Les Conversations d’Émilie/Texte entier


LES
CONVERSATIONS
D’ÉMILIE.
TOME PREMIER.











LES

CONVERSATIONS

D’ÉMILIE.

NOUVELLE ÉDITION.



Inutileſque falce ramos amputans,mm mmmmFeliciores inſerit.mmHorat.


TOME PREMIER.


À PARIS,
Chez Humblot, Libraire, rue S. Jaques,
près S. Yves.



M. D C C. LXXXI.
Avec Approbation & Privilege du Roi.
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AVERTISSEMENT
SUR
CETTE SECONDE EDITION.

Ces Converſations n’étaient pas deſtinées à voir le jour. Une mere à qui une ſanté déplorable n’a laiſſé d’autre conſolation que celle qu’elle trouve dans l’éducation d’une fille chérie, s’était aperçue que cet enfant, dès l’âge le plus tendre, prenait un intérêt particulier à la converſation, & qu’il ſerait aiſé de s’en ſervir avec avantage, pour lui former l’eſprit, & l’acoutumer à la réflexion ſans gêne & ſans éfort. Elle réſolut d’employer ce moyen, & eſſaya de compoſer quelques converſations qui intéreſſerent vivement l’enfant, mais qui manquerent cependant leur but principal, parce qu’à ſon âge on ne ſuppoſe pas que ce qui n’eſt point imprimé ſoit digne d’être lu & conſervé.

Cet inconvénient imprévu embaraſſa quelque temps ſa mere. Egalement éloignée de la prétention de fixer les regards du public ſur ſes productions, & dépourvue des talens néceſſaires pour ſe le faire pardoner, elle dut ſe défier de l’indulgence de quelques amis, qui penſerent que ces eſſais pouvaient n’être pas ſans utilité pour l’éducation des filles en général. Après bien des incertitudes, elle ſe détermina à envoyer ſon manuſcrit en Allemagne. Un Libraire de Léipſick s’en chargea, même avant de le connaître, & le publia en 1774 avec le plus grand ſoin, après en avoir fait faire, par un homme de lettres juſtement eſtimé[1], une excellente traduction en Allemand, qu’il fit paraître en même temps.

De cette maniere les vœux de l’auteur ſe trouverent remplis au delà de ſes eſpérances : echapée aux inconvéniens de la publicité, elle avait augmenté la bibliotheque de ſa fille d’un livre, gage de ſa tendreſſe, dont la jouiſſance de l’enfant lui fourniſſait journélement la plus douce récompenſe. Cependant quelques exemplaires étaient venus en France par la voie de Strasbourg ; & le public naturélement diſpoſé à favoriſer juſqu’à l’intention d’un projet utile, eut la bonté de confirmer par ſon ſuffrage le jugement de l’amitié. Un Libraire de Paris entreprit en conſéquence de faire une édition de ces Converſations d’après celle de Léipſick[2], & contribua, ſans la participation de l’auteur, à les faire connaître davantage.

Le fruit que l’enfant en a tiré & l’indulgence du public ont été ſeuls capables de ſoutenir le courage de la mere au milieu des ſoufrances les plus cruelles, & de la faire perſiſter dans le deſſein de donner à ces eſſais le degré de perfection dont elle les voyait ſuſceptibles ; elle eſt en droit de dire que la tendreſſe maternelle eſt au deſſus des terreurs de la mort, puiſque l’agonie même, à diverſes repriſes, n’a pu lui faire abandoner ſon projet. Mais dans ſa pourſuite, elle a eu lieu de ſe convaincre à chaque pas, combien il y a loin de ce que la tendreſſe imagine, à ce que l’expérience apprend. Non-ſeulement la plus grande partie des Entretiens de cette nouvelle édition n’exiſtait pas dans l’anciene, mais ceux qu’on a conſervés ici, ont été entiérement refondus & dépouillés du ton impératif & didactique que l’autorité & la ſupériorité d’âge & de raiſon prenent ſi aiſément, ſans même s’en apercevoir. C’eſt que la premiere édition était l’ouvrage de la prévoyance, & que celle-ci l’eſt de l’expérience ; ou, pour mieux dire, la premiere était un livre de la mere, & celle-ci eſt l’ouvrage de l’enfant. C’eſt l’enfant qui en a fourni tous les matériaux ; qui, ſans le ſavoir, a appris à la mere le ſecret d’en tirer parti ; qui lui a enſeigné les routes les plus ſûres pour ariver à ſon cœur & à ſa raiſon ; qui enfin, par la docilité & la douceur de ſon caractere, lui a démontré les avantages d’une noble confiance, d’une ironie innocente & légere, d’une alluſion indirecte & enjouée, ſur la ſéchereſſe des préceptes & la ſévérité des réprimandes : ſouvent il n’a fallu qu’un ſoin léger & de la mémoire, pour rédiger ces Converſations d’après celles qui ont eu lieu entre la mere & la fille.

Enviſagées ſous ce point de vue, elles peuvent indiquer aux perſones chargées de l’inſtruction des enfans, plus d’un ſentier ignoré dans cette carriere importante & difficile. Les préceptes généraux ſont dans la ſcience de l’éducation, comme dans toute autre ſcience, de peu de reſſource. Perſone ne les conteſte, mais pour les répéter continuélement, on n’en eſt pas plus avancé, ou l’on ne s’en égare pas moins, parce qu’ils ſont vagues par leur nature, & n’indiquent aucune route préciſe ; il n’eſt pas même fort rare de voir marcher dans des routes entiérement oppoſées ceux qui ont ſans ceſſe les mêmes maximes dans la bouche.

Il eſt vrai qu’il n’exiſte pas un ſeul enfant au monde qui reſſemble à Emilie d’eſprit & de tête, comme il n’en exiſte aucun qui lui reſſemble de figure ; ainſi ces Entretiens ne peuvent, à la rigueur, convenir à aucun autre enfant : mais s’ils ont quelque mérite, s’ils rempliſſent en quelque ſorte le but qu’on s’eſt propoſé, ils doivent mieux que toutes les maximes générales, guider une mere dans cette entrepriſe douce & pénible, dont ſa tendreſſe lui exagere tour-à-tour & les difficultés & les ſuccès. Il ſerait ſans doute à déſirer que toute mere attentive voulût confier au public les fruits de ſon expérience, ſur-tout dans un moment où l’amour maternel ſemble pénétrer tous les cœurs avec plus d’énergie & de force, & où, dans la plupart des jeunes meres, tous les goûts, tous les intérêts ont cédé la place à cette paſſion impérieuſe & touchante. Ce ſerait un ſûr moyen de jeter des fondemens permanens & ſolides pour une éducation générale & raiſonée.

L’auteur de ces Converſations aura ſur toutes les meres un avantage qu’il ſera difficile de lui envier. Réduite par le triſte état de ſa ſanté à cette unique mais puiſſante reſſource, ſans en être jamais diſtraite que par ſes maux, elle a pu donner à l’éducation de ſa fille une ſuite que peu de meres pouront concilier avec les devoirs & les circonſtances de leur poſition. Il en eſt réſulté une tendreſſe &, pour ainſi dire, une intimité entre la mere & l’enfant, qui, au milieu de la petite ſociété de leurs amis, ont concentré entre elles deux le ſecret de l’éducation, comme un ſecret d’état l’eſt entre un roi & ſes miniſtres au milieu des diſcours de la cour. Cette confiance réciproque eſt ſans doute le principal reſſort d’une éducation généreuſe & noble, ou, comme diſaient les anciens, libérale.

Cette même raiſon de la ſanté de l’auteur a fait traîner pendant dix-huit mois une impreſſion qui pouvait être l’ouvrage de peu de ſemaines Il a fallu toute la patience du Libraire & toute ſon honêteté, pour tenir contre ces délais forcés & continuels.

Les mêmes infirmités ſont cauſe que la Converſation portant le titre de la cinquieme, a été imprimée avant la ſixieme & la ſeptieme qui devaient la précéder. Il faut la remettre à ſa place, & ne la lire qu’après ces deux dernieres : quoique chacune de ces Converſations ſoit un ouvrage iſolé qui n’a point de liaiſon avec les autres, il exiſte pourtant entre elles une gradation qu’il ne ſerait pas bon de déranger.

A Paris, ce premier Février 1781.

LETTRE
DE L’AUTEUR
A L’ÉDITEUR
DE LA PREMIERE ÉDITION.

Séparateur


JE vous envoie, Monsieur, mes Converſations. Vous m’aviez déſolée, en me diſant que vous ne les trouviez pas dans l’état où je les croyais ; vous m’avez raſſurée, en m’apprenant que vous n’y aperceviez ni un plan d’éducation, ni même beaucoup de liaiſon entre les idées. C’eſt que je n’ai pas eu la prétention de propoſer un nouveau plan d’éducation, ni la hardieſſe de m’écarter de celui que des parens ſages ſuivent communément dans l’éducation des filles. Je n’ai voulu faire qu’un traité de rempliſſage, ſi vous me permettez de parler ainſi, & montrer comment les heures perdues, les momens de délaſſement peuvent être employés par une mere vigilante, à former l’eſprit d’un enfant, & à lui inſpirer des ſentimens vertueux & honêtes. Il ne s’agit donc ici ni de plan ni de ſyſtême.

Cependant, ſous ce point de vue même, l’éducation doit être diviſée, comme dans un ſyſtême bien conçu & bien lié, en pluſieurs époques, & il faudrait faire un travail différent pour chacune. On peut en marquer trois principales. La premiere finit à l’âge de dix ans ; la ſeconde à quatorze ou quinze ans ; la troiſieme doit durer juſqu’à l’établiſſement de l’enfant.

Suivant ce plan, je n’aurais encore eſſayé à travailler que pour la premiere époque, où il s’agit de préſenter à l’eſprit des idées ſimples, de lui enſeigner & de l’aider à les déveloper, & de profiter ſouvent d’une niaiſerie, pour le conduire à des réflexions ſolides & ſenſées. Le travail pour les deux autres époques ſerait infiniment plus ſérieux, & je ne ſais ſi j’aurai la force de le tenter, lorſque l’âge de ma fille poura l’exiger.

Cette confeſſion faite, je vous abandone, Monsieur, ces Converſations. Faites-en l’uſage qu’il vous plaira, puiſque vous penſez qu’elles pouront être utiles à d’autres enfans, A Paris, ce premier Janvier 1774.

LFS

LES
CONVERSATIONS
D’EMILIE.

PREMIERE
CONVERSATION.


Emilie.

Maman, j’ai bien étudié mon catéchiſme, trouvez-vous bon que je travaille auprès de vous ?… Ah Maman, venez, venez, j’entends le tambour. Ce ſont les ſinges qui paſſent·

La Mere.

Mettez-vous à la fenêtre avec votre bonne, mon enfant ; quand ils ſeront paſſés, vous viendrez travailler.

(Emilie va à la fenêtre, enſuite elle revient.)

Emilie.

Maman, je les ai vus ; pourquoi n’êtes-vous pas venue les voir ? Eſt-ce que vous ne les aimez pas ?

La Mere.

Pas beaucoup. Tenez, voilà votre ouvrage ; vous broderez juſqu’à cette fleur.

Emilie.

Oui, Maman ; mais pourquoi n’aimez-vous pas les ſinges ? Moi, je les aime bien.

La Mere.

Pourquoi les aimez-vous ?

Emilie.

C’eſt qu’ils m’amuſent ; ils ſont drôles, ils font des grimaces !

La Mere.

Si vous les voyiez de près, ils ne vous amuſeraient pas autant peut-être ; vous les trouveriez d’un naturel méchant, traîtres, malins, voleurs…

Emilie.

Bon !… C’eſt dommage… Mais, comme je les vois par la fenêtre, ils ne me feront pas de mal. Ils ont une drôle de mine… Je voudrais pourtant bien les voir de près.

La Mere.

Et qu’eſt-ce que c’eſt qu’un ſinge ? Puiſque vous les aimez, vous devez ſavoir ce que c’eſt.

Emilie.

Oui ſûrement ; c’eſt un animal..

La Mere.

Eſt-il fait comme un chien, comme un chat ?

Emilie.

Mais non, Maman, il eſt fait comme un ſinge.

La Mere.

A quel animal trouvez-vous qu’il reſſemble le plus ?

Emilie.

Je ne ſais pas, Maman ; voulez-vous bien me le dire ?

La Mere.

C’eſt à l’homme ; il en approche par la figure, les mains, les pieds.

Emilie.

Eſt-ce que l’homme eſt un animal ?

La Mere.

C’eſt un animal raiſonnable.

Emilie.

Pourquoi dites-vous un animal raiſonnable, Maman ?

La Mere.

C’eſt la maniere dont on s’exprime pour diſtinguer l’homme des bêtes, parce que l’homme eſt la ſeule créature qui ait l’uſage de la raiſon & de la parole.

Emilie.

Les hommes ſont donc des animaux ? Cela eſt drôle ! Et nous, Maman, ſommes-nous auſſi des animaux ?

La Mere.

Quand je dis l’homme, j’entends toutes les créatures humaines ; quand je dis un homme, alors je déſigne ſeulement une créature humaine du genre maſculin ; & quand je dis une femme, je déſigne une créature humaine du genre féminin.

Emilie.

Ah, Maman, voilà Roſette qui mange ma robe !… Mais, Maman, les chiens ne parlent pas ?

La Mere.

Non, ils n’ont ni l’uſage de la raiſon, ni celui de la parole ; ils ſentent comme nous le plaiſir & la douleur ; ils ſouffrent & ſe plaignent quand on leur fait mal.

Emilie.

Qu’eſt-ce qu’ils font, les chiens ?

La Mere.

Ils gardent leurs maîtres ; & pour les en récompenſer, leurs maîtres les nourriſſent & ont ſoin d’eux.

Emilie.

Et les hommes, pourquoi ſont-ils dans le monde ?

La Mere.

Pour y vivre en ſociété.

Emilie.

Et que font-ils toute la journée ?

La Mere.

Ils s’aident mutuellement dans leurs beſoins, dans leurs affaires, & même dans leurs plaiſirs.

Emilie.

Et celui qui n’aiderait pas les autres, que lui en arriverait-il ?

La Mere.

Que les autres ne l’aideraient pas ; qu’il ne ſerait bon à rien ; que bientôt il ne ſerait ni aimé, ni eſtimé, ni recherché ; que bientôt il manquerait de tout, & qu’il finirait par mourir d’ennui, de beſoin & de chagrin.

Emilie.

Il faut donc être utile aux autres pour être heureux ?

La Mere.

C’eſt un des moyens les plus ſûrs pour arriver au bonheur ?

Emilie.

Qu’eſt-ce que c’eſt que le bonheur ?

La Mere.

C’eſt ce que vous éprouvez, mon enfant, quand vous êtes contente de vous, & que vous avez ſatisfait à ce que nous exigeons de vous.

Emilie.

J’entends ; quand j’ai été bien docile, & que j’ai bien fait mes devoirs : mais quand je ſerai grande, je n’aurai plus de devoirs à faire, je n’aurai donc plus d’occaſion d’être heureuſe ?

La Mere.

Chaque âge a ſes devoirs, ſes occupations, ſes plaiſirs.

Emilie.

Maman, voyez mon ouvrage ; il n’eſt pas mal.

La Mere.

Eſt-il fini ? Je vous ai dit de ne point quitter votre place que votre tâche ne fût faite.

Emilie.

Mais pourquoi cela, Maman ?

La Mere.

Parce qu’il faut s’accoutumer à faire de ſuite ce que l’on fait, & à ne point paſſer ſans raiſon d’une occupation à une autre.

Emilie.

Mais, Maman, c’eſt que…

La Mere.

Quand je vous ai dit ce que vous devez faire, je crois qu’il faut vous y ſoumettre ſans replique.

Emilie.

Maman, je vais obéir ; mais permettez-moi de vous demander pourquoi vous voulez bien dans de certains momens que je vous faſſe des queſtions, & que je diſe tout ce qui me paſſe par la tête, & que vous ne voulez pas le ſouffrir dans d’autres ?

La Mere.

Quand nous cauſons enſemble, ſoit pour votre inſtruction, ſoit pour votre amuſement, vous pouvez avec liberté & avec confiance me communiquer toutes vos idées ; alors je vous réponds, & vos queſtions ne ſont point déplacées. Mais lorſque je vous preſcris votre conduite, le plus court eſt d’obéir ſans replique.

Emilie.

Pourquoi cela, Maman ?

La Mere.

Par reſpect & par confiance. M’avez-vous jamais vu exiger rien de vous qui ne fût pour votre bien ?

Emilie.

Non, Maman.

La Mere.

Je me ſuis toujours aſſujettie, autant que votre âge le permet, à vous expliquer le motif des ordres que je vous donne ; vous le ſavez : d’où viendrait donc votre répugnance m’obéir ?

Emilie.

Cela eſt vrai, Maman, & je vous aſſure qu’à l’avenir je vous obéirai ſans repliquer. Mais auſſi quand nous cauſerons, vous me permettrez de vous dire tout ce que je voudrai.

La Mere.

Oui, certainement.

Emilie.

Cauſons-nous à préſent, Maman ?

La Mere.

Mais il me ſemble qu’oui ; qu’en penſez-vous ?

Emilie.

Oh, je m’en vais donc vous dire bien des choſes… Maman, mais pourquoi ſuis-je au monde ?

La Mere.

Voyez, dites-moi cela vous-même.

Emilie.

Je n’en ſais rien.

La Mere.

Et qu’eſt-ce que vous faites toute la journée ?

Emilie.

Mais je me promene, j’étudie ; je ſaute, je bois, je mange, je ris, je cauſe avec vous quand je ſuis bien ſage.

La Mere.

Eh bien, juſqu’à préſent, voilà pourquoi vous êtes au monde. C’eſt pour boire, manger, dormir, rire, ſauter, grandir, vous fortifier, vous inſtruire : voilà ce que vous avez à y faire ; & à meſure que vous grandirez, vos occupations & vos obligations changeront. Au lieu d’être au monde pour ſauter, danſer & être à charge aux autres, vous y ſerez pour travailler, pour être utile, pour remplir d’autres devoirs & jouir d’autres amuſemens.

Emilie.

Etre à charge aux autres ? Eſt-ce que je ſuis à charge ?

La Mere.

Sans doute, puiſque vous êtes un enfant.

Emilie.

Mais un enfant, c’eſt une perſonne.

La Mere.

Un enfant, c’eſt un enfant qui deviendra, avec le temps, une perſonne raiſonnable.

Emilie.

Mais qu’eſt-ce que je ſuis donc à préſent que je ſuis un enfant ?

La Mere.

Comment, vous avez cinq ans, & vous n’avez pas encore réfléchi à ce que vous êtes ? Tâchez de trouver cela toute ſeule.

Emilie.

Maman, je ne trouve rien.

La Mere.

Moi, je trouve qu’un enfant eſt une créature faible, dans la dépendance de tout le monde ; qu’un enfant eſt innocent, ignorant, étourdi, importun, indiſcret…

Emilie.

Quoi, j’ai tous ces défauts ?

La Mere.

Ce ſont ceux de votre âge. Vous voyez qu’un enfant ne doit les ſoins qu’il éprouve, qu’à la tendreſſe de ſes parens, & qu’il ne peut être qu’à charge & inſupportable aux autres.

Emilie.

Il me ſemble que je ne ſuis pas ſi faible.

La Mere.

Un coup de poing peut vous renverſer, peut vous tuer, vous anéantir.

Emilie.

Mais eſt-ce qu’un enfant ne peut pas ſe défendre comme un autre ?

La Mere.

Son ignorance & ſon étourderie ne lui permettent ni de prévoir, ni d’éviter le danger, & ſa faibleſſe l’empêche de s’en garantir. Il a beſoin d’avoir ſans ceſſe auprès de lui quelqu’un qui le garde, qui le protege ; perſonne n’a même intérêt à ſe donner ce ſoin qui eſt très-pénible, parce que l’enfant n’a rien en lui qui en dédommage ; & ce n’eſt que par ſa douceur, par ſa docilité, par ſes égards pour ceux qui lui rendent des ſervices, qu’il peut ſe flatter de les voir continuer : car s’il a de l’humeur, s’il répond avec dureté, ſi ce n’eſt pas ſon cœur qui lui fait ſentir l’obligation qu’il a à tous ceux qui font quelque attention à lui, il affaiblira bientôt la compaſſion naturelle qu’il inſpire ; il ſera abandonné de tout le monde, & dans cette poſition il ſera bien à plaindre.

Emilie.

Mais, Maman, ma bonne n’eſt-elle pas obligée d’avoir ſoin de moi ?

La Mere.

Votre bonne a ſoin de vous, parce que je l’en ai chargée ; mais je ne peux pas l’obliger à vous aimer, ſi vous ne vous rendez point aimable ; & ſi vous aviez de l’humeur, de la dureté, de l’ingratitude pour elle, je ſerais trop juſte pour exiger qu’elle vous rendît des ſoins que vous reconnaîtriez ſi mal ; je lui défendrais même d’approcher de vous.

Emilie.

Alors je m’habillerais toute ſeule.

La Mere.

Croyez-vous le pouvoir ?

Emilie.

Oui, Maman.

La Mere.

Voyons, défaites votre foureau, votre collier.

Emilie.

Voilà mon collier défait.

La Mere.

Votre foureau à préſent.

Emilie.

Ah, je l’ôterai bien toute ſeule… Maman, voulez-vous bien défaire les agrafes ?

La Mere.

Non, vous devez tout faire ſeule, puiſque vous ſuppoſez que vous n’avez perſonne pour vous aider.

Emilie.

Mais je ferais bien le reſte.

La Mere.

Il vous faut donc quelqu’un pour défaire vos agrafes ? Remettez votre collier.

Emilie.

Maman, je ne peux pas.

La Mere.

Il vous faut donc quelqu’un pour renouer votre collier. Jugez par cet eſſai combien, même dans les plus petites choſes, vous avez beſoin de votre bonne ; combien vous devez craindre de la rebuter, & qu’elle ne vous laiſſe : car ſi elle vous quittait par votre faute, il n’exiſterait aucun motif pour la remplacer.

Emilie.

Mais vraiment, Maman, je ſerais bien à plaindre ; je n’avais jamais penſé à cela : je ne pourrais ni me lever, ni me coucher, ni rien faire toute ſeule.

La Mere.

Vous voyez donc bien que quand on eſt dans le cas d’avoir beſoin de tout le monde, il faut être douce, polie, reconnaiſſante, corriger ſon humeur, profiter des leçons & des avis qu’on reçoit, & ſentir que quand on vous corrige, c’eſt une preuve d’intérêt & d’amitié qu’on vous donne, & un moyen qu’on vous procure pour vous faire aimer.

Emilie.

Je n’avais jamais penſé à tout cela ; mais auſſi je ne ſuis pas bien méchante, je crois.

La Mere.

En revanche, à votre âge on eſt étourdie, & l’on ne réfléchit ſur rien.

Emilie.

Mais à préſent je réfléchirai & je prendrai garde à moi, & j’aimerai bien plus ma bonne, puiſqu’elle a eu tant de peine avec moi. Mais, Maman, il y a bien des choſes que je ne ſais pas, n’eſt-il pas vrai ?

La Mere.

Non-ſeulement il y a bien des choſes que vous ne ſavez pas, mais vous voyez bien que vous ne ſavez rien, puiſque vous ne ſavez ni ce que vous êtes, ni ce que vous êtes venue faire en ce monde.

Emilie.

Oh, je le ſais à préſent, & je ne l’oublierai plus.

La Mere.

Vous apprenez bien vîte des choſes bien longues.

Emilie.

Voilà ma tâche finie. Maman, voulez-vous voir mon ouvrage ?

La Mere.

Voyons… Il eſt bien. Vous pouvez jouer, ſi vous êtes laſſe de cauſer.

Emilie.

Maman, puiſque vous êtes contente, je vous demande en grace de me faire un grand plaiſir.

La Mere.

Quoi ?

Emilie.

Contez-moi l’hiſtoire de cette dame dont vous parliez hier au ſoir avec mon papa.

La Mere.

Volontiers, ſi vous voulez m’écouter. Cette dame était veuve d’un homme de condition. A ſa mort elle était reſtée ſans bien avec une fille & un garçon…

Emilie.

Comment s’appellait elle ?

La Mere.

Vous ne la connaiſſez pas.

Emilie.

Mais ſa fille ?

La Mere.

Elle s’appellait Julie. Elle lui dit un jour : Mon enfant, je ne ſuis point riche, je viens de m’épuiſer pour faire entrer votre frere au ſervice. Juſqu’à préſent il s’eſt diſtingué des jeunes gens de ſon âge par ſa ſageſſe & ſon émulation ; il fera ſon chemin, je l’eſpere, & il pourra un jour vous être utile. Mais pour vous, vous n’avez rien, je ne ſuis point en état de vous donner des maîtres, ni de vous procurer des talens agréables. Ce n’eſt donc que de vos vertus, de votre émulation à acquérir les qualités qui vous manquent, que vous pouvez attendre votre bonheur. Je vous aiderai des lumieres que l’expérience & la connaiſſance du monde m’ont données. Si vous ne vous faites pas eſtimer & chérir ; ſi vous n’intéreſſez pas par vos qualités perſonnelles, vous ne trouverez point d’établiſſement ; vous ne vous marierez pas.

Emilie.

Pourquoi, Maman, cette dame lui diſait-elle cela ?

La Mere.

Parce qu’elle n’étoit pas riche, & que quand on n’a rien, il faut être meilleure qu’une autre, pour être recherchée ; car ſi vous êtes pauvre & méchante, on a une raiſon de plus de vous laiſſer-là.

Emilie.

Je ne voudrais pas d’un mari qui fût pauvre & méchant.

La Mere.

Vous devez donc trouver tout ſimple, qu’on ne veuille pas d’une femme pauvre & méchante.

Emilie.

Cela eſt vrai. Eh bien, Maman ?

La Mere.

Eh bien, Julie était malheureuſement d’un mauvais caractere, boudeuſe, pareſſeuſe, ſujette à l’humeur, s’en prenant toujours aux autres de ſes torts ; ingrate envers ſa mere, qui la voyant incorrigible, fut obligée de la mettre dans un couvent. L’exemple de ſon frere n’avait pu la changer. Il avait, avec le plus grand reſpect, une entiere confiance en ſa mere ; il ne l’approchait jamais ſans lui en donner des marques ; ſa plus grande peur était de lui déplaire. Pour Julie, elle manqua un mariage conſidérable, parce que les informations qu’on fit à ſon ſujet au couvent, lui furent ſi défavorables, qu’on n’en voulut point, malgré ſa jolie figure qui avait d’abord ſéduit.

Emilie.

Et qu’eſt-elle devenue ?

La Mere.

Elle eſt reſtée au couvent, & y ſera toute ſa vie.

Emilie.

Mais elle ſe corrigera peut-être ?

La Mere.

A un certain âge, ma fille, on ne ſe corrige plus. Quand on n’a pas fait ſes efforts dès l’enfance, cela devient preſque impoſſible ; & une mauvaiſe impreſſion une fois donnée, on ſe corrigerait enſuite, que les autres n’en ſauraient rien.

Emilie.

Pourquoi donc cela ?

La Mere.

Pourquoi ne vous ai-je jamais pu perſuader de voir M. de Verville ſans frayeur ?

Emilie.

C’eſt qu’il m’a fait peur une fois, en me faiſant des grimaces.

La Mere.

Et parce qu’il vous a fait une fois des grimaces, vous croyez qu’il paſſe ſa vie à faire peur aux petits enfans. Vous trouvez plus court de vous en tenir à votre premiere impreſſion, que d’examiner ſi cet homme n’a pas changé de mines depuis que vous ne l’avez vu. Ne ſoyez donc pas étonnée que les autres s’en tiennent, comme vous, aux premieres impreſſions ſur tout ce qu’ils n’ont pas d’intérêt d’approfondir.

Emilie.

Mais Mademoiſelle Julie était donc bien jolie ?

La Mere.

Fort jolie ; mais elle n’était aimable.

Emilie.

Il vaut donc mieux être aimable que jolie ?… Cependant… Maman, ſuis-je jolie ?

La Mere.

Juſqu’à préſent vous ne l’êtes pas.

Emilie.

Mais pourquoi donc tout le monde dit-il que je ſuis charmante ?

La Mere.

Je vous dirai cela demain. Allez jouer, en attendant la promenade, & amuſez-vous bien, puiſque vous avez bien travaillé.

DEUXIEME
CONVERSATION.


Emilie.

Maman, comment s’appelle… Ce n’eſt pas cela que je voulais dire… Maman, vous m’avez promis de me dire une choſe, voulez-vous bien me la dire ?

La Mere.

Qu’eſt-ce que c’eſt, mon enfant ?

Emilie.

Mais pourquoi, ſi je ne ſuis pas jolie, me dit-on toujours que je ſuis charmante ?

La Mere.

On peut être charmante ſans être préciſément jolie, & l’on peut être très-jolie ſans être charmante : car…

Emilie.

Ah, je ſais, je ſais, Maman ; pour être charmante, il faut être ſage, modeſte, ne parler qu’à propos, n’être pas importune ; n’eſt-ce pas, Maman ? Vous m’avez dit cela.

La Mere.

Cela eſt vrai. Dites-moi ſi vous êtes jolie ou charmante.

Emilie.

Mais… Je crois qu’oui.

La Mere.

Lequel des deux ?

Emilie.

Jolie, Maman.

La Mere.

Qu’eſt-ce que c’eſt que d’être jolie ?

Emilie.

J’entends quelque choſe, mais je ne ſais comment dire.

La Mere.

C’eſt d’être fort blanche, c’eſt d’avoir de beaux yeux, un nez bien fait, une jolie bouche, ni trop petite, ni trop grande ; enfin des traits bien proportionnés ; les cheveux bien plantés, l’enſemble de toute la figure agréable ; ne point faire de grimaces, n’avoir rien d’affecté ; l’air ni boudeur, ni ricanant, mais prévenant & modeſte.

Emilie.

Comme ma couſine.

La Mere.

Oui. Et vous, avez-vous tout cela ?

Emilie.

Mais, non pas tout.

La Mere.

Vous n’êtes donc pas jolie.

Emilie.

Mais pourquoi preſque tous ceux qui viennent ici le diſent-ils ?

La Mere.

N’avez-vous jamais entendu dire d’autres enfans comme vous, qu’ils étaient charmans, aimables, quoiqu’ils ne le fuſſent pas ?

Emilie.

Je ne ſais, je n’y ai pas pris garde.

La Mere.

Mais ne vous a-t-on jamais louée, quoique vous ne le méritaſſiez pas ? Penſez-y bien.

Emilie.

Je cherche. Je crois que cela pourrait bien être ; mais dans le moment où l’on me donnait des louanges, je croyais les mériter, ou je crois plutôt que j’avais bien peur que vous ne diſiez le contraire, Maman… Ah, tenez, je croyais auſſi une fois qu’on ſe moquait de moi.

La Mere.

Ce n’était rien de tout cela. C’eſt une politeſſe fauſſe & déplacée qui fait qu’on ſe croit obligé, lorſqu’on va dans une maiſon, de louer tout ce qui s’y trouve, depuis la maîtreſſe juſqu’au petit chien. Vous avez vu des gens à qui ma chienne allait mordre les jambes, dire également qu’elle était charmante. Croyez-vous que ce compliment fût bien ſincere, & que Roſette le méritât ?

Emilie.

Oh, pour cela non.

La Mere.

Eh bien, ceux qui vous diſent que vous êtes jolie, que vous êtes charmante, ne le penſent pas plus de vous que de Roſette, ou ne ſavent pas plus ſi vous le méritez mieux qu’elle, ou du moins ne ſe ſoucient pas de le ſavoir.

Emilie.

Mais c’eſt bête de parler pour ne pas dire vrai.

La Mere.

Vous avez raiſon, il vaudrait bien mieux ſe taire. Auſſi toutes les jeunes perſonnes qui penſent bien, ne font aucun cas de ces ſortes de complimens, & ſouvent même s’en trouvent offenſées. Il eſt bien ſot ou bien léger de tenir ces propos ; mais il ſerait bien plus ſot encore de les croire & de s’en glorifier.

Emilie.

Ah, Maman, je n’y ſerai plus attrapée… Mais, quand je ſuis bien ſage, il eſt pourtant vrai alors que je ſuis charmante ; car ma bonne me l’a dit, Maman, & vous auſſi quelquefois.

La Mere.

Quand vous êtes raiſonnable, nous vous diſons que ſi vous étiez toujours ainſi, vous ſeriez charmante, parce qu’alors vous l’êtes en effet ; mais vous ne ſavez point encore qu’on n’eſt point charmante avec une conduite inégale, & que ſi vous voulez mériter cette réputation avec le temps, il faut être tous les jours un peu plus raiſonnable.

Emilie.

Maman, je le ſerai toujours ; à commencer d’aujourd’hui, je vais être parfaite.

La Mere.

Qu’entendez-vous par-là ?

Emilie.

J’entends faire toujours bien.

La Mere.

Vous croyez donc cela bien aiſé ?

Emilie.

Oui, Maman, il n’y a qu’à vouloir.

La Mere.

Et comment vous y prendrez-vous ?

Emilie.

En faiſant toujours ce que ma bonne & vous me direz, & ne faiſant pas autre choſe.

La Mere.

Commencez donc par vous bien tenir.

Emilie.

Oui, Maman. Eſt-ce comme cela ?

La Mere.

Oui, & tournez vos pieds. Voilà qui eſt bien. Avez-vous écrit cette après-dînée pendant que j’ai eu du monde ?

Emilie.

Oui, Maman ; mais je n’oſe vous montrer mon écriture, car elle eſt ſi mal !… ſi griffonnée !…

La Mere.

Ah, vous n’aviez pas encore pris la réſolution d’être parfaite… Tenez, voilà déja vos pieds dérangés, & votre tête…

Emilie.

Les voilà remis. Maman. Voulez-vous me permettre de recommencer ma page ? Je ſuis ſûre que je la ferai très-bien.

La Mere.

Volontiers. Mettez-vous près de cette table… Êtes-vous bien ?

Emilie.

Oui, Maman.

La Mere.

Vous tenez mal votre plume… votre tête eſt de travers… votre écriture n’eſt pas plus droite… vous vous impatientez. Prenez garde, l’impatience ne va pas avec la perfection… J’en ſuis fâchée, mais cette page n’eſt pas meilleure que l’autre.

Emilie.

Mais comment faut-il donc faire ? Je vais recommencer.

La Mere.

Non, vous avez aſſez travaillé aujourd’hui. Il faut mettre le temps à tout. Il faut vous appliquer à faire tous les jours un peu moins mal ; mais on ne peut pas apprendre à écrire dans un jour, ni même ſe corriger en ſi peu de temps. Vous avez déjà oublié ce que nous avons dit hier ſur votre âge & ſur ce que vous aviez à faire dans ce monde.

Emilie.

Ah, pardonnez-moi, je m’en ſouviens bien… J’y ſuis pour m’inſtruire, ſauter, danſer…

La Mere.

Oui, & pour croître, grandir, former votre corps, votre cœur, votre eſprit. Dites-moi, Emilie, dépend-il de vous de devenir grande comme moi, là tout-à-l’heure, d’ici à demain, par exemple ?

Emilie.

Non ſûrement, Maman.

La Mere.

Eh bien, vous n’êtes pas plus la maîtreſſe de bien écrire & de vous rendre raiſonnable en un jour, que de devenir tout d’un coup auſſi grande que moi.

Emilie.

Il faut donc que j’attende que je ſois grande pour être raiſonnable ?

La Mere.

Plus vous ferez d’efforts pour le devenir & plutôt vous y parviendrez ; mais la raiſon de votre âge eſt la ſeule à laquelle vous puiſſiez prétendre.

Emilie.

Quelle eſt donc la raiſon de mon âge ?

La Mere.

A préſent c’eſt de ſentir ce que vous êtes, & de reconnaître que vous ne pouvez rien qu’aidée des autres.

Emilie.

C’eſt d’être ſoumiſe & reconnaiſſante, n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Oui, c’eſt de vous appliquer à comprendre les choſes qu’on vous enſeigne, qui ſont proportionnées à votre âge & à l’ouverture de votre eſprit.

Emilie.

Après, Maman, qu’eſt-ce que je ferai ?

La Mere.

Après ? Peu-à-peu vous grandirez, votre eſprit ſe dévelopera, vos connaiſſances augmenteront, & vous deviendrez avec le temps une perſonne raiſonnable.

Emilie.

Oui, parce que j’aurai travaillé à corriger mes défauts.

La Mere.

Et à acquérir une force ſur vous-même, qui eſt ce qu’on appelle vertu, & ſans laquelle on ne peut ſe promettre ni bonheur, ni eſtime, ni ſuccès ; mais vous ne ſerez pas parfaite.

Emilie.

Comment ? Et quand donc le ſerai-je ?

La Mere.

C’eſt un avantage qui n’eſt point donné à l’homme. De même que vous avez vos défauts, notre âge a les ſiens, & nous travaillons tout comme vous, à nous corriger pour notre propre ſatisfaction, & pour conſerver l’eſtime des autres.

Emilie.

Qu’eſt-ce que c’eſt que l’eſtime des autres ?

La Mere.

C’eſt l’approbation que les autres donnent à notre conduite, & que les perſonnes que nous connaiſſons le moins, ou celles mêmes qui auraient des raiſons de ne pas nous aimer, ne peuvent nous refuſer.

Emilie.

Je n’entends pas cela, Maman. Comment peut-on approuver, quand on ne connaît pas les gens ?

La Mere.

Dites-moi ce que vous penſez de ces deux enfans dont je vous ai conté l’hiſtoire hier ; de Julie par exemple.

Emilie.

Ah, je crois, que c’eſt un méchant enfant.

La Mere.

Et de ſon frere, quelle opinion en avez-vous ?

Emilie.

Je penſe qu’il eſt bien aimable, bien vertueux, bien ſage.

La Mere.

Eh bien, cette bonne opinion que vous avez de lui ſur ce que vous avez appris de ſa bonne conduite, c’eſt de l’eſtime : & cependant vous ne le connaiſſez pas.

Emilie.

Eh bien, je le connais à préſent.

La Mere.

Vous ne le connaiſſez que de réputation ; mais cela ne s’appelle pas connaître, puiſque vous ne l’avez jamais vu.

Emilie.

Maman, aurez-vous la bonté de me conter encore une hiſtoire aujourd’hui ?

La Mere.

Non, mon enfant ; il eſt tard, nous allons nous promener ; & s’il ne nous vient perſonne, nous continuerons de cauſer tout en marchant. Sonnez pour qu’on nous apporte nos mantelets.

TROISIEME
CONVERSATION.


Emilie.

Maman, j’ai attrapé une mouche… Ah, qu’elle eſt brillante !

La Mere.

Oui, elle eſt belle.

Emilie.

Je m’en vais lui ôter les ailes pour qu’elle ne s’en aille pas, & je la nourrirai.

La Mere.

Doucement, ma chere amie. Vous a-t-elle mordue ? Vous a-t-elle bleſſée ?

Emilie.
Non, Maman.
La Mere.

Et pourquoi donc lui faire du mal ?

Emilie.

Mais cela ne lui en fait pas.

La Mere.

Cela lui en fait autant que ſi l’on vous coupait un pied ou une main. Parce que vous ne l’entendez pas crier, vous ſuppoſez qu’elle ne ſouffre pas ; vous vous trompez. C’eſt une créature ſenſible tout comme vous : elle ſouffre donc tout comme vous, & il ne vous eſt pas permis de lui faire du mal.

Emilie.

Mais ſi elle m’avait mordue ?

La Mere.

Il eſt permis de ſe défendre ; & ſi elle vous eût bleſſée, peut-être auriez-vous

pu la tuer. Mais elle ne vous a rien fait.
Emilie.

Je ne voulais pas la tuer, Maman ; je voulais la nourrir, & prendre ſoin d’elle.

La Mere.

C’eſt à-peu-près comme ſi le premier paſſant voulait s’emparer de vous pour vous élever & vous nourrir. S’il commençait par vous couper le pied, de peur que vous ne vous en allaſſiez ſans ſa permiſſion, comment trouveriez-vous cela ?

Emilie.

Je n’y conſentirais pas.

La Mere.

Mais, ſi vous n’étiez pas la plus forte, il faudrait bien vous y ſoumettre. Eh bien, voilà comme vous avez fait avec cette mouche ; vous avez été la plus forte, vous l’avez priſe ; ſans moi, vous alliez lui couper les ailes, & vous auriez été toute étonnée demain de la trouver morte.

Emilie.

J’en aurais été bien fâchée.

La Mere.

Votre peine ne lui rendrait pas la vie. Voyez comme elle ſouffre.

Emilie.

Mais c’eſt vrai, elle ſouffre.

La Mere.

La pauvre bête ! Penſez au chagrin que vous auriez, ſi l’on vous tenait comme cela ſuſpendue par un bras.

Emilie.

Cela me ferait mal.

La Mere.

Pouvez-vous n’être pas ſenſible au plaiſir de lui rendre la liberté ? Laiſſez la vîte aller retrouver ſes camarades : jouiſſez de ce plaiſir.

Emilie.

Je le veux bien ; mais…

La Mere.

Souvenez-vous toujours, Emilie, qu’on ne doit ſe prévaloir de ſa force que pour ſecourir les plus faibles, & non pour les opprimer. Voilà comme on ſe fait aimer, & comme on ſe procure du bonheur à tous les inſtans ; c’eſt en faiſant toujours du bien, & jamais du mal volontairement.

Emilie.

Mais moi, je ne veux faire du mal à perſonne, je m’en vais la laiſſer envoler… Ah, voyez, Maman, comme elle eſt bien aiſe !

La Mere.

Et vous, vous avez le plaiſir d’avoir fait un petit bien. N’en êtes-vous pas plus contente que ſi cette pauvre bête fût morte par votre faute ?

Emilie.

Oui, Maman ; j’en aurais été bien

fâchée.
La Mere.

Voyez ce que vous deviendriez, ſi tous ceux qui ſont plus forts que vous, vous faiſaient un petit mal ? Je ſuis plus forte que vous ; votre bonne eſt plus forte que vous…

Emilie.

Mais vraiment oui, tout le monde eſt plus fort que moi.

La Mere.

Eh bien, ſi nous n’aimions pas tous à faire du bien, & ſi au lieu de trouver du plaiſir à vous garantir du mal & à protéger votre faibleſſe, nous nous divertiſſions à vous pincer, à vous tirer les oreilles, à vous arracher les cheveux, que deviendriez-vous ?

Emilie.

Ah, Maman, que je ſerais malheureuſe !

La Mere.

Voyez donc combien il eſt important de s’accoutumer de bonne heure au plaiſir de faire du bien. Car à votre tour vous ſerez la plus forte ; & ſi votre cœur ne répugne pas à faire du mal, vous le ferez, & tout le monde vous haïra. Juſqu’à préſent vous n’avez guere de ſupériorité que ſur les mouches, ſervez-vous-en pour leur faire du bien.

Emilie.

Je n’oublierai pas cela, Maman ; je ne ſavais pas qu’une mouche ſouffrît comme nous. Mais eſt-ce qu’il y a autant de mal à faire ſouffrir une mouche qu’une perſonne ?

La Mere.

Non ; mais il faut s’accoutumer à reſpecter la ſenſibilité juſques dans les moindres productions de la nature. Une mouche, un haneton, un chien,

un arbre, tout cela eſt ſon ouvrage.
Emilie.

Moi auſſi je ſuis ſon ouvrage…

La Mere.

Si vous arrachez une aile ou une patte à cette mouche, il n’eſt pas en votre pouvoir de réparer le mal que vous lui avez fait. Si vous arrachez l’écorce de cet arbre, il n’eſt pas en votre pouvoir de l’empêcher de périr ; c’eſt comme fi l’on vous arrachait la peau.

Emilie.

Cela leur fait donc bien du mal ?

La Mere.

Vous le voyez. Vous ne devez donc pas leur nuire ſans néceſſité & ſans raiſon ; vous ne pouvez même y trouver aucun plaiſir. C’eſt l’ignorance, c’eſt l’étourderie de votre âge qui fait commettre aux enfans tant de mal ſans le ſavoir. Mais à préſent que je vous ai appris à réfléchir, vous n’aurez plus de pareils torts, ſans quoi vous donneriez une bien mauvaiſe idée de votre cœur.

Emilie.

Oui, on dirait que je ſuis cruelle, que je ſuis méchante ; n’eſt-ce pas, Maman ?

La Mere.

On ſerait fondé à prendre de vous l’opinion que l’on conçut de Domitien.

Emilie.

Qu’eſt-ce que c’eſt que Domitien ?

La Mere.

C’étoit un Empereur romain, qui dans ſon enfance n’avait d’autre plaiſir que de tuer des mouches & de faire du mal à tous les animaux ; on n’avait jamais pu l’en corriger.

Emilie.

J’aurais bien mauvaiſe opinion d’un enfant qui ne veut pas ſe corriger.

La Mere.

Avec raiſon. Auſſi Domitien devint toujours plus méchant ; & lorſqu’il fut Empereur, il n’employa ſon pouvoir qu’à tourmenter les hommes, & à leur faire autant de mal qu’il en avait fait aux mouches dans ſon enfance. Il commit des crimes affreux. Il fut cruel & atroce. Il finit par être aſſaſſiné, & ſon nom eſt encore aujourd’hui en exécration.

Emilie.

Je le crois, il le mérite bien. Maman, je voudrais bien lire ſon hiſtoire.

La Mere.

Vous la trouverez dans l’hiſtoire romaine. Nous la lirons enſemble, & nous lirons enſuite celle de Titus, qui a été le modele des hommes par ſa vertu & ſa bonté. Quand il avait paſſé un jour ſans faire du bien, il diſait : Mes amis, j’ai perdu ma journée !

Emilie.

On devait bien l’aimer. Etait-ce auſſi un Empereur romain ?

La Mere.

Oui, il avait régné avant Domitien. Vous me direz ce que vous penſez de l’un & de l’autre.

Emilie.

Oh, cela n’eſt pas difficile ; je crois que j’aimerai mieux Titus… Ah, Maman, il pleut, vîte, vîte, allons-nous-en.

La Mere.

Et pourquoi ? Il fait très-chaud ; il ne tombe que quelques gouttes, la pluie ne durera pas, nous pouvons reſter ; nos habits ſont de toile & ne ſe gâteront pas.

Emilie.

Mais la pluie me tombe ſur le nez, je n’aime pas cela.

La Mere.

Comme cela ne peut vous faire de mal, je vous conſeille de vous faire à cette petite contrariété. Voulez-vous paſſer pour une mijaurée ?

Emilie.

Mais non, Maman, puiſque vous y reſtez, j’y peux bien reſter auſſi… Maman, puis-je faire du bien à quelque choſe, moi ?

La Mere.

Sûrement.

Emilie.

Et à quoi ? Comment ? Voulez-vous bien me l’apprendre ?

La Mere.

Premiérement vous pouvez faire du bien à votre bonne par votre ſageſſe, votre docilité, votre douceur.

Emilie.

Ah, c’eſt bon !

La Mere.

Quand vous n’êtes pas raiſonnable, quand vous avez de l’humeur dans mon abſence, vous l’affligez, vous l’obligez à parler ſans ceſſe, cela la fatigue & lui fait mal ; & c’eſt une bien mauvaiſe récompenſe que vous lui donnez des ſoins qu’elle prend de vous. D’ailleurs, comme nous avons le cœur bon & compatiſſant, c’eſt un ſpectacle fâcheux & qui nous afflige, de voir une petite fille qui ſe tourmente, & qu’on eſt obligé de tracaſſer, pendant qu’on déſireroit pouvoir lui rendre la vie douce & heureuſe.

Emilie.

Mais, ſi ma bonne voulait me laiſſer faire tout à ma fantaiſie, elle ne ſe tourmenterait pas. Qu’eſt-ce qui en arriverait ?

La Mere.

Il en arriverait qu’elle manquerait à ſon devoir, qu’elle perdrait ma confiance, & qu’elle ſerait mécontente d’elle-même, parce qu’elle aurait à ſe reprocher tout le mal qui vous arriverait.

Emilie.

Eſt-ce qu’il m’arriverait du mal ?

La Mere.

Pouvez-vous en douter ? Toutes les fois que vous vous promenez dans le jardin, par exemple, ſi on vous laiſſait faire, vous mangeriez tout le fruit mûr ou verd que vous trouveriez à votre portée, & vous vous rendriez malade, peut-être même à en mourir.

Emilie.

Oh oui, je crois cela, je ſais bien que ſi l’on ne m’empêchait pas de manger du fruit entre mes repas, je n’y manquerais pas.

La Mere.

Vous le ſavez parce qu’on vous en a avertie ; & comme cela ne vous a pas ſuffi, on vous en a empêchée. Je vous ai donné une gouvernante pour suppléer à la raiſon & à l’expérience qui vous manquent.

Emilie.

