trois substances alcalines par un intervalle rigoureusement égal à celui qu’on mesure du plomb (207) au groupe calcium-strontium-baryum (40, 87, 137) et, coïncidence bizarre, l’aspect physique des deux prolongemens est presque semblable. Ces atomes si lourds sont encore plus légers que celui du bismuth (210), arrière-garde semi-métallique de la famille phosphore-arsenic-antimoine.

Malheureusement, pour peu que l’on tente d’élargir ou de généraliser outre mesure la règle des triades ou autres formules simples, on se heurte à des discordances manifestes. Tantôt on retrouve des lois numériques peu complexes entre des matières que nulles propriétés communes ne rapprochent ; tantôt, en dépit d’affinités incontestables, aucune relation n’enchaîne les poids atomiques ; c’est ce qui arrive pour le cuivre et le mercure, l’étain et le platine, le silicium et le carbone. Le lecteur doit s’apercevoir que nous essayons d’expliquer les difficultés que l’on éprouve à ranger rationnellement les corps simples plutôt que nous ne tentons d’établir une pareille classification. Qu’on nous permette une nouvelle comparaison qui expliquera l’embarras éprouvé par les chimistes contemporains en dépit des immenses ressources accumulées depuis un siècle. Jetez les yeux sur la voûte céleste par un beau soir d’été : les étoiles que vous contemplez ne sont pas régulièrement espacées sur le firmament comme les ceps d’un vignoble ; elles ne sont pas non plus accumulées en groupes distincts, ainsi que les divers échelons de combat d’une compagnie qui manœuvre. Non, les astres se trouvent disséminés de la façon la plus capricieuse ; ils semblent se presser dans telle zone, tandis que, dans d’autres régions, l’œil ne contemple que quelques rares soleils. N’examinons même que les alentours du pôle nord, bien connus de tout le monde ; sans avoir jamais entrepris la moindre étude astronomique, le premier venu, un paysan ou un berger, réunira dans sa pensée et n’aura jamais l’idée de séparer les astres de certaines constellations : la grande et la petite Ourse, la Couronne boréale, la Lyre. Peut-être encore un observateur plus attentif aura-t-il l’idée d’annexer à ces mêmes astérismes, grâce à un examen moins superficiel, d’autres étoiles voisines de ces figures si aisément reconnaissables, mais il restera toujours une foule d’astres peu éclatans, situés sur les limites de deux ou plusieurs groupes, qui ne sauraient être rattachés à aucune des agglomérations voisines, parce qu’aucune bonne raison ne motive un choix plutôt qu’un autre. Nous venons de faire allusion aux « étoiles vagues » des anciens ; on les a actuellement fait entrer toutes ou presque toutes dans plusieurs constellations artificielles créées assez arbitrairement au siècle dernier. Mais les astronomes, qui n’avaient pour but que de faciliter leur tâche en complétant une distribution de fantaisie, étaient plus à l’aise dans leur partie que les chimistes actuels dans leur sphère. Quoique le problème soit résolu en ce qui concerne la majorité des corps, il est probable que plusieurs autres formant la minorité attendront longtemps et peut-être toujours une place convenable dans une classification naturelle, complète et presque absolue. Cette difficulté n’est même pas sans avantages à certains égards, et elle tend à favoriser plutôt qu’à enrayer le progrès de nos connaissances. Non-seulement les chimistes ne sont, au fond, pas fâchés d’approfondir des caractères capricieux et mobiles, non-seulement ce défaut d’enchaînement parfait accroît les ressources dont ils disposent pour réaliser leurs synthèses et expliquer les phénomènes naturels et qui sont par cela même plus abondantes et variées, mais, il y a déjà quelques années, plusieurs d’entre eux se sont demandé si, après tout, il ne valait pas mieux élargir un cadre étroit et rebâtir sur un plan moins régulier, mais beaucoup plus vaste. Non sans un succès relatif, on a tenté de découvrir et de suivre le fil invisible qui relie entre eux tous les corps simples et dont la connaissance peut conduire à des découvertes d’élémens propres à combler bien des lacunes.

Trois chimistes ont conçu ou développé l’idée d’un classement général et absolu des métalloïdes et métaux rangés dans un tableau unique. Ce sont, — par ordre alphabétique, — un Russe, M. Mendeléjef ; un Allemand, M. Lothar Meyer ; un Anglais, M. Newland. Il convient d’ajouter qu’entre ces trois savans ont surgi des questions brûlantes de priorité, d’autant plus difficiles à trancher que les rivalités d’école à école et de nation à nation ont envenimé le débat, et dans lesquelles nous nous dispenserons d’entrer.

