Nouvelle Revue Française (p. 229-253).
VIII


LES COPAINS


— Bénin

— Hé !

— Passe donc en tête ! C’est ridicule. Nous ne savons pas du tout où il faut aller ; et c’est nous qui ouvrons la marche.

— Mais, puisque nous n’avez qu’à suivre la piste !

— Je te demande pardon. On dirait que ça bifurque, ici. Je veux bien qu’on s’égare, mais je ne veux pas en être responsable.

— C’est que j’ai commencé avec Broudier une conversation étonnante, et il n’est pas possible de l’interrompre.

— Qu’est-ce qui empêche Broudier de passer en tête avec toi ? Allons ! Ouste !

Toute la file s’arrêta. Les premiers entrèrent un peu dans les broussailles pour dégager le chemin. Lesueur posa son sac à terre.

— Ça n’a l’air de rien ! mais c’est lourd !

— Tu as le toupet de te plaindre ?

— Parfaitement ! Je porte toutes les assiettes, moi !

— Toutes les assiettes ! Tu en parles comme d’un service de cent quarante-quatre pièces ! Moi j’ai bien les trois bouteilles de Saint-Émilion, le lard, le sel, le poivre, la moutarde et le cognac.

— Et moi les deux Barsac, les sept verres, les couteaux et les fourchettes !

— Et moi les trois Saint-Péray, carte-blanche, avec le tire-bouchon et les sardines !

— Et moi les trois Casse-Patte, sans compter le saucisson, les saucisses, le fromage et le cure-dent.

— Et moi qui ai le pain et la viande !

Martin, qui avait le reste, ne dit rien.

La file reprit son mouvement.

C’était une sente très étroite qui s’insinuait dans la forêt, comme la raie de Bénin dans ses cheveux. Couverte d’une herbe rude et longue, des ronces, des fougères l’envahissaient à demi. On y heurtait des racines, des chicots et des saillies de roc. Parfois tout devenait mou et faisait un bruit de gencives. Le pas était absorbé par quelque chose de spongieux. Une minute après, on sentait de l’eau dans ses chaussures, et un arbuste vous chipait votre chapeau.

Des deux côtés, la forêt bourrue, et l’ombre immédiate. Des sapins exubérants, jamais taillés, branchus du pied au faîte, s’écrasaient les uns sur les autres, se rentraient les uns dans les autres. On n’aurait pu s’y mouvoir qu’en rampant. Bien que le soleil fût encore loin d’être couché, il faisait nuit noire là-dessous. Les bruits, il devait y en avoir, une course de bête, un chant d’oiseau ; mais ils ne traversaient pas cette épaisseur ; et on n’entendait qu’un petit grouillement d’eau, tantôt à droite, tantôt à gauche.

Les copains, un sac sur l’épaule, ou une musette en bandoulière, s’avançaient à la file. Ils étaient contents d’une foule de choses, d’avoir une bande de ciel clair sur leurs têtes, d’être engagés si profondément dans une forêt si ténébreuse, et d’aller où ils allaient.

Ils étaient contents d’être sept bons copains marchant à la file, de porter, sur le dos ou sur le flanc, de la boisson et de la nourriture, et de trébucher contre une racine, ou de fourrer le pied dans un trou d’eau en criant : « Nom de Dieu ! »

Ils étaient contents d’être sept bons copains, tout seuls, perdus à l’heure d’avant la nuit dans une immensité pas humaine, à des milliers de pas du premier homme.

Ils étaient contents d’avoir agi ensemble, et d’être ensemble dans un même lieu de la terre pour s’en souvenir.

— Hé ! Bénin !

— Quoi ?

— Ce n’est pas une blague au moins, cette maison forestière ?

— Une blague ? J’ai la clef dans ma poche.

— Oui… mais ce n’est pas simplement une cabane de cantonnier ?… ou une hutte de branchages ?…

— Non, mon vieux, une vraie maison, tout ce qu’on fait de plus chouette dans le genre… Je la connais… Je ne l’ai vue que du dehors… il n’y a qu’un rez-de-chaussée… mais c’est grand… trois ou quatre fenêtres de façade… il paraît que l’intérieur est très bien… une vaste cheminée, avec des réserves de bûches… une table, des bancs, des chaises… et toute une batterie de cuisine. Qu’est-ce que vous voulez de plus ? Il y a même un lit, pour ceux qui tourneraient de l’œil.

Le questionneur se déclara satisfait, et chacun se complut à imaginer la petite maison des bois.