Vous êtes bien bonne, Maman. Tenez, vous aviez raiſon, voilà déja la pluie paſſée… Mais tout ce qu’on m’apprend, Maman, c’eſt pourtant parce que vous le voulez ; & ſi vous me laiſſiez faire quand je ne veux pas étudier, alors je ne ſerais pas tourmentée ?

La Mere.

Non ; mais je le ſerais moi, parce que j’aurais manqué à mon devoir, & je ſerais malheureuſe.

Emilie.

Eſt-ce que vous avez auſſi des devoirs, Maman ?

La Mere.

Sans doute. Il eſt de mon devoir de veiller ſur vous ; de vous corriger de vos défauts ; de vous en montrer les inconvéniens ; de vous avertir & réprimander quand vous faites mal, ſans quoi lorſque vous ſerez grande, vous auriez à me dire : Maman, j’ai des défauts qui rendent les autres & moi même très-malheureux. Il eſt trop tard à préſent pour me corriger, vous m’avez gâtée en me laiſſant faire à ma fantaiſie ; c’eſt votre faute ſi je ſuis méchante ; votre complaiſance m’eſt bien nuiſible ; & je finirais ma vie avec le regret d’avoir fait un mal que je ne pourrais plus réparer. Ainſi, voilà encore un bien qu’il eſt en votre pouvoir de faire, c’eſt de profiter de mes avis, pour me préparer une vieilleſſe paiſible & heureuſe. J’emporterai au tombeau la ſatisfaction de n’avoir pas donné des ſoins à une ingrate, & je me glorifierai de toutes les vertus que vous vous efforcerez d’acquérir.

Emilie.

Ah, Maman, que je vous embraſſe !… Comme je veux être ſage ! comme je veux vous aimer ! Maman, dites-moi, dites-moi, je vous prie, toutes les façons dont je puis faire du bien.

La Mere.

Oh, il y en a tant. Par exemple, vous pouvez ſecourir les pauvres.

Emilie.

Comment ? Je n’ai pas d’argent.

La Mere.

Je ne vous en refuſe pas pour cet uſage. Mais il y a plus d’une maniere de les ſecourir.

Emilie.

Ah, oui, en ſe montrant ſenſible à leurs peines, en les conſolant quand ils ſouffrent.

La Mere.

En leur parlant honnêtement, lorſqu’on eſt forcé de refuſer l’aumône qu’ils demandent, en leur montrant du regret de ne pouvoir les ſatisfaire.

Emilie.

Mais cela ne leur donne rien.

La Mere.

Il eſt vrai ; mais ſi vous ajoutez un refus dur & bruſque à leur malheur, vous l’augmentez. Il eſt déja aſſez humiliant pour eux de tendre la main pour demander, ſans augmenter leur honte par votre dureté ! Il n’y a que ceux qui demandent ſans beſoin, ſans néceſſité, qui ne méritent point de ménagement.

Emilie.

Pourquoi, Maman ?

La Mere.

Parce que c’eſt la pareſſe ou la baſſeſſe de leur ame qui les y engage, & alors on ne doit ni leur donner, ni avoir des égards pour eux, parce qu’il ne faut pas encourager le vice.

Emilie.

Ceux qui ne ſont pas des pauvres, & qui demandent autre choſe que de l’argent, ont-ils tort ? Moi, par exemple, Maman, eſt-ce que je fais mal de vous demander quelque choſe ?

La Mere.

Non, on peut demander à ſon pere & à ſa mere tout ce dont on a beſoin, on le doit même ; mais on ne doit d’ailleurs rien demander ni recevoir de qui que ce ſoit. Les perſonnes bien nées y attachent tant de honte, qu’elles aimeraient mieux ſe paſſer même du néceſſaire, que de le demander à d’autres qu’à leur pere ou mere.

Emilie.

Mais je ne comprends pas cela.

La Mere.

Etes-vous en état de rendre les préſens qu’on pourrait vous faire, ou d’en faire aux autres de même valeur ?

Emilie.

Non, puiſque je n’ai rien.

La Mere.

Vous ne devez donc pas en recevoir, parce que vous contractez une obligation que vous ne pouvez acquitter.

Emilie.

Mais ſi j’avais de l’argent ?

La Mere.

Il ſerait bien plus court d’acheter vous-même ce que vous déſireriez, que d’en avoir l’obligation à d’autres.

Emilie.

Et pourquoi eſt-ce une honte de demander ce qu’on a envie d’avoir ?

La Mere.

C’eſt que vous vous mettez dans le même rang & au même degré d’humiliation que ces pauvres qui demandent ſans néceſſité. Croyez-vous qu’il ſoit bien flatteur d’inſpirer le ſentiment de la pitié ?

Emilie.

Non.

La Mere.

Ceux qui demandent par néceſſité font pitié ; ceux qui demandent ſans néceſſité inſpirent le mépris.

Emilie.

Je ſuis bien aiſe de ſavoir cela.

La Mere.

Rentrons, Emilie, il ſe fait tard. Nous allons à préſent faire du bien à toutes ces pauvres plantes qui ſouffrent de la ſéchereſſe. La pluie n’a pas duré, il faut les arroſer.

Emilie.

Eſt-ce que les plantes ſouffrent ?

La Mere.

Certainement. Voyez comme elles ſont flétries & deſſéchées par l’ardeur du ſoleil. Elles ont ſoif. Elles ſont auſſi une production de la nature. J’aime à leur faire du bien.

Emilie.

Les plantes ſont-elles un animal ?

La Mere.

Non, on les appelle végétaux.

Emilie.

Qu’eſt-ce que cela veut dire, Maman ?

La Mere.

Je m’en vais vous l’apprendre. Allez là-bas, cueillez cette tige d’épinard que vous voyez plus haute que les autres, apportez-la moi.

Emilie.

Elle eſt toute pleine de petits grains.

La Mere.

On recueille tous ces petits grains, que l’on appelle graine ou ſemence, on les fait ſécher au ſoleil pour en ôter toute l’humidité ; enſuite on les met dans la terre, & cela s’appelle ſemer la graine. Quand elle y a été quelque temps, elle pouſſe une herbe ſemblable à celle-ci. Tout ce qui ſe met en terre en graine ou pepin ou noyau, & qui pouſſe au bout d’un tems plus ou moins long des racines, des feuilles, des fleurs, des fruits, des épis, des tiges, s’appelle végétal.

Emilie.

Un arbre eſt-ce… Quoi, Maman, qu’eſt-ce que c’eſt ?

La Mere.

C’eſt un végétal.

Emilie.

Mais un arbre n’a pas de graine.

La Mere.

Pardonnez-moi, je vous la ferai voir. Mais allez vous déshabiller, & vous viendrez m’aider à arroſer ces plates-bandes.

QUATRIEME
CONVERSATION.


La Mere.

Qu’avez-vous, Emilie, vous êtes triſte ?

Emilie.

Oui, Maman.

La Mere.

Eſt-ce que vous n’êtes pas bien aiſe de me revoir ?

Emilie.

Pardonnez-moi ; mais…

La Mere.

Eh bien ?

Emilie.

Maman, je ne mérite pas que vous ayez la bonté de cauſer avec moi aujourd’hui.

La Mere.

Pourquoi cela, ma fille ?

Emilie.

C’eſt que pendant tout le temps que vous avez été abſente… Tenez, Maman, permettez-moi de ne pas vous le dire. Je ſuis ſi humiliée de ce que j’ai fait, que je n’ai pas le courage de l’avouer.

La Mere.

Dès que vous ſentez votre faute, & que vous en êtes affligée, j’eſpere que vous vous corrigerez.

Emilie.

Oh, je vous le promets bien, Maman. J’ai prié ma bonne de me le rappeller ſi je l’oubliais.

La Mere.

Vous avez raiſon, c’eſt-là le vrai ſecret pour ſe corriger. Il n’y a que les méchans qui ne ſe ſouviennent pas du mal qu’ils ont fait. Quand les ames honnêtes ont eu un tort, elles ſe le rappellent toujours, afin de n’y plus retomber. Mais dites-moi donc la faute que vous avez faite. Vous ſavez que de bons conſeils peuvent prévenir de pareils malheurs.

Emilie.

Je vais vous obéir, Maman, & vous dire tout. Il en coûte cependant. Eh bien, Maman, c’eſt que je n’ai rien fait, mais rien du tout, du tout, de ce que vous m’aviez ordonné : j’ai toujours joué, toujours baguenaudé, & je n’ai pas étudié.

La Mere.

Eſt-ce que votre bonne ne vous a pas engagée à travailler ?

Emilie.

Pardonnez-moi, Maman, ma pauvre bonne s’eſt donnée bien de la peine pour m’y engager ; mais cela n’y a rien fait. Je ne ſais où j’avais l’eſprit, je ne l’ai pas écoutée ; & c’eſt ce qui me fait le plus de peine, car c’eſt bien mal.

La Mere.

Vous avez raiſon ; mais j’eſpere au moins que vous n’avez pas mal reçu ſes avis.

Emilie.

Oh non, Maman. On peut bien négliger un bon avis, mais on ne peut pas en ſavoir mauvais gré ; & puis, c’eſt par votre ordre que ma bonne me parle.

La Mere.

Eh bien, qu’eſt-ce qu’il faut faire à préſent ? Car vous ſavez bien qu’il ne ſuffit pas d’être fâchée d’une faute commiſe, qu’il faut la réparer.

Emilie.

Cela eſt vrai, Maman, mais comment faire ? Je ferai tout de ſuite la

pénitence que vous voudrez m’impoſer.
La Mere.

Et moi, je n’aime pas les pénitences.

Emilie.

Ma bonne dit que c’eſt le cas.

La Mere.

Oui, pour les caracteres indociles, pour les âmes ſerviles. Etes-vous de ce nombre ?

Emilie.

Je voudrais bien n’en pas être.

La Mere.

Eſt-ce par une pénitence que l’on répare le temps perdu ?

Emilie.

Non, Maman.

La Mere.

Mais puiſque vous avez employé à jouer le temps deſtiné à l’étude, ne trouvez-vous pas juſte d’employer à l’étude le temps où vous jouez ordinairement ?

Emilie.

Très-juſte.

La Mere.

Il faut donc vous mettre à lire avec bien de l’attention. Vous allez lire tout haut auprès de moi, & les mots que vous n’entendrez pas, vous m’en de manderez l’explication.

Emilie.

Maman, je vais ſonner pour que ma bonne apporte mon livre.

La Mere.

Non, il ne vaut pas la peine de la déranger. Prenez un livre ſur ces tablettes… celui que voilà au coin ſur la ſeconde planche d’en bas.

Emilie.

Celui-là, Maman ?

La Mere.

Oui. Apportez-le moi.

Emilie.

Maman, ce ſont des contes moraux.

La Mere.

Tant mieux, cela m’amuſera.

Emilie.

Lequel lirai-je ?

La Mere.

Le premier.

Emilie.

Ah, Maman !

La Mere.

Eh bien, quoi ?

Emilie.

C’eſt la… Liſons le ſecond, Maman ?

La Mere.

Pourquoi pas le premier ?

Emilie.

Maman, c’eſt la Mauvaiſe Fille.

La Mere.

Eh bien, nous verrons ſi elle nous rappellera quelqu’un de notre connaiſſance.

Emilie.

Lirai-je tout haut ?

La Mere.

Sans doute, & prononcez bien.

Emilie.
(lit.)

« Dans une ville de province preſqu’auſſi riche & auſſi peuplée que Paris, un homme de qualité, retiré du ſervice, vivait avec ſa femme. Ils tenaient un état conſidérable dans cette ville & dans leur terre, qui en était peu éloignée. Ces deux époux s’aimaient tendrement, & adoraient tous deux une petite fille de ſept ans, qui était le ſeul enfant qui leur reſtât de trois qu’ils avaient eus. Ils donnaient tous leurs ſoins à ſon éducation ; mais comme l’enfant n’y répondait pas, ils quitterent la ville & ſe retirerent entiérement dans leur terre, pour n’être point diſtraits des ſoins que demandait une éducation auſſi difficile. Mais la crainte de faire tort à la réputation de leur enfant, en dévoilant aux autres ſes mauvaiſes diſpoſitions, leur fit cacher les vrais motifs de leur retraite. On blâma leur réſolution, on en jugea diverſement. Il y a toute apparence, diſaient les uns, que leurs affaires ſont dérangées, & il fallait bien que cela arrivât. Une dépenſe exceſſive ! une table ouverte ! beaucoup de ſervices rendus à l’inſçu de tout le monde ! C’eſt fort bien fait d’être généreux ; mais il faut pourtant compter avec ſoi-même, ſans quoi vous voyez ce qui en arrive. Mais non, diſait un autre, leurs affaires ſont dans le plus grand ordre. Je croirais plutôt que le Comte d’Orville eſt jaloux de ſa femme. Bon, jaloux ! reprenait un troiſieme, elle eſt ſi raiſonnable ; c’eſt la ſageſſe même » …

Maman, qu’eſt-ce que c’eſt que d’être jaloux ?

La Mere.

C’eſt avoir la peur de n’être pas préféré aux autres.

Emilie.

Eſt-ce joli d’être jaloux ?

La Mere.

Je vous le demande. Qu’en penſez vous ?

Emilie.

Non. Je crois que cela fait du mal.

La Mere.

Et moi auſſi.

Emilie.

Oh, je ne veux pas être jaloux…

La Mere.

Il faut dire jalouſe.

Emilie.

Mais il y a jaloux dans le livre.

La Mere.

C’eſt qu’on y attribue ce défaut à un homme. Continuez de lire.

Emilie.
(continue.)

« C’eſt la ſageſſe même. J’en conviens, répondait le premier ; mais il faut un motif pour prendre un parti auſſi violent, & l’on n’en voit point. Ils ont même annoncé qu’ils ne recevraient perſonne, excepté quelques amis très-intimes ; tout cela ne ſe fait pas ſans raiſon. Mais, Meſſieurs, diſait le plus raiſonnable de tous, pourquoi ſe preſſer de juger, pourquoi vouloir pénétrer les affaires des autres ? Et ſi le Comte & la Comteſſe d’Orville renonçaient au grand monde pour veiller de plus près à l’éducation de leur fille, qu’en diriez-vous ? — Bon, quelle apparence ! Si c’était-là leur motif, ils le diraient ; mais quitter tous les agrémens de la ſociété pour une petite fille de ſept ans ! Quelle extravagance ! On donne à cela de la ſoupe, des maîtres ; le fouet quand cela s’aviſe de raiſonner, une poupée pour qu’elle vous laiſſe en repos : voilà à quoi pere & mere ſont obligés ; quand ils font davantage, ils ont bien de la bonté ».

Emilie.

C’eſt donc comme cela qu’on juge de tout dans le monde ?

La Mere.

A-peu-près ; & ſi la petite fille n’a été que l’occaſion de ces faux jugemens, elle me paraît déja bien répréhenſible.

Emilie.
(reprend.)

… « Quand ils font davantage, ils ont bien de la bonté. D’autant que j’ai ſu par un valet qui a ſervi dans la maiſon, que cette petite fille eſt entêtée & mauſſade ; ainſi elle ne vaut pas la peine que ſes parens s’en occupent tant »…

Ce laquais-là était bien bavard.

La Mere.

C’eſt leur coutume.

Emilie.

A la place de M. le Comte d’Orville, je l’aurais bien fait taire.

La Mere.

Comment auriez-vous fait, & de quel droit empêcher un homme de dire ce qui eſt & ce qu’il a vu ?

Emilie.

Mais il ne faut dire du mal de perſonne.

La Mere.

Cela eſt bon pour ſoi ; mais on ne peut pas toujours empêcher les autres de parler. Ne ſerait-il pas plus court de ſe bien conduire, afin que ceux qui ne peuvent pas ſe taire, n’aient que du bien à dire ? Quand on ſe conduit mal, on s’expoſe à la médiſance,

Emilie.

Quoi, quand j’ai fait une faute, tous vos domeſtiques vont le dire, Maman ?

La Mere.

Mais quand vous faites bien, vous ne craignez pas les bavards. Il faut donc faire toujours le mieux poſſible, pour n’avoir pas l’inquiétude de ce qu’on dit de vous.

Emilie.

Je vais continuer, Maman.

(Elle lit.)

« Monſieur & Madame d’Orville n’ignorerent pas ce que l’on diſait d’eux ; mais contens de leur réſolution & dans l’eſpérance de former au bien leur fille, ils partirent, pour ne revenir que quand ils pourraient la montrer dans le monde ſans inconvénient pour elle. Afin de mieux exciter ſon émulation, ils emmenerent avec eux une de leurs petites nieces, à peu-près de l’âge de leur fille, qu’on appellait Pauline de Perſeuil. Madame d’Orville prit auſſi une pauvre fille de condition dont elle connaiſſait le caractere & les mœurs ; elle lui aſſura un ſort, & en fit la gouvernante de ſa fille & de ſa niece ».

Qu’eſt-ce que c’eſt que les mœurs, Maman ?

La Mere.

C’eſt un mot qui exprime tout ſeul le réſultat de toute la conduite d’une perſonne. On dit les bonnes mœurs, les mauvaiſes mœurs, les mœurs douces, &c…

Emilie.
(lit.)

« Mademoiſelle d’Orville était pareſſeuſe, volontaire, entêtée ; n’avait aucun ſentiment de tendreſſe pour ſes parens, & n’était occupée toute la journée que de ſes joujoux & de ſa parure. Dès qu’on voulait lui parler d’étude ou cauſer avec elle de ſes devoirs, l’humeur s’en mêlait ; elle pleurait, elle criait, & il n’y avait point de jour où elle ne méritât deux ou trois punitions humiliantes »…

Vous voyez, Maman, que l’hiſtorien de Mademoiſelle d’Orville eſt pour les pénitences.

La Mere.

Et moi, je ne les aime pas.

Emilie.
(continue.)

« Pauline au contraire était douce, polie avec tout le monde ; elle ne recevait pas un avis ſans reconnaiſſance & ſans remercier la perſonne qui le lui avait donné. Elle faiſait des progrès ſenſibles dans tout ce qu’on lui apprenait ; enfin elle était aimée & chérie de tout le monde, autant que la petite d’Orville était déteſtée. Celle-ci, jalouſe de la préférence qu’on donnait à Pauline, n’avait pas l’eſprit de voir qu’il ne tenait qu’à elle de ſe faire aimer de même, en corrigeant ſes défauts & ſon humeur ; mais elle aimait mieux s’en prendre aux autres de ſes torts, que de ſe rendre juſtice. Son pere & ſa mere lui diſaient ſans ceſſe : Ma fille, vous ſerez toute votre vie malheureuſe. D’autres parens moins bons que nous vous auraient déja abandonnée. Il ne tient qu’à vous de jouir du ſort de votre couſine. Voyez comme elle eſt heureuſe ! C’eſt qu’elle eſt ſage & docile, Mademoiſelle d’Orville écoutait à peine ce qu’on lui diſait, & retournait à l’étude ou au jeu ſans être corrigée. Elle paſſa ainſi quatre ou cinq ans toujours dans les pleurs, dans l’humeur & dans la peine. Ses parens la voyant incorrigible, uſerent enfin avec elle d’une grande rigueur, & Mademoiſelle d’Orville devint ſi malheureuſe, qu’elle commença à faire des réflexions. Sa couſine avait acquis toutes ſortes de talens. Elles avait beaucoup lu, beaucoup appris ; elle commençait à jouir du fruit des peines qu’elle s’était données. Elle comprenait à merveille les converſations qu’elle entendait, lorſqu’elle était en compagnie ; & lorſqu’elle ſe trouvait ſeule, elle ne s’ennuyait jamais, parce qu’elle ſavait s’occuper. La muſique, le deſſin, l’ouvrage ſe ſuccédaient tour à tour ; elle paſſait d’une occupation à une autre, & n’étant jamais déſœuvrée, elle n’avait jamais d’humeur.

Un jour que Monſieur & Madame d’Orville ſe promenaient dans leur jardin avec leur fille & leur niece, il arriva que la petite d’Orville, de mauvaiſe humeur comme de coutume, répondit une impertinence à ſa couſine. Le pere & la mere, après l’avoir obligée à demander excuſe à Pauline, l’envoyerent dans ſa chambre. Il fallait paſſer par le ſallon pour y aller. Un homme & deux femmes qui achevaient une partie de jeu y étaient reſtés. La petite d’Orville qui le ſavait, n’oſa jamais paſſer devant eux ; elle s’aſſit en dehors ſur les marches du perron, & ne remuait pas de peur d’être apperçue. En effet, ceux qui étaient dans le ſallon ne la ſoupçonnaient pas d’être ſi près. Ils parlaient d’elle. Quelle différence, diſait une de ces dames, de Pauline à la petite d’Orville ! Pauline eſt douce, ſenſible, prévenante, remplie de talens ; elle eſt d’un caractere charmant. La petite d’Orville eſt mauſſade, méchante ; elle eſt inſenſible, pareſſeuſe, ignorante ; elle n’aime perſonne, & perſonne ne l’aime, ni ne l’aimera jamais. J’ai vingt fois conſeillé à ſon pere de la mettre dans un couvent pour toute ſa vie. Qu’eſt-ce qu’on peut faire d’un ſi mauvais ſujet dans le monde ? — Pour moi, diſait l’autre dame, elle me fait tant de mal à voir, que quand elle paraît, je tourne la tête de l’autre côté. Ah la vilaine petite fille ! Eſt-il poſſible qu’elle ne ſoit pas touchée du chagrin qu’elle donne tous les jours à ſon pere & à ſa mere ? J’ai vu Madame d’Orville plus d’une fois pleurer de douleur du mauvais caractere de ſa fille. Vous avez bien quelques reproches à vous faire, Monſieur le Baron, diſait-elle à l’homme qui faiſait ſa partie. Il y a de l’inhumanité à vous de jouer ou de cauſer avec elle, comme ſi elle le méritait, La petite d’Orville n’a pas l’eſprit de voir que vous vous moquez d’elle, que vous vous amuſez de ſes ridicules & de ſes défauts, & que vous vous embarraſſez fort peu de ce qu’elle deviendra. Ma foi, Madame, reprit le Baron, ce n’eſt ni ma fille, ni ma niece ; Dieu me préſerve d’avoir jamais une femme comme elle : elle ne mérite nul égard. Je payerais, je crois, la penſion du couvent, ſi ſon pere voulait en purger ſa maiſon ; mais puiſqu’elle y eſt, il faut bien au moins s’amuſer, de ſa mauſſaderie. Si je lui croyais la moindre reſſource dans le caractere, je ne la traiterais pas comme une marionette »…

Ah ! ah ! cela eſt bon à ſavoir. Je connais quelqu’un qui cauſe & qui rit toujours, toujours avec moi, que je ſois ſage ou non. Apparemment qu’il me regarde auſſi comme une marionette.

La Mere.

J’aime à me flatter qu’on ne vous regarde pas des mêmes yeux que la petite d’Orville.

Emilie.

Je l’eſpere, Maman. Mais voyons la ſuite. Cela commence à devenir fort intéreſſant.

(Elle lit.)

« Une marionette… Cette converſation frappa Mademoiſelle d’Orville, & lui ouvrit les yeux ſur ſa conduite. Elle avait alors douze ans, elle ſentit qu’il était plus que temps de ſe corriger. Elle entra dans le ſallon fondant en larmes. Elle ſe jetta aux pieds de ces dames. Oui, Meſdames, dit-elle, je mérite tout ce que vous avez dit ; mais je vous demande grace ; je veux abſolument me corriger. Je veux qu’on diſe à l’avenir autant de bien de moi que de ma couſine. Ne m’abandonnez pas ! Aidez-moi, je vous en conjure, à me faire pardonner de papa & de ma mere que j’ai rendue malade ! Que je ſuis indigne de ſes bontés ! Que je ſuis malheureuſe ! Jamais, jamais je ne pourrai réparer mes torts… Elle avait le viſage contre terre, elle ſanglotait, mais ſes pleurs ne coulaient plus, comme auparavant, par dépit & par humeur ; ſon cœur était vraiment ému, & ſes larmes étaient celles du repentir. Les dames étonnées de ce changement, mais touchées de l’aveu volontaire qu’elle faiſait de ſes fautes, (car c’était la premiere fois qu’elle avouait ſes torts,) commencerent à en prendre meilleure opinion : elles la releverent. Une d’elles lui dit : Mademoiſelle, ſi vous êtes vraiment touchée, ſi vous ſentez vos torts, comme je l’eſpere pour vous, vous pourrez vous corriger & devenir avec le temps auſſi aimable que votre couſine ; mais vous avez bien du chemin à faire. J’avoue que je ne répondrais pas de vous, & ſi j’étais votre mere, je voudrais voir, avant de vous pardonner, ſi ces bonnes réſolutions ſont réelles »…

Maman !

La Mere.

Quoi ?

Emilie.

Cette dame eſt bien dure ; je crois que ſes enfans ſont bien malheureux.

La Mere.

Elle n’en avait pas.

Emilie.

Ah, tant mieux !… Oh je crois, moi, que Mademoiſelle d’Orville ſe corrigera. Voyons !

(Elle lit.)

« Mademoiſelle d’Orville lui dit, Madame, je me demande pas que mon papa & ma maman me traitent comme ma couſine ; mais ſeulement qu’ils me permettent de me jetter à leurs pieds ; qu’ils m’aident, & vous auſſi, Meſdames, à réparer mes torts. Et vous, Monſieur, dit-elle au Baron, vous trouverez peut-être avec le temps que je mérite auſſi des égards. Mademoiſelle, lui répondit le Baron, comme vous ne vous reſpectiez pas vous-même, il me ſemble que les autres pouvaient s’en diſpenſer auſſi. Je ne voulais cependant pas vous mettre dans ma confidence. Pardon ! Je mérite toutes ces humiliations, reprit Mademoiſelle d’Orville ; mais patience ! L’autre dame qui n’avait pas encore parlé, dit tout bas à ſon amie : Si vous aviez eu des enfans, vous ne ſeriez pas ſi ſévere avec celle-ci, & vous l’aideriez à ſe fortifier dans ſes bonnes réſolutions. Un repentir ſincere mérite d’être encouragé »…

Ah la bonne dame ! Je l’aime… Où eſt-ce que j’en ſuis ?… Ah !…

« Un repentir ſincere mérite d’être encouragé. Elle prit Mademoiſelle d’Orville par la main. Venez, ma petite, lui dit-elle, voilà le premier moment où je me ſuis intéreſſée à vous. Je vais vous mener à votre maman. La petite d’Orville ſe jetta dans ſes bras : Madame, lui dit elle, que je vous ai d’obligations ! Je vous aſſure que vous ne vous en repentirez pas.

Un inſtant avait fait perdre à Mademoiſelle d’Orville cette contenance inſolente qui révoltait tout le monde contre elle. Elle n’oſait approcher de ſon pere & de ſa mere. Elle tremblait, non pas comme auparavant de la peur de la punition, mais de la honte que lui inſpiraient ſes torts. Ils la reçurent avec indulgence ; elle en fut pénétrée de reconnaiſſance. Sa mere la ſerra tendrement dans ſes bras & lui diſait : Ah, mon enfant, je t’en conjure, ne te rends pas malheureuſe ! Que tes réſolutions ſoient durables, & n’aie point à te reprocher la mort de ta mere ! Ta conduite a détruit ma ſanté. Que deviendrais-tu, ſi tu me perdais par ta faute ? Tu ſerais un objet d’horreur. Perſonne ne voudrait te voir. Tout le monde te fuirait ; tu voudrais te fuir toi-même, mais tes remords te ſuivraient par tout. La petite d’Orville fondait en larmes, ſanglotait & ſerrait ſa main, en criant : Maman, Maman, ayez pitié de moi, ayez pitié de moi ! je vais tout réparer !

En effet, de ce moment elle s’appliqua à vaincre ſon caractere. Elle eut plus de peine qu’une autre, mais elle y parvint. Elle ſe livra à l’étude, & en deux ans de temps elle eut une légere teinture de ce que ſa couſine ſavait à fond ; car le temps perdu ne peut ſe réparer entiérement : mais on lui ſut gré des efforts qu’elle faiſait, & ſur-tout d’avoir réprimé ſon caractere. On commença à lui marquer de l’eſtime & des égards. Le Baron ne la traita plus en enfant, il ne cherchait plus à poliſſoner avec elle. Il lui parlait avec le reſpect & la décence que tout le monde obſerve envers les jeunes perſonnes de ſon ſexe, & auxquelles on ne manque jamais ſans leur faute. Monſieur & Madame d’Orville, preſſés d’effacer la mauvaiſe réputation que, malgré leurs précautions, leur fille s’était faite, quitterent le ſéjour de leur terre. Ils revinrent en ville, & bientôt tout le monde s’empreſſa à donner à Mademoiſelle d’Orville les éloges qu’elle méritait. On va inceſſamment la marier, & l’on ne doute pas qu’elle ne faſſe un établiſſement avantageux. Pauline s’eſt mariée l’année derniere. Elle a ſur ſa couſine la ſupériorité des talens & de la ſcience, parce qu’elle n’a pas, comme elle, perdu cinq années de ſa vie qu’on ne retrouve plus, & dont Mademoiſelle d’Orville n’a connu le prix que quand il n’en étoit plus temps ».

Voilà tout, Maman. Je n’avais jamais lu cette hiſtoire toute entiere.

La Mere.

Eh bien, qu’en dites-vous ?

Emilie.

Je dis qu’il ne faut pas perdre ſon temps comme Mademoiſelle d’Orville.

La Mere.

Vous voyez donc qu’il ne faut pas perdre ſa matinée ; car le temps perdu de Mademoiſelle d’Orville n’était qu’un compoſé de matinées perdues. Eſt-il en votre pouvoir de faire revenir une de ces matinées ?

Emilie.

Mon dieu non, Maman ; mais je ferai bien à l’avenir.

La Mere.

Mais ce qui eſt paſſé, eſt perdu. Mettez-vous à votre table, & écrivez juſqu’au dîner.

Emilie.

Maman, je voudrais vous demander quelque choſe ſur ce que j’ai lu.

La Mere.

Cette après-dînée nous en cauſerons en nous promenant.

Emilie.

Mais s’il vous vient du monde ?… Maman, j’ai envie de faire lire cette hiſtoire à une certaine perſonne… à un monſieur qui m’apporte toujours des oranges de la part de Monſieur Arlequin ; vous ſavez bien ?

La Mere.

Oui, je ſais bien ; mais je ne crois pas que cela ſoit néceſſaire.

Emilie.

Pourquoi, Maman ?

La Mere.

Nous dirons cela tantôt. Vous n’avez que ce qu’il vous faut de temps pour écrire avant le dîner ; ne le perdez pas.

CINQUIEME
CONVERSATION.


Emilie.

Etes-vous ſeule, Maman ?

La Mere.

Oui. Pourquoi ? Entrez donc.

Emilie.

Je n’oſe me montrer ; je vous ferais peur.

La Mere.

Peur ! Et comment ?

Emilie.

Tenez, voyez comme me voilà faite.

La Mere.

Ah !… En effet, vous voilà jolie perſonne. Une boſſe au front, le nez enflé, le menton écorché… Où donc vous êtes-vous ſi bien accommodée ?

Emilie.

Heureuſement ce ne ſera rien. J’ai beaucoup ſaigné du nez, & ma bonne dit que c’eſt une bonne marque. Je vous avoue, Maman, que je me ſuis cru tuée.

La Mere.

Vous avez donc fait une chute ?

Emilie.

Mon dieu oui. C’eſt ſingulier comme les malheurs arrivent quand on y penſe le moins. Je me promenais dans le jardin. Ma bonne était un peu derriere moi, à cueillir, je crois, du thym. Je tourne dans une allée. J’y trouve cette grande échelle qui eſt ſur des roulettes. Elle vient d’être repeinte. Elle eſt d’un verd ſi beau, ſi luiſant, quand le ſoleil donne deſſus. Ne voilà-t-il pas que, ſans rime ni raiſon, l’envie me prend d’y grimper. Je crois pourtant que je ne voulais pas monter bien haut. Eh bien, Maman, à la quatrième, ou tout au plus à la cinquième… mais ce n’était, je crois, qu’à la quatrieme marche… le pied m’a gliſſé, ou les deux à la fois. Je ne ſais pas trop comment je ſuis arrivée à terre ; mais tant y a que me voilà avec le front cogné & le viſage en compote. J’ai auſſi un genou tout écorché ; ma bonne y a mis de l’eau de boule. Je vous aſſure, Maman, que cela me fait beaucoup de mal, ſi je voulais m’en vanter.

La Mere.

Il faut apparemment que ce ſoit une choſe bien utile ou bien glorieuſe de monter ſur une échelle repeinte & luiſante, puiſqu’on s’expoſe pour cela, ſi ce n’eſt à ſe tuer, du moins à s’eſtropier ou à ſe défigurer pour le reſte de ſes jours.

Emilie.

Comment, ma chère Maman, eſt-ce que je reſterai défigurée ?

La Mere.

Vous conviendrez du moins que vous n’avez rien négligé pour vous procurer cet avantage.

Emilie.

Quel avantage !

La Mere.

J’avoue qu’il ſerait un peu fâcheux d’être obligée de porter toute ſa vie une mouche au bout de ſon nez, pour une expérience ſi peu néceſſaire.

Emilie.

Craignez-vous cela, ma chère Maman ?

La Mere.

Ce ne ſera pas du moins votre faute, ſi vous en êtes quitte à meilleur marché.

Emilie.

Mais auſſi, pourquoi ma bonne ne m’a-t-elle pas avertie ? Elle aurait tout auſſi bien cueilli ſon thym & ſa lavande après, & n’aurait pas eu la peine de me baſſiner.

La Mere.

Comment votre bonne pouvait-elle prévoir qu’une petite fille, pas plus haute qu’un chou, aurait la fantaiſie de grimper ſur une échelle ? Cela ne peut ſe deviner raiſonnablement, parce que cela n’arrive pas une fois en cent ans.

Emilie.

Mais, Maman, je ſuis trop jeune pour me garder toute ſeule, & il me ſemble que c’eſt pour cela que ma bonne eſt auprès de moi.

La Mere.

Pour vous garder ! Jamais je ne l’en ai chargée, & ſi je l’avais voulu, je crois qu’elle n’y aurait conſenti ſous aucune condition. Croyez-vous de bonne foi qu’on puiſſe garder un enfant qui ne ſe garde pas lui-même, qui n’a pas aſſez de raiſon pour ſe dire : Le plaiſir de monter ſur une échelle, quelque grand qu’il ſoit, ne vaut pas le riſque de ſe caſſer le cou ; & qui exige enfin que les étrangers prennent plus d’intérêt à lui qu’il n’y en prend lui-même ?

Emilie.

Pourquoi donc avez-vous mis ma bonne auprès de moi ?

La Mere.

Je l’ai chargée de vous avertir des dangers que vous ne connaiſſez pas, des riſques que vous pourriez courir à votre inſu. Une fois avertie, c’eſt à votre volonté, à votre prudence, à vous en préſerver. Votre ſûreté & votre conſervation ne peuvent être que votre propre ouvrage ; & ſi vous négligez ce ſoin, je vous entourerais en vain de bonnes & de ſurveillantes, vous ſeriez à tout inſtant la victime des dangers qu’un enfant peut rencontrer dans ſon chemin.

Emilie.

Je vous aſſure, Maman, que je ne ſavais pas cela. Je croyais que je pouvais faire tout ce que ma bonne ne me défendait pas.

La Mere.

Vous a-t-elle jamais défendu de vous jetter par la fenêtre ?

Emilie.

Non, Maman.

La Mere.

Et pourquoi ne l’avez-vous pas tenté ?

Emilie.

Je ſais bien qu’on ſe tuerait.

La Mere.

Vous pouviez tout auſſi bien ſavoir qu’on ſe tue en tombant du haut d’une échelle.

Emilie.

Il eſt vrai que ſi je n’étais pas tombée ſur un tas énorme de feuilles, je ne me ſerais peut-être jamais relevée.

La Mere.

Et puis, je voudrais ſavoir une choſe.

Emilie.

Quoi donc ?

La Mere.

Si les jeunes perſonnes qui déſirent ſi fort qu’on les avertiſſe de ce qui peut leur être nuiſible ; qu’on leur défende ce qu’il ne convient pas de faire, ſont toujours bien diſpoſées à ſe conformer aux avis qu’elles reçoivent.

Emilie.

Eſt-ce de moi que vous parlez, ma chere Maman ?

La Mere.

Je vous le demande.

Emilie.

A vous dire la vérité, quand on me défend une choſe, je ne la fais point, mais je crois pourtant que j’ai quelquefois envie de la faire, pour voir ſi l’on m’a dit la vérité ; & ſi l’on me laiſſait ſeule, là tout de ſuite, je ne ſais ce qui en arriverait.

La Mere.

Vous voyez que la méthode de vous défendre, tantôt ceci, tantôt cela, n’eſt pas auſſi bonne que vous me l’aviez aſſuré.

Emilie.

Il eſt vrai que quand c’eſt moi qui me ſuis dit : Je ne veux pas faire cela, ma volonté eſt bien ferme, & que je n’ai pas la tentation d’y manquer.

La Mere.

De ſorte que je puis compter que vous n’aurez plus envie de grimper ſur les échelles luiſantes.

Emilie.

Ah, vous pouvez dormir tranquille ſur ce point.

La Mere.

Avouez que la leçon de l’expérience eſt bien ſupérieure à toutes les leçons des bonnes. Il eſt vrai que vous auriez eu celles-ci pour rien, & que l’autre vous a valu une écorchure au genou, une boſſe au front & une mouche ſur le bout du nez.

Emilie.

Mais pas pour toujours ; n’eſt-il pas vrai ?

La Mere.

Il faut l’eſpérer. Au reſte, une leçon qui empêche qu’on ne ſe caſſe le cou de gaieté de cœur, vaut bien la peine d’être achetée un peu cher.

Emilie.

Ah, ma chere Maman, diſpenſez-moi de la mouche.

La Mere.

Si cela dépend de moi, vous ſerez diſpenſée de tout mal. Ce qui me conſolerait de votre accident, c’eſt ſi vous l’aviez mérité d’une maniere honorable.

Emilie.

Comment honorable ?

La Mere.

Oui, honorable. Par exemple, en courant au but à l’envi avec vos compagnes de promenade, ou en faiſant d’autres exercices utiles avec elles. Je ſais qu’à ce métier on peut auſſi tomber ſur le nez ; mais au moins il y a du profit & même de l’honneur au bout. On gagne le prix, on ſe dévelope, on ſe fortifie le corps ; on acquiert de l’aplomb & de l’agilité, on devient adroite & dégagée ; on apprend à éviter, tout en courant, les cailloux, les racines d’arbres, tout ce qui peut bleſſer. On apprend même à ne pas tomber ; ce qui eſt une ſcience bien ſalutaire.

Emilie.

Oui, c’eſt une belle ſcience, quand on la poſſede. Mais avec les échelles il n’y a donc rien à apprendre ? Ne faut-il pas auſſi de l’adreſſe pour grimper ?

La Mere.

Pour grimper, oui ; mais non pas pour dégringoler. Et puis, je croyais qu’Emilie ne faiſoit pas tout-à-fait les mêmes exercices que ſes freres ; qu’elle s’étoit déja apperçue que ce qui leur allait fort bien, ne lui fiait aucunement ; & que la modeſtie de ſon ſexe exigeait une décence, une retenue, qui doivent ſe remarquer au milieu de la pétulance & de l’efferveſcence du premier âge.

Emilie.

Tenez, Maman, tout mon malheur d’aujourd’hui vient de ce que vous n’avez pas pu être de la promenade ; il vous eſt ſurvenu-là une affaire bien mal-à-propos. Quand nous faiſons notre promenade enſemble, il ne me prend jamais de ces fantaiſies qui finiſſent par une mouche ſur le nez. Nous parlons, nous cauſons, nous diſons des choſes ſenſées. S’il y a par-ci, par-là, quelques cabrioles, elles ne dérangent pas la converſation. Vous prenez patience avec votre Emilie, qui a quelquefois l’air d’un haneton. Et puis, vous me faites appercevoir tant de choſes auxquelles je ne faiſais pas attention ; je vois & j’entends cent fois plus à côté de vous. Cela amuſe, cela occupe, & l’on n’a pas le temps de s’arrêter devant une échelle. Vous ſouvenez-vous, Maman,… l’autre jour… dans ce champ de luzerne… de cette perdrix qui rappelle vers le ſoir ſes petits qui ne reviennent plus. Oh, cela eſt touchant. Cette pauvre mere ! elle eſt ſi fort en peine !

La Mere.

Après avoir échapé au plomb du chaſſeur, elle ignore que ſes petits en ont été la proie.

Emilie.

C’eſt une vilaine choſe que la chaſſe ; ſi mes freres m’en croient, ils n’y iront jamais.

La Mere.

Les perdrix & les lievres ſeront fort de votre avis.

Emilie.

Eh bien, ſans vous, je ne ſavais rien de tout cela. Je ſuis perſuadée que j’ai entendu plus de vingt fois, peut-être plus de cent fois, ce cri qui me fait tant de peine à préſent ; mais je n’en ſavais rien, & c’était comme ſi j’étais ſourde. Voilà ce que c’eſt pourtant, Maman, que de nous promener enſemble. Tenez, nous devrions faire un arrangement ; c’eſt de ne nous jamais promener l’une ſans l’autre.

La Mere.

Mais cet arrangement ſubſiſte au moins à moitié. Vous ſavez bien que je ne me promene jamais ſans vous. Il eſt vrai que ma ſanté & mes affaires ne me permettent pas de partager avec vous toutes les courſes qui ſont ſi ſalutaires à votre âge.

Emilie.

Voilà le fâcheux.

La Mere.

Pour moi, qui ſuis obligée de reſter chez moi, & encore avec l’inquiétude de voir mon enfant revenir bleſſé ou eſtropié.

Emilie.

Oh, cela n’arrivera plus.

La Mere.

Non pas par une échelle ; mais n’y a-t-il que cette étourderie qui puiſſe tuer ?

Emilie.

Oh, ma chere Maman, plus d’étourderie. Je ſais à préſent qu’il n’y a que moi qui puiſſe me garder.

La Mere.

Et qu’il eſt impoſſible de garder un enfant qui ne veut pas ſe garder lui-même.

Emilie.

Ah, vous verrez tout une autre Emilie.

La Mere.

Apparemment vous ne bornerez pas votre vigilance à la conſervation phyſique de votre perſonne, mais vous l’étendrez auſſi ſur votre conduite morale.

Emilie.

Qu’appellez-vous conduite morale ?

La Mere.

J’appelle ainſi ce qui ordonne & regle nos penchans, & dirige les démarches qui s’enſuivent.

Emilie.

Je croyais, Maman, que vous vous étiez réſervée ce diſtrict-là. Vous dirigez mes occupations, mes amuſemens, toutes mes actions. Je m’en trouve fort bien. Que voulez-vous que j’y faſſe ?

La Mere.

Je conviens que j’ordonne l’arrangement de votre journée le mieux qu’il m’eſt poſſible ; mais diriger les actions d’un enfant qui ne veut pas ſe diriger lui-même, cela me paraît pour le moins auſſi difficile que de garder un enfant qui ne veut pas ſe garder.

Emilie.

Comment, il faut que je dirige auſſi ma conduite ? Je vois que, ſans m’en douter, je fais bien des choſes, ou du moins j’en ai beaucoup à faire.

La Mere.

Et je vais vous faire voir que toute ma direction ſerait bien inutile ſans la vôtre.

Emilie.

Voyons donc.

La Mere.

Je vous citerai un fait bien récent, puiſqu’il n’eſt que d’hier au ſoir.

Emilie.

Ah, je m’en doute un peu.

La Mere.

Vous m’avez bien prouvé que vos principes de conduite n’étaient pas d’accord avec les miens. Vous ſavez que lorſque nous ſommes tête à tête, je ne trouve jamais à redire aux ſauts & aux bonds que vous faites par la chambre, & qu’il ne tient qu’à vous de m’étourdir à force de bruit, d’importunité & de tintamarre ; c’eſt le privilege de votre âge, & je ne peux pas vous reprocher que vous n’en uſiez pas. Mais vous ſavez auſſi que cela ne convient point quand j’ai du monde ; qu’il ne faut pas alors me mettre dans le cas de m’occuper de vous ; qu’il faut encore moins détourner l’attention de la ſociété ſur vos balivernes. Auſſi je vous ai dit plus d’une fois : Emilie, à l’heure où il me vient du monde, vous feriez tout auſſi bien de paſſer dans le cabinet à côté, pour vous occuper ou vous amuſer de choſes de votre âge ; mais vous ne voulez jamais vous en aller. Vous m’aſſurez que vous ſentez la néceſſité d’être tranquille ; que vous ſerez à côté de moi ſur votre petite chaiſe comme une image ; que la converſation vous amuſe beaucoup… Cependant hier au ſoir… Il eſt vrai que je ne m’attendais pas à toutes ces viſites du voiſinage.

Emilie.

Et la converſation ne fut pas trop amuſante.

La Mere.

Vous vous échapâtes pour aller jouer au bout de la chambre avec vos freres. Vous fites preſque autant de bruit qu’eux. Un étranger qui vous regarda, avec raiſon, comme une petite fille, peut-être du village, au moins ſans conſéquence, ſe mêla de vos jeux, vous prit ſous le menton, & vous fit ſauter comme une marionette. Vous rougîtes.

Emilie.

Comment, Maman, vous vîtes tout cela ? Mais vous n’aviez pas l’air de regarder.

La Mere.

Et je penſai qu’Emilie voulait ſuivre l’exemple de ſes freres, & s’enrôler parmi les dragons.

Emilie.

Je vous aſſure, Maman, que je devins rouge comme un charbon ardent, quand ce monſieur fit mine de vouloir me faire tourner comme un toton. Qu’avait-il beſoin de ſe mêler de nos jeux ?

La Mere.

Ce n’était pas lui qui y était de trop.

Emilie.

C’était peut-être moi. Mais vous pouviez bien, ma chere Maman, lui en impoſer.

La Mere.

Cela vous était plus facile qu’à moi. S’il avait trouvé dans votre contenance cette modeſtie, cette réſerve, qui ne doivent jamais abandonner une jeune perſonne de notre ſexe, il n’eût jamais oſé ſe permettre ce petit moment de familiarité. Je ne doute pas, ſi j’avais voulu lui en faire un reproche, que par égard pour moi il n’en eût paru un peu fâché ; mais croyez-vous que mon petit reproche lui eût inſpiré pour vous un ſentiment plus reſpectueux, & qu’il vous eût autrement regardée que comme une petite fille un peu étourdie ?

Emilie.

C’eſt que j’en ai l’air quelquefois.

La Mere.

Vous voyez qu’il ne dépend pas de moi de donner aux autres une idée favorable de votre maniere d’être, ni de les obliger à avoir pour vous des égards, encore moins ce reſpect que chaque perſonne de notre ſexe doit être ſi jalouſe d’obtenir ; il faut au moins être ſecondé par votre maintien & votre contenance. Il n’eſt donc pas auſſi aiſé qu’on le dirait bien, de diriger la conduite d’une jeune perſonne qui n’a pas à cœur de la diriger elle-même & d’être ſa premiere gouvernante.

Emilie.

Mais au moins, ma chere Maman, pouviez-vous me tirer de preſſe, en me rappellant auprès de vous.

La Mere.

Il m’était fort aiſé, j’en conviens, de fixer en un moment les yeux de tout le cercle ſur votre petite imprudence.

Emilie.

Ah, de ma vie je ne me ſuis trouvée dans un plus grand embarras. Je ne ſavais comment regagner ma petite chaiſe ; elle me paraiſſait à une lieue de moi. Je crois que j’aurais donné quelque choſe pour être grondée par vous, là devant tout le monde. Au moins ce monſieur aurait vu que je ſuis l’enfant de la maiſon, & il eſt peut-être ſorti ſans s’en douter, parce que j’avais beau touſſer, vous ne voulûtes jamais rien voir.

La Mere.

C’eſt qu’il n’y avait dans tout cela rien de ſatisfaiſant, ni pour vous, ni pour moi.

Emilie.

Et pourquoi ne me dites-vous pas mon fait le ſoir, avant de m’envoyer me coucher, là, dans notre petite conférence, à voix baſſe, quand nous arrangeons nos affaires de famille, comme dit Madame de Bréon ?

La Mere.

Je n’étais pas fâchée de vous laiſſer dormir là-deſſus. Il eſt vrai que je comptais arriver avec mes remontrances aujourd’hui ; je ne prévoyais pas qu’un nez caſſé viendrait à la traverſe.

Emilie.

Et moi, Maman, j’en fus la dupe, & je me diſais entre mes rideaux : Il n’y a que demi-mal, puiſqu’elle n’en a rien vu, & que cela n’arrivera pas une ſeconde fois… Elle, c’eſt vous, je vous en avertis, quand je parle à mon bonnet… Quand je dis entre mes rideaux, c’eſt auſſi une façon de parler. Car vous ſavez bien que je n’en ai point ; vous ne le voulez pas, ce ne ſont pas vos principes ; & aujourd’hui que la lune ne me fait plus peur, cela ne me fait plus grand’choſe, excepté pourtant du côté de l’honneur.

