Les Coréens : Aperçu ethnographique et historique/chapitre II

Maisonneuve frères et Ch. Leclerc (p. 26-40).


CHAPITRE II

Éléments Ethniques


§ 1er. — ÉNUMÉRATION DES PEUPLES DE LA CORÉE


Le nom de la Corée a été emprunté à celui d’un état constitué jadis dans la péninsule coréenne, et que les Chinois appelaient Kao-li, les Japonais Kaurai, et les indigènes Koryé. On a cherché à expliquer ce nom d’après la signification des deux signes chinois qui le représentent, et on lui a donné de la sorte le sens de pays de la « Haute-élégance ». Cette étymologie est très douteuse, et il est probable qu’elle repose simplement sur un jeu de mots. Vers la fin de la dynastie des Han, un homme appelé Kao, originaire du Fou-yu, s’empara de la Corée et lui donna le nom chinois de Kao-li qui signifiait « Résidence de Kao ». Ce n’est d’ailleurs point sous ce nom que les péninsulaires de l’Extrême-Orient désignent aujourd’hui leur pays. On fait actuellement usage d’un mot qui est prononcé Tchao-sien par les Chinois, Tyausen, par les Japonais, Tyo-syen par les indigènes, et qui signifie la « Fraîcheur du Matin ». Cette dénomination remonte aux époques les plus anciennes de la monarchie, ainsi qu’on le verra plus loin.

L’histoire de la Corée, comme celle de la plupart des nations orientales et même européennes, commence par une série d’épisodes fabuleux. Nous voyons apparaître tout d’abord un homme surnaturel qui, rencontré sous un arbre de santal (tan-mouh)[1] est élu roi par les indigènes.

« Originairement ce pays n’avait point de roi. Vers le temps de l’empereur de Chine Yao[2], un homme surnaturel vint s’établir sous un arbre de santal ; les indigènes en firent leur chef. On l’appela Tan-kiun* « prince du Santal ». Son royaume reçut le nom de Tchao-sien « la Fraîcheur du Matin. » Sa résidence fut d’abord Ping-jang* ; plus tard, il la transporta à Peh-yo*. Dans la huitième année du règne de Wou-ting[3], il alla sur les monts Asta et devint Esprit.

Ce n’est toutefois que vers le commencement du xiie siècle avant notre ère, que les premiers faits historiques relatifs à la Corée sont mentionnés par les historiens chinois. Lors de la fondation de l’empire des Tcheou (1134 avant Jésus-Christ), le prince Ki-tsze, de la dynastie déchue des Chang, résolut d’émigrer sur les bords du fleuve Paï-syou[4] et d’y fonder un nouvel état. Les Syœn-pi formaient alors la population de la partie de la Corée où il vint s’établir : il fixa sa résidence dans la ville appelée Pyœng-jang. Ce Ki-tsze introduisit en même temps la civilisation chinoise dans sa nouvelle patrie ; il y enseigna les rites de la Chine et apprit au peuple l’agriculture et l’art d’élever les vers à soie. On lui attribue enfin la composition d’un code de lois qui ne renfermait en tout que huit articles. La concision de ce code valut au fondateur de la monarchie coréenne un éloge du célèbre philosophe Lao-tsze[5] qui soutenait que plus il y avait de lois dans un pays, plus les crimes y étaient nombreux.

Quelques années plus tard (1119 avant notre ère), Ki-tsze fit hommage de sa principauté à l’empereur de Chine Wou-wang, de la dynastie des Tcheou, et reçut en échange de cet acte de soumission le titre de « roi du Tchao-sien ».

Pendant la guerre des États (de 403 à 222 avant notre ère), la Corée fut soumise au royaume de Yen*, qui avait été fondé au nord de la province chinoise actuelle du Tchih-li ; puis elle tomba au pouvoir de Ui-mak, chef puissant du pays des Huns, dont les successeurs parvinrent à dompter les Weï-meh et les Wo-tsze, et qui furent reconnus vassaux du Céleste-Empire par les princes de la dynastie des Han. Mais bientôt des différends s’élevèrent entre Yeou-kin*, petit-fils de Weï-man et Wou-ti, empereur de Chine, qui donna des ordres pour qu’on attaquât le roi de Tchao-sien et qu’on détruisit sa puissance. Wou-ti parvint à se rendre maître des états de ce dernier et les convertit en quatre provinces chinoises.