Ils gardèrent le silence quelques minutes. Le ciel semblait devenir plus clair encore, et s’éloigner. Les ténèbres de droite et les ténèbres de gauche cherchaient à se réunir. Pressée entre elles, la sente rendait sa lumière peu à peu.

— Bénin !

— Quoi ?

— Tu es bien sûr de ta route ?

— Mais oui !

— Parce que je trouve que ça monte de plus en plus. Tu n’as pas l’intention de nous faire bivouaquer sur une montagne ?

— Je t’ai déjà dit que la maison est sur la pente même du Testoire, à douze cent cinquante, ou treize cents… Tu n’y arriveras pas en te mettant sur le cul et en te laissant glisser.

De vrai, ça commençait à grimper assez dur. On ne savait plus guère où on mettait le pied, et on butait à chaque instant. Puis il y avait de plus en plus d’eau. Des filets invisibles gargouillaient un peu partout.

— J’ai les chaussettes mouillées.

— Tu les sécheras au feu.

— Ne récrimine pas contre cette eau ! Quand tu l’auras goûtée, tu m’en diras des nouvelles ! Ah ! ce n’est pas du pipi de robinet ! Les roches du Meygal lui donnent une saveur unique.

— Quand j’ai de l’eau dans mes chaussettes, je me fiche bien du goût qu’elle a.

Le terrain était si pénible que la file tendait à se disloquer. Chacun se tirait d’affaire de son côté, et comme il pouvait, au milieu des ronces, des chicots et des trous. On s’ingéniait à préserver les bouteilles et la vaisselle. Les personnes elles-mêmes avaient moins d’importance.

Bénin s’arrêta :

— Ne nous lâchons pas !… ne semons pas les derniers !… ça serait affreux. Tout le monde est là ?

Les traînards se rapprochèrent.

— Quatre… cinq… six… Et Martin ? Où est Martin ?

— Tiens ! c’est vrai !

— Toi, Omer, tu étais l’avant-dernier… qu’est-ce que tu as fait de Martin ?

— Ma foi… il marchait encore derrière moi il y a trois minutes… je pensais qu’il me suivait.

— Oh ! le pauvre diable ! Il est peut-être tombé, ou il nous a perdus… Il y a eu un petit tournant tout à l’heure…

Tous se mirent à crier :

— Martin ! Martin !

Leurs cœurs battaient vite ; leurs gorges se serraient. Ils avaient beaucoup de peine, soudainement.

— Martin ! Hé ! Martin !

— Attendez !… je vais redescendre un peu… Vous, continuez à crier !…

Omer, dégringolant la pente, disparut bientôt derrière les feuillages. De temps en temps, les copains poussaient un appel. Lesueur avait posé son sac sur une roche moussue.

— Les voilà !

C’était Martin, et Omer à ses trousses, comme un mouton que le chien ramène.

— Alors, mon vieux ! Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

— Rien de grave, hein ?

On lui tapait sur l’épaule ; on le regardait avec affection. Lui souriait, mais ses lèvres tremblaient visiblement, et ses yeux en amande s’étaient un peu dilatés. Il finit par dire, d’une voix d’enfant qui a eu peur :

— Vous alliez plus vite que moi… je suis resté en arrière… et au tournant, je me suis trompé… il y avait une petite éclaircie… j’ai cru que c’était le chemin…

— Oui, je l’ai trouvé en plein fourré, immobile. Il ne savait plus que faire. Pauvre vieux !

— Il est peut-être fatigué. On va lui décharger son sac !

— Merci… non ! non !

— Tu nous ennuies… Et puis tu marcheras en tête, entre Bénin et Broudier. Ton ancien ministre te surveillera.


On fut d’avis de mettre la table dehors, au beau milieu de la route forestière qui passait devant la maison.

— Nous serons plus à l’aise ; et ça dégagera les abords de la cheminée.

Huchon prit en main les opérations de cuisine. Il avait, en cette matière, quelque compétence. Mais, il lui fallut des aides pour les basses besognes.

Omer et Lamendin s’en furent ramasser le menu bois qui allumerait les bûches. Bénin et Lesueur puisèrent de l’eau dans un petit bassin naturel qui se cachait à vingt pas sous les airelliers, et ils y couchèrent les bouteilles de Saint-Péray mousseux, pour les rafraîchir. Broudier disposait les assiettes, verres, fourchettes et couteaux dans l’ordre le plus impeccable, tandis que Martin, accroupi contre la cheminée, épluchait des pommes de terre.

— Oh ! regarde-moi les épluchures que tu fais ! C’est du sabotage ! Tu en enlèves la moitié ! Et nous n’avons que quinze patates !