La Mere.

Comment, n’avoir point de rideaux à ſon lit attaque l’honneur ?

Emilie.

Mais oui, Maman ; il me ſemble que cela vous donne un air trois fois plus enfant que vous n’êtes.

La Mere.

Convenez qu’il fallait l’être beaucoup pour pleurer tout haut, quand la pleine lune donnait ſur votre lit à travers les vitres. Je crois que cette petite ſottiſe a duré plus de ſix mois… Mais il ne faut pas ſe rappeller cela, ce n’eſt pas un beau trait dans votre vie.

Emilie.

Vous avez raiſon, Maman, oublions-le. Mais c’eſt que j’étais bien petite & un peu bête ; je voyais toujours là un viſage qui me faiſait des grimaces.

La Mere.

Cette lune que vous aimez tant à contempler à préſent, vous faiſait dans ce temps-là des grimaces ?

Emilie.

Mais vous ſavez bien, Maman, que notre ſéjour à la campagne & nos promenades m’ont changé les yeux.

La Mere.

Au moins ne fallait-il pas avoir la vanité d’en pleurer.

Emilie.

Comment, il y avait de la vanité à cela ?

La Mere.

Vous ſavez que la lune éclaire tout notre hémiſphere, & vous borniez ſes fonctions à faire peur à une petite fille. J’appelle cela un grand fonds de vanité dans cette petite fille.

Emilie.

Aujourd’hui que cette petite fille n’eſt plus un enfant, elle met ſa vanité à ne plus pleurer. J’en étais pourtant un peu tentée, quand je me ſuis relevée de ma chute, mais je n’en ai rien fait ; & tout en m’en revenant éclopée, je me ſuis dit tout doucement : Mademoiſelle, c’eſt votre faute ; il n’y a pas de quoi faire l’enfant, ni de quoi ſe vanter en criant.

La Mere.

Il eſt vrai que les pleurs ne remédient à rien. Mais puiſque vous avez la bonne coutume de vous parler entre vos rideaux qui n’exiſtent pas, il fallait, ce me ſemble, vous dire hier : Elle n’en a rien vu, peut-être perſonne de la compagnie n’a remarqué ce qui s’eſt paſſé ; mais le mal, s’il y en a eu, n’eſt pas demi-mal, puiſque je le ſais moi.

Emilie.

Cela eſt vrai. On n’eſt pas à ſon aiſe quand on ſait qu’il y a eu du mal par ſa faute ; mais je ſuis toujours bien contente quand je peux vous épargner une peine.

La Mere.

Je vous en ſuis fort obligée, pourvu que vous ne vous pardonniez pas trop légérement les petites fautes dans leſquelles vous pouvez tomber. Chacun doit être le juge le plus ſévere de ſes propres actions. Si vous ne redoutez pas votre blâme plus que celui de tout le monde ; ſi votre cenſure n’eſt pas plus inexorable que la mienne, j’aime mieux avoir à m’affliger avec vous de vos fautes, que de les ignorer.

Emilie.

Mon uſage, quand par malheur j’ai fait une ſottiſe, c’eſt d’aller dans un coin, de fermer les yeux bien fort, & de faire une grimace que je crois bien laide. J’y reſte plus ou moins long-temps, ſelon que je me remets, plus ou moins vîte ; quand je me ſens un peu remiſe, je quitte mon coin.

La Mere.

La bonté de cet uſage ne dépend pas de la laideur de la grimace, mais des réflexions dont elle eſt accompagnée dans ce coin.

Emilie.

Ah ! les réflexions ne viennent pas toutes à la fois, il y en a qui ne ſe montrent que le lendemain, & quelquefois huit jours après ; mais jamais ſans que j’aie envie de fermer les yeux. Trouvez-vous cela aſſez ſévere, Maman ?

La Mere.

Cette queſtion eſt trop importante pour la décider légérement. Une regle générale, c’eſt qu’il n’y a aucun danger à être trop ſévere ſur ſon compte, & qu’il y en aurait beaucoup à ne l’être pas aſſez.

Emilie.

Mais faut-il abſolument que je ſois plus ſévere que vous-même ?

La Mere.

Sans doute, ma chere amie, & d’autant plus que je ne me ſens pas irréprochable de ce côté-là. Je ne ſuis peut-être que trop diſpoſée à excuſer vos fautes, à vous voir du beau côté, du côté qui raſſure & conſole. Or, ſi nous étions deux à nous épuiſer en indulgence pour vous, nous pourrions être avec le temps loin de notre compte, & avoir pris des défauts réels pour des qualités aimables.

Emilie.

Allons, & trois ! Il faut d’abord ſavoir ſe garder ſoi-même, il faut auſſi ſavoir diriger ſa conduite morale ; & puis, vous voulez encore que je me charge de la cenſure de ma conduite.

La Mere.

Et de la cenſure la plus rigide. Si une fois vous pouvez vous dire que vous veillez avec ſévérité ſur votre conduite, vous n’avez preſque plus de danger à craindre ; au lieu que ſi vous vous en rapportez à la vigilance des autres, même à la mienne, vous courez des riſques toutes les fois que vous vous éloignez de moi, comme vous en avez eu la preuve hier & aujourd’hui. Le cenſeur ne ferme jamais les yeux ſur lui-même ; & comme il ne peut ſe quitter, il eſt toujours en füreté ſous ſa tutele.

Emilie.

J’entends, il eſt deux : d’abord ſa choſe, & puis celui qui la garde. Mais comment ſe donne-t-on un air de cenſeur ?

La Mere.

Avant d’agir, on réfléchit, après avoir agi, on réfléchit encore. Ces réflexions forment des principes ; & ces principes deviennent avec le temps des regles ſacrées & invariables de conduite & de ſageſſe, qu’aucune paſſion, qu’aucun intérêt, qu’aucun pouvoir ne ſaurait arracher de notre cœur. Alors une action équivoque ou douteuſe paraît horrible ; une action mauvaiſe impoſſible. Peu à peu le caractere ſe forme ; par l’exercice continuel de ſa force, il ſe fortifie de jour en jour ; & ce que vous appellez l’air de cenſeur lui eſt ſi naturel, que ſans aucun effort de ſa part, il diſpoſe tout ce qui l’approche à l’eſtime & à la conſidération. Or moyennant ces deux boucliers, l’eſtime des autres & le ſentiment de ſa force morale, on peut entreprendre avec confiance le voyage de la vie, qui eſt ſemé de tant de dangers pour les caracteres indécis & faibles.

La Mere.

Je crois, Maman, que c’eſt fort beau ce que vous dites-là ; mais je ne le comprends pas bien.

La Mere.

Vous avez raiſon & j’ai tort, moi. Je me ſuis un peu échauffée ; & ſans votre avertiſſement, j’allais me perdre dans des régions au deſſus de notre ſphere ; mais me voici heureuſement de retour à côté de mon Emilie.

Emilie.

Tout ce que je ſais, c’eſt que dès que je ſerai débarraſſée de ma mouche, je travaillerai à mon caractere.

La Mere.

En attendant, je vous conſeille d’aller vous faire étuver le viſage & les genoux, avant de vous coucher, car vous ne devez pas être fort à votre aiſe.

Emilie.

Oh, cela n’y fait rien ; c’eſt une leçon que j’ai cherchée.

La Mere.

Oui, & même au haut d’une échelle.

Emilie.

N’importe, ma chere Maman, le bonheur vient auſſi, comme le malheur, ſans qu’on y penſe. Je comptais paſſer une ſoirée bien triſte, & je m’en vais contente comme une reine ; vous m’avez diſtraite de mon mal par la cauſerie du monde la plus agréable.

La Mere.

Allez, & lorſque vous ſerez couchée, j’irai vous faire une viſite.

Emilie.

Ainſi ſans adieu, ma chere Maman. Mais tournez vos yeux un peu de l’autre côté ; je ne me ſoucie pas que vous voyiez ma démarche aujourd’hui.

SIXIEME
CONVERSATION.


Emilie.

Maman, Maman, embraſſez-moi !

La Mere.

Très-volontiers. Vous me direz ſans doute pourquoi ?

Emilie.

Oui, Maman, c’eſt que je le mérite bien ; c’eſt que je ſuis bien ſavante à préſent : je ſais trois choſes de plus.

La Mere.

Trois choſes ! Mais vraiment c’eſt beaucoup de choſes. Sont-elles belles ? Sont-elles utiles ?

Emilie.

Vous allez voir, Maman… C’eſt que je ſais qu’il y a quatre élémens, le feu, l’eau, la terre & l’air.

La Mere.

Bon !

Emilie.

Oui, Maman, c’eſt très-vrai. Et puis élément veut dire principe qui fait agir. Vous voyez que je l’ai bien retenu. Mais ce n’eſt pas tout.

La Mere.

Eh bien ?

Emilie.

Tenez, Maman, écoutez. Il y a trois choſes encore qu’on appelle les trois regnes. Le regne végétal, que vous avez eu la bonté de m’expliquer l’autre jour ; ce ſont les fruits, les arbres, tout ce qui ſe ſeme ou ſe plante ; vous ſavez bien ? Et puis le regne minéral, qui ſont les pierres, l’or, l’argent, le fer, qu’on appelle mines, & qui ſe forment au fond de la terre ; & puis le regne animal, qui ſont tous les animaux, les bêtes, les poiſſons, les oiſeaux & les hommes ; & voilà de quoi le monde eſt compoſé.

La Mere.

Et c’eſt pour tout cela qu’il a fallu nous embraſſer ?

Emilie.

Oui ſûrement, ma chere Maman. Eſt-ce que vous n’êtes pas bien aiſe que je ſache tout cela ? Je ſais tout ce qu’il y a dans le monde à préſent.

La Mere.

Croyez-vous cela ?

Emilie.

Mais, oui, Maman. Eſt-ce qu’il y a encore autre choſe ?

La Mere.

Et à qui avez-vous l’obligation de toute cette belle ſcience ?

Emilie.

Maman, j’aurai l’honneur de vous le dire. Mais dites-moi donc, ma chere Maman, ſi vous n’êtes pas bien contente de moi.

La Mere.

Je le ſuis de votre émulation & du plaiſir que vous avez, en croyant m’en avoir fait. Je vous en ſais très-bon gré, je vous en remercie même. Il ne s’agit plus que de voir ſi après avoir appris tout cela, il ne vaut pas mieux l’oublier.

Emilie.

Pourquoi donc, Maman ?

La Mere.

C’eſt que je crains que vous ne compreniez pas un mot de ce que vous croyez ſi bien ſavoir : & rien n’eſt ſi dangereux, à votre âge ſur-tout, que de parler de choſes qu’on n’entend pas ; il en arrive toutes ſortes d’inconvéniens.

Emilie.

Mais, pardonnez-moi, Maman, j’entends très-bien tout ce que j’ai appris.

La Mere.

C’eſt ce que nous allons voir. Reprenons un peu ce que vous avez dit. Il y aura peut-être de quoi cauſer huit jours, avant de comprendre un ſeul des grands mots dont vous m’avez fait une ſi belle litanie.

Emilie.

Ah, tant mieux, Maman, j’aime tant à cauſer avec vous ! Et puis il pleut depuis ce matin. Point de promenade, & j’eſpere qu’il ne viendra perſonne ; nous aurons bien du temps.

La Mere.

Profitons-en. Eh bien, vous dites donc qu’il y a quatre élémens ?

Emilie.

Oui, Maman. Le feu, l’air…

La Mere.

Oh, doucement, je ne vais pas ſi vîte, moi. Je dis, comme Monſieur Gobemouche, entendons-nous.

Emilie
(rit de tout ſon cœur.)

Monſieur Gobemouche !… Voilà un drôle de nom ! Qui eſt ce Monſieur Gobemouche ?

La Mere.

C’eſt un original qui n’a que faire à notre converſation ; nous en parlerons une autre fois. Nous diſions qu’il y a quatre élémens ; mais n’y en a-t-il que quatre ?

Emilie.

Je ne ſais pas, on ne m’en a montré que quatre.

La Mere.

Et qu’eſt-ce qu’ils font ces quatre élémens qu’on vous a montrés ?

Emilie.

Ah, j’avais oublié… ils font aller le monde.

La Mere.

Mais qu’eſt-ce que c’eſt que le monde ?

Emilie.

Mais, Maman, c’eſt tout cela. C’eſt Paris, c’eſt le bois de Boulogne, c’eſt Saint-Cloud. Voilà tout.

La Mere.

Voilà tout ? En ce cas ce monde n’eſt pas trop vaſte. Vos quatre élémens font donc aller Saint-Cloud & le bois de Boulogne ? Et comment cela ?

Emilie.

Ah, je ne ſais pas.

La Mere.

Bon, voilà déja notre ſcience un peu en défaut. Tâchons de nous remettre ſur la voie. Voyons ce qu’il y a dans le monde que vous connaiſſez. De quoi eſt-il compoſé ? qu’eſt-ce que vous y voyez ?

Emilie.

Mais des champs, des maiſons, des rivieres, des hommes, des animaux. Eſt-ce cela, Maman, qui eſt le monde ?

La Mere.

Oui, il y a de tout cela dans le monde. Mais ſi vous regardez au deſſus de vous, le ciel, les aſtres, beaucoup d’autres choſes dont je ne vous parlerai pas encore, en font auſſi partie. Revenons à nos moutons. Vous m’avez parlé de rivieres. Qu’eſt-ce que c’eſt que des rivieres ?

Emilie.

C’eſt de l’eau.

La Mere.

Mais voilà de l’eau dans cette carafe, eſt-elle une riviere ?

Emilie.

Non, Maman ; mais une riviere c’eſt pourtant de l’eau.

La Mere.

C’eſt-à-dire qu’il y a de l’eau dans une riviere ; mais pour que cette eau forme une riviere, qu’eſt-ce qu’il faut ?

Emilie.

Ah, je le ſais, je m’en ſouviens, ma bonne me l’a dit. D’abord l’eau ſort de terre, elle forme un petit ruiſſeau ; & puis ce petit ruiſſeau augmente, augmente ; & puis, quand il eſt bien grand, on l’appelle riviere. N’eſt-ce pas cela, Maman ?

La Mere.

A la bonne heure. Une riviere eſt donc compoſée d’une grande quantité d’eau qui ſuit ſon cours…

Emilie.

Qu’eſt-ce que cela veut dire qui ſuit ſon cours ?

La Mere.

Cela veut dire qu’elle coule dans ſon lit, & qu’elle ne ſe perd pas dans la terre depuis l’endroit où elle en eſt ſortie, qui s’appelle la ſource, juſqu’à ce qu’elle trouve une autre riviere où elle tombe, & où elle ſe perd, en confondant ſes eaux dans les ſiennes.

Emilie.

Ah, ah ! Et la Seine où eſt-ce qu’elle ſe perd ?

La Mere.

La Seine va tomber dans la mer, & à cauſe de cela on l’appelle un fleuve. Voilà la différence des fleuves aux rivieres ; les fleuves tombent dans la mer, & les rivieres dans d’autres fleuves ou rivieres.

Emilie.

Mais on dit pourtant la riviere de Seine ?

La Mere.

On le dit ; mais c’eſt un fleuve. Ah ça, il y a une heure que nous parlons d’eau, & il n’eſt pas bien ſûr encore que nous ſachions ce que c’eſt.

Emilie.

C’eſt ce qui ſert à boire, à faire du thé.

La Mere.

Vous me dites-là ſon uſage ; mais vous ne me dites pas ce que c’eſt.

Emilie.

Maman, je ne le ſais pas, je vous prie de vouloir bien me le dire.

La Mere.

Comment, votre ſcience reſſemble à celle des perroquets ? Dès qu’on vous change la demande, vous n’y êtes plus ? Ce ſerait une preuve que vous n’attachez nulle idée préciſe à ce que vous dites. Vous m’avez dit tout-à-l’heure que l’eau eſt un des quatre élémens de la nature.

Emilie.

Ah, cela eſt vrai.

La Mere.

Et ſa principale qualité, celle qui la diſtingue des autres ?

Emilie.

Maman, je ne ſais.

La Mere.

C’eſt d’être liquide, fluide.

Emilie.

Ah, c’eſt vrai.

La Mere.

Et avec de l’attention vous l’auriez découvert toute ſeule.

Emilie.

Vous le croyez, Maman ?

La Mere.

Un corps liquide eſt l’oppoſé d’un corps ſolide, qui ne ſe laiſſe pas pénétrer & ſéparer comme l’autre.

Emilie.

J’entends. Mais nos quatre élémens qui font aller le monde ?

La Mere.

A propos ! Et comment s’y prennent-ils pour le faire aller ?

Emilie.

Ah, Maman, cela n’y était pas.

La Mere.

Comment cela n’y était pas ? Où cela n’était-il pas ?

Emilie.
Dans le livre où j’ai appris,
La Mere.

Vous avez appris dans un livre ?

Emilie.

Oui, Maman.

La Mere.

Emilie, ſonnez. Qu’on nous apporte de l’eau froide dans une petite jate.

Emilie.

Pourquoi faire, Maman ?

La Mere.

Vous allez voir. (On apporte une jate d’eau ſur la table.) Venez ici, Emilie, approchez votre main, & voyez comme cette eau eſt froide.

Emilie.

Oui, c’eſt bien froid.

La Mere.

Je vais mettre mes mains dans cette jate, & je les y laiſſerai tandis que nous allons parler d’autres choſes ; enſuite vous verrez. Dites-moi ce que c’eſt que ce livre qui vous a rendu ſi habile ?

Emilie.

Maman, vous ſavez bien qu’hier, quand vous m’avez amenée à Paris, vous m’avez deſcendue au Palais royal avec ma bonne, pendant que vous alliez à vos affaires.

La Mere.

Eh bien ?

Emilie.

J’ai trouvé Mademoiſelle de Saly ; c’eſt ma bonne amie, Maman, vous ſavez bien. Elle m’a montré un joli petit livre qu’on lui a donné pour apprendre & pour s’amuſer. Il eſt joli… il eſt tout bleu… & il y avait cela dedans, & moi je l’ai appris bien vîte, parce que j’ai dit : Maman ſera bien ſurpriſe, & cela lui fera plaiſir.

La Mere.

Emilie, ſi nous faiſions bien, je crois que nous ne nous quitterions jamais, & vous ne ſortiriez plus ſans moi.

Emilie.

Ah, Maman, que je ſerais aiſe ! Oh je vais être bien ſage ! Mais pourquoi me dites-vous cela à préſent ? Etes-vous fâchée de ce que j’ai appris les élémens & les… les quoi donc ? Comment eſt-ce que l’on appelle ce que j’ai appris encore ?

La Mere.

Je n’en ſuis pas fâchée ; mais je voudrais bien que vous ne devinſſiez pas un perroquet.

Emilie.

Un perroquet ! C’eſt un oiſeau ?

La Mere.

Oui, c’eſt un oiſeau qui répete les mots qu’il a entendus, mais qui ne ſait ce qu’il dit, parce qu’il ne peut pas comprendre les mots qu’il prononce ; & quand de jeunes perſonnes répetent à tort & à travers ce qu’elles entendent dire, ou ce qu’elles ont lu, comme cela leur arrive ſouvent, elles font comme des perroquets.

Emilie.

Mais, Maman, quand je demande l’explication des choſes que je n’entends pas, je ne fais pas comme un perroquet.

La Mere.

Cela eſt vrai ; mais il y a des choſes que l’on ne ſaurait vous expliquer, parce que vous n’êtes point en âge de les comprendre ; ce que l’on pourrait vous dire ne ſervirait qu’à brouiller vos idées, ou vous en donnerait de fauſſes.

Emilie.

Comment cela, Maman ?

La Mere.

Par exemple, vous ſavez très-bien lire à préſent.

Emilie.

Pas mal.

La Mere.

Mais avant que vous le ſuſſiez, ſi l’on avait commencé à vous faire lire un mot en entier, ſans vous faire connaître vos lettres, qu’eſt-ce qui en ſerait arrivé ?

Emilie.

Je crois que je n’aurais pas pu.

La Mere.

Pardonnez-moi. Le mot Maman, par exemple, à force de vous le montrer & de vous le faire prononcer, toutes les fois que vous auriez retrouvé ce mot dans un livre, vous l’auriez enfin reconnu, & vous auriez dit : c’eſt Maman ; mais vous n’auriez pas ſu que par-tout où vous auriez trouvé une M & un a, cela faiſait Ma ; que par-tout où vous auriez trouvé m, a, n, cela faiſait man. De même, ſi l’on commence par vous expliquer aujourd’hui nombre de mots qui demandent des connaiſſances que vous n’avez point encore, vous croirez avoir appris quelque choſe, & cependant vous ne ſaurez véritablement rien ; vous n’en ſerez pas plus avancée que ſi l’on vous avait fait lire par routine & par mémoire, ſans vous apprendre à épeler.

Emilie.

Ah, cela eſt vrai, Maman, je comprends cela.

La Mere.

Voilà pourquoi je dirige le choix de vos lectures, & ne vous laiſſe pas lire dans tous les livres indiſtinctement ; & voilà pourquoi je n’aime pas que vous caufiez avec toutes ſortes de perſonnes. Et voilà pourquoi, ma chere Emilie, je vous recommande tant de ne jamais vous ſervir de termes & de mots que vous ne comprenez pas, avant de m’en avoir demandé l’explication, ſoit que vous les ayez lus, ſoit que vous les ayez entendu dire.

Emilie.

Et pourquoi, Maman, ne faut-il demander qu’à vous ?

La Mere.

C’eſt que je ne connais perſonne qui prenne à vous un auſſi grand intérêt que moi. C’eſt que les queſtions des enfans fatiguent & importunent communément tout autre que leur mere ; & pour s’en débarraſſer, on leur répond ſouvent la premiere choſe qui vient en tête, qu’elle ſoit juſte ou non.

Emilie.

Fort bien ! On m’attrape donc, quand je demande aux autres ce que je n’entends pas ?

La Mere.

Cela arrive très-ſouvent ; & lorſque l’on a une fois une idée fauſſe dans la tête, il eſt très-difficile de la détruire, ſur-tout à votre âge, où l’on n’eſt pas encore en état d’en ſentir le côté faux.

Emilie.

Maman, voilà qui eſt fait, je ne paſſerai plus un mot que je n’entends pas, ſans vous le demander ; & je ne le demanderai qu’à vous, puiſque vous voulez bien m’inſtruire.

La Mere.

Voilà ce qui s’appelle de la raiſon.

Emilie.

Et puis, vous ne m’attrapez pas, vous, Maman ; vous ne m’avez jamais trompée, & vous ne vous ennuyez jamais de mes queſtions.

La Mere.

Au contraire, elles me font toujours plaiſir.

Emilie.

Mais pourquoi donc avez-vous toujours les mains dans cette eau ?

La Mere.

Vous ſouvenez-vous comme elle était froide, quand on l’a apportée ?

Emilie.

Oui, Maman, elle était bien froide.

La Mere.

Eh bien, touchez-la à préſent.

Emilie.

Ah, elle ne l’eſt plus ; vos mains l’ont échauffée.

La Mere.

Et comment cela s’eſt-il fait ?

Emilie.

C’eſt que vous aviez chaud.

La Mere.

Mais qu’eſt-ce qui fait que j’avais chaud ?

Emilie.

Je ne ſais pas.

La Mere.

Qu’eſt-ce qui vous réchauffe, quand vous avez froid ?

Emilie.

C’eſt le feu. Mais on n’a pas du feu dans le corps.

La Mere.

Pardonnez-moi, on y a du feu ; & ſi l’on n’en avait pas, on ne pourroit pas vivre ; le ſang ſe glacerait dans les veines, & l’on mourrait. Ce feu s’accroît & enſuite diminue avec l’âge ; & voilà pourquoi le vieux bon homme que vous avez vu l’autre jour, ne pouvait ſe réchauffer, quoique nous ſouffrions preſque de la chaleur.

Emilie.

Ah, ce pauvre bon homme, je m’en ſouviens, comme il tremblait ! Ma bonne lui fit boire du vin. Il n’avait donc plus de feu dans le corps ? Et moi, je ſuis donc un braſier ?

La Mere.

Sans doute.

Emilie.

Cependant je ne ſens pas mon corps embraſé ?

La Mere.

C’eſt que vous y avez auſſi de l’eau.

Emilie.

Bon !

La Mere.

Sûrement. Quand vous pleurez, qu’eſt-ce qui tombe de vos yeux ?

Emilie.

Ah, cela eſt vrai ; les larmes, c’eſt de l’eau.

La Mere.

Si nous n’avions pas ce liquide dans le corps, (car vous vous rappellez que la principale qualité de l’eau, c’eſt d’être liquide ou fluide,) il faudrait mourir deſſéché, comme les plantes que vous voyez flétries & prêtes à périr, quand la pluie leur manque.

Emilie.

Voilà pourquoi vous les arroſez, n’eſt-ce pas, Maman ?

La Mere.

Et voilà pourquoi vous buvez.

Emilie.

Ah !… Mais, Maman, j’ai de l’eau dans le corps ; je ne devrais pas avoir ſoif.

La Mere.

Quand vous courez vîte ou longtemps, qu’eſt-ce qui vous arrive ?

Emilie

J’ai chaud.

La Mere.

Vous avez augmenté par le mouvement le feu qui vous anime : on a plus ou moins de ſoif, ſuivant que ce feu eſt plus ou moins fort.

Emilie

C’eſt donc pour l’éteindre, qu’on boit ?

La Mere.

Si vous l’éteignez, vous mourez.

Emilie

Ah, oui, c’eſt vrai. Mais éteindre pas tout-à-fait.

La Mere.

C’eſt pour rétablir & maintenir l’équilibre néceſſaire à la vie entre les ſolides & les liquides.

Emilie

Je n’entends pas bien cela, Maman.

La Mere.

Vous ſavez cependant ce que c’eſt qu’un corps ſolide & un corps liquide,

Emilie.

Oui ; mais c’eſt cet équilibre qui me chifone.

La Mere.

Je le crois bien ; auſſi je ne vous ai répondu que pour vous faire voir qu’il y a des choſes au deſſus de votre entendement, & dont il vaut mieux remettre l’explication à un autre temps. Si nous voulions nous perdre dans l’équilibre néceſſaire à la vie, je ne ſais ce qui arriverait de notre converſation. Reprenons où nous en étions. Vous voyez que le feu & l’eau ſont néceſſaires à la vie.

Emilie.

Oui, Maman.

La Mere.

A préſent retenez votre reſpiration. Fermez-vous bien la bouche & le nez.

Emilie.

Maman, j’étoufe, je ne peux pas.

La Mere.

Vous voyez donc bien qu’il faut encore autre choſe à la vie que le feu & l’eau.

Emilie.

Ah, c’eſt l’air.

La Mere.

Ce n’eſt pas tout : notre chair eſt une matiere qui eſt ſujete à la corruption, & lorſqu’elle eſt deſſéchée, elle tombe en pouſſiere & redevient terre.

Emilie.

Oui, Maman, j’ai vu cela dans mon catéchiſme hiſtorique.

La Mere.

Eh bien, cette terre, le feu, l’air & l’eau ſont eſſentiels à la vie. Si vous étiez privée d’une de ces choſes, vous ne pourriez pas vivre, comme je vous l’ai fait voir.

Emilie.

Cela eſt vrai.

La Mere.

Et ces quatre choſes, le feu, l’eau, la terre & l’air ſont ce qui conſerve la vie à tout ce qui exiſte dans la nature.

Emilie.

Mais ce n’eſt donc pas des élémens, comme dit ce livre ?

La Mere.

Pardonnez-moi. On appelle la terre, le feu, l’air & l’eau les quatre élémens de la nature, parce qu’élément veut dire principe d’une choſe, ou ce qui lui fait être ce qu’elle eſt. A préſent vous entendez bien qu’élément veut dire principe d’une choſe ?

Emilie.

Oui, Maman.

La Mere.

On dit auſſi les élémens d’une ſcience, les élémens d’un art, les élémens de l’écriture. Qu’eſt-ce que cela veut dire, par exemple, les élémens de l’écriture ?

Emilie.

Mais ce n’eſt pas le feu, la terre...

La Mere.

Non, ce ſont les élémens de la nature, ceux-là.

Emilie.

Mais on ne m’a pas dit les autres.

La Mere.

Qu’eſt-ce que nous ſommes convenues qu’élémens voulaient dire ?

Emilie.

Elémens veut dire principes.

La Mere.

Eh bien, qu’eſt-ce que les élémens de l’écriture ?

Emilie.

Ah, c’eſt-à-dire, les principes de l’écriture.

La Mere.

Cela eſt vrai. Quand on dit les élémens d’une ſcience, on entend les principes d’une ſcience ; & quand on dit les quatre élémens de la nature, on entend les principes dont les choſes créées ſont compoſées.

Emilie.

A préſent j’entends bien, & je ne l’oublierai pas .... Maman, vous avez donc lu tous les livres ?

La Mere.

Pas tous ; mais je ne vous en donne point à lire ſans l’avoir lu, & je vous en ai dit la raiſon.

Emilie.

Je m’en ſuis bien apperçue; car l’autre jour, en liſant l’hiſtoire de la Mauvaiſe Fille, vous ſaviez que cette dame que je trouvais ſi méchante, n’avait pas d’enfans .... A propos, Maman, pourquoi n’eſt-il pas néceſſaire que nous faſſions lire cette hiſtoire à un certain monſieur qui poliſſone toujours avec moi ?

La Mere.

C’eſt que j’eſpere que vous ſerez bien-tôt aſſez raiſonnable pour qu’on ne poliſſone plus avec vous.

Emilie.

Mais, Maman, ſi vous lui diſiez que vous ne le voulez pas ?

La Mere.

Et pourquoi ne prenez-vous pas ce ſoin vous-même ?

Emilie.

C’eſt que vos paroles lui feront plus d’impreſſion que les miennes.

La Mere.

On n’a pas toujours beſoin de paroles pour ſe faire comprendre.

Emilie.
.

Comment donc ?

La Mere.

Par exemple, ſi vous ne faiſiez pas attention aux plaiſanteries de ce monſieur, il ſentirait bientôt que vous ne les aimez pas, qu’elles vous ſont à charge.

Emilie.

Ah, c’eſt vrai…. Mais c’eſt que, Maman, à vous dire la vérité, je m’en amuſe beaucoup.

La Mere.

Il ne faut donc pas dire qu’elles vous ſont déſagréables ; vous ſavez qu’une porte ne peut être ouverte & fermée à la fois.

Emilie.

Mais ce n’eſt pas moi qui les trouve mauvaiſes, c’eſt le livre. Il dit qu’il faut ſe faire reſpecter. Cela eſt-il gai, Maman ? Je crois que cet homme n’aime pas les gens qui s’occupent des enfans.

La Mere.

Quand il dit qu’il faut ſe faire reſpecter, il ne prétend pas qu’une petite morveuſe de votre âge puiſſe être reſpectable ; mais il veut dire qu’il faut faire reſpecter ſon ſexe. Ce ſexe étant faible par ſa nature, n’a d’autres moyens de ſe faire reſpecter que la réſerve & la modeſtie. Pour le reſte, c’eſt à vous de juger ſi le livre a tort ou raiſon.

Emilie.

J’aime mieux, Maman, que vous en jugiez, parce que ſuivant ce que vous me direz, je me conduirai avec ce monſieur aux oranges .... vous ſavez bien ?

La Mere.

Mais d’abord, j’ai remarqué que ce monſieur ne donne à la ſociété que très-peu d’inſtans, que ſes occupations lui laiſſent. Je trouve qu’il eſt bien naturel que pendant ces inſtans il cherche à s’amuſer, à ſe délaſſer.

Emilie.

Eh bien, Maman, c’eſt ce que j’ai toujours penſé.

La Mere.

Je crois qu’il aime beaucoup les enfans.

Emilie.

Oh ſûrement.


La Mere.

Il ne vous voit qu’à vos heures de récréation ; & peut-être à cauſe de l’affection qu’il vous porte, eſt-il bien aiſe d’y contribuer.

Emilie.

Je vous aſſure, Maman, que vous l’avez deviné.

La Mere.

Si en s’amuſant, il veut bien vous amuſer, il y a donc double profit ; & ſi vous n’en abuſez pas, il n’y a point de mal.

Emilie.

Ma chere Maman, vous avez raiſon. C’eſt ſingulier comme vous dites toujours vrai ! Ce livre m’avait barbouillé la tête ; je ne ſavais plus où j’en étais, ni ſur quel pied danſer.

La Mere.

Un livre peut bien ou mal dire. Il ne faut pas adopter ſans réflexion ce qu’on lit.

Emile.

Comment adopter ?

La Mere.

Cela veut dire faire ſon opinion de celle du livre qu’on lit. Votre opinion doit être le réſultat de vos réflexions.

Emile.

Eh bien, mes réflexions me diſent de n’être pas de l’avis du livre d’hier.

La Mere.

Et qu’il vaut mieux s’amuſer, rire & folâtrer que d’être raiſonnable.

Emile.

Mais non, Maman, cela ne vaudrait rien.... J’ai donc tort de n’être pas de l’avis du livre ?

La Mere.

Peut-être le mal n’eſt-il pas ſi grand de ſe livrer à la gaieté, à la légéreté, & même à l’étourderie du premier âge. Il s’agit, je crois, de bien connaître les limites. Tant qu’on reſte en deçà, tout eſt bien ; dès qu’on les franchit, tout devient mal : & une fille bien née ne les franchit jamais.

Emilie.

Qu’eſt-ce qu’une fille bien née ?

La Mere.

C’eſt celle que non-ſeulement ſes diſpoſitions naturelles portent au bien ; mais qui au milieu de la pétulance & de l’efferveſcence du premier âge, donne cependant des ſymptômes de diſcernement, conſerve un certain maintien qui prévient en ſa faveur, & ſait garder la meſure en toutes choſes, avec un tact qui lui promet, pour un âge plus avancé, tous les avantages de la raiſon & de la ſageſſe.

Emilie.

Eh bien, Maman, ſuis-je une fille bien née ?

La Mere.

Je l’eſpere.

Emilie.

J’ai donc du tact ?

La Mere.

C’eſt à vous à me le faire voir.

Emilie.

Et comment ?

La Mere.

En me prouvant que vous ſentez en toute occaſion la convenance des lieux, des temps, des perſonnes : car ce qui eſt bien dans un moment eſt très-déplacé dans un autre ; en montrant de la réſerve & de la réflexion juſques dans vos folies. Le tact ſe manifeſte machinalement dans les plus petites choſes. Par exemple, ſi ce monſieur qui a la complaiſance de s’occuper de vous, vous regardait comme une marionete, le livre aurait raiſon, & j’en ſerais fort affligée, parce qu’il me rappellerait Mademoiſelle d’Orville.

Emilie.

N’ayez pas peur, ma chere Maman. Il me traite comme un enfant, & non pas comme une marionete.

La Mere.

En ce cas tout eſt bien ; mais par où le jugez-vous ?

Emilie.

C’eſt que, quoique nous jouions toujours enſemble, il s’intéreſſe vraiment à mes progrès. Voyez comme il aſſiſte à mes exercices des premiers du mois, & comme il eſt content, quand j’ai mérité la croix : à voir ſon air de ſatisfaction, on croirait que c’eſt lui qui va la porter.

La Mere.

Oh pour le coup, voilà des faits ; & je vois bien que je puis être tranquille, & qu’il n’eſt pas néceſſaire que je me mêle de vos affaires avec lui.

Emilie.

Et puis, laiſſez-moi faire. Je m’en vais à l’avenir prendre bien garde auſſi à mon maintien.... Cela m’ennuiera peut-être un peu ; mais n’importe, pourvu que je vous plaiſe.... Ah, Maman, vraiment, voilà ce que c’eſt que de jaſer.... J’ai oublié.... Ma bonne m’a dit de vous prier, ſi vous envoyez à Paris, de faire paſſer chez la couturiere.

La Mere.

Voilà un terrible tort de ces quatre élémens & de tout ce qui s’en eſt ſuivi, de nous avoir fait oublier la couturiere.

Emilie.

C’eſt qu’elle n’a pas apporté ma robe neuve, & elle l’avait promiſe pour aujourd’hui.

La Mere.

Eh bien, apparemment qu’elle n’eſt pas finie ; ce ſera pour un autre jour.

Emilie.

Oh, c’eſt que je ſerai bien heureuſe, quand j’aurai ma robe neuve.

La Mere.

Et qu’eſt-ce qu’une robe neuve peut faire au bonheur ?

Emilie.

C’eſt que je ne ſuis pas fâchée d’être parée.

La Mere.

Eſt-ce que vous n’avez jamais eu de chagrin les jours où vous avez été parée ? N’avez-vous jamais pleuré avec une robe neuve ?

Emilie.

Pardonnez-moi, je ſais bien qu’elle ne fait rien aux chagrins.

La Mere.

Eſt-ce que l’on vous accorde tout ce que vous voulez les jours de parure ?

Emilie.

Non pas toujours.

La Mere.

Eſt-ce que mes amis ou moi-même, nous faiſons plus d’attention à vous, quand vous avez une belle robe ?

Emilie.

Mais non, Maman.

La Mere.

Quelles ſont donc les occaſions où l’on s’occupe le plus de vous, où l’on vous accorde le plus facilement ce que vous déſirez, & où vous éprouvez cette ſatisfaction intérieure qui fait que vous êtes ſi contente de vous, de moi & des autres ?

Emilie.

C’eſt, je crois, quand j’ai bien rempli tous mes devoirs, là tout courament, ſans chercher midi à quatorze heures.

La Mere.

En ce cas une robe neuve ne rend pas heureuſe ; car on a beau être parée, on n’en a pas moins de chagrin, quand on a des reproches à ſe faire. Et je vous ai vu ſouvent très-gaie, très-contente avec un petit foureau de toile, quelquefois même vers la fin du jour aſſez ſale.

Emilie.

Cependant, Maman, je vous aſſure qu’on a du plaiſir à être parée. Demandez plutôt à Mademoiſelle de Léry.

La Mere.

Oui, un plaiſir de vanité, auquel les petites filles attachent beaucoup de prix.

Emilie.

Mais ne peut-on pas prendre le plaiſir & laiſſer la vanité ? Un plaiſir eſt toujours une bonne choſe.

La Mere.

Oui, quand il eſt honnête & ſenſé, & qu’on le prend pour ce qu’il eſt.

Emilie.

Comment pour ce qu’il eſt ?

La Mere.

C’eſt-à-dire, quand on ne le prend pas pour le bonheur.

Emilie.

Oh le bonheur, c’eſt plus ſérieux.

La Mere.

Eh bien, puiſque nous y ſommes, cherchons un peu les conditions néceſſaires au bonheur.

Emilie.

Oui, cherchons… J’allais dire quelque choſe, mais je crois que je me trompe.

La Mere.

Qu’eſt-ce que cela fait ? Dites toujours. Ce n’eſt qu’en me diſant ce qui vous paſſe par la tête, que vous apprendrez à penſer juſte.

Emilie.

Oui, Maman ; mais ſi je dis mal ?

La Mere.

Alors je vous en avertirai. Maman, c’eſt que je voulais dire : Cherchons les élémens du bonheur.

La Mere.

Eh bien, vous auriez bien dit ; car c’eſt préciſément ce que je veux que vous trouviez.

Emilie.

Mais le bonheur c’eſt une choſe… Je voudrais le ſavoir… Mais non, ce n’eſt pas une ſcience.

La Mere.

Je crois que c’eſt la premiere de toutes les ſciences, celle qu’il importe le plus aux hommes de connaître.

Emilie.

Eſt-elle bien difficile à apprendre ?

La Mere.

Très-difficile & même impoſſible aux méchans ; mais très-aiſée pour ceux qui ſe ſervent de leur raiſon.

Emilie.

Ah, Maman, j’eſpere qu’elle ne ſera pas difficile pour moi.

La Mere.

Je l’eſpere auſſi. Nous avons déja vu que les beaux habits ne rendaient point heureux. Votre bonne n’a pas de fort beaux habits, elle n’eſt point riche : la croyez-vous heureuſe ?

Emilie.

Oh ſûrement, Maman, car elle rit & chante toujours ; je ne l’ai jamais vu triſte.

La Mere.

Tous ces payſans, tous ces domeſtiques que vous voyez danſer les dimanches à la porte du bois de Boulogne, vous les voyez contens, vous les voyez rire. Ils ne ſont cependant pas riches ; ce n’eſt qu’à force de travailler toute la ſemaine, qu’ils gagnent de quoi ſe nourrir & s’entretenir, eux & leurs enfans. Vous m’avez ſouvent parlé de leur gaieté. Nous pouvons donc conclure que les richeſſes ne ſont ſûrement pas néceſſaires au bonheur.

Emilie.

Mais qu’eſt-ce qui fait que tous ces pauvres gens ſont contens ?

La Mere.

Voyez, dites-moi votre idée.

Emilie.

Mais je crois que c’eſt parce qu’ils ont bien travaillé, & parce que l’on eſt content d’eux.

La Mere.

Vous avez raiſon. Eh bien, quel ſera donc le premier élément du bonheur dans tous les âges & dans toutes les conditions ?

Emilie.

Ce ſera d’avoir rempli ſon devoir & d’être content de ſoi ; n’eſt-ce pas, Maman ?

La Mere.

Cela eſt certain. On peut jouir de tous les avantages extérieurs, de grandes richeſſes, d’une bonne ſanté, & cependant n’être point heureux. Mais ſans biens, avec une ſanté faible, telle que vous m’en voyez, on peut ſe trouver heureux : car le vrai bonheur dépend de nous-mêmes.

Emilie.

Oui, il n’y a qu’à être bien ſage.

La Mere.

Et il n’y a pas de bonheur ſans ſageſſe ou quand on n’a pas rempli ſes devoirs, parce qu’alors on n’eſt content ni de ſoi ni des autres.

Emilie.

Voilà pourquoi les méchans ne ſont pas heureux, n’eſt-ce pas, Maman ?… Bon, voilà du monde !

La Mere.

Je n’en ſuis pas fâchée, nous avons aſſez jaſé aujourd’hui ; il eſt temps de ſonger à vos petits devoirs, puiſqu’il n’y a point de bonheur ſans eux.

Emilie.

Maman, j’ai encore quelque choſe à vous dire ſur le bonheur que je n’entends pas bien ; demain vous me permettrez de vous le dire, n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Oui, vous ſavez que je cauſe tant qu’on veut.

Emilie.

En attendant je vais apprendre mon évangile.

SEPTIEME
CONVERSATION.


La Mere.

Eh bien, Emilie, qu’eſt-ce que vous vouliez me dire ?

Emilie.

Quoi, Maman ? Je ne ſais pas.

La Mere.

Il y avait quelque choſe ſur le bonheur que vous n’entendiez pas.

Emilie.

Maman, je ne m’en ſouviens plus.

La Mere.

Ce ſera pour quand vous vous en ſouviendrez.

Emilie.

Si vous euſſiez eu la bonté de cauſer hier & avant-hier avec moi, ma chere Maman, je m’en ſerais ſouvenue ; mais à préſent…

La Mere.

Et qu’eſt-ce qui m’en a empêchée ?

Emilie.

Maman, je le ſais bien, c’eſt ma faute, c’eſt que je ne l’ai pas mérité.

La Mere.

Ah, ah ! Je croyais tout ſimplement en avoir été empêchée par mes affaires. Vous m’apprenez que je vous ai boudée.

Emilie.

Mais oui, Maman. N’avez-vous pas remarqué que j’ai tourné longtemps pour entamer une converſation ? Vous m’avez toujours dit d’un air diſtrait : Allez, Mademoiſelle, je n’ai rien à vous dire pour le préſent. Eſt-ce que les affaires donnent ce ton de ſéchereſſe ?

La Mere.

Je ne me le rappelle pas ; mais je ne ſuis pas fâchée que vous regardiez nos petites cauſeries comme une récompenſe, & que vous vous en apperceviez lorſqu’elle vous manque.

Emilie.

Je vous aſſure, Maman, que cela ne fait pas plaiſir.

La Mere.

Je le ſais. Tout a donc été aſſez de travers ces deux jours paſſés ?

Emilie.

J’avais pourtant grande envie de bien faire ; mais je n’ai jamais pu.

La Mere.

Et pourquoi n’avez-vous pas pu ?

Emilie.

Je l’ignore, Maman, je n’étais pas en train de rien faire ; quand je voulais mettre les yeux ſur mon livre, mon eſprit galopait & s’en allait, je ne ſais où.

La Mere.

Mais, mon enfant, s’il n’y avait qu’à dire : Je ne ſuis pas en train, on ne ferait preſque jamais rien. Quand on ſe ſent moins de diſpoſition, on a une raiſon de plus pour s’appliquer davantage, pour ſe donner plus de peine, pour redoubler d’efforts & d’attention.

Emilie.

Mais, Maman, on n’eſt pas toujours également diſpoſé, Papa vous l’a dit.

La Mere.

Cela excuſe, mais ne juſtifie pas. Croyez-vous que je ſois toujours diſpoſée à cauſer ou à jouer avec vous ? Vous m’avez vu ſouvent malade & ſouffrante, j’ai ſouvent la tête remplie d’affaires ; eh bien, je les oublie pour m’occuper, même de vos amuſemens. Si j’écoutais alors mes diſpoſitions, je vous renverrais, vous, votre poupée & votre petit ménage.

Emilie.

C’eſt que vous avez trop de bonté pour votre petite Emilie.

La Mere.

C’eſt qu’on ne mérite point d’eſtime, ſi l’on ne ſait pas ſe vaincre. Que dirait-on de Monſieur le Premier Préſident, ſi au moment où l’audience eſt aſſemblée pour entendre & juger un procès, il faiſait dire qu’il n’eſt pas en train, & qu’il n’y a qu’à revenir ſous huit jours ? Que diriez-vous du cuiſinier, ſi lorſque vous attendez votre dîner, il vous faiſait dire qu’il n’eſt pas en train, & que ce ſera pour une autre fois ? Vous voyez que dans les fonctions les plus importantes de la ſociété, comme dans les plus ordinaires de la vie, perſonne n’eſt en droit de ſe conſulter, s’il eſt en train pour faire ſon devoir.

Emilie.

Mais comment donc faire ?

La Mere.

On s’accoutume dès l’enfance à vaincre ſa pareſſe & à faire ce que l’on doit faire, quelque choſe qu’il en coûte ; car quand on eſt Premier Préſident, il n’en eſt plus temps. Je vous l’ai déja dit, c’eſt cet effort que l’on fait ſur ſoi-même, qui devient vertu, & qui forme peu-à-peu le caractere.

Emilie.

Eh bien, Maman, je formerai mon caractere, je vous le promets.

La Mere.

Il faut, lorſque vous vous ſentez portée à la diſtraction, vous placer de maniere que vous ne voyiez rien de ce qui ſe paſſe autour de vous ; il faut, ſi vous apprenez par cœur, apprendre tout haut, afin qu’on vous avertiſſe, s’il vous prend une diſtraction, & ſi vous ceſſez de répéter ſans vous en appercevoir ; il faut enfin montrer de la bonne volonté, ſi l’on veut obtenir de l’indulgence. S’il ne dépend pas de vous d’être bien ou mal diſpoſée, il dépend toujours de vous de ne pas vous laiſſer aller à l’humeur à cauſe de vos propres torts.

Emilie.

Cela eſt bien vrai ; mais c’eſt qu’on eſt ſi mécontent, ſi mal à ſon aiſe ! vous ne ſauriez croire comme on paſſe mal ſon temps. Je ſuis bien heureuſe, Maman, que vous n’ayez pas reçu de viſites, car j’aurais fait une triſte figure ; & je ſuis bien ſûre que vous me gardez le ſecret de mes bêtiſes.

La Mere.

Oh certainement. La bonne réputation d’une jeune perſonne eſt ſon bien le plus précieux, c’eſt ce qu’elle doit chérir comme ſa vie ; & lorſqu’une fois l’on eſt prévenu contre elle, il lui eſt ſi difficile de la rétablir, que je n’ai garde d’aller dire vos défauts, tant que je conſerverai l’eſpérance de vous en voir corrigée.

Emilie.

Pourquoi la bonne réputation d’une jeune perſonne eſt-elle ce qu’elle doit chérir le plus, Maman ?

La Mere.

Pourquoi êtes-vous ſi fâchée, quand on parle des fautes que vous avez faites ?

Emilie.

C’eſt que je voudrais qu’on dît toujours du bien de moi.

La Mere.

Et pourquoi ?

Emilie.

Mais, ſi l’on s’imagine que j’ai l’habitude de mal faire, on croira que je ne vaux rien.

La Mere.

Eh bien, la bonne réputation eſt donc précieuſe, parce qu’on ne peut ſe paſſer de la bonne opinion des autres.

Emilie.

Cela eſt vrai ; mais pourquoi ne peut-on s’en paſſer ?

La Mere.