Aux temps de la dynastie chinoise des Tsin, (210 avant notre ère), la Corée est occupée par plusieurs tribus ou peuplades à peu près complètement indépendantes les unes des autres, mais qui, à la suite de longues guerres, finirent par se réunir pour se séparer de nouveau dans les siècles suivants. À cette époque, on trouve au nord-ouest de la presqu’île le pays de Fou-yu ; au nord-est, le pays de Wou-tsiu* ; à l’est, le territoire occupé par les tribus Weï-meh* ; à l’ouest, le territoire des Ma-han* ; au sud-ouest, le Pien-han* ; et au sud-est, le Chin-han ou Sin-lo (le Sin-ra des Japonais).

Le Fou-yu était borné au sud par le royaume de Kao-kiu-li ; à l’est par les I-leou ; à l’ouest par les Sien-pi, et avait au nord pour limite le fleuve Joh-choui (l’Amour). Les I-leou, dont il est ici question, paraissent être les mêmes que les Sou-tchin de l’antiquité ; on les comptait parmi les peuples que les Chinois désignaient sous le nom de Toung-i ou « Barbares Orientaux. » Le premier roi de ce pays fut, suivant une légende fabuleuse, l’enfant miraculeux d’une servante d’un roi de To-li, dans la région des « Barbares du Nord ».

Les habitants du Fou-yu étaient de taille élevée et jouissaient d’une certaine somme de civilisation. Ils faisaient des sacrifices au Ciel, accompagnés de chants et de danses. Leurs lois étaient très rigoureuses : les assassins notamment étaient enterrés vifs. Braves guerriers, ils faisaient usage de sabres, de lances, d’arcs et de flèches. Le trésor royal renfermait, dit-on, une quantité considérable de pierres précieuses et d’objets de prix. Par la suite, le Fou-yu fut incorporé dans le domaine du roi de Kao-kiu-li.

Le Wou-tsiu n’était pas précisément un royaume, car chacune des cités qu’il renfermait avait une sorte de chef indépendant qui portait le titre de Tchang-chouaï. Il reconnut cependant un jour la souveraineté de Weï-man, roi du Tchao-sien, dont il a été question plus haut. À la mort de Yeou-kin, petit-fils de ce dernier, il fut divisé en quatre départements et eut pour capitale une ville qui est désignée sous le nom de Wou-tsiu-tching ou « ville de Wou-tsiu ». Ce petit état fut sans cesse en lutte avec les états voisins qui, par la supériorité de leurs forces militaires, l’obligeaient à leur payer des tributs en marchandises et en femmes. Le peuple passait cependant pour brave et très robuste. Il avait l’habitude d’exhumer ses morts, lorsque les chairs étaient détruites, et de réunir leurs ossements dans un coffre qui renfermait tous ceux d’une même famille. Durant l’été, il habitait des grottes creusées dans l’intérieur des montagnes, et ne retournait dans les villes qu’aux approches de l’hiver.

Les Weï-meh occupaient la partie du Tchao-tien qui constitua, en 83 avant notre ère, les gouvernements chinois de Loh-lang et de Hiouen-tou. Ces tribus sont de la même race que le peuple de Kao-kiu-li. Elles pratiquent le culte du Ciel, des Rivières et des Montagnes. Lorsqu’un individu vient à mourir, son habitation est abandonnée et sa famille s’en construit une nouvelle. Les Weï-meh étaient industrieux : ils s’adonnaient à la culture du chanvre et des vers à soie, et savaient fabriquer des tissus. Ils faisaient de fréquentes observations astronomiques.

Les trois autres peuples de la Corée mentionnés à l’époque des Tsin (iiie siècle avant notre ère), bien que n’ayant pas tous la même origine, paraissent avoir appartenu primitivement à un seul et même corps de nation, la nation Han, morcelée par la suite en une sorte de confédération, sous le nom collectif de San-Han « les trois Han ». Cette confédération occupait un territoire où avait existé antérieurement un royaume du nom de Chin. La triarchie des Han comprenait les états suivants, subdivisés eux-mêmes en un assez grand nombre de cantons ou états secondaires.

Les Ma-han formaient l’élément prépondérant de la confédération, et c’était parmi eux qu’avait été choisi le roi de Chin. Un passage, d’ailleurs assez obscur de Ma Touan-lin[6], nous dit que ce roi de Chin gouvernait les trois Han et résidait dans le royaume de Youeh-tchi, l’un des petits états secondaires du pays des Ma-han. La civilisation n’était guère plus avancée dans ce pays que dans les autres régions du Tchao-sien. On y adorait un dieu principal sous le nom de « Génie du Ciel » et on pratiquait un culte accompagné de danses et de chants. Il n’y avait point chez ces Han de villes fortifiées, et leurs habitations construites de terre ressemblaient à un stoupa (sorte de tumulus). À peu de distance de leur pays, dans une île située à l’est de la mer Jaune (île Lindsey), il y avait un peuple nommé Tcheou-hou qui présentait des caractères particuliers : il était de très petite taille, parlait une langue absolument différente de celle des Ma-han, se rasait la tête comme les Sien-pi et portait des vêtements de cuir qui recouvraient seulement le haut du corps et laissaient la partie inférieure tout à fait nue. On suppose que ces Tcheou-hou appartenaient à l’une des races aborigènes de l’Asie orientale. Il n’est pas impossible que des recherches ethnographiques entreprises dans les îles de l’archipel de Corée ne permettent de retrouver quelques descendants de ces prétendus autochtones.