Au reste, Huchon ne cessait de gémir :

— Comment voulez-vous que je m’en sorte ! Je n’ai pas ce qu’il faut ! Ce veau Vercingétorix, dont la recette m’est venue la nuit dernière au cours d’une insomnie, réclame une foule d’ingrédients qui me manquent. Passe-moi le cognac ! Ah ! si vous étiez de chics types, vous profiteriez des derniers feux du crépuscule pour me chercher quelques fines herbes…

— Non, mais des fois !…

— … Un soupçon de thym, une branchette de serpollet, une feuille de menthe, et un rien de fenouil. Oui, Broudier, tu méconnais l’importance de ces détails. Tant pis ! Mon veau Vercingétorix ne sera qu’une grossière ébauche.

Le festin commença, dès que Huchon crut pouvoir relâcher la surveillance de ses marmites. Les copains, spontanément, prirent les places qui leur étaient habituelles dans leurs réunions, Huchon, Bénin, Lesueur, Lamendin vers le milieu de la table, Broudier, Omer et Martin sur les ailes.

Un vent déjà nocturne sortait des bois, et venait errer le long de la route. Et, parfois, toutes les branches ensemble faisaient un de ces murmures qui promettent tant au cœur. Puis le vent s’arrêtait, les branches se taisaient ; le foyer lui-même dans la maison paraissait s’amortir. Alors on n’était plus éclairé que par les étoiles ; on n’entendait plus qu’un grillon et qu’un rossignol.

Les copains mangèrent d’abord le saucisson, flanqué des sardines. Deux litres de Casse-Patte périrent dans ce premier choc.

Le troisième s’évanouit tandis que Huchon allait quérir les saucisses.

Elles se présentèrent attachées par couples, comme les gens d’une noce. On leur fit bien voir que ce n’était pas le moment de plaisanter.

Mais, il s’éleva une discussion assez vive. Huchon soutenait qu’avec les saucisses le Saint-Émilion s’accorderait mieux que le Barsac.

— À vrai dire, nous aurons toujours dissonnance. Je ne sais que certains Bourgognes, ou encore une bonne bière de Munich qui puisse exactement convenir ici. Le Saint-Émilion n’est qu’un pis-aller. Mais le Barsac serait une erreur. La saucisse, ne nous le dissimulons pas, développe une saveur à la fois naïve et pesante. Je vous ferais injure en vous montrant qu’elle exige du vin rouge. Et puis, j’ai absolument besoin du Barsac pour escorter mon veau Vercingétorix.

— Ça, c’est une autre question. Mais en ce qui concerne la saucisse, tu te mets le doigt dans l’œil. Le goût de la saucisse doit être fouetté, je dirai même mordu, sans quoi il s’affale, il se vautre. Je le compare à une vache. Le Saint-Émilion achèvera de l’abrutir.

On trancha la difficulté en buvant une bouteille de l’un et de l’autre.

Le veau Vercingétorix occupa l’attention plus d’un quart d’heure. On en fit à Huchon de grands compliments ; mais il demeura quand même un peu déçu. Il avait espéré des appréciations plus nuancées, plus techniques.

On se contentait d’un :

— Ah ! très bien, vraiment !

Ou d’un :

— Excellent ! Je te félicite !

Ou d’une fade plaisanterie :

— Si Vercingétorix n’était qu’un homme de bronze, ce veau est un veau d’or.

Les premiers signes d’ivresse apparurent bientôt. Pourtant on n’avait bu encore que huit bouteilles, guère plus d’une par homme.

Mais les trois litres de Casse-Patte, outre que le vin en pesait quelque douze degrés, avaient chu massivement sur des estomacs presque à jeun. Puis, les trois Saint-Émilion et les deux Barsac avaient formé une alliance traîtresse.

Les paroles devinrent, selon les gens, plus pâteuses ou plus volubiles. Les âmes augmentèrent de surface ; elles se déployèrent comme la queue du paon ; chacune poussa dehors toutes ses forces, et les développa, comme une ville assiégée qui fait une sortie.

Il s’établit de nouveaux contacts et de nouveaux échanges. Comme une bouée signale une passe, les mots ne servaient qu’à signaler des communications plus profondes et plus immédiates. Une traînée flambante reliaient les têtes, circulairement. Quelque chose de brillant et de subtil, comme l’anneau de Saturne, entourait la masse noire de la table.

Au dessert, on réclama les trois bouteilles de Saint-Péray mousseux.

— Où sont-elles ?

— Où a-t-on fourré les trois Saint-Péray ?

— C’est idiot !

— Qui est-ce qui les a apportées ?

— Broudier !