Je vous le demande, puiſque vous craignez ſi fort qu’on ne ſuppoſe que vous ne valez rien. Ne ſommes-nous pas convenues ces jours paſſés que les hommes avaient beſoin les uns des autres ?

Emilie.

Oui, Maman.

La Mere.

Or ſi ceux dont vous avez beſoin n’ont pas bonne opinion de vous ?

Emilie.

Cela ſera fâcheux.

La Mere.

Croyez-vous qu’ils mettront le même intérêt aux ſervices que vous en attendez, que s’ils vous croyaient une perſonne accomplie ?

Emilie.

Non, Maman.

La Mere.

Vos maîtres, par exemple, vous en attendez quelques ſoins, je penſe ?

Emilie.

Oui, certes.

La Mere.

Croyez-vous qu’ils mettent autant de zele & d’empreſſement à enſeigner un enfant mauſſade qu’un enfant aimable & appliqué ?

Emilie.

Non ſûrement.

La Mere.

Vous ne vous ſouciez donc pas d’être l’enfant mauſſade ?

Emilie.

Dieu m’en préſerve !

La Mere.

Pourriez-vous être à votre aiſe avec quelqu’un qui aurait mauvaiſe opinion de vous ?

Emilie.

Je ne le crois pas.

La Mere.

L’opinion que l’on a d’une perſonne décide, pour ainſi dire, de ſa deſtinée dans la tête des autres ; c’eſt ſur elle qu’on meſure l’eſtime ou l’amitié qu’on lui réſerve ; c’eſt elle qui établit la réputation : or une jeune perſonne n’eſt connue que par ſa réputation.

Emilie.

Comment cela, Maman ?

La Mere.

C’eſt qu’elle ne paraît dans le monde que rarement, & toujours ſous la ſauve-garde de ſes parens ; on ne l’entend preſque pas parler, on ne la voit jamais agir ; on ne peut donc ſe former une opinion ſur elle que d’après ce que l’on en entend dire par ceux qui l’approchent dans l’intérieur de la maiſon.

Emilie.

Oui, par les domeſtiques.

La Mere.

Par les domeſtiques, par les maîtres, par tous ceux qui la voient de près.

Emilie.

Mais ſi tous ces gens-là ne diſent pas vrai ?

La Mere.

Quel intérêt auraient-ils à déguiſer la vérité ? N’y a-t-il pas bien plus de plaiſir à dire le bien qu’à découvrir le mal ? Et qui oſerait inventer ou ſuppoſer le mal qui n’exiſte pas ? Le menſonge eſt un vice ſi affreux qu’il ne ſe rencontre pas communément ; contre un menteur la vérité trouve dans tous les honnêtes gens des défenſeurs qui le démaſquent.

Emilie.

Qui le démaſquent ! Eſt-ce que le menſonge met un maſque ?

La Mere.

Non, c’eſt une façon de parler. Vous ſavez bien qu’un maſque cache les traits du viſage.

Emilie.

Oui, Maman.

La Mere.

Eh bien, le menſonge cache ainſi les traits de la vérité ; & comme un menteur veut être cru, on dit qu’il les emprunte & qu’il les contrefait.

Emilie.

Ah oui, & ceux qui prouvent qu’il a menti, le démaſquent. Mais, Maman, eſt-ce qu’un menſonge eſt toujours découvert ?

La Mere.

Toujours.

Emilie.

C’eſt donc bête de mentir ?

La Mere.

Sans doute, parce qu’un peu plutôt, un peu plus tard, la vérité ſe découvre néceſſairement.

Emilie.

Et puis le menteur eſt bien ſot & bien attrapé ; n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Attrapé & puni autant qu’il le mérite ; car il eſt bête, comme vous dites, de croire qu’on pourra longtemps faire paſſer le menſonge pour la vérité. Et puis, perſonne ne veut avoir à faire à un menteur ; il eſt déshonoré ; il perd la confiance de tout le monde ; on ne le croit plus ſur rien.

Emilie.

Mais pourquoi déshonoré ?

La Mere.

Parce qu’il s’eſt placé lui-même, de ſon propre choix, parmi les hommes les plus mépriſables. Le menſonge eſt un vice ſi bas, ſi aviliſſant, qu’on ne ſe permet pas même d’en ſoupçonner un homme, quelque abject qu’il ſoit, bien moins encore les gens bien nés.

Emilie.

Qu’eſt-ce que c’eſt que des gens bien nés ?

La Mere.

Je vous l’ai déja dit, ce ſont ceux qui naiſſent avec le penchant à la vertu. On ſe ſert auſſi de cette expreſſion pour déſigner ceux qui ne ſont pas nés dans une condition obſcure ou baſſe.

Emilie.

Et qu’eſt-ce que c’eſt que d’être déshonoré ?

La Mere.

C’eſt avoir perdu l’eſtime de ſes ſemblables, ſoit par ſes actions, ſoit par ſa façon de penſer ; c’eſt s’être dégradé, & avoir mérité de deſcendre dans l’opinion des autres au deſſous de l’état où le ſort nous a mis.

Emilie.

Mais, Maman, vos gens diront ce que vous voudrez… Si vous les priiez de ne rien dire de fâcheux ſur mon compte.

La Mere.

Comment, vous pourriez vous abaiſſer juſqu’à prier des domeſtiques de ne pas parler de vous ? Voyez comme une faute peut avilir.

Emilie.

Mais, s’ils en parlent, cela me fera tort.

La Mere.

Eh bien, c’eſt la ſuite néceſſaire des fautes. La peut-on prévenir par une baſſeſſe ? C’eſt ajouter à une premiere faute une faute plus grave & bien plus humiliante.

Emilie.

Il n’y a point de profit à cela.

La Mere.

Il y a celui que les gens dont on redoute l’indiſcrétion, au lieu d’une faute, en ont deux à divulguer. Car vous croyez bien qu’ils ſe vanteront des inſtances qu’on leur aura faites pour obtenir leur ſilence.

Emilie.

Voilà un cruel inconvénient, auquel je n’avais pas penſé.

La Mere.

Ne penſez-vous pas qu’il eſt plus court de ne pas faire de fautes, de faire bien, là tout ſimplement, tout naturellement ?

Emilie.

En vérité, Maman, je le penſais en ce moment.

La Mere.

Voyez comme c’eſt commode. On n’a rien à cacher, rien à déguiſer. On dort bien tranquillement, & le lendemain on ſe leve la tête haute ; on ne craint pas qu’on parle de nous, ou ſi quelqu’un en veut parler abſolument, tant mieux, il n’aura que du bien à dire.

Emilie.

Ah, ſi je n’avais pas eu la bêtiſe de pleurer comme une petite folle, perſonne n’en aurait rien ſu.

La Mere.

Et ſi on ne l’avait pas ſu, vous n’auriez pas été repréhenſible ?

Emilie.

Mais, pardonnez-moi.

La Mere.

Le mal eſt-il qu’on ait ſu votre faute, ou que vous l’ayez commiſe ?

Emilie.

Le premier mal c’eſt bien de l’avoir faite ; mais qu’elle ait été connue, c’en eſt un ſecond.

La Mere.

Et qui n’exiſterait pas ſans le premier.

Emilie.

Cela eſt vrai.

La Mere.

Et puis, croyez-vous qu’il ſoit aiſé de ſe pardonner d’avoir mal fait, quand même la faute reſterait ignorée ? Ne penſez-vous pas que ſi l’on prend l’habitude de faire des fautes ignorées, on en fera bientôt de publiques ?

Emilie.

Pourquoi cela, Maman ?

La Mere.

Parce que l’habitude, mon enfant, devient une ſeconde nature, dit le proverbe. Le premier jour que nous arrivons à la campagne & que nous quittons Paris, êtes-vous auſſi en train de courir & de vous promener que quand nous y avons paſſé pluſieurs mois, & que vous vous êtes promenée tous les jours ?

Emilie.

Non, Maman.

La Mere.

La premiere fois que vous avez joué au volant, y avez-vous joué auſſi bien, & avez-vous jetté votre volant auſſi haut que vous l’avez fait depuis ?

Emilie.

Non, Maman.

La Mere.

Qui donc vous a donné la facilité d’y jouer comme vous le faites à préſent, & de faire des promenades auſſi longues ſans vous fatiguer ?

Emilie.

Je ne ſais pas.

La Mere.

C’eſt qu’en vous promenant habituellement, vous acquérez la force de faire tous les jours un peu plus de chemin, & vous parvenez enfin à faire de très-grandes courſes ſans vous fatiguer, parce que vous fortifiez votre corps par un exercice continuel.

Emilie.

Si j’étais pluſieurs jours ſans marcher, je ne pourrais donc plus aller à Saint-Cloud ?

La Mere.

Cela vous ſerait beaucoup plus difficile, & vous reviendriez ſi laſſe que cela vous dégoûterait peut-être de la promenade. Vous éprouvez la même choſe pour vos leçons ; quand vous avez été quelques jours ſans apprendre par cœur, vous n’apprenez plus auſſi facilement.

Emilie.

Oui, parce que j’en ai perdu l’habitude ; n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Tout juſte ; & il en eſt de l’exercice des vertus, comme de l’exercice du corps & de l’eſprit.

Emilie.

Bon !

La Mere.

Sans doute. Si vous ne vous exercez pas ſeule & volontairement à bien remplir vos devoirs, ſans prendre garde à la diſpoſition où vous vous trouvez, & ſans penſer au blâme ou à l’éloge qui pourra vous en revenir ; ſi vous n’aimez pas à mériter votre propre approbation autant que la mienne ou celle de tout le monde, vous n’acquerrez jamais de force ſur vous-même ; vous ferez des fautes en public, parce que vous n’aurez pas contracté l’habitude de bien faire étant ſeule, & vous finirez par n’avoir l’approbation de perſonne.

Emilie.

Et bien, je ſens cela par exemple ; cela eſt vrai ; quand j’ai bien fait pluſieurs jours de ſuite, j’ai moins de peine à étudier ; & quand j’ai bien étudié, je n’ai pas d’humeur.

La Mere.

C’eſt que rien n’en donne comme d’être mécontent de ſoi.

Emilie.

Cela pourrait bien être.

La Mere.

A votre place je prendrais l’habitude de faire toujours le mieux qu’il me ſerait poſſible.

Emilie.

C’eſt bien mon projet.

La Mere.

D’autant que vos devoirs ne ſont pas ſi pénibles, & que je ne connais point d’enfant moins accablé de leçons & d’études.

Emilie.

Mais, Maman, ce n’eſt pas ma faute. Vous me refuſez la moitié des maîtres que je vous demande.

La Mere.

J’aime mieux qu’on faſſe peu & bien.

Emilie.

Et qu’il reſte du temps pour ſauter, danſer, travailler au potager, arroſer le parterre ; n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Et m’importuner. Lorſque vous aurez douze ou quatorze ans & une ſanté de fer, je vous donnerai tous les maîtres que vous déſirerez.

Emilie.

Allons, c’eſt me renvoyer bien loin, il faut prendre patience… Mais, Maman, comment fait-on pour ſe garantir du danger des fautes cachées ?

La Mere.

Quand on eſt jeune, on a une amie éclairée & tendre, à laquelle on ne cache rien de ce qu’on fait, que ce ſoit bien ou mal.

Emilie.

Ah, Maman, je l’ai cette amie ; je vous promets que je vous dirai tout.

La Mere.

N’avez-vous jamais remarqué une choſe ?

Emilie.

Quoi, Maman ?

La Mere.

C’eſt qu’une faute a toujours des ſuites fâcheuſes, & qu’on n’en eſt pas quitte pour dire : Je ne la ferai plus.

Emilie.

Je n’avais jamais remarqué cela.

La Mere.

Voyez vous-même. Repaſſez dans votre eſprit tous les torts que vous avez eus, & vous connaîtrez bientôt que quand même votre faute ſerait reſtée ignorée, vous n’en auriez pas pour cela évité les ſuites.

Emilie.

Mais, quand j’ai eu de l’humeur & de l’impatience, ſi on ne l’avait pas ſu, qu’eſt-ce qui m’en ſerait arrivé ?

La Mere.

Premiérement que l’humeur & l’impatience nuiſent à la ſanté. Que tout ce que l’on fait avec humeur & impatience eſt mal fait & mauſſade, & que c’eſt par conſéquent à recommencer. Que quand on s’y laiſſe aller, on prend par dépit & par déraiſon toujours le plus mauvais parti dans ce que l’on a à faire. Il en ſerait de même ſi vous reſtiez étourdie, inappliquée, indocile. Suppoſé que perſonne ne ſût rien de votre conduite, tout le monde, en vous voyant, n’en devinerait pas moins que vous n’avez pas répondu à l’éducation qu’on vous a donnée.

Emilie.

Ainſi tout ſe ſait ou ſe devine ?

La Mere.

Oui, tôt ou tard, tout ce qui eſt, ſe découvre & ſe ſait.

Emilie.

Hier, Maman, quand je me ſuis levée, j’ai dit à ma bonne : Aujourd’hui je jouerai toute la journée, & je ſerai bien heureuſe ; & point du tout, toutes les fois que je dis cela, tout va de travers.

La Mere.

Ce n’eſt pas de faire le projet d’être heureuſe qui vous porte malheur ; c’eſt que vous vous trompez ſur les moyens.

Emilie.

Comment ſe trompe-t-on ſur les moyens ?

La Mere.

Quand vous voulez aller promptement de la porte de Boulogne à la Muette, quel chemin prenez-vous ?

Emilie.

Je vais tout droit au rond de Mortemar, & puis encore tout droit à la Muette.

La Mere.

Et ſi, voulant arriver promptement, vous preniez d’abord le chemin de la porte Maillot, pour vous rendre par des allées détournées au rond de Mortemar ?

Emilie.

Mais, je n’y arriverais pas ſi vîte.

La Mere.

Et pourquoi ?

Emilie.

C’eſt qu’il y a plus de chemin.

La Mere.

Ainſi vous vous ſeriez trompée ſur les moyens d’arriver promptement à la Muette. C’eſt à-peu-près de même que vous vous trompez ſur les moyens d’arriver au bonheur ; il eſt à droite, & vous prenez à gauche.

Emilie.

Mais comment ſe trompe-t-on à ce point ?

La Mere.

Par légéreté, par ignorance. C’eſt que vous n’avez pas des idées aſſez juſtes ſur ce qui vous eſt utile, & que vous entendez mal vos intérêts.

Emilie.

Mais comment fait-on pour les bien entendre ?

La Mere.

On cauſe avec ſon amie en queſtion ; on réfléchit, & l’on fait ſon profit de ce que l’on entend & qu’on ſent être vrai.

Emilie.

Voilà un remede fort agréable, ma chere Maman… Mais à propos, ſavez-vous qu’on dit que ce petit Dupleſſis n’écoute jamais ſa mere, & que ſon pere le bat toute la journée. Au reſte, je ne l’ai pas vu. Je ne ſais pas ce que font les laquais. Vous m’avez dit qu’il ne fallait pas leur parler ſans néceſſité… Maman… Bon ! je ne ſais plus ce que je voulais dire… Irons-nous promener aujourd’hui ?

La Mere.

S’il fait beau.

Emilie.

Oh, je crois qu’il fera beau, il faut aller bien loin, bien loin… Ah, ſi vous vouliez, Maman, nous irions boire du lait à cette ferme, & puis vous me diriez comment il faut faire pour ne me plus tromper ſur les moyens.

La Mere.

Et ſur quels moyens voulez-vous apprendre à ne vous plus tromper ?

Emilie.

Mais ſur ce que nous avons dit, Maman ; c’eſt pour n’être pas attrapée quand je veux être heureuſe, quand je me propoſe, par exemple, de jouer toute la journée.

La Mere.

Mais premiérement, c’eſt qu’on n’eſt pas heureuſe, en jouant toute la journée.

Emilie.

Pourquoi donc ?

La Mere.

Parce que le jeu ne fait plaiſir qu’au tant qu’il délaſſe d’une occupation ſérieuſe.

Emilie.

Bon ! Je croyais que rien n’était ſi joli que de jouer toujours.

La Mere.

Et moi je crois qu’il n’y a rien de ſi ennuyeux que de vouloir toujours s’amuſer. Si vous n’aviez autre choſe pour votre amuſement que votre poupée & votre petit ménage, n’en ſeriez vous pas bientôt laſſe ?

Emilie.

Oui ; mais je change de jeu.

La Mere.

Et après l’avoir changé, vous vous en laſſez de même.

Emilie.

Ah, cela eſt vrai pourtant. Quand j’ai quelquefois joué toute la journée, il y a des momens où je ne ſais plus que faire de mon corps.

La Mere.

Savez-vous pourquoi ?

Emilie.

Non, Maman.

La Mere.

Parce que vous n’avez rien ſu faire de votre eſprit qui demande auſſi à travailler. Et moi, je vous ai laiſſé faire, & je me ſuis dit : Son expérience lui apprendra mieux que moi que le nombre des amuſemens eſt très-borné, que pour y trouver toujours un plaiſir ſûr, il faut les faire précéder de travail, & que ce n’eſt qu’à ce prix qu’on n’eſt jamais ni déſœuvré ni ennuyé.

Emilie.

Je vous jure, Maman, que vous parlez comme l’évangile.

La Mere.

Parce que vous avez été quelquefois heureuſe, en jouant après avoir bien rempli vos devoirs, vous dites, il n’y a qu’à toujours jouer. Cela eſt-il ſenſé ?

Emilie.

Mais, Maman, vous ſavez donc tout ce que je penſe ?

La Mere.

A-peu-près.

Emilie.

Et comment faites-vous ?

La Mere.

Je tâche de me rappeller ce que je penſais à votre âge.

Emilie.

Bon ! Eſt-ce que vous me reſſembliez ?

La Mere.

Mais les enfans ſe reſſemblent beaucoup. N’eſt-il pas vrai que l’objet de tous vos déſirs eſt de vous éviter de la peine & de vous procurer du plaiſir ?

Emilie.

Oui, Maman.

La Mere.

Quand vous faites vos devoirs avec négligence, avec pareſſe, quelle eſt l’idée qui vous occupe ?

Emilie.

C’eſt que je redoute la peine qu’il faut que je me donne.

La Mere.

Et que vous aimeriez mieux jouer, chanter, danſer, ou, ce qui pis eſt, baguenauder.

Emilie.

Cela eſt vrai.

La Mere.

C’eſt donc pour éviter la peine & pour avoir du plaiſir plus vîte, que vous faites mal. Qu’en arrive-t-il ?

Emilie.

Ah, il en arrive tout le contraire.

La Mere.

Mal faire prend plus de temps que de bien faire, n’eſt-il pas vrai ?

Emilie.

Et puis l’humeur me gagne.

La Mere.

Et dès ce moment, on fait tout de travers, & l’on eſt, je crois, bien contente de ſoi.

Emilie.

Oh, à faire pitié, Et puis, quand on eſt dans cet état, il faut ſe préſenter devant vous.

La Mere.

Et moi, je vous demande : Emilie, êtes-vous contente ?

Emilie.

Maman, c’eſt une terrible queſtion. Et puis, mon coup-d’œil vous répond. Et puis, il vous prend un ſilence. Ah le cruel ſilence ! Pourquoi donc ne me grondez-vous pas bien fort ?

La Mere.

C’eſt que je ne ſais pas gronder quand je ſuis affligée.

Emilie.

Cependant cela me ferait bien plaiſir. Mais vous n’avez pas pitié de votre Emilie.

La Mere.

Parce que je ne la gronde pas ?

Emilie.

Mais oui ; cela fait durer la peine tout le jour, & ſouvent une partie de la nuit.

La Mere.

Et adieu les jeux & les plaiſirs.

Emilie.
Et le contentement.
La Mere.

Et tout cela, pour s’éviter de la peine & pour ſe procurer du plaiſir !

Emilie.

C’eſt que ce que je veux me ferait plaiſir, au moins ſuivant mon idée, & que ce qu’on exige de moi, ne m’en fait pas.

La Mere.

Mais ſi vous diſiez : Allons, courage ! un mauvais quart-d’heure eſt bientôt paſſé. Ne ſoyons pas diſtraite. Un peu d’attention, un peu d’application ! Allons ! allons !

Emilie.

Ah, quand cela m’arrive, mes devoirs ſont faits dans un clin-d’œil ; je ſuis heureuſe, heureuſe… Tenez, ma petite Maman, je ſens là quelque choſe dans mon cœur qui me rend ſi aiſe, ſi aiſe !… Oh, comme je ſuis gaie & contente !

La Mere.

Ainſi, quand vous faites le contraire, vous vous trompez évidemment ſur les moyens qui menent au bonheur. Ne ſerait-il pas plus ſage, dans ce cas, de ſe dire : Au lieu du bien que je cherche, il va m’arriver malheur, ſi je me laiſſe aller à ma fantaiſie ; & ſi au contraire je ſais la vaincre, je jouirai d’un bonheur plus grand que celui auquel je renonce.

Emilie.

Et lequel donc ?

La Mere.

Le plus grand de tous, celui qu’il n’eſt au pouvoir de perſonne de vous faire perdre, quand une fois vous l’avez.

Emilie.

Maman, apprenez-moi donc vîte ce que c’eſt.

La Mere.

Mais c’eſt vous qui me l’avez appris. C’eſt d’être contente de vous, de ſentir là au cœur ce qui vous rend ſi aiſe. Je ne ſais comment on a le courage de ſe priver d’un ſi grand bonheur.

Emilie.

Oh, c’eſt vrai, c’eſt le plus grand plaiſir quand j’ai là au cœur je ne ſais quoi qui me fait rire toute ſeule. Comment cela s’appelle-t-il, Maman ?

La Mere.

Cela s’appelle la joie de la bonne conſcience.

Emilie.

Qu’eſt-ce que c’eſt que la conſcience ?

La Mere.

C’eſt un ſentiment intérieur qui nous avertit, malgré nous, de notre conduite.

Emilie.

Quoi, eſt-ce que cela parle ?

La Mere.

Non-ſeulement cela parle, mais cela crie au dedans de nous, & nous met fort mal à notre aiſe, quand nous avons fait une faute, même ignorée ; cela nous fait auſſi rougir des louanges qu’on nous donne, quand nous ne les méritons pas.

Emilie.

Et quand nous les méritons, qu’eſt ce que dit la conſcience ?

La Mere.

Elle approuve, & c’eſt ſon approbation qui nous rend la louange vraiment agréable. Car puiſqu’elle nous rend heureux toute ſeule, & indépendament de l’approbation des autres, & que celle-ci au contraire ne nous flatte pas un inſtant ſi notre conſcience la contredit, vous jugez combien il eſt important qu’elle ſoit contente. Vous ſentez auſſi pourquoi une faute n’eſt pas moins fâcheuſe quand elle eſt ignorée, que lorſqu’elle eſt connue ; & pourquoi une bonne action nous procure tout autant de ſatisfaction quand elle eſt cachée, que lorſqu’elle eſt ſue. C’eſt qu’au moment où l’on s’y attend le moins, notre conſcience ſe met à crier, nous fait des reproches, ou nous approuve, & nous met par conſéquent bien ou mal à notre aiſe.

Emilie.

Je l’ai entendue quelquefois, Maman ; mais il me ſemble qu’elle ne crie pas ſi fort quand elle loue que lorſqu’elle blâme.

La Mere.

Et elle fait très-bien. Quand elle a loué, il ne reſte rien à faire qu’à jouir de ſa louange ; mais quand elle blâme, il reſte à ſe corriger, & ſi elle criait moins fort, peut-être ne s’y déterminerait-on pas, du moins tout de ſuite.

Emilie.

Il faut donc toujours l’écouter ?

La Mere.

Et chercher à entendre ce qu’elle dit. C’eſt un guide ſûr, qui ne nous abandonne pas ; c’eſt une amie que nous avons toujours avec nous, & qu’on ne ſaurait trop ménager. Il ne ſuffit pas de l’écouter, il faut s’accoutumer à queſtionner cette amie pluſieurs fois dans le jour, & la prier de nous dire ſon avis ſur nos actions.

Emilie.

C’eſt drôle, quelque choſe qui parle comme cela tout bas en nous-mêmes ! Je vous promets, Maman, que je lui parlerai tous les jours, je lui demanderai bien exactement : Ma conſcience, êtes-vous contente ?

La Mere.

Et ſi elle répond : Non, Mademoiſelle ?

Emilie.

Oh, je lui apprendrai bien à dire, & encore bien haut : Oui.

HUITIEME
CONVERSATION.


Emilie.

Maman, ſavez-vous que le petit Dupleſſis eſt mort ?

La Mere.

Oui, je le ſais.

Emilie.

C’eſt donc pour cela que ſa mere eſt venue ce matin ?

La Mere.

Oui. Et ſavez-vous la cauſe de la mort de ſon fils ?

Emilie.

Non, Maman.

La Mere.

Il eſt mort pour s’être obſtiné à cacher à ſa mere une faute qu’il avait faite.

Emilie.

Comment donc cela, Maman ?

La Mere.

Il y a environ cinq ou ſix ſemaines que cette pauvre femme, ayant à ſortir, avait enfermé cet enfant dans ſa chambre ſuivant ſon uſage.

Emilie.

Voilà un uſage que je n’approuve pas.

La Mere.

Ni moi non plus ; mais les pauvres gens y ſont bien forcés quand leurs affaires l’exigent. La mere du petit Dupleſſis lui avait défendu de monter ſur les chaiſes. Dès qu’il fut ſeul, il monta ſur un fauteuil, & de là ſur la commode, pour prendre un pot de confitures qu’il avait vu mettre ſur une planche. Il en mangea tant qu’il put : en deſcendant il tomba ſur la tête, & ſe fit grand mal ; mais il n’en voulut rien dire, de peur d’être grondé. Quelque temps après il lui prit de grands maux de tête & de la fievre. On le queſtionna beaucoup, pour ſavoir s’il n’avait pas fait de chute. N’en prévoyant pas la conſéquence, il ſoutint toujours qu’il ne lui était rien arrivé : enfin deux jours avant ſa mort il avoua tout, mais trop tard ; le dépôt était formé dans la tête, & le mal ſans remede.

Emilie.

Et s’il l’avait dit tout de ſuite ?

La Mere.

On l’aurait ſauvé ſans doute.

Emilie.

Et comment aurait-on fait ?

La Mere.

Une ſaignée immédiatement après la chute prévient le danger.

Emilie.

Voilà une triſte avanture !

La Mere.

Vous voyez qu’une faute cachée n’en eſt pas moins une faute, & pour être ignorée, n’en a pas moins ſes effets dont un enfant ne peut pas prévoir les conſéquences ſouvent funeſtes.

Emilie.

Ah, je le vois de reſte, Maman ; cela parle de ſoi-même, & d’une maniere aſſez frapante. Il eſt bon d’avoir cette amie… vous ſavez bien ?… à laquelle on puiſſe confier toutes ſes ſotiſes ſans ſcrupule.

La Mere.

Et qui juge pour nous des ſuites qu’elles peuvent avoir, & qu’il eſt important de nous faire connaître.

Emilie.

Afin de nous préſerver de notre perte ; n’eſt-ce pas ? Mais, Maman, puiſque cet enfant était ſi méchant, pourquoi ſa mere eſt-elle ſi affligée ?

La Mere.

C’eſt que la nature eſt plus forte que la raiſon ; c’eſt que la tendreſſe maternelle eſt le plus indomptable de tous les ſentimens ; c’eſt qu’une mere eſpere toujours que ſon enfant ſe corrigera, tant par les avis qu’il reçoit, que par ſa propre expérience.

Emilie.

Maman, voulez-vous bien me dire ce que c’eſt que l’expérience ?

La Mere.

Ce ſont les connaiſſances que nous acquérons par le ſouvenir de ce qui nous eſt arrivé. Par exemple, votre expérience vous a déja appris qu’il ne faut pas grimper ſur les échelles luiſantes, & qu’on eſt malheureux quand on ne fait pas le ſacrifice de ſes fantaiſies à ſes devoirs.

Emilie.

Bon, voilà encore un mot que je n’entends pas, Qu’eſt-ce que c’eſt qu’un ſacrifice ?

La Mere.

Vous faites donc des ſacrifices, comme le Bourgeois Gentilhomme de la proſe, ſans le ſavoir ? Des ſacrifices on en fait pour ſoi & pour les autres. Ceux que l’on fait pour ſoi conſiſtent à renoncer à un avantage préſent & ſouvent imaginaire, dont on s’eſt exagéré le prix, pour s’en procurer un autre plus éloigné, mais plus grand, plus ſûr & plus durable.

Emilie.

Comment cela, Maman ?

La Mere.

Quand vous quittez vos jeux pour aller travailler de grand cœur, vous faites le ſacrifice d’un plaiſir préſent, pour vous en procurer un plus grand, plus éloigné, mais plus réel & plus ſolide.

Emilie.

Lequel donc ?

La Mere.

Celui de pouvoir aſpirer un jour à être comptée parmi les perſonnes de votre ſexe les plus eſtimées & les plus aimables peut-être.

Emilie.

Ah, je comprends cela fort bien à préſent, & cela vaut bien la peine.

La Mere.

Cela s’appelle ſacrifier ſon plaiſir à ſon devoir ; & vous voyez que c’eſt un bon calcul, car le profit eſt au bout.

Emilie.

Mais, Maman, je ſerai donc un jour aimable peut-être ?

La Mere.

Peut-être, ſi vous continuez à cultiver votre eſprit & les talens que la nature peut vous avoir donnés. Car je n’ai jamais oui dire qu’on devînt aimable à force de pareſſe & d’inapplication.

Emilie.

Ni moi non plus. Et les ſacrifices que l’on fait aux autres ?

La Mere.

Conſiſtent à renoncer à un plaiſir ou à un avantage perſonnel pour leur en procurer. C’eſt ce qu’on appelle la bonté. Quelquefois même on conſent à ſon propre domage, on s’attire volontairement des peines pour en épargner aux autres, ou pour leur procurer un très-grand bien ; & cela s’appelle ou de la généroſité, ou même de l’héroïſme, ſuivant que l’objet du ſacrifice eſt plus ou moins grand.

Emilie.

Et le profit eſt-il auſſi au bout ?

La Mere.

Sans doute, puiſque la conſcience avec laquelle, comme vous ſavez, il nous importe ſi fort d’être bien, nous inſpire alors un grand fond d’eſtime pour nous-mêmes.

Emilie.
Elle nous le dit tout bas ?
La Mere.

Et elle ajoute que les autres ont raiſon de faire cas de nous, Et cette certitude d’avoir ſatisfait à l’élévation de notre ame & à la dignité de notre nature eſt une ſource de jouiſſances délicieuſes.

Emilie.

Maman, me permettez-vous de vous demander une choſe ?

La Mere.

Dites.

Emilie.

Pourquoi avez-vous fait entrer la femme de Dupleſſis dans votre cabinet ?

La Mere.

Que trouvez-vous de ſingulier à cela ?

Emilie.

Mais vous l’avez fait aſſeoir.

La Mere.

Eh bien ?

Emilie.

Mais vous lui avez donné votre main. Elle s’eſt miſe à pleurer ; les larmes vous ſont venues aux yeux, & vous l’avez appellée mon enfant.

La Mere.

Que concluez-vous de tout cela ?

Emilie.

Je crois qu’elle était bien affligée, & que vous vouliez la conſoler.

La Mere.

Cela eſt vrai.

Emilie.

Mais je croyais qu’il ne fallait pas cauſer avec les domeſtiques.

La Mere.

Et pourquoi ne faut-il pas cauſer avec eux ?

Emilie.

C’eſt qu’il n’y a pas grand profit à tirer de leur converſation.

La Mere.

Mais lorſqu’il s’agit de leur bien, lorſqu’il s’agit de les conſoler dans leurs peines ?

Emilie.

Ah, cela change la theſe.

La Mere.

Emilie n’a pas beſoin de cauſer avec eux ; car comme ils n’ont pas eu les moyens d’être bien élevés, que pourrait-elle apprendre dans leur commerce ? Et moi, j’ai grand beſoin de cauſer avec eux, ſur-tout quand ils ſont affligés. Qui peut mieux les conſoler que moi ? Qui connaît mieux leur ſituation ? Rien ne rapproche les conditions comme le malheur. Demain je peux perdre mon enfant, & être plus malheureuſe que la femme de Dupleſſis ; & alors cette bonne femme ſerait vraiſemblablement beaucoup plus affligée que je ne le ſuis de la perte de ſon fils.

Emilie.

Et pourquoi cela, Maman ?

La Mere.

Parce que les bons domeſtiques s’attachent plus à leur maître, qu’un bon maître ne peut s’attacher à eux. Nous avons trop d’objets d’attachement ſupérieurs à eux ; ils n’en ont pas d’autre que nous. Voilà pourquoi un bon domeſtique mérite beaucoup d’eſtime.

Emilie.

Je conçois cela.

La Mere.

Son devoir eſt de nous ſervir, d’être ſoumis à nos ordres, exact & fidele ; le nôtre, de le bien payer, de le traiter avec douceur & juſtice. Mais s’il nous donne journellement des preuves de zele, s’il nous ſert avec affection & attachement, n’eſt-il pas bien juſte que nous nous chargions de ſon bonheur autant qu’il dépend de nous ?

Emilie.

Cela eſt vrai. Mais comment faire, puiſqu’on ne peut jouer avec eux ?

La Mere.

Ce n’eſt pas ce bonheur qu’ils attendent de nous. Ils n’ont beſoin ni de jouer avec nous, ni d’être aſſis à côté de nous. Mais puiſqu’ils nous ſervent bien, ils ont le droit d’être bien payés. Puiſque leur état nous eſt néceſſaire & qu’il les rapproche de la ſervitude, nous ne devons pas exiger d’eux au-delà de ce qu’ils peuvent faire. Puiſque nous diſpoſons d’eux entiérement en temps de ſanté, nous devons les ſoigner dans leurs maladies. Puiſqu’ils ſont hommes comme nous, nous devons les conſoler quand ils ont de la peine. Puiſqu’enfin nous leur ſommes ſupérieurs en tout, notre conduite doit être pour eux une leçon continuelle de juſtice, d’ordre, de probité. Nous leur manquons, lorſque nous leur permettons de s’écarter de leur devoir. Notre exemple doit les tenir dans le reſpect. En un mot, nous devons nous conduire avec eux comme un pere juſte & bon ſe conduit avec ſes enfans.

Emilie.

Vous êtes donc ainſi le pere de toute la maiſon ?

La Mere.

Votre pere & moi, nous ſommes les chefs de la maiſon ; je ſuis votre mere, & j’en tiens lieu à tous ceux qui ſont ſous mes ordres.

Emilie.

Voilà pourquoi tout le monde vous obéit ?

La Mere.

Chaque maiſon compoſe une famille plus ou moins grande ; chaque famille a un chef qui la gouverne & la protege ; à qui l’on eſt convenu de s’en rapporter, qui veille aux intérêts de chacun, & à qui chacun eſt ſoumis.

Emilie.

Et moi, Maman, qu’eſt-ce que je ſuis ?

La Mere.

Vous êtes un des membres de la famille.

Emilie.

Comment un des membres ? Je ſuis un membre, moi ?

La Mere.

C’eſt une façon de parler. Comme on déſigne celui qui eſt le premier de la famille & qui la gouverne, par le chef qui veut dire tête, on continue la comparaiſon, & l’on appelle membres les autres perſonnes qui compoſent la famille.

Emilie.

Les domeſtiques ſont donc auſſi des membres ?

La Mere.

Sans doute, chacun dans ſa ſphere & dans la place qui lui eſt échue. Enſuite, comme hommes, nous ſommes tous à côté les uns des autres, c’eſt-à-dire, que toute créature humaine mérite notre bienveillance.

Emilie.

Que veut dire bienveillance ?

La Mere.

Le mot vous l’explique : Bien vouloir, vouloir du bien.

Emilie.

Ah, c’eſt vrai ! Eh bien, Maman, il faut donc vouloir du bien à tout le monde ?

La Mere.

Il me le ſemble, ſur-tout ſi vous déſirez que tout le monde vous veuille auſſi du bien. Mais comme il y a différens états, différentes claſſes dans la ſociété, que chaque claſſe vit entre elle dans l’égalité ; lorſque nous avons à faire aux hommes d’une autre claſſe que la nôtre, nous nous conduiſons avec eux ſuivant leur rang. S’ils ſont d’une claſſe au deſſus de la nôtre, nous leur devons de la déférence, du reſpect ; s’ils ſont au deſſous, nous leur marquons de la politeſſe, des égards, de la bonté.

Emilie.

Les claſſes, c’eſt comme au couvent ; n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Pourquoi pas ? Cela en peut du moins donner une idée. Au couvent c’eſt l’âge qui ſépare les différentes claſſes ; il y a les grandes penſionaires, il y a les petites, il y a la claſſe des novices ; & vous ſavez que l’âge met une grande différence dans les égards qu’on ſe doit. Dans le monde il y a auſſi différentes claſſes, & c’eſt la naiſſance & l’importance des fonctions qui décident du rang que chaque claſſe tient dans la ſociété. Il y a la claſſe des gens de la cour, celle des militaires, celle de la magiſtrature, celle du commerce ; & l’on range dans la même claſſe les perſonnes de la même profeſſion. Par exemple, la profeſſion des armes eſt réſervée à la nobleſſe.

Emilie.

Tous les militaires ſont donc de la même claſſe que mon papa ?

La Mere.

Oui, quoique dans le ſervice militaire il y ait différens grades & diverſes décorations.

Emilie.

Qu’eſt-ce que c’eſt que des décorations ?

La Mere.

Des diſtinctions extérieures, le droit de porter les ordres du Roi, le cordon bleu, le cordon rouge, &c.

Emilie.

A propos, Maman, qu’eſt-ce que c’eſt que le Roi ? Il y a long-temps que je veux vous le demander.

La Mere.

C’eſt le chef d’une grande famille.

Emilie.

Ah, ah ! Voilà pourquoi tout le monde eſt obligé de lui obéir ? Eſt-ce que nous ſommes de ſa famille ? Tout le monde eſt-il de ſa famille ?

La Mere.

Nous ſommes une des familles qu’il gouverne.

Emilie.

Bon ! Il eſt donc le chef de toutes les familles ?

La Mere.

Les habitans d’une ville ou d’un village ſont partagés par familles ; un pays eſt compoſé de beaucoup de villes & de villages ; un royaume eſt compoſé de pluſieurs pays ou provinces ; & le Roi eſt le chef de tout ſon royaume.

Emilie.

Quoi, de toutes les familles ?

La Mere.

Oui.

Emilie.

Il a donc bien des affaires ?

La Mere.

Il en a tant qu’il ne peut pas les faire ſeul.

Emilie.

Et comment fait-il ?

La Mere.

Il choiſit des perſonnes qu’il juge dignes de ſa confiance, & qui gouvernent ſon royaume ſous ſes ordres ; & l’on eſt obligé de leur obéir, lorſqu’ils parlent au nom du Roi.

Emilie.

Tenez, c’eſt comme votre maître d’hôtel à qui vous dites le matin tout ce que vous voulez qu’on faſſe dans la maiſon.

La Mere.

Préciſément. La comparaiſon n’eſt pas des plus nobles, mais n’importe.

Emilie.

Et ceux qui gouvernent pour le Roi, les appelle-t-on auſſi des maîtres d’hôtel ?

La Mere.

Non, à moins qu’ils ne gouvernent ſa table ; mais ce ſont des miniſtres, des gouverneurs, des commandans, des intendans, qui gouvernent les affaires de ſon royaume. Ils ont différens titres ſuivant leurs diverſes fonctions.

Emilie.

Mais eſt-ce que tout ſon royaume eſt obligé de venir tous les matins ſavoir de ſes nouvelles, comme je viens ſavoir des vôtres ?

La Mere.

Avec un peu de réflexion vous verriez que cela eſt impoſſible.

Emilie.

Auſſi, Maman, je badine.

La Mere.

Tous ſes ſujets ne peuvent être admis à cet honneur, & n’en ont pas beſoin. Le droit de lui faire la cour eſt réſervé aux Princes de ſon ſang, c’eſt-à-dire, à ſes parens ; à ſes miniſtres, aux premieres dignités & à la nobleſſe de ſon royaume.

Emilie.

On lui doit donc bien du reſpect ?

La Mere.

Autant que vous m’en devez, & par la même raiſon.

Emilie.

Et Monſieur le Dauphin, c’eſt ſon fils ?

La Mere.

Dauphin eſt le titre qu’on donne à l’héritier du trône de France, c’eſt-à-dire, à celui qui en ligne directe doit être Roi après celui qui regne.

Emilie.

C’eſt beau d’être Roi ?

La Mere.

Et ſur-tout de mériter le titre de bon Roi.

Emilie.

Et pourquoi cela eſt-il ſi beau ?

La Mere.

Parce qu’un bon Roi eſt le pere de ſon peuple, qu’il eſt ſouverainement, juſte, qu’il fait la gloire de ſa nation, & que le bien public, c’eſt-à-dire, de tous les ordres de citoyens eſt ſon ouvrage, comme le bonheur d’une famille eſt l’ouvrage & l’occupation d’un bon pere.

Emilie.

Le Roi eſt donc bien heureux ?

La Mere.

Sans doute. Puiſque le bonheur eſt la récompenſe de tous ceux qui font du bien dans leur claſſe, jugez du bonheur de celui qui fait le bien général !

Emilie.

Il doit être bien aimable auſſi ?

La Mere.

Par la même raiſon. Mieux on remplit ſes devoirs, plus on eſt heureux ; & plus on eſt content de ſoi, plus on eſt aimable pour les autres. Or quand on a rempli de tous les devoirs le plus important, je penſe qu’on doit être ſouverainement aimable.

Emilie.

Eh bien, je l’aime, ſans l’avoir jamais vu. Pourquoi ne vient-il pas vous voir, Maman, puiſque vous allez bien lui faire votre cour ?

La Mere.

Le Roi ne va voir perſonne.

Emilie.

Pourquoi ? Eſt-ce qu’il eſt malade ?

La Mere.

C’eſt qu’il eſt par ſa dignité ſi fort au deſſus des autres, qu’il n’eſt pas d’uſage qu’il accorde cet honneur à des particuliers.

Emilie.

Il a tort. Nous tâcherions de l’amuſer ici, puiſqu’il eſt bon & que nous l’aimons.

La Mere.

Et s’il n’a pas beſoin de nous pour s’amuſer ?

Emilie.

J’entends ; il a ſa ſociété comme vous avez la vôtre.

La Mere.

Et ſur-tout plus d’affaires que vous & moi.

Emilie.

Eh bien, pourvu qu’il ſoit heureux, je ſuis auſſi contente.

La Mere.

D’autant que je verrais, je crois, ma petite jaſeuſe dans un bel embarras, ſi le Roi entrait ici.

Emilie.

Mais oui, cela pourrait bien être… Le reſpect… Et puis, Maman, quand on ne ſe connaît pas… Le Roi eſt bien autre choſe qu’un Maréchal de France… Mais qu’eſt-ce qui fait qu’on eſt Roi ? Tout le monde peut-il être Roi ?

La Mere.

C’eſt ſuivant les pays. En France c’eſt le plus proche parent du Roi en ligne directe qui lui ſuccede ; ou pour vous dire la même choſe dans les termes d’uſage, en France, comme en beaucoup d’autres royaumes, la couronne eſt héréditaire. Il y a des pays où le peuple ſe choiſit & s’élit un Roi ; c’eſt ce qui s’appelle un royaume électif. Chaque état a ſes loix & ſes uſages.

Emilie.

Maman, eſt-ce que Papa ne tient pas auſſi lieu de pere à ſes domeſtiques ?

La Mere.

Certainement. Qu’eſt-ce qui vous en ferait douter ?

Emilie.

C’eſt que c’eſt toujours vous qui ordonnez tout dans la maiſon.

La Mere.

C’eſt que lorſqu’une femme par ſa prudence & par ſa vigilance a mérité la confiance de ſon mari, il lui abandonne le ſoin & la conduite de ſa maiſon, parce qu’il a les devoirs de ſon état à remplir, & que ſon temps appartient plus aux affaires publiques qu’à ſes propres affaires.

Emilie.

Et moi, Maman, ai-je de la prudence ?

La Mere.

Mais, c’eſt à votre conſcience à vous dire ce qu’elle en préſume.

Emilie.

A propos, Maman, vous m’avez promis que vous me diriez ce que c’eſt que Monſieur Gobemouche.

La Mere.

Voilà, par exemple, un à propos auquel je ne m’attendais pas… Je ne crois pas Monſieur Gobemouche d’une origine fort noble. Si je ne me trompe, il nous vient d’une farce du Théatre italien. C’eſt un monſieur qui n’a point d’avis à lui, & veut cependant raiſoner ſur tout. Il n’entend rien aux choſes dont on parle, & il veut faire le docteur. Moyennant cela, pour cacher ſon ignorance & ſon indéciſion, il ſe perd dans un verbiage qui ne ſignifie rien. Depuis ſon apparition on a donné ſon nom à tous ceux qui parlent ſans rien dire.

Emilie.

Parler ſans rien dire ! Comment font-ils donc ?

La Mere.

Comme une jeune perſonne de ma connaiſſance fait quelquefois ; ils parlent au hazard.

Emilie.

Oh, je m’en corrigerai, je ne parlerai plus de ce que je n’entends pas ; j’ai mon avis, & mon avis, c’eſt que je ne veux pas qu’on m’appelle Mademoiſelle Gobemouche… Ah, je voulais encore vous demander autre choſe. Maman, quand eſt-ce que je lirai l’hiſtoire de Titus & celle de Domitien ?

La Mere.

Tout à l’heure, ſi vous voulez ; dès que vous aurez fini votre ouvrage.

Emilie.

Oh, Maman, j’en ai encore un grand bout à finir : ſi vous vouliez, je lirais à préſent, car cela ne ſera pas fait d’une demi-heure.

La Mere.

Je conviens que tout en jaſant vous avez été aſſiſe aſſez long-temps ; je voudrais cependant qu’avant de changer de place, vous finiſſiez votre ouvrage.

Emilie.

Maman, je vais le finir ; mais pour quoi ne puis-je pas lire à préſent ? Car il me ſemble que je finirais tout auſſi bien mon ouvrage après avoir lu.

La Mere.

Dans quelques années je ſerai peut-être de votre avis ; mais aujourd’hui je ne le puis pas encore.

Emilie.

Pourquoi cela, Maman ?

La Mere.

C’eſt que je crois que l’habitude de ne point interrompre ce que l’on fait, eſt bonne & même très-eſſentielle à prendre de bonne heure, parce qu’elle peut influer ſur toute votre vie. Or vous êtes tout juſte dans l’âge où l’on prend les habitudes que l’on conſerve ; & ſi vous n’en prenez pas de bonnes, comment ferez-vous par la ſuite ?

Emilie.

Allons, je vois bien que vous avez encore raiſon.

La Mere.

Je conçois qu’à votre âge on aime à varier ſon travail : cependant il ne faut pas ſauter d’une occupation à une autre ſans ceſſe & ſans raiſon.

Emilie.

Oui, quand je joue, par exemple, il ne faut pas m’interrompre pour travailler ; & quand je travaille, il ne faut plus penſer à jouer.

La Mere.

Vous parlez comme un oracle. Et quand on quitte ſon ouvrage, il faut le ſerrer de même que quand on quitte ſes jeux. Notre petit code dit : Ne laiſſez rien traîner de tout ce qui a ſervi à votre amuſement.

Emilie.

Oui. Remettez chaque choſe à ſa place ; cela donne l’eſprit d’ordre. Vous voyez bien, Maman, que je retiens ce que dit le code.

La Mere.

Mais il ne ſuffit pas d’en retenir les mots, il faut les mettre en pratique.

Emilie.

Maman, cela viendra.

La Mere.

Ma fille, cela ne viendra pas, ſi vous ne commencez pas dès à préſent.

Emilie.

Maman, cela eſt peut-être déja un peu venu ; mais le petit code dit auſſi qu’il ne faut pas ſe vanter.

La Mere.

J’entends : c’eſt la modeſtie qui vous fait ſi bien cacher ce qui eſt venu, que moi-même je le croyais encore à venir.

Emilie.

Mais, Maman, à quoi ſert d’avoir l’eſprit d’ordre ?

La Mere.

A tout. Point d’eſprit de conduite ſans l’eſprit d’ordre. Or que penſez-vous de quelqu’un qui ne ſait pas ſe conduire ? Ordre & regle ſont ſynonymes en fait de conduite. L’eſprit d’ordre regle tout & aſſigne à chaque choſe ſa véritable place. Sans lui on ne ſait jamais ce que l’on fait, ſans compter que rien n’eſt ſi commode que l’eſprit d’ordre. Il vous fait ſur-tout gagner du temps, & vous ſavez que le temps eſt la choſe du monde la plus précieuſe.

Emilie.

Comment vous fait-il gagner du temps ?

La Mere.

Quand vous laiſſez traîner toutes les choſes qui ſervent, ſoit à votre travail, ſoit à votre amuſement, qu’eſt-ce qui vous arrive, lorſque vous voulez les retrouver ?