Les Pien-han sont également désignés sous le nom de Pien-chin[7], dans lequel on trouve rappelé le nom de ce pays de Chin, dont les rois jouissaient de la suprématie dans l’ancien Tchao-sien. Ces peuples étaient de haute stature et portaient de longs cheveux. Ma Touan-lin rapporte que, comme ils étaient voisins du Japon, le tatouage était répandu parmi eux[8].

Les Chin-han ou Sin-lo (en japonais : Sin-ra) étaient, dit-on, les descendants de réfugiés chinois qui s’étaient transportés en Corée à l’époque des persécutions de l’empereur Tsin-chi Hoang-ti. Leur langue, en effet, n’était autre que celle qu’on parlait en Chine à l’époque de ce terrible monarque. Pour ce motif, on les a également appelés Tsin-han, c’est-à-dire Han du pays des Tsin. Ma Touan-lin rapporte qu’ils ne pouvaient choisir un roi parmi eux, qu’ils devaient toujours l’élire dans la race des Ma-han, ce qui est une preuve de leur caractère d’étrangers. Ce même auteur ajoute que, dans les cérémonies de leurs funérailles, « ils tenaient à la main des plumes d’un grand oiseau, indiquant par là qu’il souhaitaient que l’âme du mort prît son vol et s’élevât[9]. »

L’usage voulait, chez ces peuples, qu’on comprimât à l’aide d’une pierre la tête des enfants à leur naissance, ce qui a donné aux Chin-han une tête très aplatie. On prétend qu’à l’instar des Pien-chin, ils avaient emprunté au Japon la pratique du tatouage.

Je m’abstiens de reproduire ici les noms d’une foule d’autres peuplades ou tribus de la Corée, que les auteurs chinois nous ont conservés sans nous fournir aucun renseignement sur leurs caractères, leurs mœurs et leur histoire. Cette liste, d’une lecture fastidieuse, n’éclairerait que fort peu le sujet qui nous occupe, surtout dans un livre destiné à fournir des notions générales et élémentaires[10]. Je me bornerai à ajouter une observation relative aux limites anciennes du territoire ethnique des Coréens, cette observation me paraissant utile pour comprendre certains faits de leurs annales primitives et de leur évolution nationale.

La Corée proprement dite, telle du moins que nous avons l’habitude de la voir figurée sur les cartes géographiques, a pour limite au Nord la chaîne du Tchang-peh-Chan ou Grande Montagne Blanche, qui la sépare des territoires soumis à l’empire chinois. Les tribus coréennes, dans l’antiquité, paraissent avoir considérablement dépassé cette étroite limite, et il y a tout lieu de croire que, du côté du nord, elles s’étaient répandues jusqu’au bord du fleuve Amoûr, tandis que, du côté de l’ouest, elles avaient franchi les Sien-pi chan ou monts des Sien-pi. De la sorte, elles s’étaient trouvées en contact, d’une part avec les populations toungouses de la Mandchourie, d’autre part avec les peuples mongols et finnois du sud de la Sibérie. Et il y a lieu de croire que la nation Coréenne actuelle, loin de constituer une race pure, est la résultante d’un mélange d’éléments ethniques les plus divers. La péninsule de l’extrême Orient semble, en effet, avoir été le refuge de toutes sortes de tribus qui se seraient séparées d’âge en âge à la suite de luttes intestines et de guerres étrangères. C’est, du moins, la conclusion à laquelle j’ai été amené par l’examen des faits, encore insuffisants je le reconnais, mais cependant assez nombreux, sur lesquels on peut jeter aujourd’hui les premières bases de l’ethnogénie Coréenne.



§ 2. — ANCIENNES RELATIONS DE LA CORÉE ET DU JAPON


Les relations de la Corée avec le Japon remontent à une époque antérieure à notre ère. On cite en effet, une ambassade du pays d’Amana ou Mimana qui se rendit avec des présents à la cour des mikado, l’an 33 avant Jésus-Christ. Ce pays faisait partie de la triarchie des trois Kan ou San-kan. Le chef de l’ambassade, nommé Sonakasiké, fut retenu auprès de l’héritier présomptif du trône japonais, et enseigna à ce prince les sciences et les arts de son pays. Quelques années plus tard, le fils du roi de Sin-ra se rendit en personne à la cour du mikado, auquel il offrit des présents.