— Pas du tout, c’est Lesueur…

— Moi ! J’avais les assiettes !

— Alors, c’est Bénin !

— Oui, c’est Bénin !

— Qu’est-ce que tu en as fait ?

— Je me rappelle très bien que je suis allé les mettre quelque part au frais, avec Lesueur. Mais je ne sais plus où ! Tu te rappelles, toi, Lesueur ?

— Je me rappelle qu’on les a foutues dans de l’eau, sous du cresson… même que…

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Je vois… je vois… je leur avais dit de me puiser une cruche d’eau, pour ma cuisine… ils ont emmené les trois bouteilles avec eux…

— Oui, nous les avons couchées dans l’eau… c’est un système épatant… ça vaut du Champagne frappé !

— Mais où sont-elles ? nom de Dieu !

— Dans les environs, sûrement… je ne pense pas qu’elles aient bougé.

— Tu te fiches de nous. Il nous les faut tout de suite…

— Allons ! ne te fâche pas… Viens Lesueur… on va leur chercher ça.

— Va-z-y tout seul !

— Non… non… à moi tout seul je ne les retrouverais pas d’ici à demain.



Le Saint-Péray mousseux débarbouilla les esprits. Il accrut l’ardeur, mais en l’épurant.

Les copains étaient envahis par un sentiment singulier, qui n’avait pas de nom, mais qui leur donnait des ordres, qui exigeait d’eux une satisfaction soudaine ; on ne sait quoi qui ressemblait à un besoin d’unité absolue et de conscience absolue.

Ils en arrivèrent à comprendre qu’ils voulaient certaines paroles, qu’ils seraient assouvis par une voix.

Si plusieurs choses n’étaient pas dites, cette nuit même, il serait à jamais trop tard pour les dire.

Si plusieurs choses réelles n’étaient pas constatées et manifestées, elles seraient à jamais perdues.

Il y avait là vraiment un besoin vital ; on ne pouvait pas ruser avec lui, ni l’endormir, ni lui en promettre, car il empruntait quelque chose d’impatient à l’idée même de la mort.

Bénin s’était levé sans trop savoir comment. Il regarda devant lui, autour de lui ; mais il ne percevait plus les êtres par le regard ; il se les figurait par une sorte de prestige.

C’est ainsi qu’il se composa une vision parfaite et comme emblématique, où entraient deux rangées noires de sapins, une lueur de route, un ciel infiniment présent, et des âmes sans secret.

— Mes amis, dit-il, tout ceci ne peut finir bassement dans le silence et dans la chair. Je ne parlerai pas longtemps, parce que je suis saoul, mais vous savez bien qu’il faut que quelqu’un parle.

« Si le mot de solennité a un sens, il n’y a rien eu dans ma vie, ni, je le présume, dans la vôtre, d’aussi assurément solennel que ce repas.

« Je n’expliquerai point des choses dont l’évidence vous possède. Mais il est nécessaire que je les cite, qu’elles se nomment, qu’elles témoignent.

« Je négligerai des motifs ordinaires de joie, ou d’orgueil. Je ne rappellerai pas mainte habileté, mainte prouesse dont d’autres que vous mèneraient triomphe. Car, messieurs, nous pourrions être tous au bloc, à l’heure qu’il est. Pêcheurs solitaires, nous harponnerions des haricots dans une gamelle. Quand on y réfléchit — rien qu’une minute ! — c’est une idée agréable. Oui, accordez-vous un petit frisson de sécurité ! Il y a huit jours, pas plus, Ambert et Issoire retentissaient de vos coups. Il y a huit jours que vous sapiez les fondements de la morale, de la société et du Puy-de-Dôme. Et tandis que vos tristes victimes, le cul par terre, cherchent encore autour d’elles l’ombre de la main qui les terrassa, vous buvez et vous mangez dans une forêt des Cévennes ! N’entendez-vous pas à trente lieues, derrière dix bourrelets de montagnes, la lamentation des généraux des évêques et des corps constitués ? Ah si ! vous l’entendez, chères canailles ! Mieux que les épices, elle assaisonne votre festin. Il prit sa coupe, avala une gorgée. Il regarda ; il essaya de distinguer des formes et des hommes. Mais tout lui était lointain et sublime. Toute chose, au lieu d’être elle-même, lui devenait un signe et comme la trace d’une complicité surnaturelle. Jusqu’au contour de sa coupe, jusqu’au scintillement du vin dans sa coupe ! Il savait ce que tout cela voulait dire. Il l’aurait dit.