Emilie.

Que je ne ſais plus où elles ſont, parce que les domeſtiques les ont rangées je ne ſais où, & que je ne ſais plus où les prendre.

La Mere.

Et comment faites-vous pour les retrouver ?

Emilie.

Je les cherche.

La Mere.

Mais ne perdez-vous pas du temps en les cherchant ?

Emilie.

Cela eſt vrai.

La Mere.

Et ce temps eſt-il bien employé ?

Emilie.

Non.

La Mere.

Or ſi vous euſſiez rangé vos affaires la veille, vous les retrouveriez tout de ſuite.

Emilie.

Cela eſt vrai.

La Mere.

Et bien plus commode.

Emilie.

Oui, ſur-tout le lendemain.

La Mere.

Mais une perſonne prudente ſonge au lendemain. Et puis, retrouvez-vous toujours vos affaires ?

Emilie.

Non, il y en a ſouvent de perdues.

La Mere.

Et vous n’avez peut-être jamais penſé que c’était par votre faute.

Emilie.

Mais pourquoi les gens ne rangent-ils pas ce qu’ils trouvent ?

La Mere.

Et pourquoi voulez-vous qu’ils mettent plus d’importance aux choſes qui vous appartiennent, que vous n’y en mettez vous-même ? Ils ne ſont pas fondés à croire que ce que vous laiſſez traîner, mérite d’être conſervé.

Emilie.

Cela eſt encore vrai.

La Mere.

Ainſi une petite étourdie s’expoſe à perdre par ſa négligence & ſon manque de ſoins, les choſes qui lui appartiennent, & peut encore commettre l’injuſtice de s’en prendre aux autres de ſes propres fautes. Eh bien, quand on n’a pas l’eſprit d’ordre, les idées ſe perdent & ſe confondent dans la tête, comme vos joujoux dans votre chambre ; on ne ſait ce qu’on dit, on ne ſait ce que l’on veut, & l’on paſſe la moitié du temps pour une folle ou pour une hébêtée. Comprenez-vous à préſent à quoi l’eſprit d’ordre eſt bon ?

Emilie.

Cela eſt plus ſérieux que je ne croyais.

La Mère.

Et cependant, voilà ce grand bout de votre ouvrage qui devait durer ſi long-temps, achevé.

Emilie.

C’eſt que les enfans ne ſavent pas toujours ce qu’ils diſent ni ce qu’ils veulent.

La Mère.

Veulent-ils lire l’hiſtoire des deux empereurs avant la promenade ?

Emilie.

Ah oui, ma chere Maman, je n’y penſais déja plus. Voilà ce que c’eſt pourtant que l’eſprit d’ordre !

La Mère.

C’eſt l’eſprit de l’enfance que vous voulez dire.

NEUVIEME
CONVERSATION.


Emilie.

Ah, Maman, qu’il fait beau à ſe promener !… Il y a bien long-temps que vous ne m’avez conté d’hiſtoire.

La Mere.

Il eſt vrai.

Emilie.

Si vous vouliez avoir la complaiſance de m’en dire une. Le voulez-vous, chere Maman ?

La Mere.

Mais cela vous ennuyera peut-être. Il y a toujours un peu de morale dans mes contes.

Emilie.

La morale n’ennuie que quand on a fait des fautes.

La Mere.

C’eſt-à-dire, que quand elle ne nous regarde pas, & qu’elle ne touche que les autres, on peut la ſupporter ?

Emilie.

Mais non, Maman, ce n’eſt pas ce que je voulais dire.

La Mere.

Quoi donc ?

Emilie.

Faut-il que la morale faſſe toujours des reproches ?

La Mere.

Non, elle peut nous avertir d’un danger avant que nous ayons fait la faute d’y tomber.

Emilie.

Alors, Maman, je l’aime.

La Mere.

Nous verrons ſi vous aimerez la morale de mon conte.

Emilie.

Eſt-ce une belle hiſtoire, votre conte ?

La Mere.

Vous allez en juger. Tout en nous promenant, je vous conterai l’avanture de deux petits meſſieurs, & vous me direz ce que vous penſez de leur conduite.

Emilie.

Oh oui, Maman, je vous le promets. Etaient-ils bien aimables, bien ſages ?

La Mere.

Vous le verrez. Prenons par ce ſentier ; le chemin eſt beau, & nous ne rencontrerons perſonne qui nous interrompe.

Emilie.

Eh bien, Maman ?

La Mere.

Eh bien, ma fille ! J’ai connu en province deux peres de famille d’une condition médiocre, mais honnête & aiſée. Ils avaient chacun un fils.

Emilie.

Maman, voilà un beau commencement.

La Mere.

Ma fille, j’en ſuis bien aiſe.

Emilie.

Ils avaient donc chacun un fils ?

La Mere.

Et ces deux jeunes gens étoient liés d’amitié à l’exemple de leurs parens… ou plutôt de connaiſſance : car comme chacun avait une grande idée de ſon propre mérite, ils n’avaient guere de confiance l’un pour l’autre.

Emilie.

Ah, ah !

La Mere.

Un jour il leur prend fantaiſie, à chacun de ſon côté, de quitter la maiſon paternelle, & ſans ſe communiquer leur deſſein, ils réſolurent, chacun par devers lui, de s’échaper & d’aller chercher fortune à Paris.

Emilie.

La maiſon paternelle, c’eſt la maiſon de ſon papa, n’eſt-ce pas, Maman ?

La Mere.

Oui.

Emilie.

Comment, ils voulaient s’en aller ſans permiſſion ? Mais cela était bien mal !… Et s’en aller tout ſeuls, tout ſeuls ? Ils étaient donc fous ? Qu’eſt-ce qu’ils voulaient devenir ?

La Mere.

Ce qui vous ſurprendra, c’eſt qu’ils avaient tous deux une raiſon bien forte pour reſter chez eux.

Emilie.

Quoi donc, Maman ?

La Mere.

L’un était ſourd ; l’autre, ſans être tout-à-fait aveugle, voyait à peine à ſe conduire.

Emilie.

Ah, les pauvres enfans !

La Mere.

Il eût été à propos de remédier à ces accidens avant que de ſe mettre en route : pour vivre dans le monde, on n’a pas trop de ſes deux yeux & de ſes deux oreilles.

Emilie.

Oh je crois que non. Je parie que ces deux petits meſſieurs ne valaient pas grand’choſe ; n’eſt-ce pas, Maman ?

La Mere.

Vous jugez bien vîte. Voudriez vous qu’on décidât de votre conduite & de votre caractere ſur une folie qui vous aurait paſſé un moment par la tête ?

Emilie.

Non, Maman.

La Mere.

Attendez donc que vous ſachiez leur hiſtoire, pour avoir une opinion ſur eux ; & ſi elle doit leur être défavorable, vous ferez encore très-bien de ſuppoſer que leurs torts ont pu être exagérés.

Emilie.

Pourquoi cela, Maman ?

La Mere.

Ne penſez-vous pas qu’on ne connaît jamais la ſituation des autres comme on connaît la ſienne ?

Emilie.

Je le crois, Maman.

La Mere.

Il faut donc juger leurs actions avec beaucoup de réſerve & d’indulgence, parce qu’on ne ſait pas tout ce qu’ils ont à dire pour leur excuſe.

Emilie.

Cela me paraît juſte.

La Mere.

Et ſur-tout réfléchir & examiner long-temps avant de condamner. Ne déſirez-vous pas qu’on en agiſſe ainſi à votre égard ?

Emilie.

Oui, ſûrement, Maman. Ainſi je ſuſpends mon jugement ; c’eſt le plus court.

La Mere.

Et le plus ſûr.

Emilie.

Eh bien, que firent-ils ?

La Mere.

Quoique leur infirmité, d’abord peu conſidérable, augmentât de jour en jour, elle ne put arrêter leur projet. La jeuneſſe eſt ardente, & ſouffre impatiemment les conſeils. Elle ne doute de rien. Son imagination lui répond de ſes ſuccès, & la raiſon eſt preſque toujours la derniere conſultée.

Emilie.

Voilà de la morale. Eſt-ce pour moi que vous dites cela, Maman ?

La Mere.

C’eſt mon conte qui dit cela pour les perſonnes qui aiment à conſulter leur raiſon, & qui trouveront qu’il dit vrai.

Emilie.

La raiſon eſt comme la conſcience peut-être ? Parle-t-elle auſſi ?

La Mere.

Réfléchir ſur les avis qu’on reçoit, & les ſuivre quand on les trouve bons, c’eſt écouter la raiſon. Mais ce n’était pas l’uſage de mon ſourd, qui au reſte s’appellait Mercourt.

Emilie.

Ah, j’avais bien envie de ſavoir ſon nom, & je ſuis bien aiſe de ne le pas connaître.

La Mere.

Que ferai-je, diſait-il, dans la maiſon de mon pere ? Puis-je eſpérer ici un ſort digne de moi ? Je ſuis grand, bien fait ; j’ai du mérite & de l’eſprit. Faut-il vivre ignoré, & ſous le prétexte que j’ai l’oreille un peu difficile, prétend-on me borner à une vie obſcure ? On me reproche ma ſurdité, pour me refuſer les éclairciſſemens que je demande, mais je ſaurai m’en paſſer ; je ne perdrai plus mon temps à queſtionner, & je ferai mon chemin par moi-même.

Emilie.

Il a bonne opinion de lui, ce Monſieur de Mercourt. Il ne veut plus perdre ſon temps à écouter !

La Mere.

J’en connais qui ne le diſent pas, mais qui font de même.

Emilie.

Qui donc, Maman ?

La Mere.

Mais, par exemple, ceux qui ne profitent pas des bons avis. C’eſt comme ſi l’on diſait qu’on ne veut pas perdre ſon temps à écouter.

Emilie.

J’eſpere que je ne connais perſonne dans ce cas.

La Mere.

Il arriverait à ces perſonnes de condamner dans les autres les mêmes fautes dont elles ſont coupables, ſans avoir l’air de le ſavoir.

Emilie.

J’entends bien, Maman.

La Mere.

Pour Mercourt, comme il n’entendait pas, il s’était perſuadé qu’on ne lui parlait jamais ; il ſe moquait des défauts de ſon camarade, & il ne voyait pas les ſiens. Si j’étais aveugle, diſait-il, je ne me plaindrais pas d’être négligé. Sans yeux on n’eſt bon à rien. Mon pauvre aveugle ne ſait guere que ce qu’il a appris de moi, & il ne peut ſe flatter d’en ſavoir jamais davantage. Son accident d’ailleurs ne peut ſe cacher, & l’on peut très-bien ignorer le mien. La nature m’en a dédomagé, par une pénétration d’eſprit peu commune. Je parie que la plupart de ceux que je fréquente ſont encore à s’appercevoir de ma prétendue ſurdité. Il y a une maniere de prendre part à tout, ſans y rien concevoir. Un ſourire, un ſigne de tête, un mot jeté à propos ſuivant l’air & le geſte de ceux qui parlent, tout cela m’a donné la réputation d’un homme qui entend très-finement.

Emilie.

Ah, il faiſait comme Monſieur Gobemouche ?

La Mere.

Préciſément. J’ai vu ſouvent, continuait-il, les gens les plus graves rire de mes bons mots ; & le ſeul reproche que j’aie eu à faire à mes oreilles, c’eſt de n’avoir pas toujours entendu l’éloge qu’on faiſait de moi.

Emilie.

Voilà un drôle de corps ! Je parie qu’il faiſait bien des quiproquo.

La Mere.

Eſt-ce que vous ſavez ce que c’eſt qu’un quiproquo ?

Emilie.

Oui, Maman, c’eſt un coq-à-l’âne.

La Mere.

Et qu’eſt-ce que c’eſt qu’un coq-à-l’âne ?

Emilie.

Mais c’eſt de dire une choſe qui n’eſt pas ce qu’on dit.

La Mere.

Vous trouvez cette définition apparemment bien claire ? Tâchez cependant de vous expliquer d’une maniere un peu plus préciſe ; vous ſavez que je ne comprens pas aiſément.

Emilie.

Ah, Maman, vous comprenez très-bien ce que je veux dire.

La Mere.

Mais quand cela ſerait, je n’en ſerais pas plus contente, Puiſqu’on ne parle que pour être entendu, il me ſemble qu’il faut s’accoutumer à parler avec clarté, netteté & préciſion. Je ne trouve aucune de ces qualités dans votre explication.

Emilie.

Mais, tenez, Maman, c’eſt quand vous dites une choſe, & que moi je me trompe & j’en entends une autre, & je réponds à ce que j’ai entendu.

La Mere.

Cela devient un peu plus clair. Voyons, peut-être un exemple me rendra votre idée plus ſenſible.

Emilie.

Eh bien, Maman, ſi vous diſiez, par exemple, ou une autre, en parlant de moi : Voilà une petite demoiſelle qui fera honneur à ſon éducation ; & puis il paſſerait une autre petite demoiſelle qui croirait que vous parlez d’elle, & qui dirait, en faiſant la révérence : Madame, vous avez bien de la bonté, elle ferait un quiproquo. N’eſt-ce pas cela, Maman ?

La Mere.

Ou ſi on l’avait dit d’elle, & que vous euſſiez fait la révérence, c’eſt vous qui auriez fait le quiproquo ou la mépriſe.

Emilie.

Ah oui ; mais je n’aurais pas fait la révérence.

La Mere.

Et pourquoi pas ?

Emilie.

Mais, Maman, c’eſt que je crois qu’il ne faut pas être ſi prompte à s’appliquer les éloges.

La Mere.

Vous avez raiſon. Il vaut mieux les mériter effectivement, que croire trop légérement les avoir mérités.

Emilie.

Et notre hiſtoire, Maman ?

La Mere.

A propos !… Tandis que Mercourt s’occupait de ſes projets, Sainville, c’était le nom de l’aveugle, tenait conſeil de ſon côté. La ſurdité de mon voiſin m’afflige, diſait-il, il ſera obligé de paſſer ſa vie chez ſon pere. Que faire dans le monde quand on n’entend point ?

Emilie.

Fort bien ! En voilà encore un qui voit le défaut de l’autre, & je parie qu’il ne voit pas le ſien.

La Mere.

Cela pourrait bien être. Pour moi, diſait-il, ſi j’ai la vue un peu faible, j’ai en revanche écouté de toutes mes oreilles. J’ai de la mémoire, j’ai acquis des connaiſſances. Mercourt eſt orgueilleux & opiniâtre ; je ſuis docile & me ſoumets ſans peine aux volontés des autres. Par là j’ai trouvé le ſecret de me ſervir de leurs yeux. Ils voient pour moi, & me diſpenſent du ſoin de me gouverner. Avec le ſecours de bons guides, je me tirerai toujours d’affaire : on peut compter ſur l’aſſiſtance des autres, quand on ſait s’y fier.

Emilie.

Hem !

La Mere.

Leur plan ainſi arrêté, ils ne tarderent pas à le mettre en exécution. Quittant ſans bruit la maiſon paternelle, ils prirent chacun une route différente ; l’aveugle muni d’un guide, & le ſourd ſe repoſant ſur ſon mérite.

Emilie.

Ah, voyons ce qu’ils vont devenir.

La Mere.

La premiere journée Sainville accuſa ſon guide d’avoir choiſi le chemin le plus long & le plus pénible ; mais étant arrivé le ſoir à la ville, où il devait prendre place dans un caroſſe public, il ſe reprocha le peu de confiance qu’il avait dans les hommes, & ſe ſut mauvais gré d’avoir mal penſé de ſon conducteur.

Comme ſes occupations pendant la route ſe réduiſaient à monter en caroſſe le matin & à en deſcendre le ſoir, il ſe confirma dans l’idée que dans un pays policé, il était fort aiſé de ſe paſſer de ſes yeux.

Emilie.

Qu’eſt-ce que c’eſt qu’un pays policé ?

La Mere.

C’eſt un pays où chacun vit en ſûreté, ſans crainte que ſon voiſin lui nuiſe & trouble l’ordre.

Emilie.

L’ordre de qui ?

La Mere.

L’ordre public, le bon ordre. On appelle ainſi la paix & la tranquillité qui réſulte des bonnes loix, & de la vigilance & des ſoins de ceux qui gouvernent.

Emilie.

Comment, eſt-ce que nous ſommes gouvernés ? Je ne m’en doutais pas.

La Mere.

C’eſt qu’à votre âge on ne s’occupe guere ni du mal dont on eſt préſervé, ni de la ſource d’où nous vient le bien. Cependant nous parlions l’autre jour du Roi & de ſes miniſtres.

Emilie.

Ah oui, vraiment… Mais il y a quelque choſe que je n’entends pas : Maman, dites-moi, je vous prie, quel rapport le Roi & ſes miniſtres ont-ils à ce que nous diſions tout à l’heure ?

La Mere.

Je vous le demande. A qui compariez-vous le Roi ?

Emilie.

Oui, oui, c’eſt le pere d’une grande famille.

La Mere.

Qu’eſt-ce que fait un pere de famille dans ſa maiſon ?

Emilie.

Il gouverne tout.

La Mere.

Et en gouvernant tout, il preſcrit à chacun ſes devoirs, il établit les regles de conduite, ce qui fait que l’ordre & la tranquillité ſont établis dans ſa maiſon.

Emilie.

C’eſt donc cela qui s’appelle policé ?

La Mere.

C’eſt ce qui s’appelle la police & le gouvernement ; & l’on dit qu’un état eſt bien ou mal gouverné, une ville bien ou mal policée, ſuivant que ſes loix ſont bonnes ou mauvaiſes, ou que les bonnes loix y ſont en vigueur ou négligées. Dans chaque ville il y a un magiſtrat, qui s’appelle en France Lieutenant de Police, & qui eſt chargé du ſoin de veiller à la ſûreté publique & à celle des particuliers, & par conſéquent de punir ceux qui cherchent à la troubler, comme les voleurs, par exemple.

Emilie.

J’entends toujours parler de voleurs. Quel mal font-ils ?

La Mere.

Ils s’emparent par force ou par adreſſe de ce qui ne leur appartient pas. Or comme le premier fondement de la ſociété exige que chacun jouiſſe en toute ſûreté & tranquillité de ce qui lui appartient, vous concevez que le vol eſt un des crimes les plus puniſſables, & qu’il doit être ſévérement réprimé par les loix.

Emilie.

Maman, & qu’eſt-ce que vous diſiez de Monſieur de Sainville ? Je ne m’en ſouviens plus.

La Mere.

Je diſais, qu’il croyait qu’on pouvait très-bien ſe paſſer de ſes yeux dans un pays bien policé.

Emilie.

Mais pourquoi cela ?

La Mere.

Parce que, diſait-il, ce ſerait une peine de plus que d’en avoir de bons. Il faudrait en faire uſage pour obliger ceux qui ont, comme moi, la vue faible, & qui ſont en cela bien plus heureux qu’on ne penſe, puiſqu’ils ſont débaraſſés de tous ces ſoins.

Emilie.

Il était donc bien pareſſeux ?

La Mere.

Avec ces réflexions il lui prit fantaiſie un jour de faire de l’exercice à pied. Pour rejoindre le caroſſe à l’endroit où l’on devait dîner, il s’était aſſuré d’un guide ; ſans ſouci du côté des accidens, il marchait gaiment, écoutait les propos de ſon conducteur qui ne déparla point. Il parla tant qu’à la fin la fatigue apprit à Sainville qu’ils avaient marché longtemps. Son guide n’avait jamais fait cette route, & ne ſavait au juſte où ils étaient ; mais appercevant quelques maiſons, il eſpéra d’y apprendre le chemin qu’il faudrait tenir.

Emilie.

Je prévois, Maman, que ce Sainville fera une triſte fin.

La Mere.

En ce cas, je vais vous abréger ſon hiſtoire. En arrivant dans le hameau, ils ſe trouverent détournés de la route de plus de quatre lieues. Heureuſement ils rencontrerent un bon vieillard, qui ne connaiſſant pas les torts de notre aveugle, & le croyant dans la néceſſité de voyager, le prit en pitié, le retint à dîner, le débaraſſa de ſon guide étourdi & ignorant, & lui donna ſon propre fils pour le conduire avant la nuit à la ville où la diligence devait s’arrêter.

Emilie.

Voilà un excellent homme !

La Mere.

Son fils qui avait reçu une bonne éducation, ne fut pas long-temps à s’appercevoir de la légéreté & de l’imprudence de Sainville. Il crut devoir lui donner quelques conſeils très-ſages, dont celui-ci fut d’abord ennuyé, regrétant beaucoup ſon premier conducteur qui, tout en l’égarant, lui avait fait des contes très-agréables. Cependant, ſe faiſant tout auſſi vîte à la maniere de ſon nouveau compagnon, il ne tarda pas à lui trouver l’eſprit profond, & à être enchanté de ſa morale.

Emilie.

Allons, il en profitera peut-être.

La Mere.

Vous allez voir. Ayant rejoint le caroſſe par les ſoins de cet excellent jeune homme, vous croyez peut-être qu’il fut dégoûté pour longtemps de la promenade à pied ? Point du tout. La compagnie du caroſſe lui paraiſſant aſſez mauſſade & peut-être avec raiſon ; il n’eſt pas ſi fâcheux, dit-il, de s’expoſer à quelques avantures ; cela rompt l’uniformité de la vie, & à la fin du jour on retrouve toujours ſa place dans la diligence. Ainſi le ſurlendemain il ſe remit de nouveau à marcher, & choiſit un troiſieme guide avec la prudence accoutumée. Celui-ci gagna encore plus promptement ſes bonnes graces, parce qu’il lui marqua un très-grand intérêt, qu’il s’informa de tous ſes moyens, de tous ſes deſſeins dans le plus grand détail ; il voulut enfin ſavoir combien il avait amaſſé d’argent pour ſon voyage.

Emilie.

Je trouve ce Monſieur de Sainville bien plus heureux que ſage avec ſes guides.

La Mere.

Cette route eſt peu ſûre, lui dit-il, la diligence y a été attaquée plus d’une fois par des voleurs ; vous êtes bien imprudent de garder votre argent. Si nous avons quelque fâcheuſe rencontre, vous êtes ſans défenſe ; mais n’ayant rien ſur vous, il ne peut vous arriver aucun malheur ; & avant qu’on s’en apperçoive, je ſerai déja bien loin & j’aurai ſauvé votre argent : après quoi je demanderai main-forte au premier endroit pour vous délivrer, ou plutôt vous le ſerez déja ; car un voleur ne perd pas ſon temps avec celui qui n’a rien, & je n’aurai que la peine de vous aller reprendre. Sainville ne put ſe défendre d’un mouvement d’admiration de cette prévoyance. Eſt-il poſſible, s’écria-t-il, que mes guides n’aient pas été frapés d’un danger ſi évident, & qu’ils m’aient expoſé par leur imprudence, à perdre tout ce que j’ai ! Si je conſerve ma bourſe, ce n’eſt pas à eux que j’en aurai l’obligation. Il ſe hâta de la mettre en ſûreté entre les mains de ſon ami du jour, en lui confiant qu’il avait encore une lettre de change couſue par précaution dans la doublure de ſa veſte

Emilie.

Il commence à devenir plus ſage. Allons, il vaut mieux tard que jamais.

La Mere.

Le guide loua ſa prudence, & l’avertit un moment après qu’il y avait devant eux un ruiſſeau aſſez large. Il faut nous déshabiller, dit-il ; je paſſerai d’abord vos habits, & puis je reviendrai vous tranſporter auſſi de l’autre côté. Sainville approuvant ce plan, ſe déshabilla ſans balancer, & dans l’inſtant il ſe ſentit ſaiſi par le corps & plongé dans une riviere aſſez profonde. La frayeur & le danger lui ôterent l’uſage des ſens, il ne revint à lui que long-temps après. C’était dans une cabane de pêcheurs, auxquels il devait la vie & tous les ſecours qui la lui avaient conſervée.

Emilie.

Ah, Maman, je ne m’attendais pas à cette trahiſon. Ce pauvre garçon ! Il fait pitié.

La Mere.

Aſſez long-temps malade, il eut tout le loiſir de faire des réflexions ſur la méchanceté des gens qui voient clair. Ces réflexions le dégoûterent des voyages, & après avoir recouvré ſes forces, il ſollicita & obtint le pardon de ſa fuite, dont ſon pere le trouva ſuffiſament puni. De retour dans la maiſon paternelle, il reſta toute ſa vie convaincu de trois vérités : la premiere, que le choix d’un conducteur eſt une choſe très-difficile, mais en même temps très-eſſentielle pour un aveugle. La ſeconde, que quand on ne peut s’en paſſer, il vaut mieux reſter chez ſoi. La troiſieme, que quand on a trouvé un bon guide, il ne faut jamais s’en ſéparer.

Emilie.

Ah, j’entends bien, Maman, c’eſt la morale de votre conte. Heureuſement vous ſavez que je n’aime pas à voyager, & je vous promets que je n’irai pas voyager toute ſeule, quoique j’aie deux bons yeux.

La Mere.

Mais vous voyagez peut-être ſans remuer de votre chaiſe.

Emilie.

Comment cela, Maman ?

La Mere.

La vie ne vous paraît-elle pas un voyage ? Vous partez d’un point, c’eſt le moment de votre naiſſance ; vous avancez tous les jours, à toute heure, à chaque inſtant vers un autre point ; celui où vous ceſſerez de vivre. Vous voyez que vous n’êtes pas deux minutes au même point, & que vous ne ceſſez de voyager, quoique vous ne changiez pas de place.

Emilie.

Ah, Maman, c’eſt vrai. Imaginez que je n’avais jamais penſé à cela.

La Mere.

Et croyez-vous, ma chere amie, qu’en commençant un voyage ſi important, on puiſſe ſe paſſer d’un guide éclairé & ſûr ? Eſt-il bien certain que vous ayez deux bons yeux ?

Emilie.

Vous voulez dire, Maman, qu’on a beſoin de bons conſeils ; n’eſt-ce pas ?

La Mere.

A quoi penſez-vous que ſervent les conſeils ?

Emilie.

Mais à ſe bien conduire, à éviter les fautes, & puis auſſi à apprendre ce que l’on ne ſait pas.

La Mere.

Vous ſentez que les perſonnes qui ont déja fait une partie du chemin, ſont plus inſtruites que celles qui ne font que commencer leur carriere. Elles ont acquis de l’expérience, ainſi elles peuvent être utiles à la jeuneſſe qui ne peut en avoir ; & lorſque cette expérience eſt réunie à un eſprit pénétrant & réfléchi, on eſt bien heureux de la rencontrer & d’en profiter.

Emilie.

Oui, c’eſt bien commode.

La Mere.

Commode ? Pas tant que vous croyez.

Emilie.

Mais pardonnez-moi. On entend un bon conſeil & on le ſuit ; voilà tout.

La Mere.

Et comment ſait-on qu’il eſt bon ?

Emilie.

Mais cela ſe voit, je penſe.

La Mere.

Chaque conſeil porte peut-être ſon écriteau avec ces mots : Je ſuis bon, ou bien : Je ſuis mauvais.

Emilie.

Maman, vous voulez vous moquer de moi.

La Mere.

Je ne prends pas cette liberté ; mais j’ai ſouvent oui dire que ce n’était pas une petite ſcience que de ſavoir diſtinguer un bon conſeil d’un mauvais ; qu’il fallait s’être accoutumé à examiner, à réfléchir ; ce n’eſt donc pas préciſément une affaire de pareſſe ou de commodité que de ſuivre par choix un bon conſeil. Or vous avez vu qu’il eſt de la derniere importance de ne s’y pas tromper. Sainville reçoit de ſon jeune conducteur de très-bons conſeils : il les approuve ſans réflexion, & par conſéquent les oublie tout auſſitôt. Un moment après il reçoit un conſeil très-pernicieux qui lui paraît excellent & à Emilie auſſi ; il le ſuit, & en eſt la victime.

Emilie.

Maman, promettez-moi de me dire une choſe.

La Mere.

Quoi ?

Emilie.

Avez-vous changé la fin de votre hiſtoire pour m’atraper, ou bien eſt-elle véritablement arrivée comme cela ?

La Mere.

Comment, vous me ſoupçonnez de falſifier l’hiſtoire ?

Emilie.

Oui, pour me faire niche.

La Mere.

Quoi, j’aurais preſque noyé & fait périr ce pauvre Sainville, pour vous faire une niche, & cela parce qu’il eſt aveugle & étourdi !

Emilie.

Enfin le voilà corrigé & bien corrigé.

La Mere.

C’eſt ce que les fautes ont de bon ; elles corrigent bien mieux & pour bien plus long-temps que les conſeils.

Emilie.

Oui, cela donne de l’expérience ; n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Demandez à Sainville : perſonne au monde n’eût réuſſi à le faire voyager une ſeconde fois.

Emilie.

Et Mercourt, Maman, qu’eſt-ce que vous en voulez faire ?

La Mere.

A propos ! Vraiment je ne ſais plus où nous l’avons laiſſé. Il faut pourtant, avant de rentrer de notre promenade, tâcher qu’il ne reſte pas ſur le grand chemin.

Emilie.

Ah, s’il y eſt, c’eſt qu’il l’a bien voulu.

La Mere.

Il voyageait à cheval celui-là. La premiere journée ſe paſſa fort heureuſement. Le ſoir, arrivé dans un bourg, il deſcend à l’hotélerie pour y paſſer la nuit. Les gens de l’auberge lui demandent ſes ordres : point de réponſe ; Mercourt n’aimait pas les queſtions.

Emilie.

Je le crois bien ; il était ſourd, & ne les entendait pas.

La Mere.

Pour les éviter, il ſoupa vite, & congédia ſon monde. Seul, il fit, comme de coutume, ſes châteaux en Eſpagne. Cela le mena tard. Quand il voulut ſe coucher, il s’aperçut qu’il n’avait pas ſes hardes.

Emilie.

Et pourquoi faire, dès qu’il allait ſe coucher ?

La Mere.

Il lui fallait au moins ſon bonet de nuit.

Emilie.

Où était-il donc ?

La Mere.

Dans ſon porte-manteau.

Emilie.

Et ſon porte-manteau ?

La Mere.

Etait reſté ſur le dos de ſon cheval.

Emilie.

Ah, la pauvre bête !

La Mere.

Tout le monde était couché ; il fallut deſcendre & chercher ce qui lui était néceſſaire. Le vent lui ſouffla d’abord ſa lumiere. Dans l’obſcurité il ſe heurta plus d’une fois, & fit du bruit qui éveilla les valets. On cria : Qui va là ? Point de réponſe.

Emilie.

Ah, je ſais bien.

La Mere.

Les gens croyant avoir à faire à un voleur, agirent en conſéquence, fraperent de droite & de gauche. Mercourt meurtri de coups, démêla, non ſans difficulté, les cauſes d’un traitement ſi étrange.

Emilie.

Comment, ils le batirent ?

La Mere.

Ils prirent cette liberté.

Emilie.

Mais, c’eſt fort mal.

La Mere.

Vous croyez que les valets d’une hotélerie bien fâmée laiſſeront toucher la nuit aux effets d’un étranger qu’ils ſuppoſent bien endormi dans ſa chambre ? Ils dirent : Voilà un voleur, & le batirent comme il faut.

Emilie.

Et quand ils le reconnurent, ils furent ſûrement bien fâchés ?

La Mere.

Peut-être ; mais l’homme était batu, & tout en lui faiſant des excuſes, on ſe moquait de ſon aventure.

Emilie.

Et qu’eſt-ce que fit Mercourt ?

La Mere.

Il ſe remit le lendemain en route d’aſſez mauvaiſe humeur, jugeant que les valets d’auberge étaient des gens groſſiers & ſans éducation.

Emilie.

Et les ſourds ?

La Mere.

Des gens très-aviſés & pleins de pénétration.

Emilie.

Je parie qu’il lui arrivera encore quelque malheur.

La Mere.

Le hazard ne le ſervit pas mal pendant quelques jours. Il ne fit que peu d’étourderies ; queſtionait beaucoup, devinait aſſez juſte, & ſe perſuada plus d’une fois qu’il entendait comme un autre. Mais ce bonheur dura peu. Le quatrieme jour de ſon voyage, les habitans d’un hameau écarté l’avertirent qu’il avait quité la bonne route, & lui conſeillerent de la regagner promptement, pour échaper aux brigands dont leur canton était inveſti. Mercourt prenant à ſon ordinaire cet avis pour un compliment, & s’applaudiſſant de ſon talent de deviner, remercia beaucoup ces bonnes gens, qui de leur côté crurent qu’il les avait bien compris.

Emilie.

O le drôle de corps ! il prend un conſeil pour un compliment !… Maman, je ſuis laſſe ; voulez-vous que nous nous aſſeyions ?

La Mere.

Volontiers. Je ſuis auſſi fatiguée de mon ſourd, & je vais m’en débaraſſer. Il s’enfonça dans un bois, & ſe vit bientôt attaqué. Il n’eſt point de ſourd qui n’entende le langage des voleurs.

Emilie.

Comment eſt-ce qu’ils parlent donc ?

La Mere.

Ils ne parlent pas beaucoup ; ils fouillent dans les poches ſans cérémonie. Mercourt fut dépouillé. Cette aventure l’affligea, & lui fit faire les premieres réflexions ſenſées : elles étaient triſtes. Le cheval était parti avec les voleurs & la bourſe, il fallut cheminer à pied & ſans argent.

Emilie.

On ne va pas loin.

La Mere.

Il arriva cependant à Paris, exténué à la vérité de faim & de fatigue.

Emilie.

Qu’y fera-t-il, le pauvre homme ?

La Mere.

Il n’y ſera pas long-temps. Arrivé je ne ſais comment ſur le Pont-neuf, il s’y arrêta, triſtement appuyé ſur un gros bâton qu’il avait ramaſſé dans le bois après ſa méſaventure. Voilà donc, dit-il, ce Paris fameux ? Ah, je ne comptais pas y faire une ſi pauvre figure ! Comme il était de bonne mine, grand & bien fait, il fut remarqué par un autre homme de bonne mine, qui s’approcha & lia converſation avec lui. Mercourt lui conta ſon malheur. L’inconnu le conſole. Suivez-moi, ajoute-t-il ; il ne ſera pas dit qu’un honnête homme reſte dans la peine, quand il a fait connaiſſance avec moi.

Emilie.

Maman, il y a pourtant de braves gens dans ce monde.

La Mere.

Celui-ci recommanda à Mercourt d’être de bonne humeur, le mena à ſon auberge, lui donna à ſouper, dont il avait bon beſoin, le fit boire à la ſanté du Roi, lui fit donner la ſignature de ſon nom pour pouvoir le ſervir dans l’occaſion, lui prêta même dix écus, parce qu’à Paris on ne pouvait pas reſter ſans argent : & voilà mon ſourd engagé au ſervice du Roi.

Emilie.

Comment engagé ?

La Mere.

Engagé comme ſoldat. Cet inconnu était un de ces racoleurs, qui font à Paris des recrues pour les régimens, par ruſe & par ſurpriſe.

Emilie.

Mais c’eſt fort mal. Maman, eſt ce qu’il y a des gens comme cela ?

La Mere.

On le dit. Me voilà au dénoûment. Le lendemain on fait partir Mercourt pour le régiment avec d’autres recrues. Arrivé au régiment, on lui apprend l’exercice. Il fait le ſourd.

Emilie.

Mais, Maman, il l’était.

La Mere.

Perſonne ne voulut le croire. On avait depuis peu trouvé un remede pour apprendre l’exercice plus vîte.

Emilie.

Quel était-il ?

La Mere.

C’étaient des coups de bâton.

Emilie.

Voilà un vilain remede !

La Mere.

On ne l’adminiſtrait qu’à ceux qui faiſaient les ſourds. Il fit faire à Mercourt beaucoup de progrès en peu de temps. Il était déja très-habile, lorſque ſon capitaine qui avait été en ſemeſtre arriva au régiment.

Emilie.

Comment en ſemeſtre ?

La Mere.

Un ſemeſtre eſt la moitié d’une année, c’eſt-à-dire, ſix mois. Cet officier avait eu un congé de ſix mois, qu’on accorde en temps de paix tour à tour aux officiers, pour aller chez eux vaquer à leurs affaires. Le ſergent fut empreſſé de montrer à ſon capitaine cette belle recrue, qui n’avait d’autre malice que de faire le ſourd.

Emilie.

Et l’uniforme lui allait-il bien ?

La Mere.

Très-bien. Mais à peine le capitaine l’aperçoit-il, qu’il s’écrie : Quoi, malheureux, c’eſt vous ?

Emilie.

Comment donc ?

La Mere.

C’eſt que cet officier était ſon compatriote & l’ami de ſon pere. Il avait paſſé ſon ſemeſtre dans ſa ville, & avait été témoin du chagrin que ce bon pere reſſentait de la fuite de ſon fils. Il s’empreſſa de rendre ce fils à ſon ami affligé ; & après avoir appris le précis de ſes aventures, il félicita ſon ami de retrouver un fils que ſon voyage avait ſûrement rendu meilleur & plus ſage.

Emilie.

Oui, il avait appris l’exercice. Mais, Maman, voilà encore un dénoûment auquel je ne m’attendais pas.

La Mere.

Et comment trouvez-vous mon hiſtoire ?

Emilie.

Votre double hiſtoire ? Elle eſt belle, Maman, il y a de la morale, & je crois beaucoup de réflexions à faire ; mais je la trouve triſte, & il me ſemble que je ne m’en ſouviendrai pas avec plaiſir.

La Mere.

Vous avez raiſon. Il eſt affligeant de conſidérer la nature humaine du côté de ſes imperfections & des malheurs qui en réſultent ; c’eſt un ſpectacle qui atriſte. Il eſt bien plus beau & plus conſolant d’écouter le récit des belles actions, des actions grandes & fortes. Cela éleve l’ame, & nous rend notre exiſtence chere.

Emilie.

Et où eſt-ce qu’on trouve ce récit ?

La Mere.

Dans l’hiſtoire.

Emilie.

Dans l’hiſtoire ! L’autre jour M. de Sinclair vous diſait que l’hiſtoire était dégoûtante à force de crimes ; c’étaient ſes propres paroles, je m’en ſouviens.

La Mere.

L’hiſtoire eſt le miroir fidele de tout ce qui s’eſt fait de bien & de mal dans ce monde. Il n’y a qu’à tirer le rideau ſur le mal, & ne rechercher que ce qui eſt beau, noble, grand, ſatisfaiſant ; c’eſt une ſource ſûre de plaiſir.

Emilie.

Et quand eſt-ce que nous le rechercherons ?

La Mere.

Tout vient à point à qui ſait attendre. Quand votre corps ſera bien fortifié, nous travaillerons à fortifier l’ame.

Emilie.

Allons donc, fortifions.

La Mere.

Emilie, ſi vous êtes repoſée, nous nous en retournerons.

Emilie.

Et je vous promets, Maman, de ſouper de bon appétit.

La Mere.

Voici notre chemin.

Emilie.

Ah, Maman, voyez-vous ces enfans comme ils courent ?

La Mere.

Ah, ce ſont, je crois, les enfans de notre bon voiſin, le pere Noël. Courez après eux, mais doucement, légérement, comme le vent qui vous paſſe derriere l’oreille. Si vous les atrapez avant qu’ils s’en aperçoivent, je vous donne pour récompenſe le petit mouton du pere Noël que vous me tourmentez toujours de vous acheter.

Emilie.

Ah, Placide, mon ami, je t’aurai enfin !

DIXIEME
CONVERSATION.


Emilie.

Ah, vous voilà enfin ! Bon ſoir, ma chere Maman ! Que je ſuis aiſe de vous revoir ! Comment vous portez-vous à préſent ? Mieux que tantôt. Je vois cela à votre air, & je m’en vais danſer de joie. Tenez, je ne peux pas vous voir ſoufrir ; c’eſt au deſſus de mes forces : notez cela dans vos tabletes ; mais ne l’oubliez plus. Vous m’avez envoyée aux Tuileries : eh bien, j’y ai été & j’y ai vu quelque choſe de bien extraordinaire.

La Mere.

Et quoi donc ?

Emilie.

Une petite demoiſelle bien parée, qui n’était pas plus grande que moi, & qui regardait toujours ſes nœuds de manches, tournant toujours ſes yeux de la gauche à la droite, & de la droite à la gauche.

La Mere.

Bon ! On ne s’attend pas à un événement de cette importance.

Emilie.

Elle ne regardait pas ſeulement autre choſe ; auſſi tout le monde riait & ſe moquait d’elle.

La Mere.

Comment, tout le monde s’occupait de ces nœuds de manches ? Vous avez raiſon de vous vanter d’avoir vu quelque choſe d’extraordinaire.

Emilie.

Eh bien, elle ne s’apercevait de rien de tout cela.

La Mere.

Toujours à cauſe de ſes nœuds de manches ? Et vous, vous étiez du côté de tout le monde qui riait ?

Emilie.

A vous dire la vérité, Maman, cela ne m’a pas paru bien plaiſant ; mais j’entendais dire tout autour de moi que c’était bien ridicule.

La Mere.

C’eſt que le ridicule n’eſt pas toujours plaiſant. Et vous ne connaiſſez pas cette petite demoiſelle aux nœuds de manches ?

Emilie.

Non, Maman, je ne la connais pas, ni ma bonne non plus. Mais la bonne de Mademoiſelle de Solanges, que nous avons rencontrée à la promenade, a dit que c’était ſûrement la fille de quelque cuiſiniere, que ſa maîtreſſe s’était divertie à parer, parce que ſi c’était une demoiſelle de condition, elle ne ſerait pas ſi étonnée d’être bien miſe & d’avoir des nœuds de manches.

La Mère.

Vraiment voilà une remarque bien noble & bien belle !

Emilie.

Et puis, elle s’eſt tout de ſuite retournée vers ſon éleve, & lui a dit avec un ton fort aigre : Pour vous, Mademoiſelle, c’eſt encore pis : car vous voyez fort bien quand on ſe moque de vous ; mais vous ne vous en ſouciez nullement, & vous allez toujours votre train.

La Mère.

Voilà après une remarque très-fine, une leçon de morale donnée très-à-propos ! Et vous, comment avez-vous trouvé cette remarque & cette morale ?

Emilie.

Mais vous ſavez bien, Maman, que ce ne ſont pas mes principes qu’on reprene les enfans comme cela devant le monde. Cela ne peut faire plaiſir ni à ceux à qui cela s’adreſſe, ni à ceux qui en ſont témoins par occaſion. Je crois que Mademoiſelle de Solanges penſe comme moi ſur ce chapitre.

La Mère.

A moins qu’elle ne ſoit comme ſa bonne la dépeint, également inſenſible à l’éloge & à l’improbation.

Emilie.

Cela ſerait bien triſte. L’improbation eſt le contraire de l’approbation, n’eſt-ce pas ?

La Mère.

Oui, c’eſt le blâme, la critique. Mais vous, ma chere amie, avez-vous un peu penſé à vos nœuds de manches pendant ce temps-là ?

Emilie.

Comment mes nœuds de manches ? Vous voyez bien, Maman, qu’avec une robe à la polonaiſe, je n’en ai pas pu avoir.

La Mère.

Je croyais que tout le monde avait les ſiens, c’eſt-à-dire, ſes défauts, ſes ridicules, & qu’il ne s’agiſſait que d’imiter la petite fille & de tenir les yeux fixés deſſus.

Emilie.

Ah, vous le prenez dans ce ſens ? Vous êtes drôle, ma chere Maman, avec vos nœuds de manches.

La Mère.

Je penſe que ſi tout le monde fixait les yeux ſur les ſiens, on ne verrait pas tant ceux des autres, & chacun s’en trouverait mieux.

Emilie.

Cela rappelle la fable de la beſace.

La Mère.

Qu’eſt-ce qu’elle dit cette fable ?

Emilie.

C’eſt celle où tous les animaux ſont contens de leur figure ?

La Mère.

Ils ſe trouvent tous parfaits & critiquent leurs camarades. Je voudrais me ſouvenir des derniers vers.

Emilie.

Nous nous pardonnons tout, & rien aux autres hommes.
On ſe voit d’un autre œil qu’on ne voit ſon prochain.
Le fabricateur ſouverain
Nous créa beſaciers tous de même maniere,
Tant ceux du temps paſſé que du temps d’aujourd’hui :
Il fit pour nos défauts la poche de derriere,
Et celle de devant pour les défauts d’autrui.

La Mère.

Voilà les nœuds de manches changés en beſaces. La robe à la polonaiſe ne vous a pas empêchée, je penſe, de porter vos deux beſaces aux Tuileries ?

Emilie.

Oui, oui, je vous entends, Maman.

La Mère.

Et laquelle avez-vous rapporté la mieux garnie, celle de devant ou celle de derriere ?

Emilie.

En vérité, Maman, j’étais ſi preſſée de vous revoir, que je n’y ai pas pris garde.

La Mère.

Comme je vous ai fait un peu attendre, je croyais que vous aviez eu le loiſir d’y regarder.

Emilie.

J’y regarderai ce ſoir.

La Mère.

Et pour y mieux voir, mettez la conſcience de la partie. Je crois qu’il y a du temps que vous ne lui avez parlé. Elle eſt bonne à conſulter ; perſonne ne voit comme elle le fond

d’une beſace.
Emilie.

Eh bien, ma chere Maman, ce ſoir je ferai avec elle un déménagement général de mes deux beſaces. Tout ce qu’il y a dans la beſace de derriere, je le logerai dans celle de devant, & avec ce qu’il y a dans celle-ci, je meublerai la beſace de derriere.

La Mere.

Si vous êtes capable d’effectuer ce déménagement, j’aurai une grande conſidération pour vous ; & vous vous en trouverez d’ailleurs parfaitement bien. Les deux beſaces deviendront tous les jours plus légeres. Vous ne mettrez preſque jamais rien dans la beſace des défauts d’autrui, parce que vous ne vous en occuperez point ; & vous vuiderez inſenſiblement la beſace de vos défauts, parce que les voyant ſans ceſſe, vous voudrez les corriger.

Emilie.

Si cela arrive, Maman, jamais déménagement n’aura valu autant de profit.

La Mere.

Ce qui m’en plaît, c’eſt que je m’apercevrai dès demain matin, ſi le déménagement a eu lieu.

Emilie.

Juſqu’à préſent, ma chere Maman, vous n’avez fait que vos exclamations ſur mon hiſtoire, & j’ai fort bien vu que vous vous moquiez de moi ; mais dites-moi à préſent, là ſérieuſement, comment vous la trouvez, & ce que vous penſez de cette petite fille.

La Mere.

Je n’en penſe rien du tout. Elle a peut-être eu des motifs particuliers & que nous ne pouvons pas deviner, pour regarder toujours à droite & à gauche ; peut-être auſſi eſt-ce une tête bien vuide & bien vague, qui ne peut être fixée que par des nœuds de manches. Mais qu’eſt-ce que cela me fait, & pourquoi voulez-vous que je m’occupe d’une telle niaiſerie ? Si nous avions été enſemble aux Tuileries, il y a à parier qu’elle aurait paſſé & repaſſé vingt fois devant nous, ſans que je l’euſſe remarqué, ni peut-être vous non plus.

Emilie.

Cela pourrait bien être ; mais comme tout le monde la regardait, on ne pouvait pas s’empêcher de regarder auſſi de ce côté-là.

La Mere.

L’hiſtoire de tout le monde me paraît bien plus ſinguliere que celle de la petite fille. Convenez que ce monde n’avait pas la tête moins vuide qu’elle, pour s’occuper d’un objet ſi frivole & ſi peu digne d’attention. Cela m’a même paru ſi extraordinaire que j’étais tentée de croire un moment que tout ce monde ſe bornait à Emilie, Mademoiſelle de Solanges & leurs deux bonnes.

Emilie.

Non, je vous aſſure, Maman, que la moitié de l’allée regardait & en parlait.

La Mere.

Il faut donc qu’elle ait eu dans ſa figure ou dans ſon allure quelque choſe de particulier, & qu’une action, en elle-même très-inſipide & très-plate, en ait reçu un tour original & comique. Mais trouvez-vous un grand plaiſir à vous amuſer des ridicules des autres ?

Emilie.

Moi, Maman ? Aucunement. Je vous avoue que cela me paraît triſte.

La Mere.

Et à moi auſſi, à moins qu’il ne ſoit queſtion de mes propres ridicules ou de ceux de mes amis intimes, comme d’Emilie, par exemple ; alors j’en plaiſante volontiers.

Emilie.

Ah oui, je ſais bien ; c’eſt pour me corriger.

La Mere.

Je parle de tous mes amis intimes & de moi-même ; mais pour les indifférens & les inconnus, j’avoue que je n’ai pas aſſez de temps de reſte, pour m’occuper de leurs défauts.

Emilie.

Je crois que dorénavant je n’en aurai pas non plus pour eux.

La Mere.

Ne croyez-vous pas auſſi qu’il faut bien autant d’eſprit, de fineſſe & de tact pour ſaiſir les belles & bonnes qualités d’une perſonne, que pour découvrir ſes ridicules ?