M. Newland, dès 1864, disposait en série tous les corps simples connus, suivant l’ordre des poids atomiques croissans, depuis l’hydrogène (1) et le lithium (7), jusqu’à l’uranium (240), en appliquant à chaque matière un numéro d’ordre conforme au rang qu’elle occupait. Ceci posé, partons d’un élément quelconque, comptons-en six après lui et comparons le septième à celui qui nous a servi de point de départ, nous retrouvons en général un proche parent de ce dernier. L’oxygène nous conduit au soufre, le sodium au potassium, et ainsi de suite. M. Newland lui-même nous permet d’éclaircir un peu et de matérialiser cette notion, passablement vague et obscure, en assimilant les séries de corps simples aux notes successives d’une suite de gammes tempérées, notes correspondantes aux touches blanches d’un clavier de piano. Or si, pour fixer les idées, nous considérons un do et le carbone, nous aurions, en suivant l’ordre : , azote ; mi, oxygène ; fa, fluor ; sol, sodium ; la magnésium ; si, aluminium. La septième note, c’est-à-dire l’octave, sera encore un do (silicium), et nous serons revenus en quelque sorte à notre point de départ, puisque les notes suivantes reproduisent de nouvelles gammes, et ainsi de suite. Au surplus, la loi est absolue en acoustique, et en philosophie naturelle elle n’est qu’approchée et confuse. Non-seulement il est fréquent que « l’octave » de telle substance ne se rapproche de celle-ci que par un petit nombre seulement de caractères, mais il faut imaginer l’existence de quantité d’élémens hypothétiques destinés à combler des lacunes béantes. Toutefois, la découverte du gallium par M. Lecoq de Boisbaudran, et celle plus récente du scandium, due à MM. Nilson et Pettersson, ont plutôt contribué à fortifier la théorie qu’à la battre en brèche, puisque ces nouveaux métaux sont venus tort à propos occuper des places vides. Si M. Newland a signalé encore bien des coïncidences, la plupart de ces rencontres, de son propre aveu, sont purement fortuites. Qui veut trop prouver ne prouve rien. Un de ses collègues lui a même demandé, sous forme de plaisanterie, s’il n’avait remarqué aucune loi périodique dans les lettres composant les noms des élémens.

Plus générales encore que les théories de Newland, mais aussi moins concrètes et moins faciles à saisir, les conceptions de Mendeléjef et Lothar Meyer ont besoin, pour être expliquées et comprises, d’une sorte de représentation géométrique. Sur une droite indéfinie, à partir d’une origine fixe, portons des longueurs représentant les poids atomiques successifs, nous obtiendrons ainsi une série de points répondant chacun à un corps simple particulier. En tous ces points élevons des perpendiculaires ou ordonnées de longueurs proportionnelles aux « volumes atomiques : » on nomme ainsi le quotient du poids atomique par la densité de l’élément à l’état solide. Ainsi, pour le soufre, dont l’atome pèse 32 et dont la densité s’écarte peu de 2, le chiffre correspondant sera 32/2 ou 16, Réunissons enfin, par un trait continu, les diverses extrémités de nos ordonnées, et nous obtenons une sorte de courbe. Ce tracé ne saurait être qu’incomplet et grossier : incomplet, parce que la série des corps simples, ainsi rangés par ordre de pesanteur d’atome, est interrompue par places, et parce que plusieurs densités sont purement conjecturales ; grossier, à raison des incertitudes qui règnent encore au sujet de plusieurs poids atomiques et à cause des variations de densités subies par un même corps. Toutefois, telle qu’elle est, cette ligne informe, brisée en segmens séparés, raccordée çà et là, tant bien que mal, au moyen de traits pointillés, cette ligne, dis-je, peut rendre encore de grands services en chimie spéculative.

Quelle est la forme générale du lieu ? Celui-ci se compose de parties successivement montantes et descendantes, alternant avec des maxima et minima et, quoique bien moins régulier, il rappelle l’ornement typographique     . Les maxima sont tous occupés par les métaux alcalins, potassium, sodium et consorts et quelques-uns des minima, par des métaux lourds comme le platine. Métalloïdes ou métaux, les matières correspondantes à l’ensemble des parties élevées de la courbe possèdent invariablement des fonctions chimiques nettes et accusées dans un sens ou dans l’autre ; tel est le cas du chlore comme du calcium, du soufre comme du phosphore. En outre, ces corps jouissent d’une propriété physique commune : ils sont assez dilatables par la chaleur. Qu’on ne s’étonne pas de voir un caractère de cet ordre en rapport avec le poids atomique : il y a d’autres rapprochemens inattendus à remarquer aussi. La ductilité ou aptitude à s’étirer en fils se manifeste surtout dans les branches ascendantes, au lieu que sur les parties descendantes sont des matières plus cassantes. La première tendance est corrélative d’une aptitude à cristalliser dans le système régulier, mais les molécules des élémens qui se brisent sans difficulté se groupent suivant des lois variables et moins simples.