Au iiie siècle de notre ère, la Corée fut envahie par une armée japonaise qui subjugua successivement les états de Sinra et de Paiktse. La conquête de ces deux royaumes est attribuée à une princesse japonaise nommée Zin-gu (la Pi-mi-hou des historiens chinois) dont le règne, rempli de toute sorte d’événements fabuleux, ne peut être considéré comme historique qu’avec de grandes réserves. Cette princesse, qui s’était rendue célèbre par son savoir dans l’art de la sorcellerie, avait perdu son époux, l’empereur Tyu-ai. Elle résolut de cacher la mort de ce dernier, de revêtir des habits d’homme et de prendre en personne le commandement de l’armée expéditionnaire. La supériorité des troupes du Japon sur celles de la Corée fut telle, que cette péninsule fut subjuguée en quelques mois. L’impératrice Zin-gu, satisfaite des succès de ses armes, résolut de retourner au Japon ; et, après avoir obligé les rois de la Corée à se reconnaître vassaux et tributaires de son empire, elle regagna son pays où elle donna le jour à un prince devenu célèbre dans l’histoire sous le nom de Wau-zin. Pendant deux siècles environ, les souverains de Sinra et de Paiktse, se conformant à leur promesse, offrirent périodiquement le tribut à la cour du Japon ; mais au ve siècle, à la suite de fréquentes guerres intestines qui avaient bouleversé la triarchie de San-kan, le mikado fut obligé d’envoyer de nouveau des troupes en Corée (en 465) pour rappeler les princes de ce pays à la foi des traités.

En l’an 804, le Paiktse demande de nouveau la protection du Japon, dont il reconnaît la suzeraineté et auquel il envoie le tribut. En 580 et en 582, deux ambassades successives du Sinra viennent à leur tour apporter le tribut dans les îles de l’extrême Orient et solliciter la paix. Ces ambassades sont éconduites. En 597, c’est le fils du roi de Paiktse lui-même qui se rend au Japon pour y offrir le tribut à l’empereur. Les états de Jin-na, de Sin-ra et de Ko-rai, en 610 et en 618, suivent l’exemple du Paiktse. Des difficultés surgissent néanmoins, et une nouvelle expédition japonaise se rend dans la péninsule et oblige le Sinra à la soumission. Ce pays se révolte quelque temps après (663) ; et cette fois, le Japon ne parvient plus à y rétablir son autorité. Les relations entre les deux états se trouvent de la sorte interrompues, jusqu’à l’époque où le célèbre syau-gun Hidé-yosi vient envahir la Corée à la tête d’une armée de cent trente mille hommes et y établir son autorité (1597). Hidé-yosi, triomphant sur toute sa route, avait même projeté la conquête de l’empire chinois ; mais il fut arrêté dans ses desseins par la mort qui vint le surprendre au moment où il prenait de grandes mesures militaires pour les réaliser.

  1. On a placé ici un astérisque * à la suite des noms coréens cités pour la première fois et qui ont été donnés suivant la prononciation chinoise. Les autres noms sont figurés d’après la prononciation en usage chez les indigènes de la péninsule.
  2. L’empereur Yao régnait en Chine 2257 ans avant notre ère.
  3. La huitième année du règne de l’empereur Wouting, de la dynastie chinoise des Chang, correspond à l’an 1324 avant notre ère. C’est la première année du 23e cycle sexagennal.
  4. Ce fleuve, désigné aujourd’hui sous le nom de Ta-tong-kang, est situé au nord-est de la province de Hoang-hai ; il se jette dans le golfe du Peh Tchih-li.
  5. Contemporain de Confucius et auteur du Tao-teh King ou « Livre de la Voie et de la Vertu ».
  6. D’Hervey de Saint-Denys, Ethnographie des peuples étrangers, t. I, p. 23.
  7. J’ai donné l’énumération des tribus des Pien-chin, ainsi que d*autres documents empruntés aux sources originales, dans mes Peuples Orientaux connus des anciens Chinois (couronné par l’Institut), 2e édition.
  8. D’Hervey de Saint-Denys, Ethnographie, t. I, p. 38. Voy., au sujet du tatouage chez les anciens Japonais, ce que j’ai dit d’après les données chinoises, dans mes Peuples orientaux connus des anciens Chinois, seconde édition, p. 37.
  9. D’Hervey de Saint-Denys, Ethnographie, t. I, p. 33.
  10. On trouvera une longue liste de ces tribus dans mes Peuples orientaux connus des anciens chinois, seconde édition in-18.