Emilie.

Et vous, Maman, qu’en croyez vous ?

La Mere.

Moi, j’en ſuis convaincue, d’autant que j’ai vu des gens d’un eſprit très-commun & même très-borné, ſaiſir les ridicules dans la grande perfection, & que j’ai eu plus d’une fois occaſion de remarquer, qu’une des propriétés les plus conſtantes d’un eſprit lumineux & pénétrant, d’un grand eſprit, du véritable eſprit enfin, c’était de percer l’écorce pour découvrir le mérite & le bien, & que les hommes d’une certaine trempe mépriſaient trop les imperfections, pour en faire un objet d’occupation ou d’amuſement.

Emilie.

Propriété veut dire qualité ; n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Oui, ma chere amie.

Emilie.

Ah, je crois bien qu’il y a plus de plaiſir à s’occuper du bien que du mal.

La Mere.

Et plus de mérite auſſi, parce que les imperfections ſautent aux yeux de tout le monde, tandis que la modeſtie cache ſouvent ſous ſon voile, les bonnes, les grandes, les nobles, les touchantes qualités de l’ame.

Emilie.

Je lui enleverai ſon voile, ſi je puis. Mais, Maman, comment trouvez-vous la conduite de la bonne de Mademoiſelle de Solanges ?

La Mere.

Je laiſſe à Madame de Solanges le ſoin de la trouver bonne ou mauvaiſe.

Emilie.

Je ne m’en mêlerai donc pas non plus. Mais vous n’approuvez pas au moins le ton aigre ?

La Mere.

Ni moi, ni perſonne, je penſe. Cependant avant de la condamner ici, il faudrait ſavoir juſqu’à quel point Mademoiſelle de Solanges eſt acoutumée à exercer la patience de ſa gouvernante. Car ſi par haſard elle en abuſait continuellement, il ne faudrait pas s’étoner qu’à la fin la pauvre bonne ſe trouvât au bout de ſa proviſion.

Emilie.

Cela eſt vrai pourtant.

La Mere.

Je crois qu’une jeune perſonne habituellement indocile & revêche à la raiſon peut changer le caractere d’une bonne gouvernante, & le rendre à la longue tout à fait mauvais.

Emilie.

— Mais non, Maman, c’eſt tout le contraire ; il faut que la bonne change le mauvais caractere de ſon éleve.

La Mere.

Oui, c’eſt là le but de l’éducation ; mais malheureuſement il eſt plus aiſé de faire tort à un bon arbre, que de redreſſer un méchant arbriſſeau. Nos bonnes n’ont pas toujours reçu elles-mêmes des principes aſſez ſûrs, une inſtruction & une éducation aſſez ſoignées pour venir à bout d’une beſogne ſi difficile, & pour être en état de ſervir de modele parfait & irréprochable aux jeunes perſonnes qu’on leur confie.

Emilie.

Mais tant pis, Maman, tant pis.

La Mere.

J’en conviens ; mais il ne dépend pas de nous d’éviter cet écueil. J’ai oui dire qu’en pays étranger il était aſſez commun de trouver dans une certaine claſſe, des perſonnes bien nées, bien élevées, qui ont reçu elles-mêmes une éducation éclairée & ſenſée, & qui ſe deſtinent enſuite au métier pénible & honorable de gouvernante ; on peut donc leur confier ſes enfans ſans inquiétude. Nous n’avons pas chez nous le même avantage. Rarement une bonne qui ſe voue à cet emploi important, a reçu une meilleure éducation que celles que leur fortune condamne à la ſervitude domeſtique. Elles peuvent être honnêtes & fidelles ; mais on n’en doit pas attendre ni exiger des ſervices plus eſſentiels & plus élevés.

Emilie.

Elles n’ont qu’à faire comme la bonne de Mademoiſelle de Perſeuil. Je parie, Maman, que vous ne trouvez rien à redire à celle-là, & qu’elle vous paraît comme une bonne en

pays étranger.
Le Mere.

Il eſt vrai qu’elle a le maintien le plus décent & le plus convenable, & que je lui trouve tout à fait l’air d’une perſonne de mérite & bien élevée.

Emilie.

Vous me l’avez dit, & je l’ai remarqué comme vous ; mais vous ne l’entendez pas parler à ſa petite amie. Maman, c’eſt avec une ſageſſe, une douceur ; il n’y a jamais ni trop, ni trop peu.

La Mere.

Malheureuſement les perſonnes de ce mérite ſont preſqu’introuvables. Mais ſavez-vous à quoi cette diſete engage ?

Emilie.

Je crois, ma chere Maman, que nous autres enfans nous n’avons qu’à être bien raiſonnables ; cela rend le métier de bonne plus aiſé.

La Mere.

Je penſe comme vous, qu’un enfant bien né peut rendre une gouvernante médiocre bonne. Voilà pour les enfans. Et les meres ?

Emilie.

Ah, je ne me mêle pas des meres.

La Mere.

Je crois qu’en France une mere a une obligation d’autant plus étroite de ſe former elle-même pour être en état de veiller ſur l’éducation de ſes enfans, qu’elle a moins de ſecours à attendre des perſonnes avec qui elle voudrait partager ce ſoin.

Emilie.

Je vois que c’eſt un rôle bien difficile que celui d’une mere ; mais ce ne ſont pas mes affaires, dieu merci. Quant à ma bonne & moi, nous n’avons jamais de différend enſemble. Elle me dit : C’eſt la volonté de Madame votre mere ; & c’eſt fini. Seulement elle me dit qu’elle s’ennuie de ne me pas voir davantage ; mais je lui réponds : C’eſt la faute de Maman ; pardonnez-moi, ſi je ne m’ennuie pas d’être avec elle ; & c’eſt fini.

La Mere.

Je ſuis fort contente de votre bonne. Elle a tout le zele qu’il faut, & elle n’en a pas plus que je n’en déſire.

Emilie.

Et moi auſſi j’en ſuis fort contente. Toutes les bonnes, au moins en ce pays-ci, ne peuvent pas reſſembler à celle de Mademoiſelle de Perſeuil… Mais à propos, Maman ; j’allais oublier le plus eſſentiel. J’ai lu hier une belle hiſtoire dans ce livre que vous m’avez prété. J’étais venue ce matin pour vous en parler ; mais quand je vous ai vu ſoufrante… Oh, tenez, ne penſons plus à cela. Parlons de notre hiſtoire. Elle eſt belle, belle, belle. Savez-vous, Maman, qu’elle a fait pleurer mon frere ?

La Mere.

Lequel ?

Emilie.

Mon frere cadet.

La Mere.

Et vous ?

Emilie.

Moi, je n’ai pas pleuré !

Le Mere.

L’hiſtoire ne vous a donc pas paru touchante ?

Emilie.

Ecoutez, Maman, je m’en vais, vous la conter ; vous direz ſi j’ai mal fait de ne pas pleurer.

La Mere.

Sans ſavoir votre hiſtoire, je vous dirai d’avance que vous avez bien fait de ne pas pleurer, dès qu’elle ne vous a pas aſſez touchée pour provoquer vos larmes, & que votre frere a bien fait de pleurer, dès qu’il était atendri.

Emilie.

Mais je n’entends pas cela. Nous n’avons pas fait la même choſe, & nous avons bien fait tous deux !

La Mere.

Oui, parce que tous les deux vous avez ſuivi le mouvement de votre cœur. Le ſien s’eſt atendri, il l’a écouté ; le vôtre ne vous a rien dit, vous ne pouviez donc pas pleurer.

Emilie.

Reſte à ſavoir lequel de nos deux cœurs avait raiſon.

La Mere.

Celui qui était le plus acceſſible à l’impreſſion de la vérité.

Emilie.

Maman, que je vous conte mon hiſtoire que j’ai lue, & vous verrez.

La Mere.

Je le veux bien.

Emilie.

Or écoutez & ſoyez toute oreille.

La Mere.

J’écoute au moins de toutes mes oreilles.

Emilie.

Il y avait deux vieux bons hommes qui étoient une fois ſur les montagnes… les montagnes…

La Mere.

Tout eſt-il écrit avec cette élégance ?

Emilie.

Mais, Maman, je n’ai pas retenu les mots, je vous conte les choſes d’après moi. J’ai oublié le nom de la montagne ; mais c’eſt égal.

La Mere.

Comment égal ? Vous voulez me faire grimper ſur une montagne ſans nom ?

Emilie.

Mais je ne le ſais pas, Maman.

La Mere.

En ce cas, dites-moi du moins dans quel pays elle eſt.

Emilie.

Je ne m’en ſouviens plus.

La Mere.

Je ne ſaurai donc pas la patrie de ces bons vieillards ?

Emilie.

Ah, voilà que je m’en ſouviens. C’était au bord de la mer… Non, non, ils devaient y aller… Mais non, ils ſont reſtés dans les Alpes, proche de la Savoie, ſi je ne me trompe.

La Mere.

Dieu merci, me voilà orientée ! A préſent je les vois d’ici, ces bonnes gens.

Emilie.

Vous les voyez d’ici ? Je voudrais bien les voir auſſi.

La Mere.

Ou, ſi je ne les vois pas, je ſais au moins où les prendre ; je ſais mon chemin de Paris en Savoie.

Emilie.

C’était tout ce que je déſirais de ſavoir hier en liſant leur hiſtoire ?

La Mere.

Une fois en Savoie & au pied des Alpes, je les découvrirai peut-être.

Emilie.

Ou je vous aiderai à grimper la montagne : car s’il faut grimper, ma chere Maman, je crois que j’en ſais plus long que vous. Mais c’eſt d’ici en Savoie que mon chemin m’embaraſſe. Eſt-il long, eſt-il court, je n’en ſais rien.

La Mere.

J’avais cependant oui dire que vous vous livriez à l’étude de la géographie.

Emilie.

Cela eſt vrai. J’avais prié mon frere aîné de me la montrer un peu à votre inſu : je voulais vous ſurprendre agréablement avec ma ſcience ; mais c’eſt un mauvais maître, il n’a point de patience.

La Mere.

Peut-être avec ceux qui n’ont point d’attention.

Emilie.

Le fait eſt, ma chere Maman, que j’ai fort mal profité de ſes leçons.

La Mere.

Il faudra donc chercher un autre maître : car enfin il ſera bientôt temps de ſavoir trouver ſon chemin d’ici en Savoie.

Emilie.

Eh bien, Maman, ces deux vieillards étaient-là. Ils s’étaient fait une petite maiſon, & ils avaient un lit avec deux matelas & un ſommier de crin, & puis des livres, & puis deux chaiſes de paille ; & puis ils priaient le bon dieu, & puis…

La Mere.

Et ils étaient là avec tous ces Et Puis ?

Emilie.

Mais non, Maman ; c’eſt que je conte.

La Mere.

Je vous ai quelquefois conté des hiſtoires, mais je ne me rappelle plus ſi je vous ai fait trébucher d’Et puis en Et puis. En ce cas ce ſerait une repréſaille de votre part, & j’aurais tort de vous chicaner.

Emilie.

Allons, allons, je m’en vais bien dire. Il leur était arrivé bien des malheurs à ces deux meſſieurs. Il y en avait un qui était bien riche, bien riche.

La Mere.

C’eſt un malheur dont on ſe conſole ordinairement.

Emilie.

Oui ; mais l’autre ne l’était pas.

La Mere.

Et pourquoi ne l’était-il pas ? Qu’eſt-ce qu’ils faiſaient tous deux ſur cette montagne avec un lit & des livres, l’un d’eux étant ſi riche ?

Emilie.

Mais non, Maman, un moment de patience ; c’eſt qu’il ne l’était plus, comme vous allez voir.

La Mere.

Voyons donc.

Emilie.

C’eſt-à-dire, qu’il n’eſt devenu riche qu’à la fin de mon conte.

La Mere.

Vous le commencez donc par la fin ? Il fallait m’en prévenir, car ce n’eſt pas l’ordinaire.

Emilie.
Oh Maman, cela n’y fait rien.
La Mere.

Pour vous qui ſavez votre hiſtoire ; mais pour moi !

Emilie.

Pardonnez-moi, Maman, vous la ſaurez auſſi.

La Mere.

Mais ſi vous euſſiez commencé à la lire par la fin & à rebours, croyez-vous que vous l’euſſiez aſſez compriſe pour me la ſi bien conter, & que votre frere eût pu pleurer ?

Emilie.

Fort bien, Maman, moquez-vous de moi ! Tout cela vient de ce que j’ai mal commencé. Mais auſſi pourquoi avez-vous voulu ſavoir le nom de la montagne tout de ſuite ? Cela m’a brouillée. Or, quand on embrouille ſes écheveaux en commençant, il n’y a plus de remede ; il faut couper avec les ciſeaux. Tenez, Maman, coupons.

J’ai toujours oui dire que les plus courtes ſotiſes ſont les meilleures. Si vous voulez, nous parlerons d’autre choſe.

La Mere.

Comment, vous ſeriez capable de me laiſſer là au beau milieu des Alpes avec vos deux vieillards que je ne connais ni de près, ni de loin ?

Emilie.

Eh bien, Maman, contez-moi le commencement, ſeulement pour me remettre, & puis je vous dirai bien la fin.

La Mere.

Vous voulez que je vous conte votre hiſtoire ? Je n’en ſais ni le commencement ni la fin. Tâchez de vous remettre, & puis vous la recommencerez, là poſément.

Emilie.

Ah, Maman, dieu m’en préſerve ! Je craindrais de vous ennuyer à la mort. Mais puiſque vous ne pouvez pas vous détacher de ces deux meſſieurs, je vais continuer… J’ai beau me remettre, il ne me vient rien… Ah, j’y ſuis ; je l’eſpere du moins… Celui qui était bien riche a tout donné, parce que l’autre n’avait rien. Il lui a dit : Prends tout, mon frere.

La Mere.

Comment, ces meſſieurs étaient freres ?

Emilie.

Sans doute, Maman. Vous ne ſaviez pas cela ?… Tenez, je m’en ſouviens à préſent, ils ont eſſuyé une tempête parce qu’ils étaient embarqués… Ah… C’eſt qu’ils demeuraient à Bruxelles, & ils voulaient ſe rendre en Italie.

La Mere.

Ils ſont allés de Bruxelles par mer ſur les Alpes ?

Emilie.

Mais, Maman, je ne ſuis pas obligée de ſavoir toutes leurs allées & venues, je ne les connais que depuis hier au ſoir ; d’ailleurs l’hiſtoire eſt bien longue, & je n’aurais pas fini d’ici à demain ſi je voulais tout expliquer. L’eſſentiel, c’eſt qu’ils ſont très heureux ſur cette montagne, excepté l’un d’eux qui eſt triſte, parce qu’il a perdu ſa femme, qui eſt morte dans la priſon en nouriſſant ſon enfant. C’était ſon boulanger, ſon boucher & puis d’autres qui en étaient la cauſe… Ah, oui, ſon frere arriva malheureuſement trop tard dans la priſon, parce qu’elle était morte.

La Mere.

La priſon ?

Emilie.

Mon dieu, non, Maman, vous ſavez bien qui. Cette pauvre femme mourut ; mais le frere emporta l’enfant.

La Mere.

Dieu merci, voilà déja un enfant ſauvé. Si vous mettiez dans vos récits autant d’ordre & de clarté que de rapidité & de mouvement, je crois que vous feriez des chef-d’œuvres. Je ne vous ai jamais vu cette volubilité.

Emilie.

C’eſt que je voudrais vous débaraſſer de mon conte ; il doit vous paraître inſupportable, tout beau qu’il était… Ah, pardonnez-moi, j’y ſuis à préſent. C’eſt le feu qui avait brûlé tout ſon bien la nuit, qui était dans ſon porte-feuille, & puis…

La Mere.

La nuit était dans ſon porte-feuille ?

Emilie.

Mais non, Maman, c’était ſon bien qui était dans ſon porte-feuille. Mais tout eſt réparé : ils ſont vieux, mais très-heureux & riches auſſi. Vous diſiez qu’ils n’avaient qu’un lit & des livres. Détrompez-vous, Maman ; ils ont des vaches, des chevres, une laiterie. Je voudrais que nous puſſions leur demander à goûter. C’eſt la meilleure crême & le meilleur beure à vingt lieues à la ronde. Et l’enfant n’eſt plus un enfant. Il s’eſt marié, & ſa femme a ſoin de ſon vieux pere, qui pleure les jours d’atendriſſement, & qui vivra cent ans, quoiqu’il ait eu bien des chagrins ; mais ils ſont oubliés, & les deux vieillards diſent tous les ſoirs à leurs enfans, quand gens & bêtes ſe portent bien : La providence de dieu ſoit bénie ! Elle eſt au deſſus de la ſageſſe humaine… Ah !

La Mere.

Je ne doute pas, ma chere amie, qu’avec tous ces ingrédiens ; une montagne, une tempête, une priſon, un boulanger, un boucher, un porte-feuille brûlé, un Prends tout, mon frere ; des vaches, des chevres, une laiterie, un vieillard qui pleure d’atendriſſement, & de petits enfans qui jouent entre ſes jambes, on ne puiſſe faire une hiſtoire fort intéreſſante. Il ne s’agit que de trouver un joueur d’échecs aſſez habile pour nous aider à mettre chacune de ces pieces à ſa véritable place.

Emilie.

Je parie, Maman, que vous l’aurez fait, avant que nous nous couchions,

La Mere.

Non, je vous aſſure ; je ne ſuis pas aſſez habile pour cela. .

Emilie.

Tenez, Maman, je vous dirai franchement, cette petite fille aux nœuds de manches, & puis ces gouvernantes qu’on ne trouve qu’en pays étranger… & puis encore avant toutes choſes votre mauvaiſe conduite de ce matin, tout cela m’a barbouillé la tête au point que je n’ai rien dit qui vaille.

La Mere.

Il eſt vrai que je ne me rappelle pas de vous avoir vu la tête dans un pareil déſordre ; vous avez inventé le modele du découſu & du galimatias.

Emilie.

C’eſt que, pour vous dire mon ſecret, j’étais excédée de cette hiſtoire, & je voulais m’en débaraſſer vîte, vîte.

La Mere.

Vous n’avez pas choiſi le plus ſûr moyen. Mais qui vous obligeait à me faire ce conte ? Moi, j’étais à cent lieues de votre montagne ; vous m’y avez entraînée avec une admiration qui vous a ſaiſie ſubitement, & que je me flatais de gagner auſſi.

Emilie.

Cela ſerait arrivé, Maman ; mais malheureuſement je n’étais pas en train ; mais c’eſt que je n’en ſavais rien, ſans quoi je n’aurais pas commencé. Quand on a commencé, il faut ſauter le foſſé, dit Monſieur de Boiſy ; on ne peut plus reculer.

La Mere.

Si vous voulez ſavoir la vérité, je vous dirai que ce ne ſont ni les nœuds de manches, ni les gouvernantes des pays étrangers qui vous ont ſi fort embrouillé votre hiſtoire.

Emilie.

Qui donc ?

La Mere.

Vous toute ſeule, parce que vous l’avez lue hier ſans aucune attention.

Emilie.

Hem ! Cela pourrait bien être. Mais dites-moi donc, Maman, comment vous faites pour tout deviner ; car vous n’y étiez point, & vous m’apprenez là un fait que je ne ſavais pas moi-même.

La Mere.

Il ne faut pas être ſorciere pour deviner que, ſi vous aviez lu avec attention, vous auriez conté avec clarté & néteté.

Emilie.

A préſent je me rappelle comment tout cela s’eſt paſſé. Quand j’ai vu mon frere pleurer, je me ſuis reproché de n’avoir pas lu avec plus d’attention… Car c’était moi qui liſais, mais ma tête trotait toujours… Je me ſuis dit : Si je n’étais pas ſî étourdie, je pleurerais auſſi à préſent. Mais il n’y avait plus moyen, car nous étions déja à la providence de dieu, quand cette réflexion m’eſt venue.

La Mere.

Mais au moins ne fallait-il pas avoir l’étourderie de vouloir me conter une hiſtoire que vous ne ſaviez pas.

Emilie.

Autre ſotiſe ! J’ai cru qu’en l’annonçant comme très-belle, cela me la ferait retrouver, parce que quand on eſt engagé, il faut s’en tirer avec honneur.

La Mere.

Cette reſſource ſerait excellente, ſi elle pouvait réparer les diſtractions paſſées ; mais on ne peut retrouver ce qu’on n’a jamais poſſédé.

Emilie.

Auſſi vous voyez comme je m’en ſuis tirée ?

La Mere.

Vous ignorez, je crois, un plus grand danger que vous avez couru.

Emilie.

Quel danger donc ?

La Mere.

Celui de prendre de l’humeur.

Emilie.

Moi de l’humeur, Maman ; & quand je ſuis avec vous ! Jamais, jamais. C’eſt trop laid cela. Tenez, cela ne peut pas arriver ; l’humeur eſt tout ce que je déteſte le plus au monde.

La Mere.

Il eſt vrai que je ne vous y ai pas vu fort diſpoſée juſqu’à préſent ; & je vous en félicite. Malgré cela, il y a des momens où je crains que vous ne ſoyez menacée de cette maladie.

Emilie.

Comment pouvez-vous craindre de ces choſes-là ?

La Mere.

Tenez, de votre volubilité, de la rapidité que vous avez miſe dans votre narration, à l’impatience ; & de l’impatience à l’humeur, il n’y avait qu’un pas.

Emilie.

Cela ſe peut, Maman ; mais je ne l’ai pas fait ce pas.

La Mere.

Je vous rends cette juſtice.

Emilie.

Je me le rappelle à préſent, Maman, vous m’avez dit l’autre jour que l’humeur eſt toujours un aveu de notre faibleſſe. Croyez-vous qu’on ſoit bien curieuſe de s’avouer & de montrer aux autres qu’on eſt ſi faible ?

La Mere.

Non ſûrement ; mais ce que vous redoutez ſi fort & avec raiſon, peut vous arriver par un côté d’où vous ne l’attendez point du tout.

Emilie.

Voyons donc ce côté, Maman, & fermons-le vîte : car je ne me ſoucie pas, mais abſolument pas d’être mauſſade.

La Mere.

Je m’en vais vous l’indiquer. C’eſt que je vous crois naturellement un peu pareſſeuſe.

Emilie.

Penſez-vous cela, Maman ? Cela ſerait fâcheux. Je vais pourtant toujours de bon cœur à mes devoirs.

La Mere.

J’en conviens ; mais dès qu’il s’agit de faire un léger éfort de mémoire ou d’application, il me ſemble que la force vous abandonne.

Emilie.

Mais auſſi quand je l’ai fait cet éfort, j’avance comme un petit ange enſuite.

La Mere.

Dans vos jeux, qu’il vous arrive la plus petite contrariété, vous aimez mieux les quiter que de la ſurmonter.

Emilie.

Vous avez obſervé cela ?

La Mere.

N’eſt-ce pas là l’allure d’un eſprit pareſſeux ?

Emilie.

Je le crains ; mais, Maman, quand cela ſerait, quelle liaiſon y a-t-il entre la pareſſe & l’humeur ? Elles ne ſont pas même parentes de loin.

La Mere.

Vous vous trompez, elles ſont tout au contraire très-proches parentes, comme vous allez voir. C’eſt un fait certain, & vous l’avez éprouvé plus d’une fois, que rien ne rend heureux comme l’occupation, rien ne rend triſte comme l’oiſiveté. Or il n’y a point d’occupation ſans application, ſans une certaine contention de la tête.

Emilie.

Et qu’eſt-ce que c’eſt que la contention ?

La Mere.

C’eſt la plus forte attention dont une tête eſt capable. Un eſprit actif trouve un grand contentement à déployer cette attention, parce qu’elle lui fait faire des progrès, qu’elle lui fait découvrir tous les jours des objets nouveaux, & qu’elle lui procure encore le ſentiment très-ſatisfaiſant de ſes propres forces. Un eſprit pareſſeux ne connaît aucun de ces plaiſirs. La moindre peine qu’il faut prendre l’éfarouche ; la moindre difficulté qu’il faut vaincre le décourage. Avec cette diſpoſition il eſt impoſſible de faire le moindre progrès. Ainſi, à la place des plaiſirs que procure l’occupation, arrivent l’humiliation, l’ennui, le dégoût & l’humeur.

Emilie.

Maman, voilà une vilaine généalogie.

La Mere.

C’eſt la même hiſtoire avec les contradictions. Vous ſavez que la vie en eſt remplie. Un eſprit actif les ſurmonte, & parvient à ſon but en dépit d’elles ; il jouit par conſéquent de ſa victoire. Un eſprit pareſſeux n’oſe rien entreprendre, la moindre contradiction l’arrête & l’abat, & le force de renoncer à ſes projets : pour toute conſolation il lui reſte l’humeur.

Emilie.

Fort bien ! Et deux ! Mais pourquoi dites-vous donc quelquefois que le ſage ſe ſoumet aux contradictions de la vie ſans murmure ? Je n’ai qu’à me faire ſage, & n’ayant point de murmure, je n’aurai point d’humeur.

La Mere.

A merveille : mais ſavez-vous quand & pourquoi le ſage ſe ſoumet aux contradictions ſans murmure ?

Emilie.

Non.

La Mere.

Parce qu’avant de s’y ſoumettre, il a eſſayé tous les moyens de les vaincre. Il ne s’y ſoumet qu’après s’être convaincu qu’il n’eſt pas en ſon pouvoir de les ſurmonter. Alors la raiſon lui dit que l’homme doit ſe réſigner à ce qu’il ne peut changer.

Emilie.

Il n’y a point d’humiliation à cela.

La Mere.

Ni d’humeur à avoir. J’ai connu une petite perſonne qui s’occupait beaucoup dans ſa journée de rubans, de pompons, d’ajuſtemens.

Emilie.

Mais, Maman, ce n’était pas pour elle. Vous ſavez bien qu’elle avait une poupée, dame de qualité, dont c’était ſon devoir de faire la toilete. Quand on eſt en condition, on ne choiſit pas ſes occupations.

La Mere.

Je conviens que ce n’eſt pas pour elle que la jeune perſonne s’occupait de chifons, mais ce n’était pas non plus pour ſa poupée.

Emilie.

Pourquoi donc, Maman ?

La Mere.

Parce qu’elle était pareſſeuſe.

Emilie.

Je ne comprends pas cela, par exemple.

La Mere.

C’eſt que pour penſer à ces fadaiſes, ſon eſprit, ſa mémoire n’avaient aucun éfort à faire, & par conſéquent ſa pareſſe eſpérait y trouver ſon compte. Mais ſa pareſſe la trompait ; car ſon eſprit, quoique pareſſeux, déſirait une nouriture plus ſolide & plus active. Ainſi, quand elle avait donné beaucoup de temps à ces niaiſeries, elle était toute étonée de n’y pas trouver la ſatisfaction qu’elle s’en était promiſe ; elle ſentait du vuide, de l’ennui, c’eſt-à-dire, qu’elle était toute diſpoſée à l’humeur.

Emilie.

Allons, nous y voilà encore. Mais, Maman, pourquoi ſa mere (car je crois qu’elle en avait une & bien tendre,) ne l’a-t-elle pas empêchée de perdre ſon temps avec les chifons ?

La Mere.

Sa mere diſait : Si je l’en empêche, ſi je lui dis : Emilie, ne faites pas cela, par amitié pour moi, elle ſe conformera de bon cœur à ma volonté ; mais elle croira que je lui ai enlevé un grand ſujet de ſatisfaction, une ſource de plaiſirs raviſſans. Il vaut mieux que ſa propre expérience la déſabuſe, & qu’elle voie que le bonheur n’eſt pas là. Il y aura un peu de temps perdu de cette façon ; mais auſſi elle ne ſera pas obligée de me croire ſur ma parole, & elle ſera détrompée pour ſa vie.

Emilie.

Et voilà peut-être pourquoi la poupée eſt allée paſſer l’été dans une de ſes terres, & la jeune perſonne eſt reſtée à Paris auprès de la plus aimable mere du monde.

La Mere.

Cette mere m’a dit : Ce n’eſt pas moi qui empêcherai la poupée de quiter ſa terre & de revenir ici diſpoſer des momens perdus de la petite perſonne : car je hais trop la tyrannie pour l’exercer même contre les poupées.

Emilie.

Si celle-ci revient l’hiver prochain à cauſe des longues ſoirées, j’eſpere qu’elle aura perdu la moitié de ſa paſſion pour les chifons & les ajuſtemens, & que je ne ſerai plus obligée de m’en occuper par état.

La Mere.

Quoi qu’il en ſoit, vous voyez toujours clairement que dans les contradictions de la vie, dans les occupations ſérieuſes, & même dans les occupations frivoles & dans les amuſemens, la pareſſe eſt tout ce qu’il y a de plus nuiſible au bonheur, & que ce n’eſt pas lui faire tort en lui reprochant l’humeur que vous déteſtez ſi fort, comme ſa plus proche parente.

Emilie.

Mais vous la retrouvez donc toujours cette vilaine parente ?

La Mere.

C’eſt que je voudrais bien qu’elle n’approchât jamais de la maiſon.

Emilie.

Savez-vous, Maman, ce que nous ferons ? Nous mettrons la pareſſe à la porte ; les deux parentes ſe rencontreront dans la rue, & s’en iront enſemble bien loin d’ici.

La Mere.

C’eſt ſans contredit le meilleur parti : car auſſi long-temps qu’une d’elles ſera dans la maiſon, on ne peut répondre qu’elle n’ouvre la porte à l’autre ; & ſi elles deviennent une fois maîtreſſes ici, adieu la joie, le bonheur & tous les vrais plaiſirs de la vie.

Emilie.

Mes freres, Maman, ſont-ils pareſſeux ou actifs ?

La Mere.

Vraiment, voilà une queſtion de conſcience. Mais ſi vos freres avaient des défauts, je penſe qu’ils déſireraient qu’on leur en parlât & non à leur ſœur.

Emilie.

Eh bien, je ne vous demande que leurs bonnes qualités.

La Mere.

Si vous mettez la pareſſe à la porte, comme c’eſt votre projet, je ſuis perſuadée qu’avec un peu de ſoin vous n’aurez pas beſoin de moi pour découvrir les bonnes qualités de vos freres. Ils ſont plus âgés & par conſéquent plus formés que vous ; ainſi leurs bonnes & mauvaiſes qualités doivent ſe remarquer plus aiſément.

Emilie.

Mais auſſi je les ai déja remarquées ; je voulais ſeulement ſavoir, ma chere Maman, ſi nous étions, vous & moi, du même avis là deſſus.

La Mere.

Eh bien, un jour, pendant une de nos promenades, nous éplucherons toutes leurs bonnes qualités, & nous verrons ſi nous ſommes d’acord.

Emilie.

Maman, je crois qu’on aime mieux mes freres que moi.

La Mere.

Qui croyez-vous qui aime mieux vos freres que vous ?

Emilie.

Mais tous ceux qui viennent ici. On vous fait ſouvent leur éloge, & de moi l’on ne dit mot.

La Mere.

C’eſt que mes amis ne ſont pas acoutumés à louer en face. Peut-être, lorſque vous n’y êtes pas, votre éloge les occupe-t-il auſſi.

Emilie.

Cela ſerait-il poſſible ? Me dites-vous vrai, ma chere Maman ? Ah, répétez-moi cela encore fois.

La Mere.

Ce n’eſt pas moi qui peux vous l’aſſurer ; mais comme vous devez avoir ce ſoir une entrevue avec votre conſcience, & faire un déménagement de beſaces fort important ; ſi elle vous certifie que vous annoncez quelques heureuſes diſpoſitions, que vous donnez quelques eſpérances fondées, vous pouvez compter que mes amis s’intéreſſent trop à ma ſatisfaction pour ne l’avoir pas remarqué.

Emilie.

En ce cas, c’eſt bien heureux que perſone ne m’ait entendu conter mon barbouillage.

La Mere.

Il eſt vrai qu’on n’y aurait pas remarqué un grand talent pour l’hiſtoire, & que l’effet n’en eût pas été bien brillant.

Emilie.

Ni par conſéquent l’éloge bien pompeux, quand j’aurais eu le dos tourné. Maman, vous n’en direz rien à mon frere ; n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Non, je vous le promets ; mais ſi vous le voulez, après ſouper, pendant notre petite aſſemblée de famille, nous propoſerons que chacun de nous conte une hiſtoire. Votre frere ayant encore les yeux tout humides d’hier au ſoir, ne manquera pas de nous conter l’hiſtoire des deux vieillards, qui l’a tant fait pleurer. Moi, je ne ferai pas ſemblant d’en avoir la moindre notion, & de cette maniere je l’apprendrai tout naturellement : car je vous avoue que je voudrais avoir le cœur net ſur ces bonnes gens de la montagne.

Emilie.

Et vous, Maman, vous conterez donc auſſi une hiſtoire ?

La Mere.

Il le faudra bien.

Emilie.

Oh, cela ſera charmant !.. Mais moi qu’eſt-ce que je ferai ?

La Mere.

Vous en conterez une également. Nous ne ferons grace à perſone.

Emilie.

Et comment ferai-je ? Je ne ſais pas d’autre hiſtoire que celle qui a fait pleurer mon frere.

La Mere.

Comme celle-là ne vous promet pas un grand ſuccès, je vous conſeille d’en aller lire une à préſent dans le livre que je vous ai prêté. Vous nous la conterez, & vos freres ſeront tout étonés que vous en ſachiez une qui leur eſt inconnue.

Emilie.

C’eſt bien dit, Maman, c’eſt bien dit. Vous auriez fait un bon médecin, car vous ſavez toujours remede à tout. Allons, je m’en vais bien vîte, pour briller ce ſoir, & vous faire oublier mon pot-pourri de la montagne.

(Elle s’en va & revient ſur ſes pas.).

Maman, vous pourriez me rendre un grand ſervice & me faire un grand plaiſir.

La Mere.

Quoi donc ?

Emilie.

Contez-moi une petite hiſtoire, ſeulement longue comme cela. Je verrai comment vous faites, cela me mettra en train, & je conterai ce ſoir comme un petit ange.

La Mere.

Soit. Vous vous y prenez fort à propos. Votre papa m’a dit ce qui lui eſt arrivé ce matin, & je vais vous le redire.

Emilie.

En ce cas je rirai, car les contes de mon papa ſont toujours gais.

La Mere.

Vous verrez, & vous me direz votre ſentiment… Cependant, ſi je vous dis mon conte à préſent, qu’eſt-ce que je conterai à notre aſſemblée ?

Emilie.

Bon, Maman, vous en direz un autre. Vous en ſavez plus, je parie, que nous n’avons de doigts entre nous deux.

La Mere.

Eh bien, ſoit. Auſſi bien l’hiſtoire que vous allez apprendre eſt ſi courte qu’il n’y aurait pas de quoi briller convenablement dans l’aſſemblée de famille.

Emilie.

Voyons donc, recueillons-nous, & obſervons comment il faut conter.

La Mere.

Cela ſera bientôt vu, car mon conte n’a pas autant d’ingrédiens que celui que vous m’avez fait. C’eſt, comme je vous ai dit, un fait arrivé à votre pere ; vous ſavez qu’il eſt ſuccinct dans ſes récits.

Emilie.

Succinct, c’eſt-à-dire, précis & bref ?

La Mere.

Il a couru ce matin à pied pour ſes affaires ; il a voulu paſſer l’eau pour revenir de l’eſplanade des Invalides à la place de Louis XV. En montant dans le bateau, il a vu accourir une femme du peuple qui lui a demandé la permiſſion de profiter de l’occaſion. Pendant que le batelier les paſſe, votre pere, par déſœuvrement, demande à la femme où elle demeure.

— Au Gros-Caillou. — Ce qu’elle fait. — Elle éleve trois enfans, elle file, & ſon mari travaille dans les carrieres. — Et qu’allez-vous faire de l’autre côté de la riviere ? — Je vais au Roule chercher du pain chez mon boulanger. — Votre boulanger demeure bien loin de votre quartier. — J’y vais tous les trois jours réguliérement, & n’achete jamais mon pain ailleurs. — C’eſt donc pour perdre votre temps ? — Monſieur, Monſieur, vous jugez bien vîte. Mon boulanger eſt un brave homme. Il demeurait autrefois au Gros-Caillou. Mon pauvre mari tomba malade ; nous étions dans la peine, abandonnés de tout le monde. Mon boulanger ſeul m’a dit : Que cela ne vous inquiete pas, brave femme. Il nous a fourni pendant trois mois le pain à crédit. La bénédiction divine eſt revenue ; nous l’avons payé, graces à dieu. Depuis, les circonſtances l’ont forcé de quiter notre quartier & d’aller s’établir au Roule. Il n’y eſt pas encore achalandé comme chez nous, & j’y vais porter mon argent & chercher mon pain ; & eût-il la pratique du Roi, j’irais chercher mon pain chez lui, — Voilà mon conte, ma chere amie, ou plutôt celui de votre pere.

Emilie.

O les braves gens !

La Mere.

Qui ?

Emilie.

Mais le boulanger, & puis la femme auſſi.

La Mere.

Mais votre pere a eu un grand tort.

Emilie.

Quoi donc ?

La Mere.

Il lui a dit : Brave femme, combien avez-vous d’enfans ? — Deux garçons & une fille. — Et moi auſſi, brave femme, j’ai deux garçons & une fille. Tenez, à cauſe de vos trois enfans & des trois mois de crédit, il faut que je vous avance l’argent de votre pain pour trois mois. J’ai auſſi une brave femme chez moi, venez la voir & ſes trois enfans.

Emilie.

Il eſt drôle, mon papa, avec ſa brave femme & ſes trois enfans.

La Mere.

Et il lui a donné ſon adreſſe.

Emilie.

Eh bien, Maman, quel tort trouvez-vous donc à mon papa ? Serez-vous bien fâchée de voir arriver chez vous la brave femme ?

La Mere.

Ne voyez-vous pas que c’eſt ſon adreſſe qu’il fallait lui demander, & non lui donner la nôtre ? La brave femme ne paſſe la riviere que pour aller chez ſon boulanger ; je parie qu’elle ne quitera pas ſes trois enfans pour venir nous chercher.

Emilie.

Vous croyez, Maman ? Oh que j’en ſerais fâchée !

La Mere.

Si nous ſavions où la prendre, nous lui aurions fait une viſite en nous promenant.

Emilie.

Oh, Maman, tâchons de la découvrir. Il faut que mon papa, pour ſa pénitence, ſe mette à ſa piſte. De quoi s’aviſe-t-il auſſi d’être étourdi comme ſa fille ?

La Mere.

C’eſt qu’il ne s’attendait pas à un ſi beau paſſage de la riviere.

Emilie.

Vous avez bien raiſon, Maman, voilà véritablement un beau paſſage & une belle hiſtoire !

La Mere.

Eh bien, il faut que celle que vous nous conterez ſoit encore plus belle.

Emilie.

Ah ciel, j’étais à cent lieues de mon hiſtoire que je ne ſais pas encore ! Courons vîte, il n’y a pas un inſtant à perdre.

La Mere.

Mais ſi en faiſant de ces ſauts, vous vous caſſez le cou, adieu l’hiſtoire & l’hiſtoriene.

ONZIEME
CONVERSATION.


Emilie.
(frape doucement à la porte du cabinet.)
La Mere.

Qui eſt là ?

Emilie.

Maman, c’eſt la petite perſone qui vient ſur la pointe des pieds.

La Mere.

Et que me veut la petite perſone ſur la pointe des pieds ?

Emilie.

Ah, vous écrivez… J’en ſuis fâchée.

La Mere.

Pourquoi ?

Emilie.

Mais à qui écrivez-vous donc ?

La Mere.

C’eſt à quelqu’un à qui j’ai à faire & que vous ne connaiſſez pas.

Emilie.

Et qu’eſt-ce que vous lui mandez ?

La Mere.

Ah, la petite perſone eſt curieuſe ! Et qu’eſt-ce que cela vous fait ?

Emilie.

Rien ; mais c’eſt pour le ſavoir.

La Mere.

Ah, ah ! Et trouvez-vous cette curioſité bien placée ? Car ſi par hazard elle était indiſcrete & ſans objet, cela ſerait fâcheux.

Emilie.

Comment donc, Maman ?

La Mere.

Lorſque vous me parlez tout bas de choſes qui vous intéreſſent, ſi une de vos petites amies, de vos compagnes du Palais royal, venait vous interrompre & vous demander de quoi il s’agit, que diriez-vous ?

Emilie.

Ah, c’eſt différent, je dirais qu’elle eſt bien curieuſe, & que cela ne la regarde pas.

La Mere.

Vous croyez donc qu’elle commettrait une faute contre la politeſſe & la diſcrétion ?

Emilie.

Sans doute, Maman.

La Mere.

Je meurs de peur que la petite perſone n’ait commis la même faute avec moi ; & cependant elle me doit bien autant d’égards que votre petite amie vous en doit. Ne le penſez-vous pas ?

Emilie.

Mais vous ne cauſiez pas tout bas, ma chere Maman, vous écriviez.

La Mere.

C’eſt-à-dire, que je cauſais tout bas avec un abſent. L’ecriture eſt la converſation avec les abſens. On n’a pas d’autre moyen de leur communiquer ſes penſées. On confie ſes ſecrets au papier ; & voilà pourquoi ce qui eſt écrit eſt ſacré. On ne peut pas plus ſe permettre de lire les papiers que l’on trouve ſous ſa main, quand ils ne nous ſont pas adreſſés, que d’écouter deux perſones qui parlent bas.

Emilie.

Il n’eſt donc pas bien d’écouter deux perſones qui ſe parlent ?

La Mere.

Non, à moins qu’on ne vous en prie.

Emilie.

Eh bien, je ne le ſavais pas. Moi, je n’écoutais pas, parce que je n’en avais pas envie. Vous m’apprenez, Maman, qu’il ne le faut pas.

La Mere.

Votre réflexion vous l’aurait appris bien mieux. Si vous aviez jamais écouté avec le déſir de ſavoir ce que les autres ne veulent pas que vous ſachiez, ce ſerait un vice de caractere qu’il faudrait déraciner.

Emilie.

Lequel donc ?

La Mere.

Un très-grand vice, celui de la curioſité.

Emilie.

Allons, Maman, déracinons bien vîte.

La Mere.

Heureuſement cela ſera aiſé, car je me perſuade que vous n’avez pas ce vice. Mais écouter par étourderie, par légéreté, par inadvertance ou faute d’égards pour les autres, eſt auſſi un tort & un grand tort.

Emilie.

Bon ! Quand je verrai deux perſones ſe parler, je me mettrai à courir de toutes mes forces.

La Mere.

Il n’eſt pas beſoin de s’eſſoufler. La diſcrétion n’eſt pas ſi bruyante. On s’éloigne ſans affectation, ſans que cela faſſe événement. Deux pas ſuffiſent pour vous mettre hors de portée d’écouter ce que l’on dit avec le deſſein de n’être pas entendu.

Emilie.

J’en ferai trois, ſans faire ſemblant de rien.

La Mere.

Puis donc qu’il ne faut pas écouter, il eſt clair que ce ſerait manquer à la probité & à toutes les loix de l’honneur & de la ſociété, que de lire un papier qui ne s’adreſſe pas à vous, ou qui eſt adreſſé à un autre.

Emilie.

C’eſt donc une choſe bien importante qu’un chifon de papier ?

La Mere.

Si importante que quelquefois la vie, la fortune, ou du moins la tranquillité, le bonheur & le malheur de la vie peuvent en dépendre.

Emilie.

Maman, cela fait trembler. Mais ſouvent auſſi, je le crois du moins, le chifon de papier eſt indifférent.

La Mere.

J’en conviens ; mais comme on ne peut le ſavoir d’avance, la loi qui défend d’y toucher reſte la même.

Emilie.

Oui, c’eſt le plus court.

La Mere.

Votre penſée eſt-elle à vous ? Peut-on vous empêcher de penſer ?

Emilie.

Non, on ne peut pas m’empêcher de penſer à ce que je veux.

La Mere.

Ni vous obliger de dire votre penſée, que lorſque cela vous convient & à qui vous jugez à propos. Or, qu’eſt-ce que vous écrivez ſur le papier ?

Emilie.

Mais ce que je veux, ce qui me paſſe par la tête.

La Mere.

C’eſt-à-dire, vos penſées. Et quelqu’autre que vous peut-il ſavoir ſi votre intention eſt qu’on connaiſſe vos penſées, ou ſi vous voulez les tenir cachées, ou ne les confier qu’à une telle perſone ?

Emilie.

Non, à moins que je ne le diſe, on ne le ſait pas.

La Mere.

On ſait encore moins de quelle importance il peut être pour vous que votre penſée ne ſoit connue que de la perſone à laquelle elle s’adreſſe, parce que perſone ne ſait nos affaires comme nous-mêmes.

Emilie.

Cela eſt vrai.

La Mere.

Ainſi notre penſée eſt notre propriété la plus ſacrée, la plus intime. Et lire un chifon de papier, comme vous diſiez, qui ne nous apartient pas, qui renferme des penſées qui ne s’adreſſent pas à nous, c’eſt faire une choſe qui peut avoir toute la difformité d’une trahiſon, d’une baſſeſſe, d’une infamie ; enfin de ce qu’il y a de plus vil & de plus déshonorant au monde.

Emilie.

Mais, Maman, on fait cela par étourderie.

La Mere.

Cela vous prouve à quel blâme l’étourderie & le défaut de réflexion peuvent expoſer.

Emilie.

Oh, je ne parle pas pour moi. Je vous promets, Maman, que pour rien au monde on ne me fera plus toucher à un papier qui n’eſt pas à moi.

La Mere.

Je l’eſpere, parce que je me flate qu’Emilie aura des principes ; & voilà, par exemple, un de ces principes qu’une perſone bien née n’oublie jamais.

Emilie.

Oh, qu’il faut ſavoir de choſes, Maman, pour être bien née ! Tous les jours j’apprends quelque choſe de nouveau en y penſant, & même ſans beaucoup y penſer.

La Mere.

Mais ce n’eſt pas pour apprendre du nouveau, ni même pour ſavoir à qui j’écrivais, que vous êtes venue ?

Emilie.

Mon dieu non. Je voulais vous dire, Maman… Mais je crois que cela pourrait nous faire cauſer bien long-temps, bien long-temps ; & ſi votre lettre eſt preſſée…

La Mere.

Elle ne l’eſt pas. Attendez-moi ici, je vais revenir.

Emilie.

Vous allez donc ſerrer vos papiers ? Mais vous ne ſerez pas long-temps, Maman ?

La Mere.

Non.

Emilie.

C’eſt bon, je vais rêver pendant ce temps-là à ce que je voulais dire…

La Mere.

Allons, prenons notre ouvrage, & voyons ce qui vous occupe.

Emilie.

C’eſt bien dit, Maman, voyons… Premiérement… je venais vous dire… que je vous aime de tout mon cœur.

La Mere.

Mademoiſelle, je vous ſuis très obligée.

Emilie.

Madame, vous êtes bien bonne, il n’y a pas de quoi.

La Mere.

Après.

Emilie.

Oui, j’y ſuis… Ce chifon de papier que je vois toujours là, dans ma tête, pour n’y pas toucher, m’a un peu barbouillé mes idées… Ah !.. N’avons-nous pas dit l’autre jour qu’il fallait avoir une confiance entiere en vous ?

La Mere.

Moi ? Je ne vous ai jamais dit cela.

Emilie.

Comment, vous ne voulez pas que j’aie de la confiance en vous ?

La Mere.

Pour vouloir, oui, je vous aſſure que je le veux bien fort.

Emilie.

Mais, ma chere Maman, expliquez-vous donc. Il faut qu’une porte ſoit ouverte ou fermée.

La Mere.

Je voudrais mériter votre confiance, je ne penſerai jamais à l’exiger.

Emilie.

Mais c’eſt la même choſe, puiſque vous l’avez.

La Mere.

Point du tout, cela eſt fort différent. La confiance eſt le don le plus libre qui exiſte ; on peut l’acorder à celui qui nous l’inſpire, mais elle ne peut s’exiger. Si j’ai votre confiance, comme vous dites, c’eſt que vous avez remarqué ſans doute que j’en ai beaucoup en vous ; c’eſt que les premiers eſſais que vous avez faits en me confiant vos petites affaires, vous ont apparemment réuſſi ; que vous vous en êtes bien trouvée. Point d’inconvénient, & très-ſouvent peut-être du profit ; c’eſt une bonne affaire que cela. Cette expérience a fortifié & augmenté de jour en jour votre confiance en moi.

Emilie.

Maman, c’eſt vrai à la lettre.

La Mere.

Si au lieu de m’en remettre à votre expérience, je vous avais commandé : Mademoiſelle, il me faut votre confiance, je la veux toute entiere ; il faut que je ſache tout ce qui vous paſſe par la tête…

Emilie.

Eh bien, je crois que vous l’auriez encore eue de cette façon-là.

La Mere.