Sans appuyer plus longuement sur l’énoncé de ces lois, dont l’intérêt est indiscutable, mais qui réclament encore le contrôle de nouvelles expériences, nous allons passer à l’exposition rapide de la classification proposée par M. Mendeléjef et englobant l’ensemble des élémens. Le chimiste russe forme huit familles, dont chacune se subdivise en groupes.

La première famille comprend, outre les métaux alcalins, une seconde tribu dans laquelle se rangent le cuivre, l’argent, l’or, ceux-ci situés dans les parties inférieures, ceux-là s’élevant dans les hautes régions de la courbe. Entre l’ensemble des deux sections et entre les trois métaux que contient la seconde on remarque des divergences notables. Le sodium, d’une part, l’argent, de l’autre, établissent la transition de la première série, constituant un faisceau bien serré, à la seconde dont les composans ne sont réunis que par un lien assez lâche.

Dans la seconde famille trouvent place, en premier lieu, le magnésium et la triade calcium-strontium-baryum ; tous sont placés sur des arcs descendans, et, en second lieu, le zinc, le cadmium, le mercure, qui se trouvent être figurés sur des lignes ascendantes. Ordre homogène dans son ensemble. Les deux groupes sont fort voisins l’un de l’autre.

À l’exception du bore et de l’aluminium, la division suivante ne contient que des matières rares, sans importance, et encore incomplètement étudiées. Le quatrième ordre comprend le carbone, le silicium, le titane, le zirconium, ce qui est parfait ; mais il associe ensemble l’étain et le plomb, ce qui est moins heureux. Mendeléjef constitue une cinquième classe avec quelques corps sans intérêt accolés à l’azote, au phosphore, à l’arsenic, à l’antimoine, au bismuth. L’oxygène et le soufre prennent place dans la sixième famille, non loin du chrome, rapprochement quelque peu forcé. Le chimiste russe dispose d’une septième famille pour y placer le groupe des substances halogènes (fluor, chlore, brome, iode) près du manganèse, dont les affinités avec ces métalloïdes ne sautent pas aux yeux. Enfin viennent s’aligner dans la huitième et dernière tribu le fer, le cobalt, le nickel, le platine et les métaux dits « de la mine de platine » c’est-à-dire associés dans la nature avec ce métal précieux, qu’ils rappellent d’ailleurs beaucoup par l’ensemble de leurs caractères.

Nous n’avons nullement cherché, comme le lecteur a dû s’en apercevoir, à cacher les défauts que présente cette classification. Sans doute les anomalies sont assez nombreuses, sinon très graves. Mais les découvertes du scandium et du gallium, venant si heureusement s’intercaler aux places vides qui leur avaient été réservées d’avance, alors que tous deux n’étaient que des matières hypothétiques nommées ékabore et ékaluminîum, autorisent à penser que bien des imperfections qui choquent un esprit absolu disparaîtront bientôt d’elles-mêmes[8]. Sans parler de découvertes éventuelles d’élémens nouveaux, beaucoup de corps simples anciens n’ont pas été isolés à l’état de pureté complète : on ne peut donc rien conclure au sujet de leurs principales propriétés et surtout relativement à leur densité. Il faut aussi attendre patiemment que l’expérience ait rendu son verdict définitif au sujet de plusieurs poids atomiques ; tantôt les procédés qu’on emploie manquent de rigueur ; tantôt le principe sur lequel on se fonde est faux, ainsi que le prouve l’histoire du glucinium. Jusqu’à l’an dernier, on avait méconnu la nature exacte du rôle qu’il joue dans plusieurs minéraux assez importans, et les recherches de M. Pettersson ont complètement donné raison aux pressentimens de MM. Newland et L. Meyer. Quelques critiques reprochaient à M. Mendeléjef d’avoir, pour les besoins de sa cause, rejeté arbitrairement l’uranium à l’extrême droite de la série ; or, grâce aux observations de M. Raoult, de Grenoble, relatives à la congélation des liqueurs uraniques, le poids atomique choisi par le savant russe a été reconnu exact. En un mot, il faut compléter et corriger la liste plutôt qu’il ne faut la bouleverser.