Il y eut une longue transe des feuilles. Bénin n’y resta pas étranger ; et il continua :

— Je veux louer en vous la puissance créatrice et la puissance destructrice, qui s’équilibrent et se complètent. Vous avez créé Ambert, vous avez détruit Issoire. Ce sont là des vérités de fait. Vous vous êtes égalés par ainsi aux hommes les plus grands, à ceux qui ont établi et qui ont renversé les empires.

« Mais jeux d’enfants ! bagatelles que cela ! Vous avez restauré l’Acte Pur. Depuis la création du monde — vous voyez que je ne parle pas d’hier — il n’y a plus eu d’Acte Pur. L’action, sa bâtarde, a régné bruyamment.. Vous avez restauré l’Acte Pur. Alexandre, Attila, Napoléon, d’autres peut-être, l’ont essayé avant vous, mais sans continuité, sans claire conscience, je dirai même sans aptitudes. Et comme la création du monde perd chaque jour de sa vraisemblance, je me demande si, non contents de renouer la tradition, ce n’est pas vous brusquement qui l’inaugurez.

« Ah ! messieurs, que vous êtes consolants ! L’agitation humaine a toujours affligé les sages ; et ils se sont tous évertués à dénoncer la vanité des fins que les hommes poursuivent avec tant de frénésie. Mais les sages d’autrefois pouvaient reporter leurs regards sur Dieu. Et voilà qu’au moment où la fureur des hommes s’exaspère, où leur frétillement devient plus rapide et plus absurde, nous cessons de croire au seul être qui ne soit pas dupe de ses œuvres ! Loués soyez-vous de nous rendre la sérénité et l’optimisme !

« Vous avez joui avec impudence de plusieurs choses réelles. Ce que les hommes ont de sérieux et de sacré, vous en avez fait des objets de plaisir, vous y avez taillé les pièces d’un jeu. Vous avez, sans ombre de raison, enchaîné l’un à l’autre des actes gratuits. Vous avez établi entre les choses les rapports qui vous agréaient. À la nature vous avez donné des lois, et si provisoires !

« Acte Pur ! Arbitraire Pur ! Rien de plus libre que vous ! Vous ne vous êtes asservis à quoi que ce fût, fût-ce à vos propres fins. Et pourtant vous ne contrariez pas la destinée. Elle est dans un mystérieux accord avec vos caprices. Vous rappellerai-je les prédictions de mon somnambule aux pieds bronzés ? Vous rappellerai-je l’humble oracle du Bottin ?

« Mais je n’ai pas fini d’énumérer vos attributs. Vous possédez encore, depuis ce soir, l’Unité Suprême. Elle s’est constituée lentement. J’en ai suivi la gestation. Ce soir vous êtes un dieu unique en sept personnes, inutile de le cacher !

« C’est une situation de premier plan. Redressez la tête, messieurs, comme je le fais au risque de compromettre un aplomb que j’ai maintenu avec effort. Regardez ce qui vous environne de toutes parts, la forêt, la terre, les astres. Regardez ce qui n’est pas vous !

Le vent ne passait plus ; les feuilles ne bougeaient plus ; le feu, dans la maison, était mort. Tout s’anéantissait dans un silence merveilleux.

Même les étoiles n’étaient que la lumière du repas.

« Où trouver, cette nuit, l’équivalent de cela qui est vous ? Depuis les vapeurs de la nébuleuse jusqu’aux rêves du soldat, depuis la mer martienne jusqu’à la cohue de Wall Street, où est le dieu rival ? Buvez, riez en paix ! Personne ne vous dispute l’empire.

« Et ne me dites pas : « Mais demain ? » Si vous pensez à l’avenir, c’est que vous existez sans plénitude, c’est que vous souffrez d’un manque. Loin de moi une injurieuse supposition ! Est-il pour un dieu d’autre éternité que celle qui ne dure pas ?

« Je te salue donc, ô dieu unique, par tes sept noms, Omer, Lamendin, Broudier, Bénin, Martin, Huchon, Lesueur.

« Et je lève ma coupe…

Mais il la leva d’un geste si incertain que tout le Saint-Péray mousseux coula sur la tête de Lesueur, lequel s’ébroua en éternuant comme un barbet sous un seau d’eau.

Lamendin, assis en face, se mit à rire, et il secouait son nez de haut en bas.

Huchon se mit à rire, puis Broudier, puis Omer, puis Martin.

Et Bénin lui-même riait si fort qu’il en bavait dans sa coupe.[1]

  1. Le conte de Donogoo-Tonka ou les Miracles de la Science et la Comédie Monsieur le Trouhadec saisi par la débauche forment suite aux Copains.