Et moi, je crois que non. Je penſe que chacun aime à être maître dans ſon intérieur, & les petites perſones plus que les autres.

Emilie.

Comment cela, Maman ?

La Mere.

C’eſt-à-dire, que chacun aime à diſpoſer de ſes penſées, comme bon lui ſemble & en faveur de qui lui plaît, & que le mot Il faut n’eſt pas celui qu’il faut pour en avoir ſa part.

Emilie.

Cela eſt vrai, Maman. Il faut n’eſt pas doux à l’oreille.

La Mere.

Il faut cependant, ma chere amie, prendre garde aux termes dont on ſe ſert dans la converſation, ſans quoi on brouille toutes ſes idées. Ce n’eſt pas là une affaire de liberté & de confiance ; il faut eſt de rigueur ici, parce qu’enfin il ne faut pas que la converſation reſte inintelligible. Si vous exprimez mal votre idée, comme vous venez de faire, par exemple, celui qui vous écoute ne la comprendra pas, ou la comprendra mal.

Emilie.

Et oui, & puis le barbouillage.

La Mere.

Ainſi, déſirer & exiger la confiance, ſont deux idées tout à fait diverſes.

Emilie.

Eh bien, je ne l’aurais pas ſu ſans vous, ma chere Maman.

La Mere.

Avec de l’attention & de la réflexion on apprend à démêler ſes idées ; comme avec un peu d’attention & d’adreſſe on démêle un écheveau de ſoie. Et puis, quand on a une amie de confiance & qu’on eſt embaraſſée ſur la ſignification préciſe d’un terme, on la lui demande.

Emilie.

Cela eſt vrai ; mais c’eſt que je les ſais tous à-peu-près.

La Mere.

Me voilà encore embrouillée. Vous voulez dire apparemment que vous comprenez à-peu-près la ſignification de tous les mots dont vous vous ſervez, & ce n’eſt pas ce que vous dites : car on peut fort bien ſavoir un mot, un terme, ſans comprendre toute l’étendue de ſa ſignification. Mais laiſſons cela ; vous me trouveriez enfin chicaneuſe, ſi je me permettais d’éplucher ainſi vos diſcours, & il pourrait m’en coûter une partie de votre confiance. Revenons à nos moutons. Vous diſiez donc ?

Emilie.

Je vous diſais, ma chere Maman, que ſans ſavoir ſi vous avez déſiré ou exigé ma confiance, toujours eſt-il conſtant que vous la poſſédez toute

entiere, & que je vous dis tout, mais tout ce qui me paſſe par la tête. Or j’ai remarqué…

La Mere.

Et qu’avez-vous remarqué ?

Emilie.

Ah, j’ai remarqué quelque choſe…

La Mere.

Et c’eſt ?

Emilie.

Vous venez de dire une choſe qui m’a beaucoup frapée.

La Mere.

Eh, mon dieu, voyons donc.

Emilie.

Ah, je ne ſais ſi c’eſt bien vrai.

La Mere.

Ah, que vous me faites languir !

Emilie.

Allons, allons, je m’en vais vous le dire… Vous m’avez dit tout à l’heure que vous aviez beaucoup de confiance en moi.

La Mere.

En doutez-vous ?

Emilie.

Non, Maman, puiſque vous le dites ; mais tenez, franchement, je ne m’en étais pas aperçue. Au reſte, je ne vous en fais point de reproche au moins. Je ſais à préſent que la confiance doit ſe mériter & ne peut s’exiger. Vous n’avez pas beſoin de mes conſeils comme j’ai beſoin des vôtres. Mais pourquoi dites-vous que vous avez de la confiance en moi ?

La Mere.

Parce que cela eſt vrai ; & ſi vous n’étiez pas ſi précipitée dans vos jugemens, ſi vous réfléchiſſiez un peu, vous verriez qu’à tout inſtant je vous donne des preuves de ma confiance.

Emilie.

Et moi, j’ai remarqué au contraire, il y a long-temps, que vous ne me diſiez pas tout… Bien entendu que la confiance ne s’exige pas.

La Mere.

Et qu’eſt-ce que je ne vous ai pas dit ?

Emilie.

Mais je ne ſais pas…

La Mere.

Mais encore ?

Emilie.

Mais, Maman.

La Mere.

Il me ſemble, quand on accuſe, qu’il faut parler clair, & avoir ſes preuves toutes prêtes.

Emilie.

Maman, je ne vous accuſe de rien ; mais dites vrai : vous avez bien des liaiſons, bien des affaires ; vous recevez beaucoup de lettres : eh bien, vous ne me dites jamais rien de tout cela.

La Mere.

Et voilà mes torts prouvés en fait de confiance ? Mais lorſque vous parlez à vos petites amies, ſur-tout lorſque vous leur parlez bas, eſt-ce que j’écoute ou que je vous queſtione ?

Emilie.

C’eſt que cela ne vous intéreſſe pas.

La Mere.

Plus que vous ne penſez.

Emilie.

Vrai ?

La Mere.

Vous pouvez m’en croire.

Emilie.

Eh bien, ma chere Maman, je vous dis toujours tout ; mais vous n’y faites pas toujours grande attention.

La Mere.

Et pour que le marché ſoit égal, il faut que je vous diſe tout auſſi ?

Emilie.

Mais ſi cela vous convient.

La Mere.

Allons, diſons… Il ne me reſte plus qu’un ſcrupule.

Emilie.

Et quoi donc ?

La Mere.

Serez-vous bien aiſe que je diſe à d’autres ce que vous me confiez ?

Emilie.

Maman, je ſuis bien ſûre que vous ne dites à perſone ce que je vous confie.

La Mere.

Vous croyez donc le ſecret & la diſcrétion indiſpenſables pour inſpirer la confiance ?

Emilie.

Très-ſûrement, Maman.

La Mere.

Et, ſi j’allais confier aux autres ce que vous me dites, je perdrais votre confiance ?

Emilie.

Je crois que je n’en pourrais plus avoir.

La Mere.

En ce cas, je ne ſais comment je ferai pour vous confier ce que me diſent les autres, ſans perdre leur confiance.

Emilie.

Ah, c’eſt un embaras, cela. Mais c’eſt qu’il eſt beau de tout ſavoir.

La Mere.

Et moi, je trouve qu’en ce genre il eſt bien commode de ne rien ſavoir. Vous n’ignorez pas combien il faut être réſervé & diſcret ſur ce qui ne nous regarde pas. Quand on ne ſait rien, on eſt ſûr de ne pas parler des affaires des autres mal à propos ; on ne craint pas de leur nuire par légéreté ou par inconſidération, en s’en mêlant ſans néceſſité.

Emilie.

Cependant, Maman, convenez que c’eſt beau d’avoir des affaires. On n’a plus l’air petite fille. On eſt obligé de ſortir, de parler au Miniſtre, de voir Monſieur le Premier Préſident, de ſe faire écrire chez Madame la Ducheſſe une telle. On rentre, on a dix lettres à écrire. Je vous aſſure, Maman, que c’eſt fort beau.

La Mere.

Ah, ma pauvre Emilie, que vous regréterez un jour la ſécurité, le calme & l’oiſiveté de votre âge, & que vous ſerez détrompée de la beauté des affaires !

Emilie.

Vous croyez, Maman ? Mais ſi elles ne ſont pas belles, pourquoi en avoir ?

La Mere.

Cela ne dépend pas de nous, il faut faire les ſiennes. Mais il n’y a que les gens déſœuvrés, ignorans & frivoles qui s’occupent ou s’amuſent des affaires des autres. Il n’y a guere que ceux-là qui ſoient curieux ; ils ſont bavards, rediſans & dangereux.

Emilie.

Et penſe-t-on d’eux comme cela dans le monde ?

La Mere.

Oui, on les craint, on les fuit.

Emilie.

Il faut encore que je me ſouvienne de cela. Mais, Maman, vous, vos affaires, pourquoi ne me les dites vous pas ?

La Mere.

Soyez ſûre que je déſire avec paſſion d’avoir en vous une amie à laquelle je puiſſe confier mes affaires, mes ſoucis, mes peines, & que la crainte ſeule de troubler la ſérénité & le bonheur de vos jours innocens pourrait me faire balancer.

Emilie.

D’abord, Maman, je vous aſſure que vous pouvez compter ſur ma parfaite diſcrétion.

La Mere.

J’y compte ; mais pour y compter davantage, il faut que je ne remarque en vous aucun penchant à la curioſité : car je ne puis m’ôter de la tête que la curioſité & l’indiſcrétion ſont deux ſœurs qui marchent toujours enſemble.

Emilie.

Et à propos de cela, Maman, dois-je vous dire les affaires des autres ?

La Mere.

Voilà une queſtion vraiment délicate.

Emilie.

Et importante. Il eſt vrai que perſone ne m’a encore rien confié ; mais cela peut venir d’un moment à l’autre. Et ſi l’on me priait encore de ne pas vous dire quelque choſe, comment faire ?

La Mere.

Lorſque j’étais à votre âge, je me diſais : Je ne veux pas recevoir de confidences, juſqu’à ce que je ſois en état de diſcerner celles qui doivent être ſacrées d’avec celles ſur leſquelles il eſt bon de me conſulter avec ma mere.

Emilie.

Mais, Maman, on ne peut pas empêcher les gens de parler.

La Mere.

Pardonnez-moi, on peut prévenir les confidences. Moi, je diſais, par exemple : Sur toutes choſes, ne me dites pas votre ſecret, ſi vous ne voulez pas que ma mere le ſache, parce que je ne ſuis pas accoutumée à lui rien cacher.

Emilie.

Fort bien. Je dirai : Tenez, Maman & moi nous ne ſommes qu’une, nous n’avons point de ſecret l’une pour l’autre ; on nous appelle dans la maiſon les inſéparables. Parlez-moi, c’eſt comme ſi vous lui parliez ; arrangez-vous là deſſus. Si cela vous convient, dites votre affaire ; ſi non, gardez-la.

La Mere.

Voilà qui eſt parfaitement ſage ; vous n’aurez pas promis le ſecret, & vous n’aurez pas voulu l’entendre. Vous acquerrez encore la réputation d’une perſonne prudente & vraie.

Emilie.

Et c’eſt joli d’être prudente & vraie ; n’eſt-ce pas, Maman ?

La Mere.

Oui, ce ſont deux belles qualités. Voulez-vous d’ailleurs une regle ſûre ſur la diſcrétion qu’on doit aux autres ? La voici : Si leur ſecret ne vous regarde en aucune maniere, il n’y a aucun inconvénient pour vous dans un ſilence abſolu ; mais ſi ce ſecret vous intéreſſe de près ou de loin, alors on dit : Permettez que je conſulte auſſi mes amis.

Emilie.

Non, non, je m’en tiens à ce que Maman & moi, nous ne ſommes qu’une, & qu’on s’arrange là deſſus. Il eſt vrai qu’elle ne me dit pas tout ; mais moi j’ai du plaiſir à ne lui rien cacher.

La Mere.

Pourquoi donc, puiſque nous ne ſommes qu’une, faiſiez-vous des façons pour me dire qu’il vous ſemblait que je n’avais pas de confiance en vous ?

Emilie.

C’eſt que j’étais perſuadée que j’avais tort ; mais je ne ſavais pas comment.

La Mere.

Eh bien, le moyen de l’apprendre, c’était d’en parler.

Emilie.

Vous avez raiſon. N’eſt-ce pas là de la fauſſe honte ?

La Mere.

Et la fauſſe honte a toutes ſortes d’inconvéniens.

Emilie.

Oui, elle fait qu’on reſte dans l’ignorance & dans ſes erreurs, & qu’on n’aurait pas appris quelque choſe ſur la curioſité & ſur la diſcrétion, qu’on eſt pourtant bien aiſe de ſavoir.

La Mere.

Sans compter qu’elle fait mal juger de ſes amies de confiance, & que c’eſt les offenſer que de balancer à leur dire ce qu’on penſe d’elles.

Emilie.

Oh ceci eſt ſerieux… Mais, Maman, ſi vous vouliez pourtant me dire un ſecret d’affaires, vous me feriez un grand plaiſir.

La Mere.

Un ſecret d’affaires ? Vous aimez donc bien les affaires ?

Emilie.

Mais je crois qu’oui.

La Mere.

Allons, voyons.

Emilie.

Faut-il garder le ſecret ?

La Mere.

Non pas abſolument ; mais comme il n’eſt ni poli, ni convenable d’entretenir les autres de ſes affaires, il eſt inutile d’en parler.

Emilie.

Oh oui, il ne faut rien faire d’inutile. Eſt-ce que vous me demanderez conſeil ?

La Mère.

J’eſpere que vous ne me refuſerez pas vos avis.

Emilie.

Non ſûrement, je vous les donnerai de tout mon cœur.

La Mere.

Je n’ai donc plus que l’embaras de me rappeller une affaire qui ſoit digne de vous être confiée… J’ai beau chercher, il ne me vient rien à l’eſprit, là tout d’un coup… Je ſuis fâchée que votre papa ne ſoit pas ici. Il vous propoſerait vingt affaires pour une, & ſerait très en état de ſatisfaire le goût précoce que vous montrez, & dont je ne me doutais pas il y a un quart d’heure… Tenez, faiſons une choſe. Nous avons aſſez cauſé, remettons la partie à tantôt. J’ai ma lettre à finir ; & vous, peut-être vos gambades à faire, avant de nous mettre à table. Mais tantôt, ou votre papa pourra reſter avec nous, & vous aurez entiere ſatisfaction, ou bien il me laiſſera ſes pleins pouvoirs pour vous conſulter ſur quelque affaire importante, & je ſens d’avance qu’il s’en trouvera parfaitement bien.

Emilie.

Vous me promettez, Maman, de ne pas l’oublier ?

La Mere.

Il n’y a point de danger. Quand je pourrais l’oublier, vous ſauriez bien m’en faire ſouvenir.

DOUZIEME
CONVERSATION.


Emilie.

Eh, bien, Maman, ne vous l’avais-je pas bien dit ? Je crois que c’était un preſſentiment. Notre ſecret d’affaires qu’eſt-il devenu ? Il vous eſt arrivé du monde au moment où nous devions commencer notre travail. Le lendemain il vous eſt ſurvenu une affaire, le ſurlendemain d’autres embaras : en un mot mon papa eſt parti pour ſon régiment ſans avoir pu me conſulter. Le proverbe dit : Ce qui eſt différé n’eſt pas perdu ; & moi je dis : Ce qui eſt différé ne ſe retrouve jamais à propos.

La Mere.

Vous faites là l’hiſtoire de la vie humaine. Elle eſt ſujete à tant de viciſſitudes, que le ſage apprend de bonne heure à ne pas compter ſur les événemens, & qu’il ſe ſoumet ſans peine aux contrariétés dont la vie eſt remplie. Au reſte, dans cette occaſion, c’eſt votre papa qui en eſt la victime, puiſque ſon départ le prive de vos conſeils.

Emilie.

Ma chere Maman, vous prenez la liberté de vous moquer ſouvent de votre Emilie.

La Mere.

Vous conſervez donc toujours cette paſſion pour les affaires ?

Emilie.

Mais oui, Maman.

La Mere.

A votre âge une paſſion qui dure plus de huit jours ! Cela paſſe le badinage. Eh bien, pour ne pas faire mentir le proverbe, je vous prouverai que ce qui eſt différé n’eſt pas perdu.

Emilie.

Et comment ferez-vous ?

La Mere.

Je vous conſulterai ſur un ſecret d’affaires, pour me ſervir de vos termes.

Emilie.

Allons, tant mieux, Maman ; me voilà prête.

La Mere.

Mais êtes-vous arrivée avec le recueillement néceſſaire ? Vous n’êtes pas à ignorer que les affaires demandent une grande attention, & qu’il ne s’agit pas de ſauter d’un ſujet à un autre, comme certaines perſones de ma connaiſſance ſe le permettent quelquefois.

Emilie.

N’ayez pas peur, ma chere Maman.

La Mere.

Allonc donc, voyons. Donnez-moi ce carton. Je vous chercherai une lettre d’affaires… Tenez, en voilà une d’un régiſſeur de votre papa.

Emilie.

Ah, votre intendant ! C’eſt un brave homme, Maman, que ce Monſieur Pervilé. Il me regarde toujours, comme s’il voulait me manger des yeux, & puis il me dit, avec une voix rentrée : Allons, notre Demoiſelle, allons, grandiſſez bien. J’ai vu votre maman pas plus grande que vous ; il faudra bien que je vous voie auſſi grande qu’elle.

La Mere.

Mais je ne vous parle pas de Monſieur Pervilé ; je vous parle du régiſſeur de Champorcé que vous n’avez jamais vu. Il a un différend avec votre papa.

Emilie.

Ah, ſûrement il a tort.

La Mere.

Comment, vous jugez avant que d’avoir examiné ?

Emilie.

C’eſt que je connais mon papa. Il eſt juſte & bon, & il n’a jamais tort.

La Mere.

Avant de juger, il faut avoir écouté les deux parties.

Emilie.

Allons, écoutons.

La Mere.

Je vous préviens qu’il faut lire cette lettre d’un bout à l’autre & ſans diſtraction, pour en bien ſaiſir le ſens. On ne peut s’arrêter ſous aucun prétexte, pas même touſſer ou moucher, encore moins interrompre la lecture par des queſtions ; il faut garder ſes queſtions, ſes avis & ſon ſentiment pour la fin.

Emilie.

Soit, je me ſoumets à toutes ces loix.

La Mere.

Je crains que cette lettre ne vous ennuie. Voyez, conſultez-vous. Il ne faut pas la commencer, ou bien il faut l’achever, ſans ſe permettre une pauſe ; & je vous avoue qu’elle n’eſt pas courte.

Emilie.

Mon dieu, tant mieux, Maman, tant mieux ; nous en reſterons plus long-temps enſemble.

La Mere.

C’eſt donc votre deſſein de la lire toute entiere & de ſuite ?

Emilie.

Sans doute, Maman, ſans doute ; je vous en donne ma parole.

La Mere.

C’eſt votre dernier mot ? Allons, liſez.


Emilie.
(lit.)
Monsieur,

(Puiſque Monſeigneur ne veut pas être ce qu’il eſt : ce qui fait qu’il ne l’eſt ni plus ni moins, ſuivant le proverbe auſſi ancien que la création, qui dit : A tout seigneur tout honneur.)

Dès que Dieu notre Sauveur a jugé à propos de retirer de ce monde notre défunt ſeigneur & maître, je n’ai que des graces à lui rendre de ce qu’il vous a choiſi pour hériter de ſa terre de Champorcé-le-Vicomte ; & encore, qu’il vous a inſpiré de me maintenir dans mon poſte de régiſſeur, ce qui fait que mon devoir eſt & ſera de continuer à faire fleurir vos droits, & donner preuve de mon zele à exécuter vos ordres, comme j’ai toujours fait du temps du ſeigneur défunt. Et d’abord après dieu, quelles graces n’ai-je pas à vous rendre de ce que, ne pouvant venir ici pour le préſent, il vous a plu de me faire aller à Mortaigne, & de m’épargner par là le chagrin de me tranſporter à Paris : ayant fait vœu de pere en fils, d’éviter cette ville de perdition, autant qu’il dépendra de nous, à l’occaſion de ce que mon grand-pere, faiſant ſa premiere ſortie de Champorcé, à l’âge de vingt-trois ans & demi, bien monté & amplement pourvu de hardes, & s’acheminant vers ce goufre pour s’y faire payer d’une ſomme de deux cens écus, due à ſon pere, mon biſaïeul, eut le malheur, tout en arrivant, de perdre, dans je ne ſais quelle bagâre, & ſa bête & ſa charge, ce qui le mit dans la néceſſité de ſe rendre à pied, ſans ſuperflu & ſans néceſſaire, au Grand Monarque, chez le ſieur Toupiol, l’aigle des aubergiſtes de ce temps, à la Grand’Pinte, chez qui ſon pere lui avait recommandé de loger ; ſans que par la ſuite il pût ſe faire payer de la créance des deux cens écus : ainſi qu’il eſt plus amplement conſigné dans notre chronique de famille que je dois laiſſer à mes enfans pour leur inſtruction, comme je l’ai héritée de mes peres, ſauf augmentation & continuation. Ce qui, pour revenir à ce qui eſt dit de l’autre part, m’aurait fait fauſſer mon ſerment par pure obéiſſance, laquelle aurait ainſi fait tache dans une vie ſans tache & ſans reproche.

En conſéquence de tout ce préalable, Monſieur n’a pas plutôt été parti de Mortaigne, que j’ai repris la route de Champorcé-le-Vicomte, bien réſolu de ne pas obéir en tout aux inſtructions préciſes qu’il vous a plu de me donner, m’étant aperçu diſtinctement dans nos diſcours & pourparlers, que vous entendiez bien mieux le profit du ſervice du Roi qui eſt notre maître à tous, que ce qui concerne la régie de votre terre de Champorcé-le-Vicomte à votre profit. Et pour commencer la beſogne par l’obéiſſance, je me ſuis incontinent tranſporté à la ferme du Petit-Hurleur, pour conférer avec Jacques Firmin, ſuivant vos intentions, à tête repoſée ; pour quel effet je l’ai même prié d’arrêter ſon moulin, dont le bruit eſt étourdiſſant pour quiconque n’eſt pas meûnier. Et tout en buvant un coup de bonne amitié, j’ai mis à profit le temps de notre conférence, pour faire entrer le ſuſdit dans vos vues, qui ne ſont pas les miennes, de ſorte que je l’ai preſque décidé à nous rendre à l’amiable les différens petits cantons que votre fantaiſie eſt de partager, je ne ſais à quelle inſtigation, entre différens habitans du lieu, & que feu Monſeigneur votre frere, ſe réglant ſur mes avis & entendement, avait ſagement réunis au moulin du Petit-Hurleur, pour n’en faire qu’une ſeule & groſſe & bonne ferme. Ce projet vous tenant ſi fort au cœur, Jacques Firmin ne veut plus le contrarier que par forme de crainte, qu’ayant eu les reins aſſez forts pour tenir à lui ſeul toute la ferme, on ne lui laiſſe ſur le corps toute la taille perſonelle dont il eſt préſentement grévé, malgré qu’il aura dépecé ſa ferme en autant de portions, qu’il vous prend fantaiſie de favoriſer de particuliers de ce lieu. Or pour ce qui eſt de cela, j’ai avancé hardiment que jamais la protection de Monſieur, vis-à-vis de Monſeigneur l’Intendant, ne ſe repoſerait, qu’il ne fût déchargé au prorata, comme c’eſt au reſte juſte & équitable. Ainſi je ſuppoſe cette affaire en bon train de s’arranger au terme de la Noël ſans autre difficulté, à l’encontre toutefois des vœux & prieres que je ferai tous les dimanches & fêtes, les ſupprimées y compriſes, pour qu’elle ne s’arrange pas. Car enfin, quel profit trouverons-nous à avoir quatorze ou quinze fermiers, auxquels je ne connais pas de bien au ſoleil, à la place d’un Jacques Firmin qui payait toujours en eſpeces ſonantes & n’était jamais en retard, & qui n’a pas ſon pareil dans vingt paroiſſes à la ronde ? Quand je dis, Trouverons-nous, dieu m’eſt témoin que ce n’eſt pas moi que j’ai en vue. Plus un régiſſeur a à régir & à tracaſſer, plus il eſt, comme de raiſon, bouffi de confidéſation & de gloire ; & comme je ne hais pas le tracas, mes quatorze fermiers me vaudront peut-être dix années de vie de plus. Mais l’embonpoint de votre recette fleurira-t-il comme par le paſſé ? C’eſt là le hic ſur lequel je voudrais avoir le cœur auſſi net que ſur mes tracas. Jacques Firmin qui voit loin, dit : « Il y a peut-être un petit grain de vanité dans mon fait, de vouloir deviner la penſée d’un Seigneur qui a fait la guerre aux ennemis du Roi ; mais je vois bien où cela tend. Monſeigneur croit… (Il parle lui comme il veut, la langue ne lui eſt pas liée.) que j’ai aſſez à faire avec mon moulin qui eſt bien le ſien ; qu’il faut que chacun vive à ſon tour, & que dieu m’ayant béni dans ſa ferme, il faut qu’il y béniſſe pareillement les Hanequins, les Maflards & les Pincemailles, c’eſt-à-dire, révérence parler, qu’il en faſſe des Jacques Firmins en miniature. Or pour ce qui eſt de cela, je le veux bien. N’ayant point d’enfans, mon moulin, avec la bénédiction divine, me donnera tout autant de tintoin qu’il m’en faut, pour n’être pas planté là dans mes vieux jours comme un piquet les bras croiſés ».

Juſques ici le diſcours de Jacques Firmin ſur votre lubie. J’ai enſuite conſulté Monſieur notre Curé, qui ſans s’expliquer ſur le fond, me dit : Mon enfant, le Je le veux eſt prononcé. Et quand je lui objecte que j’avais deſſein de pouſſer votre ferme un cinquieme plus haut au bail prochain, & que ſans vouloir faire tort à perſone, dieu ſait ſi ſeulement un ſeul de ces Maflards ou Hanequins eſt ſolvable, & quand il y aura des retards ou des pertes, pour qui en ſera le profit, notre Paſteur hoche de la tête, me frape ſur l’épaule, & me dit : Soyez tranquille, du profit il y en aura pour quelqu’un. Voilà tout ce que j’en tire, & où en ſont les choſes. Il faut que Monſieur me pardone mon âpreté à les lui expoſer naturellement ; j’ai promis d’obéir, mais je n’ai pas promis de me taire.

Maintenant, s’il eſt écrit que le ſerviteur doit céder au maître dans les occaſions majeures, il faut auſſi que le maître ait pour agréable de ne pas troubler la geſtion du ſerviteur par ſes vues pacifiques ; il faut que je puiſſe ſoutenir vos droits & faire la guerre aux gens retors à mon contentement. Jacques Firmin a beau faire la poule mouillée, & me dire : J’ai tous les jours que dieu donne, plus de grains à moudre que je n’en peux mettre en ſacs ; je l’obligerai à me requérir, & en vertu de ſa requiſition, je prendrai in flagranti & ferai flanquer à l’amende ce mauvais pélican de Jérome de l’Ecu, & cet autre Antoine Gouju, qui avec votre permiſſion ſont plus rétifs que tous les ânes de Jacques Firmin enſemble, pour mener toujours moudre ailleurs qu’au moulin du Petit-Hurleur. Or le texte de notre Coutume, pag. 5, §§. 26 & ſuivans parle clair.

« Et où le ſubject ſerait défaillant de mener ſondit bled au moulin dudit Seigneur, il eſt permis à icelui Seigneur, trouvant ledit moulnier au dedans de ſon fief, conduiſant ſa farine, la prendre, & icelle appliquer à lui ; déclaration préalablement faite en juſtice. Toutefois audit cas, la poche, harnois & bête portant ladite farine, ne tombent en commis ».

A la bonne heure pour la poche & la bête ; mais ce n’eſt pas tout.

« Et n’étant ladite farine trouvée au fief dudit Seigneur, peut néanmoins ledit Seigneur, ou autre ayant droit de lui, faire convenir ledit ſubject, pour avoir l’amende de deux ſols ſix deniers tournois, en laquelle il eſt encouru, outre & par deſſus le droit de mouture, qui eſt auſſi acquis audit Seigneur. Sauf néanmoins où le ſubject ſerait boulanger, & le moulin dudit Seigneur ne ſerait propre à faire pain blanc », &c, &c, &c.

Or vous êtes propre, dieu merci, à faire ſon, pain bis, pain blanc, fleur de farine & tout ce qu’il y a de plus fin & ſuperfin. Donc il eſt clair que cela crie vengeance & demande prompte & courte juſtice. Point de bruit ! la paix, la paix, Monſieur Godard, eſt bientôt dit ; mais moi, Monſieur, je vous dis : Faites-vous agneau, & les loups vous mangeront. Il faut donc me laiſſer mettre ces hargneux à la raiſon, ſans vous immiſcer dans mes fonctions. J’ai encore une autre diſcuſſion avec ce Jérome ſur une redevance annuelle d’un porc & de deux oies graſſes à porter au château la veille de la Saint Martin. Il convient du porc, conteſte les oies, n’en porte ni de maigres ni de graſſes, & fait ſi bien que tandis que je ſuis à éclaircir le fait en conſultant conſciencieuſement nos parchemins, il ne vient de l’Ecu ni porc ni oies. Mais patience ! Quand Monſieur aura bien marqué ſon diſtrict & le mien ; quand je pourrai compter que vous ne mettrez pas plus d’entraves à mes principes, que je ne chercherai à contrarier vos idées qui m’offuſquent, toute la machine ira rondement d’elle-même, & pourra devenir un objet d’admiration pour tout connaiſſeur en régie, dont le nombre diminue de jour en jour.

Monſieur notre Curé eſt bien content que vous ne jugiez pas à propos de vouloir entendre parler dans Champorcé-le-Vicomte de courones de roſieres, ni de prix pour le meilleur chanvre & le meilleur froment, « parce que, dit-il, ces prix ne ſont bons que pour l’arquebuſe ou pour la compagnie des arbalêtriers ou bien à l’Académie de Châlons-ſur-Marne pour les gens ſavans, qui n’ayant rien à faire, écrivent de beaux diſcours ſur ce qu’ils ont oui dire. J’en fais, dit-il, tout le cas que je dois, parce que dans les longues ſoirées d’hiver leurs brochures ne laiſſent pas que d’avoir leur utilité peur paſſer le temps ». Et ſur ce que j’ai oſé hazarder quelques objections, il m’a encore frapé ſur l’épaule, en continuant : « Croyez-moi, Monſieur le Régiſſeur, le bonheur des campagnes ne tient pas à ces niaiſeries ; il y faut autre choſe, & on ne nous éblouit point, nous autres praticiens, avec des bluetes. Mais laiſſez faire notre jeune & bon Roi. Priez dieu tous les jours, qu’il lui donne proſpérité & ſanté & ſuccès, ainſi qu’aux braves régiſſeurs comme vous, auxquels il a confié le régime de ſa terre, dite royaume de France ; & quand nous aurons la paix, vous verrez de vos deux yeux, comment on s’y prend pour que le peuple ſoit heureux & les campagnes floriſſantes : je lis les nouveaux édits, & je ſais bien ce que je dis. En attendant, que Monſeigneur, ainſi qu’il nous l’a promis de ſa pure grace & généroſité, nous faſſe ſeulement ce petit bout de chemin, où bêtes & hommes reſtent ſi ſouvent embourbés dans l’arriere-ſaiſon, & qui eſt un vrai caſſe-cou ; & moyennant cette chauſſée du village à la riviere, que nous appellerons La chaussée du bon Seigneur, je vous promets ſans prix ni fondation, qu’on parlera du froment & du chanvre de Champorcé-le-Vicomte dans les quatre coins du royaume, & peut-être encore ailleurs. Vous me direz que ce petit bout de chemin n’eſt pas ſi petit, & qu’il en peut coûter gros à ſa Grandeur ; mais il ne faut pas dégoûter des bonnes actions, en les montrant trop difficiles ; il n’y a que le premier pas qui coûte ; quand une fois la bourſe eſt déliée, avec du courage & de l’obſtination on voit la fin de tout. Je conviens avec vous qu’un prix fondé aurait fait plus de fracas dans les Affiches de Poitiers & de Limoges : mais le petit bout de chemin en fera plus dans votre caiſſe, Monſieur le Régiſſeur, ſans compter les bénédictions journalieres de nos habitans qui rapporteront gros à Monſeigneur ; & quand notre très-honorée Dame de paroiſſe voudra viſiter ſes domaines, elle ne courra pas riſque de briſer ſa voiture, avant d’avoir reçu notre encens & notre eau bénite ».

Sur tout ceci je ne m’éloigne pas de l’avis de notre bon Paſteur, ſurtout ſi nous pouvions commencer l’entrepriſe par corvées volontaires, à laquelle tous les habitans ſont réſignés de bon cœur ; mais le malheur veut que vous ayez une dent contre les corvées comme contre les groſſes fermes, & qu’on ne vous fera pas plus entendre raiſon ſur les unes que ſur les autres. Pour ce qui en eſt des roſieres, j’avoue que j’ai un peu regret à la belle fête que cela occaſione dans une paroiſſe, & où le Curé d’un côté, & le régiſſeur repréſentant le Seigneur de l’autre, font un rôle impoſant & mémorable ; mais Monſieur le Curé m’a fermé la bouche avec ſa faconde naturelle. « Vraiment, dit-il, les filles de Champorcé vous auront bien de l’obligation de croire qu’il leur faille des courones de fleurs pour être ſages & vertueuſes. Elles le ſont, dieu merci, & il n’y a en ceci ni premiere ni derniere. Mais auſſi elles n’ont pas beſoin de ces ſimagrées ni de la charité qu’on ajoute, pour trouver des maris ; & je défie tout village à roſiere de me prouver, en compulſant les regiſtres de ſa paroiſſe, autant de mariages & de bons mariages, que j’en fais, moi, bon an, mal an, dans la mienne ».

Je ne ſuis pas médiocrement ravi que les diſcours d’un auſſi ſavant & diſcret perſonage que notre Curé, & qui eſt encore Bachelier en Théologie, ſe trouvent conformes à vos propres idées, & de l’acord parfait qui en réſulte entre les deux puiſſances ſpirituelle & temporelle. Rien de tout cela ne touchant eſſentiellement à ma manutention, je puis dire qu’il m’a entraîné par ſon éloquence ; & ſans me permettre un avis dans ces matieres abſtraites, je me dois la juſtice de dire que je n’ai jamais fait grand cas de la nouvelle cuiſine, & que je ſaurai me ranger du côté de la majorité ſans qu’il m’en coûte. D’où je conclus que Monſieur daignera auſſi quelquefois ſe ranger de mon avis, lorſque la raiſon milite pour moi, de ſorte que toutes nos diſſenſions pourront s’ajuſter à l’amiable, & moi me dire toute ma vie, avec le plus profond reſpect,

Monsieur,

A Champorcé-le-Vicomte, route de Laval, par Alençon, ce 25 Mars, fête de l’Annonciation, remiſe pour cauſe ; après la Nativité de Notre-Seigneur, l’an 1780.



Votre très-humble & très-obéiſſant ſerviteur,
Eloi Godard, Régiſſeur de la Vicomté de Champorcé & dépendances, de pere en fils.

Emilie.
(après avoir commencé la lecture de cette lettre avec une extréme avidité, & continué inſenſiblement avec beaucoup d’ennui, de diſtraction, de fatigue, d’héſitation & d’impatience étouffée.)

Ouf !

La Mere.

Eſt-ce tout ?

Emilie.

Comment, Maman, elle ne vous paraît pas aſſez longue ?

La Mere.

Pardonez-moi, je la trouve pour moi d’une longueur ſuffiſante ; mais comme vous aimez les affaires, je craignais qu’elle ne vous parût un peu courte.

Emilie.

Mais qu’eſt-ce que c’eſt que tout cela, Maman ? Quel verbiage ! (Elle feuillete la lettre & cherche les mots.) Grévé… Dépecé… Prorata… Le hic… Bon an mal an… Bien au ſoleil ; & pourquoi pas dans la lune ?… Corvée… Tin-toin… Re-re-de-vance… Eſpeces ſonantes. Compulſer les regiſtres… ſol-ſol-vable.. In fla-fla-granti… En conſcience, on s’y perd. Eſt-ce du français ? Eſt-ce de l’arabe ?

La Mere.

Français ou arabes, ce ſont autant de termes que les gens qui aiment les affaires comme vous, ſavent au bout de leurs doigts.

Emilie.

Je vous aſſure, Maman, que je n’en comprends aucun… Et puis, je crois qu’il y a des fautes d’orthographe.

La Mere.

J’ignore juſqu’à quel point Monſieur le Régiſſeur de Champorcé eſt obligé de la ſavoir, & s’il a eu beaucoup de maîtres pour l’apprendre ; mais je connais des perſones qui en ont eu, & qui ne la ſavent pas trop bien.

Emilie.

Cela ſe peut, Maman ; mais j’en connais qui ſi elles ne la ſavent pas encore tout à fait, la ſauront ſûrement, ou elles diront pourquoi.

La Mere.

A la bonne heure… Mais on dirait que cette lettre de Champorcé ne vous a pas autant amuſée que je l’avais eſpéré ? Je crois qu’il faut vous donner votre revanche, & vous en chercher une plus intéreſſante dans ce carton.

Emilie.

Oh non, ma chere Maman, ne prenez pas cette peine ; il ne faut pas toujours vous déranger pour moi.

La Mere.

Vous ſavez bien que rien ne me coûte, lorſqu’il s’agit de contenter vos goûts innocens ; & celui que vous montrez de ſi bonne heure pour les affaires, non-ſeulement eſt de ce genre, mais il peut même avec le temps devenir très-utile. Je compte, par exemple, que vous manderez à votre papa ce que vous penſez de ſon différend avec le régiſſeur de Champorcé ; cela lui fera ſûrement plaiſir, & pourra lui donner des idées…

Emilie.

Franchement, je crois que mon papa ſe moquerait bien de moi… Tenez, ma chere Maman, tout conſidéré, il vaudra peut-être mieux de renvoyer les ſecrets d’affaires à l’année prochaine, c’eſt-à-dire, juſqu’à ce que j’y comprene quelque choſe : ſi ce n’eſt pas l’année prochaine, ce ſera celle d’après.

La Mere.

A la bonne heure ; mais en attendant, Emilie me ſoupçonera de manquer de confiance en elle, de lui faire des cachoteries… Que ſais-je ? Car je vois que j’ai été la victime de beaucoup de faux jugemens.

Emilie.

A dire vrai, je croyais les ſecrets d’affaires plus intéreſſans & plus beaux.

La Mere.

Et lorſque vous vous trompez, il faut que votre injuſtice retombe ſur moi ?

Emilie.

Vous ſavez bien, ma chere Maman, que les enfans ne ſont pas ſages, qu’ils ſe mêlent à tort & à travers de ce dont ils n’ont que faire, qu’ils jugent de tout comme des imbécilles ou des étourdis, qu’ils ſe mettent des chimeres dans la tête qui n’ont pas le ſens commun, & puis, quand ils voient les choſes comme elles ſont, ils reſtent tout ſots. Voilà mon hiſtoire en trois mots.

La Mere.

Après cette découverte, je dois me flater au moins de n’être plus ſoupçonée légérement une autre fois.

Emilie.

Dieu m’en préſerve ! Il n’eſt pas permis de tomber deux fois dans une faute impardonable. Mais dites-moi, ma chere Maman, eſt-ce que vous comprenez ces lettres, là tout courament ?

La Mere.

Mais oui, à-peu-près.

Emilie.

Et comment avez-vous la patience de les lire & de vous occuper de ces billeveſées, vous qui êtes ſi aimable ?

La Mere.

Je vous remercie du compliment ; vous voulez réparer vos torts.

Emilie.

Sans compliment, cela doit vous paraître bien dur & bien inſupportable : car je peux vous avouer à préſent ingénument que cette lettre m’a cruellement ennuyée, & j’ai vu le moment où il m’était impoſſible de l’achever.

La Mere.

En effet, je vous ai remarqué de l’inquiétude ſur votre chaiſe ; mais j’en accuſais l’enchantement où je vous croyais de vous occuper d’affaires. C’était donc tout au contraire de l’ennui ?

Emilie.

Et comment faites-vous, Maman, pour y réſiſter, ſur-tout ſi toutes les lettres de ce carton ſont comme celle de Monſieur le Régiſſeur de Champorcé, & ſi tous les ſecrets d’affaires reſſemblent aux ſiens ? O l’ennuyeux perſonage !

La Mere.

Je vous l’ai déja dit, il faut faire ſes affaires, parce qu’il faut remplir ſes devoirs.

Emilie.

C’eſt donc un devoir indiſpenſable de s’ennuyer d’affaires ? Car je parierais à préſent, qu’il n’y en a pas une ſeule qui ſoit gaie ou amuſante.

La Mere.

Si l’on veut conſerver ſon bien, le tranſmettre à ſes enfans, & en attendant en jouir pour leur donner une éducation convenable, il faut s’en occuper. Si vous négligez vos affaires, ſi vous les laiſſez tomber en déſordre, vous êtes bien ſûre que perſone n’y prendra plus d’intérêt que vous n’en prenez vous-même.

Emilie.

Et toujours pour vos enfans ! Vous penſez donc toujours à vos enfans ?

La Mere.

C’eſt le devoir le plus cher & le plus ſacré d’une mere.

Emilie.

Et toutes les meres rempliſſent-elles ce devoir ?

La Mere.

Oui certes, toutes celles qui méritent ce nom.

Emilie.

Tenez, Maman, je crois que toutes les meres ſont quelquefois, comme vous êtes tous les jours.

La Mere.

Emilie, vous êtes aujourd’hui en train de me dire des douceurs.

Emilie.

Je vous dis vos vérités.

La Mere.

Cependant il n’y a qu’un inſtant que vous aviez bien des griefs contre moi.

Emilie.
( en l’embraſſant. )

Ah, Maman, des griefs ! Quel mot ! Permettez-moi de vous rappeller ce que vous diſiez l’autre jour, qu’il faut prendre garde aux termes dont on ſe ſert dans la converſation, ſans quoi on brouille toutes ſes idées. Je croyais que vous manquiez de confiance en moi, mais je ſavais qu’elle ne peut s’exiger ; je me diſais : Elle m’aime tendrement, c’eſt l’eſſentiel ; la confiance viendra quand elle pourra. Graces au régiſſeur de mon papa, je vois que c’eſt ma faute, ſi elle n’eſt pas déja venue, & que ce n’eſt pas la vôtre, ſi je ſuis ignorante & un peu imbécille.

La Mere.

Mais je me flate qu’avec le temps l’ignorance & l’imbécillité diſparaîtront.

Emilie.

Certainement, Maman. Avec les années viendra la ſageſſe, viendra la réflexion, viendra la prévoyance, viendront la vérité & le ſecret. N’eſt ce pas tout cela que vous attendez de moi ?

La Mere.

Comment la vérité & le ſecret ; & pourquoi la prévoyance ?

Emilie.

Mais oui, Maman. Quand je vous fais une confidence, je vois que vous me dites toujours vrai, que vous ne répétez jamais ce que je vous confie ; & puis encore, que vous m’annoncez toujours d’avance ce qui m’arrivera. N’eſt-ce pas en trois mots vérité, ſecret & prévoyance ?

La Mere.

Hem ! Je ne me ſavais pas ſi bien obſervée.

Emilie.

Enfin je veux avoir à ma ſuite toute cette kyriele de vertus ſolides, comme vous les appellez. Et quant à l’ignorance, vous m’avez dit que ſi je reſtais ignorante, on n’aurait pas bonne opinion de moi : or je veux abſolument qu’on ait bonne opinion de moi.

La Mere.

Et vous avez grande raiſon.

Emilie.

Voilà pourquoi je me ſuis dépêchée bien vîte, bien vîte, d’apprendre à lire & à écrire.

La Mere.

Ah, vous ne vous êtes pas dépêchée ſi vîte, ſi vîte.

Emilie.

Mais un peu vîte. Et à préſent je me dépêche vîte auſſi d’apprendre l’hiſtoire, la géographie… enfin tout.

La Mere.

Oui. N’avez-vous pas eu déja cinq leçons ?

Emilie.

C’était aujourd’hui la ſixieme.

La Mere.

Eh bien, vous ne dites plus mot ?

Emilie.

C’eſt que je ſuis toute étonée, Maman.

La Mere.

Et de quoi ?

Emilie.

Vous avez ordinairement la bonté de m’encourager, & à préſent il ſemble que vous ne ſoyez pas contente.

La Mere.

Pardonez-moi ; mais comme vous commenciez à faire un grand étalage de la vîteſſe que vous avez miſe à apprendre fort peu de choſe, j’ai cru qu’il était temps de vous inviter à apprécier au juſte votre mérite.

Emilie.

Mais enfin, Maman, je ſais bien lire & bien écrire.

La Mere.

Diſtinguons. Bien lire, j’en conviens. Ecrire… paſſablement, ſoit ; vous commencez à bien former vos lettres. Reſte à comparer votre ſcience avec votre âge, & à ſavoir s’il y a de quoi ſe vanter ſi fort.

Emilie.

Vous ne le croyez pas, Maman ?

La Mere.

Imaginez que votre petite amie Roſalie ſe vantait hier à ſa mere d’avoir appris en très-peu de temps à bien mettre ſes gants, à ſe chauſſer & à ſe déchauſſer toute ſeule.

Emilie.

C’était donc pour la faire rire, car tout le monde en ſait autant, je crois ?

La Mere.

Eh bien, il n’y a guere plus de vanité à tirer de ſavoir lire & écrire, que de ſavoir ſe chauſſer & ſe déchauſſer ; il n’eſt pas plus permis d’ignorer l’un que l’autre.

Emilie.

Mais, Maman, je vous parlais comme dans nos effuſions de confiance, & ce n’était pas pour tirer vanité de rien. Il y avait peut-être un peu d’étalage, mais non pas de ma ſcience préſente, mais de celle que je me propoſais d’acquérir.

La Mere.

Ah, c’eſt autre choſe ; & lorſqu’il en ſera temps, vous me trouverez toute prête à crier au miracle.

Emilie.

Convenez cependant qu’on n’apprend pas à lire comme à ſe chauſſer, & que c’eſt une choſe bien difficile.

La Mere.

J’en conviens ; mais comme c’eſt une peine que tout le monde a éprouvée & ſurmontée à ſon tour ; comme perſone, de ma connaiſſance au moins, n’eſt encore mort à cette peine, j’en conclus que l’éfort n’eſt pas grand, & bien moins encore merveilleux.

Emilie.

Cela m’a pourtant bien ennuyée.

La Mere.

Cela vous prouve que vous n’êtes pas une merveille de la nature, comme quelqu’un qui nous aurait écoutées, aurait pu l’inférer de vos diſcours. Vous ne ſavez au fond rien de plus que ce que ſavent tous les enfans de votre âge ; j’en connais même beaucoup qui ſont bien plus avancés que vous du côté des connaiſſances.

Emilie.

Ah, Maman, vous m’affligez.

La Mere.

Conſolez-vous, ce n’eſt pas votre faute, c’eſt la mienne. Je n’ai pas voulu peut-être que vous fuſſiez inſtruite & ſavante de trop bonne heure ; & pour vous rendre complétement juſtice, je conviendrai que pour une ignorante, vous ne cauſez pas mal quelquefois.

Emilie.

Vraiment, je ſais bien pourquoi ; c’eſt que j’ai eu une excellente maîtreſſe.

La Mere.

Comment, encore un compliment ?

Emilie.

On ne peut donc plus dire les choſes comme elles ſont ?

La Mere.

Les louanges en face ſont rarement convenables.

Emilie.

Eh bien, Maman, pour vous ſatisfaire, je vais vous blâmer. Vous dites que c’eſt votre faute ſi je ſuis ignorante, pourquoi avez-vous commis cette faute ? Si vous aviez voulu m’inſtruire, comme vous m’avez appris à cauſer, je ſerais plus avancée, & je vous ferais honneur.

La Mere.

Il n’y avait qu’une petite difficulté à cela.

Emilie.

Laquelle donc ?

La Mere.

C’eſt que pour inſtruire, il faut être inſtruite ; & comment aurais-je fait, moi qui ſuis malheureuſement très ignorante ?

Emilie.

Allons, Maman, vous badinez.

La Mere.

Je vous dis la vérité. Je ne me permets point de fixer les bornes du ſavoir aux perſones de notre ſexe, peut-être ne faut-il pas même une regle générale à cet égard ; mais du temps de mon enfance ce n’était pas l’uſage de rien apprendre aux filles. On leur enſeignait les devoirs de religion tant bien que mal, pour les mettre en état de faire leur premiere communion. On leur donnait un fort bon maître à danſer, un fort mauvais maître de muſique, & tout au plus un médiocre maître de deſſin. Avec cela un peu d’hiſtoire & de géographie, mais ſans aucun attrait ; il ne s’agiſſait que de retenir des noms & des dates, qu’on oubliait dès que le maître était réformé. Voilà à quoi ſe réduiſaient les éducations ſoignées. Sur-tout on ne nous parlait jamais raiſon ; & quant à la ſcience, on la trouvait très-déplacée dans les perſones de notre ſexe, & l’on évitait avec ſoin toute eſpece d’inſtruction.

Emilie.

Comment avez-vous donc fait, Maman ? Car enfin vous ſavez à-peu-près tout, & de quelque choſe que l’on parle, je ne vous vois jamais embaraſſée ; on vous trouve toujours au logis, comme dit Monſieur de Perſeuil.

La Mere.

C’eſt que les ſujets de la converſation journaliere n’exigent pas une grande étendue de connaiſſances ; la raiſon, la réflexion, l’expérience, l’uſage du monde & l’inſtruction la plus légere ſuffiſent pour cela. Quant au peu que je puis ſavoir & qui ſe réduit à très-peu de choſe, c’eſt à vous, Emilie, que j’en ai l’obligation.