Remarquons en terminant que MM. Mendeléjef et Lothar Meyer, faisant en quelque sorte un retour sur le passé, reprennent implicitement la théorie de philosophie chimique posée en principe par Lavoisier et ses successeurs immédiats. Ceux-ci faisaient jouer à l’oxygène un rôle prépondérant, universel, hors cadre, ils lui réservaient une place d’honneur alors qu’ils fondaient la nomenclature chimique encore en usage chez nous. Plus tard, à la suite des travaux de Dumas, Laurent, Gerhardt, l’hydrogène détrône son rival : les poids atomiques furent rapportés à celui de l’hydrogène choisi pour unité, au lieu que, dans l’origine, les anciens équivalons étaient comparés à celui de l’oxygène supposé égal à 100. Les combinaisons hydrogénées servirent de criterium à Dumas pour fonder les bases de sa belle classification des métalloïdes, tandis que les acides ou oxydes, rejetés au second rang, prêtèrent plus rarement l’appui de leurs formules. Au contraire, les rapprochemens heurtés, les anomalies, disparaissent des tableaux de Mendeléjef pour faire place à des séries fort régulières, si, au lieu de considérer les élémens libres, leurs hydrures ou leurs chlorures, on s’attache aux combinaisons oxygénées correspondantes. Grâce à ses dérivés, le gaz vital reprend, en partie du moins, son importance d’autrefois, sans que d’ailleurs les idées de la génération précédente soient en rien infirmées ou affaiblies. L’hydrogène reste et restera toujours isolé de ses congénères : en science, on ne revient jamais en arrière, mais il faut se garder aussi de piétiner surplace ; l’essentiel est de tendre à la vérité, ce but unique des efforts d’ici-bas, et l’homme de science, anxieux de courir à lui avant tout, n’hésite pas, s’il y est obligé, à quitter le chemin dans lequel il s’était engagé pour en choisir un autre plus sûr, l’eût-il auparavant une première fois délaissé.


ANTOINE DE SAPORTA.

  1. En voici la liste alphabétique : aluminium, antimoine, argent, arsenic, azote, baryum, bismuth, bore, brome, cadmium, calcium, carbone, chlore, chrome, cobalt, cuivre, étain, fer, fluor, hydrogène, iode, magnésium, manganèse, mercure, nickel, or, oxygène, phosphore, platine, plomb, potassium, silicium, sodium, soufre, strontium, zinc.
  2. Il y a quelques jours, M. Moissan paraît cependant avoir réussi à dégager le fluor de l’acide fluorhydrique par l’électrolyse.
  3. Il va sans dire que nous indiquons seulement le sens général des opérations à effectuer. La vraie marche à suivre est en réalité plus complexe dans son ensemble et fort minutieuse dans ses détails.
  4. C’est le point d’ébullition du soufre fondu, et cette température élevée, facile à obtenir et à maintenir invariable, joue un grand rôle dans les recherches de chimie.
  5. Le lien qui rattache entre eux les deux atomes de chlore ou d’azote d’une molécule est après tout de même nature que celui réunissant un atome de chlore à un atome d’hydrogène dans le cas de l’acide chlorhydrique. On peut très bien expliquer pourquoi l’azote libre, si facile à obtenir, est si paresseux à entrer en combinaison ; c’est que les atomes d’azote de la molécule sont rivés entre eux par une puissante affinité malaisée à vaincre.
  6. L’atome simple a reçu dans la science moderne le nom de ferrosum, l’atome double celui de ferricum. La proportion relative des deux élémens ferrosum et ferricum dans les fers, fontes et aciers, influerait, dit-on, sur les propriétés de ces matières.
  7. Dulong et Petit ont trouvé que, pour échauffer de 1 degré de température 7 grammes de lithium, 32 grammes de soufre, 207 grammes de plomb, etc., en un mot des masses de chaque corps simple solides, proportionnelles à leurs poids atomiques respectifs, il fallait dépenser des quantités égales de chaleur. Plus l’atome est léger, plus la capacité calorifique s’accroît et la compensation est régulière. Cette belle loi naturelle n’est pas susceptible d’un énoncé simple, si on remplace les poids atomiques par les anciens équivalons. Ses perturbations elles-mêmes peuvent être atténuées ou expliquées. D’après MM. Wiebe et Pictet, des formules peu complexes relient les poids atomiques et les densités des matières élémentaires solides, aux coefficiens de dilatation linéaire de ces mêmes substances, à leurs températures de fusion, à leurs chaleurs latentes de changement d’état, etc.
  8. Il paraît que le germanium de Winckler ne serait autre que l’ékasilicium pressenti par M. Mendeléjef, dont les théories se trouveraient confirmées une troisième fois.