Emilie.

Comment, ma chere Maman ? En voilà bien d’une autre ! Je vous ai donné leçon peut-être ?

La Mere.

Vous l’avez dit. Ne fallait-il pas ſe préparer à vous mieux élever, un peu mieux du moins, qu’on ne nous élevait de notre temps ?

Emilie.

Eh bien, Maman, ſi vous voulez, nous pouvons achever notre éducation enſemble ; ce ſera à qui fera le plus de progrès. J’ai déja deux maîtres dont vous n’avez que faire ; prenons en encore deux ou trois à nous deux, & nous étudierons toute la journée enſemble.

La Mere.

Je ſuis même ſûre que cela vous paraîtrait fort agréable le premier jour, & peut-être encore le lendemain ; mais le ſurlendemain !…

Emilie.

Qu’eſt-ce que vous craignez pour le ſurlendemain ?

La Mere.

L’ennui & la fatigue. Vous vous trouveriez fort à plaindre d’être ſi obſédée de maîtres. Je ſais fort bien que les enfans aiment les nouveaux arangemens à la paſſion, ils s’en promettent mille plaiſirs & ſatisfactions ; mais comme ils ne ſont plus nouveaux le ſurlendemain, ils s’en dégoûtent tout auſſi vîte. A ne vous rien cacher, je ne remarque pas en vous une grande avidité de ſavoir ; il me ſemble que vous êtes de ces perſones qui veulent apprendre les choſes à leur aiſe, ſans faire de grands éforts d’attention ni d’application.

Emilie.

Vous dites cela, Maman, parce que je m’ennuie quelquefois un peu à mes leçons. Mais c’eſt qu’il paſſe tant de choſes par la tête, ſur-tout quand on eſt obligée de reſter aſſiſe ; on ne ſait comment faire pour la fixer & ne pas battre la campagne.

La Mere.

C’eſt parce que ce qu’on vous enſeigne ne vous intéreſſe pas aſſez : car quand les choſes vous plaiſent, vous n’avez point de diſtractions. Or jugez ſi vous aviez deux ou trois maîtres de plus ! Ce ſerait le meilleur moyen de vous dégoûter pour jamais de toute eſpece d’étude & d’application.

Emilie.

Mais vous ne ſongez donc pas, ma chere Maman, que nous aurions ces maîtres enſemble ? Cela ſerait tout différent. Ils ne m’ennuient que parce que je ſuis là ſeule avec ma bonne, & qu’ils viennent à une heure réglée. Quand cette heure ſone, cela ne fait pas toujours plaiſir. S’ils voulaient venir à l’improviſte, ils me trouveraient beaucoup mieux diſpoſée ; il n’y a que le moment de s’y déterminer qui coûte. Et ne croyez pas, Maman, qu’ils m’ennuient toujours ; je prévois au contraire que tous les jours ils m’amuſeront davantage. Si vous m’en ôtiez un, je vous aſſure que vous me feriez bien de la peine. Tout conſidéré, ſi vous vouliez, nous pourrions paſſer toute la journée à prendre leçon. Réfléchiſſez à ce projet, ma chere Maman, vous verrez qu’il en vaut la peine.

La Mere.

J’ai conſulté là deſſus une grande maîtreſſe qui n’y veut pas abſolument conſentir.

Emilie.

Et qui donc ?

La Mere.

La nature.

Emilie.

Comment, elle vous a parlé ?

La Mere.

Elle vous a choiſie pour ſon interprete auprès de moi.

Emilie.

Je ne ſavais pas qu’elle m’eût fait cet honeur-là.

La Mere.

Comme je ne vous vois guere un peu tranquille que pendant que nous cauſons ; comme le reſte du temps, c’eſt-à-dire, à-peu-près tout le long de la journée, je vous vois continuellement courir, ſauter, vous tourmenter, vous fatiguer & m’importuner de toutes ſortes de bruits & de mouvemens ; j’en ai conclu que vous ne meniez pas une vie auſſi pénible pour votre plaiſir, mais que la nature vous commandait, ſans vous conſulter ; qu’elle avait beſoin de cette agitation continuelle pour vous fortifier, vous faire croître, déveloper en vous toutes les forces diverſes dont elle vous avait douée.

Emilie.

Mais, Maman, le mal eſt de vous être importune : car pour moi, je vous aſſure que je ne m’aperçois pas de ma vie pénible ; je n’en dors que mieux, & je ne me ſens jamais laſſe.

La Mere.

Quoiqu’il en ſoit, j’ai craint de contrarier la nature dans ſes opérations, en vous aſſujétiſſant trop tôt à une vie ſédentaire, même aux convenances les plus légeres de la ſociété, même à la plus légere application au-delà d’une petite demi-heure ; j’ai tremblé d’offenſer, par une inſtruction trop précoce, ces fibres ſi délicates & ſi tendres, avant de leur avoir laiſſé prendre leur reſſort & leur conſiſtance, & d’afaiblir cette énergie merveilleuſe de l’enfance, en voulant la captiver, l’exercer ou la diriger trop tôt. Vous ſavez qu’on ne peut pas prendre ſes leçons en courant ni en ſautant, encore moins ſans attention & ſans application : ne voulant pas de votre application, j’ai ſacrifié les leçons, & j’ai dit : Voyons ce qui arrivera de notre petite ſauvage. Si à ſon âge le vœu de la nature s’eſt concentré tout entier dans le dévelopement des forces phyſiques, il ne faut donc pas la diſtraire de ſon travail par un dévelopement prématuré des forces morales : on ne peut pas être en deux endroits à la fois. J’ai été ſi pénétrée de cette vérité que, ſi je m’en étais crue, peut-être ne ſauriez-vous pas encore lire.

Emilie.

Ah, Maman, ſongez donc, comme cela ſerait honteux !

La Mere.

Toutes les fois que je vous ai vue alonger le viſage en prenant votre livre, ou bien avaler clandeſtinement vos larmes, quand la redoutable opération d’épeler & de raſſembler vos ſyllabes, n’allait pas à ſouhait, j’étais tentée de congédier Monſieur Collier, & de lui dire : Monſieur, je vous prie de revenir, quand elle aura dix ou douze ans. Apparemment que la nature ne veut livrer les enfans à nos inſtructions, que lorſqu’elle a achevé ou du moins bien avancé leur éducation phyſique. Peut-être en les forçant plutôt à l’attention, à l’application & par conſéquent à une contenance plus tranquille, croiſons-nous ſes vues les plus eſſentielles. Nous pourrions reſſembler à des chirurgiens ignorans & téméraires, qui en voulant hâter une organiſation tardive, ou en corriger une vicieuſe qui n’exiſte ſouvent que dans leur tête, eſtropient pour la vie.

Emilie.

Ah, Maman, je me ſouviens fort bien, & de cette mine alongée, & de tout ce bel enfantillage qui me faiſait pleurer des yeux & rire de la bouche en même temps. Il y aurait bien de quoi pleurer tout de bon aujourd’hui, ſi je ne ſavais pas lire.

La Mere.

La crainte de me ſingulariſer, & plus encore de faire un eſſai malheureux, vous a ſauvée de ce danger. On peut courir de grands riſques, en s’écartant de la route ordinaire. Il faut être bien confiante, pour croire à ſes opinions qu’aucun ſuccès n’a encore juſtifiées, de préférence aux inſtitutions que la ſageſſe publique a conſacrées. Il vaut mieux, ſans doute, s’en tenir à l’expérience commune, que de s’expoſer à un tort irréparable, en tentant ſans ſuccès une expérience nouvelle. La hardieſſe ne ſied à notre ſexe dans aucun genre. Cette ſeule conſidération vous a peut-être préſervée, ma chere amie, du danger d’être une merveille. On a dit qu’une femme parfaite eſt celle dont on n’entend jamais parler ni en bien ni en mal ; ainſi j’eſpere qu’on ne pourra jamais vous citer en rien.

Emilie.

Que pour ſavoir bien lire ; ce dont je ſuis très-charmée aujourd’hui, malgré ce qu’il m’en a coûté : je ne prévoyais pas alors combien cela m’amuſerait un jour.

La Mere.

Vous voyez que ſans faire ſemblant de rien, je vous ai miſe dans le ſecret de mon plan d’éducation : vous voilà ma confidente ; il ne me manque plus qu’à vous demander vos conſeils dans l’occaſion.

Emilie.

Je ne vous les refuſerai pas, ma chere Maman, en temps & lieu, c’eſt-à-dire, quand je verrai un peu plus loin que mon nez. Entre nous, je peux bien vous avouer qu’il y a eu, par-ci, par-là, dans vos propos, de petites choſes que je ne comprends pas bien. Cette énergie, ces fibres, ces dévelopemens, je ne ſais pas trop ce que c’eſt que tout cela ; mais je n’ai pas voulu faire ſemblant de rien. Et puis, cela ne m’a pas ennuyé comme Monſieur le Régiſſeur avec ſes éternelles repréſentations. Ce n’eſt pas là de l’arabe ; vous parlez français, ma chere Maman, & ſi je n’entends pas tout, je ne veux pas au moins avoir l’air d’être inepte à vos ſecrets comme aux ſecrets d’affaires.

La Mere.

Vous avez raiſon de vous plaindre. J’ai fait un long verbiage pour vous dire que nous n’aurons des maîtres qu’à meſure que l’efferveſcence du premier âge ſe calmera, & que l’à-propos & le beſoin de l’inſtruction ſe manifeſteront.

Emilie.

Je prévois, Maman, que cela peut arriver du ſoir au lendemain. Tenons donc nos maîtres tout prêts, car ce moment approche à grands pas.

La Mere.

Eh bien, nous le guéterons de peur qu’il ne nous échape.

Emilie.

Mais voilà préſentement une autre idée qui me brouille la tête.

La Mere.

Et quoi donc ?

Emilie.

Vous ſouvient-il, Maman, de tout ce monde qui vint la veille du départ de mon papa ?

La Mere.

Oui, je me ſouviens de cette ſoirée comme d’une des plus déſagréables qu’on puiſſe paſſer.

Emilie.

Vraiment oui. L’on était venu à cauſe du départ de mon papa. Je croyais que tout le monde en aurait le cœur gros comme vous & moi ; & point du tout ; on n’a ceſſé de parler, je dirai même de bavarder, ſans lui témoigner le moindre regret ſur ſon départ.

La Mere.

C’eſt qu’excepté à vous & à moi, ce départ était la choſe du monde la plus indifférente à tous ceux qui étaient là. Ils rempliſſaient un devoir d’uſage & de ſociété ; ils étaient venus pour donner une marque d’attention, & non une marque d’intérêt. Comme il n’y avait parmi eux perſone de nos amis particuliers, ni même de notre ſociété, la converſation ne pouvait rouler que ſur la pluie & le beau temps, ou ſur d’autres lieux communs aſſez faſtidieux. Quand on les a débités tant bien que mal, & qu’on eſt reſté le temps ſuffiſant, on s’en va, fort content d’être débaraſſé de ſa viſite.

Emilie.

Et pourquoi la faire, ſi elle n’amuſe pas ?

La Mere.

Pour ſe gêner & ſe faire perdre ſon temps réciproquement.

Emilie.

Mais, Maman, cela eſt bête.

La Mere.

Tout ce qui a ſes avantages dans ce monde, a auſſi ſes inconvéniens. Ce ſont les inconvéniens de la ſociété.

Emilie.

Eh bien, vous rappellez-vous comme ils ſe ſont moqués de cette dame ? J’ai oublié ſon nom… Cette dame qui eſt ſi ſavante ?… Comment s’appelle-t-elle déja ?

La Mere.

Son nom n’y fait rien. Je vous avoue franchement que je ne me rappelle rien du tout, ni de cette dame, ni de ceux qui s’en moquaient ; j’étais diſtraite ce jour là. Qu’eſt-ce qu’ils en diſaient donc ?

Emilie.

Monſieur le Comte de Vieuxpont diſait qu’il ne lui manquait qu’un bonet de docteur, & qu’on ne pouvait pas dire un mot en ſa préſence, qu’elle ne citât un auteur grec ou latin. Cela fit poufer de rire ce gros monſieur qui avait un habit verd & une veſte ſi riche, & qui diſait : Elle étale toujours ſa ſcience, pendant qu’elle ne ſait pas ſeulement le prix d’un poulet ; elle ferait bien mieux d’apprendre à parler à ſa fille, qui ne ſait pas lire, que de perdre ſon temps à nous endoctriner.

La Mere.

Voilà des propos vraiment ſpirituels ! Et votre pere que diſait-il à cela ?

Emilie.

Mon papa ? Rien du tout. Je crois qu’il n’y était pas plus que vous, Maman, & qu’il penſait à autre choſe.

La Mere.

Eh bien, nous avons eu tort tous les deux. C’eſt toujours la faute du maître ou de la maîtreſſe de la maiſon, quand on déchire chez eux les abſens. Quoique nous ne connaiſſions point du tout cette dame dont il a été queſtion, je ſuis fâchée à préſent de n’avoir pas été plus attentive, pour prévenir ces propos.

Emilie.

Mais, Maman, on ne peut pas faire taire le monde qui vient chez vous en viſite, comme de petits enfans qui bavardent mal à propos.

La Mere.

Pardonez-moi. On peut ſans pédanterie & ſans affectation faire en ſorte que rien ne ſe diſe chez vous, que vous ne ſoyez bien aiſe d’entendre. Je ne défends aucun ſujet de converſation : cependant vous devez avoir remarqué que jamais on ne déchire chez moi les abſens, encore moins les inconnus.

Emilie.

Cela ſe peut, Maman ; je n’y avais pas pris garde.

La Mere.

C’eſt que la médiſance eſt de tous les vices de la ſociété celui qui m’eſt le plus antipathique.

Emilie.

Oui, cela eſt triſte de s’occuper toujours de défauts & d’imperfections. Mais, Maman, pour revenir à nos moutons, s’il eſt honteux de ne rien ſavoir, pourquoi ſe moque-t-on de la ſcience ? C’eſt ce qui me brouille la tête.

La Mere.

C’eſt une choſe à examiner. Je me rappelle qu’il y a une de vos compagnes, dont la ſociété ne vous plaît pas beaucoup. N’eſt-ce pas Mademoiſelle de Perſeuil ?

Emilie.

Cela eſt vrai, Maman ; elle m’ennuie un peu.

La Mere.

Et pourquoi ?

Emilie.

Vous le ſavez bien ; c’eſt une de mes confidences.

La Mere.

Dites-le moi encore, s’il vous plaît ; je ne m’en ſouviens pas bien.

Emilie.

Mais c’eſt qu’elle parle toujours d’elle, de ce qu’elle a dit, de ce qu’elle a fait, de ce qu’elle a appris… Quand on veut jouer, (car enfin, Maman, on ne nous raſſemble pas pour faire les ſavantes,) elle ne veut pas ; on dirait que c’eſt au deſſous d’elle de jouer avec nous ; elle prend le ton, & ſe donne toujours pour exemple.

La Mere.

Et vous ne trouvez pas cela bien ?

Emilie.

Je ne ſais ſi cela eſt bien ou mal ; mais cela m’ennuie.

La Mere.

Vraiſemblablement la dame en queſtion aura eu le même tort avec ces meſſieurs, qui l’ont ſi peu ménagée dans leurs propos. Car vous jugez bien que ce n’eſt pas de la ſcience en elle-même dont on s’eſt moqué, mais de la maniere dont cette dame ſe vante de la ſiene.

Emilie.

Cependant il faut bien montrer aux autres ce que l’on ſait, ſi l’on ne veut pas paſſer pour ignorante.

La Mere.

Mais ce n’eſt pas pour le montrer aux autres, qu’on eſt ſavant. Les vrais ſavans ne parlent même jamais de leur ſcience dans la ſociété, tout comme on a obſervé que les perſones vertueuſes n’affichent jamais la vertu ; elles ſe contentent de l’avoir dans le cœur, mais elles ne l’ont guere à la bouche. D’après ces obſervations on pourait ſuppoſer que la dame en queſtion n’eſt pas vraiment ſavante.

Emilie.

Mais ſi l’on ne montre pas ſa ſcience, comment le monde la connaîtra-t-il ?

La Mere.

Allez-vous au devant de ceux qui vienent ici pour leur dire : Je ſais lire, je ſais un peu broder, je commence à faire de la tapiſſerie ?

Emilie.

Non, Maman.

La Mere.

On ſait pourtant à-peu-près que vous n’ignorez pas ces différentes choſes.

Emilie.

Je le crois bien, on me les voit faire.

La Mere.

Et avec la même ſûreté on jûge à la maniere dont vous écoutez la converſation, à la maniere dont vous répondez lorſqu’on vous adreſſe la parole, on juge, dis-je, très-parfaitement, ſi vous êtes inſtruite ou ignorante.

Emilie.

Sans qu’il ſoit beſoin d’étaler ?

La Mere.

Sans qu’il ſoit beſoin d’étaler. Lorſqu’on vous trouve au logis, comme vous diſiez tout à l’heure, l’on s’en aperçoit tout de ſuite ; & lorſque vous n’y êtes pas, on le voit avec la même viteſſe.

Emilie.

Cela pourait bien être. Mais, Maman, ſi l’on ne parle jamais devant moi des choſes que je ſais, on ſuppoſera que je ne ſuis jamais au logis ? Cela ſera fâcheux ; mon logis paſſera pour le domicile de l’ignorance.

La Mere.

Eh bien, c’eſt un des motifs qui doivent vous engager à apprendre promptement ce que vous ne ſavez pas, à étendre tous les jours vos connaiſſances. Plus vous ſerez inſtruite, moins il y aura de ſujets de converſation qui vous ſoient étrangers.

Emilie.

Je ſens cela, par exemple, parfaitement.

La Mere.

Cependant j’en reviens toujours à dire, qu’on ne s’inſtruit pas pour le plaiſir de paraître inſtruite.

Emilie.

Et moi, j’en reviens auſſi à dire, qu’il n’y a aucun plaiſir à paſſer pour ignorante.

La Mere.

A la bonne heure ; mais l’inſtruction a un but bien plus grand & plus noble que celui d’une vaine oſtentation de ſcience.

Emilie.

Lequel donc ?

La Mere.

Lorſque vous portez vos ſoins à cultiver votre raiſon, à l’orner de connaiſſances utiles & ſolides, vous vous ouvrez autant de ſources nouvelles de plaiſir & de ſatisfaction ; vous vous préparez autant de moyens d’embellir votre vie, autant de reſſources contre l’ennui, autant de conſolations dans l’adverſité, que vous acquérez de talens & de connaiſſances. Ce ſont des biens que perſone ne peut vous enlever, qui vous afranchiſſent de la dépendance des autres, puiſque vous n’en avez pas beſoin pour vous occuper & pour être heureuſe ; qui mettent au contraire les autres dans votre dépendance : car plus on a de talens & de lumieres, plus on devient utile & néceſſaire dans la ſociété. Sans compter que c’eſt le remede le plus efficace & le plus ſûr contre le déſœuvrement, qui eſt l’ennemi le plus redoutable du bonheur & de la vertu.

Emilie.

Ah, j’aurai tant de fleches dans mon carquois contre cet ennemi dangereux, que je le tuerai.

La Mere.

Comment, voilà qui eſt tout à fait poétique !

Emilie.

Vous ne vous ſouvenez donc plus des fleches d’Apollon d’hier au ſoir ?

La Mere.

Vraiment, j’en étais fort loin en ce moment. Voilà pourtant ce que c’eſt que de montrer ſa ſcience à propos & ſans affectation !

Emilie.

J’ai déja appris à coudre, à raccommoder mes mouchoirs, à avoir ſoin de mes nipes, à travailler un peu en broderie, à faire auſſi un peu mes ajuſtemens & ceux de ma poupée.

La Mere.

Vous ennobliſſez un peu l’aiguille, en la plaçant parmi vos fleches ; mais il n’y a pas grand mal à cela. Il eſt certain qu’en vous appliquant aux ouvrages convenables à notre ſexe, vous avez une bonne fleche de plus dans votre carquois contre le déſœuvrement, & vous apprenez à vous paſſer des autres. Ainſi voilà du profit tout clair : liberté & force. Joignez à ces occupations celles de l’eſprit, celles qui donnent du reſſort & du nerf à l’ame, & vous avancerez ſenſiblement vers la perfection.

Emilie.

Ah, s’il plaît à dieu, j’irai un train de chaſſe… Mais, Maman, quand on eſt inſtruite, on n’a donc jamais le temps de jouer ?

La Mere.

Pardonez-moi. On ſe délaſſe du moins, on ſe repoſe, on s’amuſe ; à la vérité d’une maniere moins frivole que les enfans.

Emilie.

De ma vie, Maman, je ne vous ai vu jouer à aucun jeu ; je vous ai toujours vu occupée.

La Mere.

Petite ingrate, combien de fois n’ai-je pas joué avec vous à votre petit ménage, juſqu’à la fatigue même ?

Emilie.

Cela eſt bien vrai, ma chere Maman ; mais c’était pure complaiſance de votre part ; cela ne vous amuſait point du tout, quoique vous euſſiez la bonté d’en faire ſemblant.

La Mere.

Il viendra un temps où votre poupée, votre lanterne magique, votre ménage ne vous amuſeront plus non plus. Voilà pourquoi il eſt bon de vous préparer inſenſiblement, dès à préſent, des reſſources pour ce temps là.

Emilie.

Ah, je vous demande grâce pour ma lanterne magique. Je l’aimerai toujours celle là.

La Mere.

Soit, je l’aime auſſi aſſez ; & pour vous le prouver, ſi cela vous convient, je vous prie de me la montrer : car vous devez être laſſe de cauſer, & moi je n’en peux plus.

Emilie.

Maman, voulez-vous que je demande de la lumiere ? Il y a un gros quart-d’heure que nous ſommes dans l’obſcurité.

La Mere.

Vous ferez fort bien.

Emilie.

Et dès que j’aurai alumé, vous verrez, Madame, l’intérieur de Saint Pierre de Rome, & ſa façade avec la fameuſe colonade ; & la place de Navone avec ſes fontaines ; & la fontaine de Trévi ; & l’intérieur de l’égliſe, dite la Rotonde & éclairée par le comble ; & le palais de Caſerte ; & le dôme de Milan avec toutes ſes petites figures ; & la maiſon quarrée ainſi que la fontaine de Niſmes ; & la colonade du Louvre ; & l’égliſe de Saint-Paul de Londres ; & l’intérieur du Panthéon de Londres ; & l’hôtel-de-ville d’Amſterdam ; & la maiſon d’Opéra de Berlin ; & le nouveau palais de Sans-Souci ; & le palais de l’Hermitage de l’Impératrice de Ruſſie, à Pétersbourg, ſur la Newa ; & ſon ſuperbe lac de Czarskozélo avec le pont de marbre ; & tant d’autres curioſités dignes de toute votre attention.

La Mere.

Je ne ſais ſi j’aurai le front de voir tout cela gratis. Avec une machine ſi bien meublée & ce ton de voix ſi mélodieux & ſi attrayant, vous feriez fortune à la foire.


Fin du premier Volume.

LES
CONVERSATIONS
D’EMILIE.

TREIZIEME
CONVERSATION.


La Mere.

Bon jour, Emilie ! Vous voilà déja de retour de votre promenade ?

Emilie.

Oui, Maman.

La Mere.

On dirait qu’elle ne vous a point égayée ? Qu’avez-vous ?

Emilie.

Rien, Maman. Vous ſavez bien que je n’aime pas à me promener aux Tuileries.

La Mere.

Sais-je cela ? Je crois que vous me l’apprenez en ce moment.

Emilie.

Et moi, je crois que je ne m’y promenerai plus davantage, à moins que ce ne ſoit avec vous. Tenez, Maman, vivent nos promenades de la campagne ! J’ai découvert que j’ai de la vocation pour la vie champêtre, & que je n’aime plus Paris. Cette uniformité d’allées, ces cohues, tout ce monde oiſif & regardant, qui ne ſait comment faire, pour perdre ſon temps…

La Mere.

Voilà des réflexions un peu auſteres, mais vraiment philoſophiques.

Emilie.

Et qui le perd encore d’une maniere déſagréable pour les autres !

La Mere.

Comment déſagréable pour les autres ?

Emilie.

Mais vous le ſavez bien, Maman ; c’eſt toujours en épluchant les paſſans… Je trouve cela, comme vous, bien mépriſable.

La Mere.

Quoi, y avait-il encore des nœuds de manches ?

Emilie.

Non, Maman. Il n’y avait que ce bruit confus & uniforme, comme les allées, ce froufrou de robes, ce gazouillage général & inſipide qui atriſte & qui ne dit rien à l’ame.

La Mere.

Comment, vous mettez auſſi l’ame de la partie ? Je vois bien, ma chere amie, que vous voulez prendre le ton à la mode.

Emilie.

Tout cela eſt à périr d’ennui, & ne me va plus. Et puis, quand on ſort…

La Mere.

On s’en revient chez ſoi aſſez mécontente.

Emilie.

On rencontre des gens bien impolis, & qui ne ſavent guere vivre,

La Mere.

Et qui donc ?

Emilie.

Imaginez, Maman, que je trouve à la porte deux dames & un monſieur qui entraient, & qu’en paſſant devant moi, une de ces dames jete un regard fort indifférent ſur moi, & dit à l’autre d’un air diſtrait : Elle ſerait aſſez jolie, ſi elle n’était pas ſi noire.

La Mere.

Ah, ah ! C’eſt donc à la rencontre de ces dames que vous devez ce grand fonds de philoſophie & ce goût décidé pour la vie champêtre ?

Emilie.

Mais de quoi ſe mêlent-elles ? Convenez, Maman, qu’il faut avoir la tête & le cœur bien vuides pour paſſer ſon temps à faire de telles remarques. Vous aviez bien raiſon l’autre jour de dire que les gens d’un certain eſprit ne s’occupaient guere des imperfections des autres. Je voudrais demander à ces dames, qui les a chargées de ſavoir ſi les petites filles qui paſſent devant elles ſont noires ou blanches.

La Mere.

Et moi, de quel droit elles gâtent la promenade à mon enfant, & pourquoi elles font tort à ce beau jardin des Tuileries, qui a déja aſſez de peine à conſerver un peu de réputation, depuis que nous faiſons des jardins anglais au milieu de Paris, entre quatre murailles.

Emilie.

Comment donc, Maman ? Quel tort ?

La Mere.

Ne l’ont-elles pas enlaidi par leurs propos, au point de vous faire prendre cette promenade en averſion ?

Emilie.

Ah, il s’y promenera aſſez de monde ſans moi. Au reſte, voilà ce que c’eſt que d’aller dans les lieux publics avec ſa bonne. On a l’air petite fille, & tout le monde croit pouvoir vous manquer d’égards ſans conſéquence. Si j’avais été avec vous, ma chere Maman, cela ne me ſerait pas arrivé.

La Mere.

Et vous en ſeriez revenue beaucoup plus blanche.

Emilie.

Mais, Maman, l’on eſt comme on peut ; on ne va pas aux Tuileries pour entendre faire ſon portrait. Et puis, comme diſait Madame de Verteuil hier, à propos de je ne ſais quoi : Toutes les vérités ne ſont pas bonnes à dire.

La Mere.

Celle-ci eſt donc bien fâcheuſe ?

Emilie.

Mais pas mal, ce me ſemble. N’eſt-ce pas vilain d’être noire ?

La Mere.

Etre blanche, eſt un agrément de plus ; être noire, eſt ſans difficulté un agrément de moins ; mais voilà tout.

Emilie.

J’avais bien beſoin de la rencontre de ces dames, pour ſavoir que j’étais noire comme une taupe !

La Mere.

Ont-elles pouſſé le parallele auſſi loin que cela ?

Emilie.

Non, Maman ; mais je me ſuis vu taupe tout de ſuite.

La Mere.

C’eſt qu’apparemment vous aimez les couleurs décidées ; vous n’êtes pas pour les nuances intermédiaires.

Emilie.

En vérité, Maman, je crois que je n’étais pas ſi noire ni ſi laide l’année paſſée.

La Mere.

Je le crois auſſi. C’eſt que vous avez été beaucoup au ſoleil & au grand air ; vous êtes fort hâlée. A votre place j’aurais arrêté ces dames, & je leur aurais dit : Prenez patience, Meſdames. Il n’y a que trois jours que je ſuis de retour de la campagne. Je vous donne rendez-vous ici à la même place dans trois ou quatre mois. Quand j’aurai paſſé l’hiver en ville, peut-être me trouverez-vous le teint un peu éclairci & changé en bien. Au reſte, ſi je ne ſuis pas trop blanche, convenez que j’ai un air de ſanté qui vaut auſſi ſon prix.

Emilie.

Comment, Maman, eſt-ce que le ſéjour de la ville éclaircit le teint ?

La Mere.

Cette découverte vous réconciliera peut-être un peu avec Paris.

Emilie.

Mais c’eſt au moins un dédomagement.

La Mere.

Qui vous aidera à attendre la ſaiſon de la campagne avec réſignation.

Emilie.

Que je ſuis fâchée, Maman, de n’avoir pas eu l’eſprit de dire cela à ces dames ! Je crois qu’elles auraient été un peu ſotes, avec toute leur habileté à juger le teint des paſſans… Au reſte, ſi j’en avais eu l’eſprit, je n’en aurais pas eu le courage ; ainſi cela revient au même.

La Mere.

Vous pouviez leur dire mieux & les déconcerter bien davantage.

Emilie.

Comment donc ?

La Mere.

Sachez, Meſdames, que la blancheur & la beauté ſont de bien faibles avantages en comparaiſon des qualités du cœur & du caractere ; qu’on peut avoir tous les agrémens extérieurs, ſans être ni aimable, ni eſtimable, ni heureuſe, ni conſidérée, ni digne de l’être. Si vous n’êtes pas contentes de mon teint, je tâcherai de mériter votre ſuffrage par d’autres moyens plus ſolides & plus durables, ſuppoſé que vous daigniez jamais prendre garde à moi autrement qu’en paſſant ſur la terraſſe des Tuileries.

Emilie.

Ah, Maman, la ſuperbe harangue ! Je donnerais tout l’argent de mon mois pour l’avoir tenue. La belle choſe que d’avoir de l’eſprit & à propos ! Je vois d’ici l’étonement de cette dame, ſi je l’avais tirée par la robe, pour lui dire cela bien reſpectueuſement. Elle aurait, je crois, baiſſé un peu ces grands yeux noirs qu’elle a ſi négligemment jetés ſur moi, comme pour me dire : Mademoiſelle, ſoyez blanche, ſoyez noire, cela ne me fait rien du tout.

La Mere.

Moi, qui ne ſuis pas ſi indifférente ſur votre compte, j’aurais bien déſiré de m’éclaircir ſur une petite circonſtance.

Emilie.

Quelle circonſtance, ma chere Maman ?

La Mere.

Suppoſé qu’une autre petite fille un peu noire eût paſſé en même temps que vous ſur la terraſſe ; que ces dames l’euſſent remarquée, & euſſent dit d’elle ce qu’elles ont dit de vous, je voudrais ſavoir ſi leur remarque vous eût fait la même impreſſion, & ſi vous en euſſiez reſſenti la même indignation.

Emilie.

N’en doutez point, ma chère Maman ; j’aurais vu tout de ſuite que cette petite fille fera de mauvais ſang quand elle ſera rentrée chez elle. Ne m’avez-vous pas appris à me mettre à la place des autres ? Je ne peux pas ſoufrir qu’on mortifie comme cela les paſſans ; il faut avoir des égards pour tout le monde. Et puis, vous m’avez ouvert les yeux, & je ſais le cas qu’il faut faire de cet eſprit de dénigrement.

La Mere.

Allons, je vois que votre caractere prend une tournure ſévere, & que votre morale ne péchera pas par l’indulgence ; il faudra marcher droit devant vous… Mais ſuppoſons que ces dames, au lieu de vous trouver noire, euſſent dit : Voilà une petite fille qui promet d’être bien belle un jour !

Emilie.

Ah, Maman, vous voulez m’embaraſſer !… Eh bien, j’aurais rougi & baiſſé les yeux.

La Mere.

Mais la promenade des Tuileries ne vous aurait plus paru ſi mauſſade peut-être ?

Emilie.

Croyez-vous, Maman ?

La Mere.

Cependant, juger ſur un coup-d’œil très-ſuperficiel, ſans y atacher aucun intérêt, que ce ſoit en bien ou en mal, c’eſt toujours juger à tort & à travers.

Emilie.

Cela ſe peut, Maman ; mais convenez que le jugement qui flate ne paraît pas ſi de travers que celui qui fait de la peine.

La Mere.

Je conçois cela, & je préſume que dans ce cas la ſévérité de votre morale ſe ſerait un peu adoucie en faveur de ces perſones qui jugent ſi légérement & au hazard.

Emilie.

Mais, Maman, n’eſt-ce pas un de vos principes, qu’il faut garder la ſévérité pour ſoi & l’indulgence pour les autres ?

La Mere.

Je vois que vous en faites l’application d’une maniere bien déſintéreſſée

& ſans aucun retour ſur vous-même.
Emilie.

Comment l’entendez-vous ? Me trouvez-vous partiale, avec deux poids & deux meſures, comme dit l’évangile ?

La Mere.

Convenez du moins que vous ne manquerez pas d’indulgence pour les hâbleuſes qui, ſans vous regarder, vous promettront d’être belle un jour.

Emilie.

Mais je crois, ma chere Maman, que cette prédiction n’a jamais fâché perſone.

La Mere.

Il faut que la beauté ſoit le ſuprême bonheur de la vie : car les jeunes filles donneraient, pour l’obtenir, ſanté, richeſſe, & peut-être des biens encore plus eſſentiels.

Emilie.

Le ſuprême bonheur, c’eſt peut-être un peu fort ; mais du moins, Maman, c’eſt un grand bonheur. Je vous ai entendu parler plus d’une fois comme d’un avantage bien précieux, de prévenir en ſa faveur par une figure intéreſſante ou agréable, par un extérieur qui plaît & qui ſéduit.

La Mere.

Malgré tout cela, je ne ſais s’il faut regarder la beauté comme un avantage ſi fort déſirable.

Emilie.

Vous avez donc une dent contre elle ?

La Mere.

Je remarque d’abord qu’il n’y a point d’avantage plus fragile, plus frivole, plus paſſager ; que, ſans compter mille accidens, peu d’années en alterent les traits, en détruiſent les charmes, en éfacent juſqu’au ſouvenir. Pensez-vous qu’on ſoit bien ſage ou bien heureuſe de fonder ſa félicité ſur une chose ſi fugitive ?

Emilie.

Ah, voilà un grand inconvénient !

La Mere.

Je crois, puiſqu’elle ſe gâte, ſe fane, ſ’évanouit ſi aiſément & ſi promptement, que celles qui y mettent leur bonheur, ſont bien à plaindre. Elles doivent rarement jouir ſans inquiétude. Elles doivent bientôt regarder le ſoin de leurs charmes, la parure, la toilete, comme l’affaire la plus importante de la vie. Il en réſultera avec le temps un eſprit minutieux, frivole, inquiet, jaloux, envieux & triſte.

Emilie.

Voilà une vilaine perſpective ! Mais pourquoi donc envieux ?

La Mere.

Parce qu’au lieu de jouir du charme de la beauté & de lui rendre juſtice lorſqu’elle paraît, elles lui envieront ſon éclat & ſes triomphes ; elles croiront que c’eſt autant de malheurs perſonels qui leur arrivent ; elles ſe perſuaderont que les ſuccès de la beauté ſe font à leurs dépens, qu’elle ne peut s’attirer un hommage ſans leur enlever une conquête ; elles en deviendront malheureuſes & triſtes. Etre malheureuse de la beauté des autres ! Quel ſupplice aviliſſant ?

Emilie.

Oui, c’eſt acheter cher le bonheur ſuprême.

La Mere.

Ce bonheur ſuprême a encore d’autres dangers plus conſidérables & plus éfrayans.

Emilie.

Dites-les-moi bien vite, ma chere Maman afin que je m’en dégoûte tout-à-fait.

La Mere.

Nous les découvrirons avec le temps, ma chere amie, à meſure que nous avancerons dans la carrière de la vie. En attendant, qu’il vous ſuffiſe de remarquer qu’on peut être parfaitement heureuſe ſans être belle, & qu’on peut être ſouverainement belle ſans être heureuſe.

Emilie.

Mais la beauté ne s’oppoſe point au bonheur.

La Mere.

Dites qu’elle n’eſt pas incompatible avec le bonheur. Il n’y a point de doute qu’une belle perſone qui réunit aux attraits de la figure une ame d’une beauté ſupérieure ; qui cache ſous le voile des graces un cœur noble, généreux, élevé & ſenſible ; qui par ſes charmes & ſes agrémens extérieurs releve encore le prix de toutes les vertus dont elle eſt ornée, ne ſoit le chef-d’œuvre de la nature. Mais dans toute ſuppoſition de choſes le caractere l’emporte ſur la figure. Il n’a pas beſoin de la beauté, pour s’attirer, ſuivant ſes diverſes qualités, le reſpect, la vénération, l’admiration, l’eſtime, l’amour, en un mot toutes les eſpeces de ſuffrages que les hommes ne pourront jamais acorder à la figure ſeule. A la vérité, la beauté dans un degré éminent excite auſſi l’admiration ; mais ce ſentiment eſt encore plus paſſager qu’elle. Il eſt ſi peu durable qu’il ſe change en mépris, dès que l’on s’aperçoit que la beauté du caractère ne répond point aux charmes de la figure.

Emilie.

La voilà ravalée tout de ſuite.

La Mere.

Et c’eſt pourquoi je n’ai jamais pu atacher un certain prix à une choſe ſujete à tant de viciſſitudes, & qui ſeule ne ſuffit pourtant pas au bonheur. Je vous trouverais bien à plaindre, ſi vous y mettiez le vôtre. Par exemple, voudriez-vous que la crainte d’être un peu plus noire ou hâlée, vous contraignît dans vos exercices champêtres, & qu’avant d’entreprendre une promenade, on fît un examen préalable, s’il n’y a pas un peu trop de ſoleil, ou apparence de pluie, ou ſi le vent ne vous ſouflera pas peut-être au nez ou derrière les oreilles ? Si vous en étiez-là, je dirais : O la pauvre créature, qui ſacrifie ſes plaiſirs, ſes amuſemens, & des biens encore plus réels, comme la ſanté, à un avantage très-incertain, qu’elle eſpere ſe procurer à force de ſe mijoter !

Emilie.

Autant vaudrait ſe mettre ſous une châſſe comme une relique.

La Mere.

Cependant, ſi vous voulez, pour commencer à vous rapprocher de l’état de relique, je vous donnerai un voile de gaze à mettre devant le viſage, quand vous irez vous promener. Cela vous empêchera à la vérité de reſpirer l’air libre, mais en revanche vous aurez le teint merveilleuſement conſervé, & perſone n’y trouvera plus à redire, quand vous paſſerez ſur la terraſſe des Feuillans.

Emilie.

Non, non, non, ma chere Maman, je vous remercie de votre voile ; je ne ſuis pas encore relique.

La Mere.

Voyez, n’allez pas ſi vîte avec vos refus ; mon voile vaut la peine qu’on y penſe. Si vous le dédaignez à préſent, moi à mon tour je ne ſerai pas peut-être dispoſée à vous l’offrir quand vous en voudrez.

Emilie.

Non, non, Maman, je n’en voudrai jamais. Je ne ſuis plus fâchée que d’une choſe.

La Mere.

De quoi donc ?

Emilie.

De m’être fâchée. Cela me paraît pitoyable à présent. Je crois, Maman, que le plus court eſt de ne jamais s’occuper de ſa figure. Si elle eſt bien, tant mieux ; ſi elle eſt mal, qu’y faire ?

La Mere.

C’eſt le plus court & le plus ſage. Il faut traiter la beauté comme ces caracteres capricieux qui, s’ils remarquent que vous atachez une grande importance à leur conquête, s’éloignent de vous avec dédain, & font au contraire toutes les avances les premiers, ſi vous avez l’air de les négliger ou de ne vous en pas ſoucier.

Emilie.

Maman, voilà qui eſt fait, je n’y penſerai plus du tout.

La Mere.

Vous courrez après la santé…

Emilie.

Et auſſi après la ſageſſe.

La Mere.

Fort bien. Et la beauté ſe mettra peut-être à courir après vous.

Emilie.

Mais, s’il lui prend cette fantaiſie, je me laiſſerai atraper ; n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Pourvu que la ſageſſe & la ſanté ſe laiſſent auſſi atraper à leur tour.

Emilie.

Eh bien, Maman, pour ne plus penſer à la capricieuſe, prêtez-moi le livre que vous aviez en poche le jour de notre derniere courſe champêtre. Vous m’avez dit que tous les principes de morale s’y trouvaient réunis.

La Mere.

Vous le lirez avec le temps.

Emilie.

Ah, Maman, donnez-le-moi à préſent. Cela me fera oublier tout ce gazouillis des Tuileries.

La Mere.

Chaque choſe a ſon temps. Il y a dans ce livre des choſes fort au deſſus de votre portée.

Emilie.

Mais, Maman, ſeulement un petit endroit à apprendre par cœur ! Tenez, ceci eſt une curioſité innocente, que vous ne pouvez pas blâmer.

La Mere.

Je la trouve même louable. Mais Monſieur de Verteuil m’a emporté hier le livre que vous déſirez. Quand il me l’aura rendu, je vous en ferai lire un fragment, & vous m’en ferez enſuite l’extrait.

Emilie.

Un fragment, c’eſt comme qui dirait un chapitre, une portion ; n’eſt-ce pas ? Et qu’eſt-ce que c’eſt qu’un extrait ?

La Mere.

Extraire c’eſt ne prendre d’un ouvrage que ſa ſubſtance, c’eſt-à-dire, les idées principales, ou bien ce qui vous intéreſſe particuliérement, en laiſſant de côté tout le reſte. Ainſi vous tranſcrirez du livre dont vous parlez, ou du fragment que vous lirez, tout ce qui ſera le plus à votre portée, ou ce qui vous plaira préférablement ; & vous paſſerez tout ce que vous n’entendez pas bien encore, ou ce qui ne vous atachera pas.

Emilie.

Oui, oui, je ſais, je ſais. Il y a aujourd’hui quinze jours que vous m’avez dit cela, & que c’était une opération à double fin, parce que par un extrait on pouvait juger, & de l’eſprit de celui qui a fait le livre, & de l’eſprit de celui qui a fait l’extrait ; & que vous m’en feriez faire cet hiver, & que nous en ferions enſemble, c’eſt-à-dire, chacune de ſon côté, pour voir qui fera mieux.

La Mere.

Et il y a tout juſte quinze jours que nous avons dit tout cela ? Voilà une mémoire vraiment admirable !

Emilie.

C’est que nous avons dit encore autre choſe, & une choſe en rappelle une autre ; vous le ſavez bien, Maman. C’eſt comme une chaîne qui ſe tient d’un bout à l’autre, parce qu’un anneau ſe trouve pris dans l’autre, & qui en touche un, remue tous les autres.

La Mere.

De ſorte que d’autres en autres (car en voilà une demi-douzaine au moins qui ne doivent pas ſe trouver trop à leur aiſe, preſſés les uns à côté des autres), nous avons encore remué un autre anneau ?

Emilie.

C’eſt que c’était en revenant de chez le pere Noël où nous avions fait vendange.

La Mere.

Ah, ah ! Voilà ſans doute un des principaux anneaux de la chaîne.

Emilie.

Le pere Noël a dit : Dieu ſoit loué ! l’année ſera bonne. Enſuite, quand nous ſommes parties, il m’a dit : Mademoiſelle, voilà comme eſt Madame votre mere ; elle ne veut pas que je quite mon preſſoir, pour lui rendre ce que je lui dois. Ensuite ſes enfans nous ont reconduites en proceſſion juſqu’à la paroiſſe ; & puis, quand nous avons tourné pour regagner notre maiſon, vous m’avez dit, Maman, que vous me feriez lire un Conte de Fées.

La Mere.

Voilà une belle ſuite d’anneaux au moins. Mais j’ai eu bien tort, ma chere amie, de vous parler de féerie, lorſque j’avais une occaſion ſi favorable & ſi naturelle de me jeter dans la mythologie, de vous parler de Bacchus, fils de Sémélé, & du vieux Silene, & de vous faire un parallele entre celui-ci & notre voiſin, le brave pere Noël, tout à l’avantage de ce dernier.

Emilie.

Maman, vous auriez peut-être trouvé à qui parler. Quand mes freres & moi nous nous promenons enſemble, Monſieur Paucton, chemin faiſant, leur explique un chapitre de la mythologie, toutes les fois qu’il a été content de la leçon de géométrie ; & ma bonne & moi, nous en faiſons notre profit, ſans nous en vanter.

La Mere.

Et ces explications de mythologie

ſont-elles frequentes ?
Emilie.

Mais oui, Maman, aſſez.

La Mere.

Tant mieux ; cela me fait eſpérer que vos freres ſeront deux grands géometres.

Emilie.

Sans compter que je ne me promene pas toujours avec eux, & qu’ils ſavent peut-être bien des chapitres dont ma bonne & moi n’avons pas pu faire notre profit.

La Mere.

J’aurais été, je crois, bien agréablement ſurpriſe, en trouvant à qui parler à propos de Bacchus & de Silene.

Emilie.

Le conte de Fées vous a détournée de la mythologie.

La Mere.

Je ne ſais comment cet anneau du conte de Fées s’eſt trouvé à côté de celui des extraits. Apparemment mes anneaux n’étaient pas trop bien arangés ce jour-là.

Emilie.

Maman, peut-être la vendange du pere Noël s’eſt-elle trouvée entre-deux, c’est-à-dire, que nous avons parlé des extraits le matin, & du conte de Fées le ſoir.

La Mere.

Vous avez bien raiſon de dire que tous vos anneaux ſe tienent, & qui en touche un, remue tous les autres, ſur-tout dans une chaîne auſſi mobile que la vôtre.

Emilie.

Mais c’eſt vous, Maman, qui avez mis tous ces anneaux en mouvement.

La Mere.

Eſt-ce encore moi ? Je fais donc bien des choſes ſans le ſavoir. Quant au conte de Fées, je me rappelle ma promeſſe, & je vous tiendrai parole.

Emilie.

Je crois même que vous m’avez promis d’en faire un tout exprès pour moi.

La Mere.

Ah, cela vous plaît à dire. Malgré mon reſpect pour votre chaîne, je ſuis bien ſûre du contraire.

Emilie.

Vous en êtes ſûre, Maman ?

La Mere.

Je n’ai pu m’engager à l’impoſſible.

Emilie.

Comment à l’impoſſible ?

La Mere.

C’est qu’il faut de l’imagination pour faire un conte de Fées, & que je n’en ai point.

Emilie.

Ah, vous n’avez pas aſſez d’imagination pour un conte de Fées, tandis que ma bonne m’en faiſait tant que je voulais, quand j’étais petite !

Allons, allons ; c’eſt que vous n’aimez pas les féeries. Je m’en ſouviens à présent ; vous me l’avez dit.

La Mere.

Y a-t-il encore quinze jours que nous avons dit cela ? Il faut que ce jour des vendanges ait été un jour de confeſſion générale, comme celui des Tuileries eſt devenu un jour de réminiſcence générale.

Emilie.

Mais pourquoi, Maman, n’aimez-vous pas les féeries ? Il y a un peu de caprice à cela.

La Mere.

Cela ſe pourrait bien. Qui vous a dit que je n’avais pas mes caprices comme une autre ?

Emilie.

Soit ; mais je parie que vos caprices ont toujours quelque motif.

La Mere.

Les vôtres n’en ont donc point ?

Emilie.

Peut-être en ont-ils, Maman ; mais je ne ſais le démêler.

La Mere.

Ou bien vous ne vous en ſouciez pas toujours ?

Emilie.

Eh, je ſais pourquoi vous n’aimez pas les féeries ; je m’en ſouviens à préſent. Vous dites que ce mêlange de folie & de raiſon vous déplaît.

La Mere.

Encore un ſouvenir ? Mais ſi vous ſavez mes raiſons bonnes ou mauvaiſes, il ne faut donc pas me les demander.

Emilie.

Ainſi vous ne voulez pas qu’on ſoit gai dans les livres.

La Mere.

Je vois bien, Emilie, ſi je vous laiſſe faire, que vous ferez de moi une bégueule. Je n’ai jamais donné l’excluſion à aucun genre.

Emilie.

Excepté aux folies pourtant ?

La Mere.

Pas même aux folies, ſi elles ſont innocentes. Je n’ai pas envie de me brouiller avec les poêtes.

Emilie.

Eſt-ce que les poêtes ſont fous ?

La Mere.

On accuſe tous ceux qui travaillent d’imagination, de l’être plus ou moins. Ils ſeraient même bien fâchés de n’avoir pas cette réputation, & ils croiraient avoir perdu le plus beau laurier de leur courone.

Emilie.

Et le plus beau laurier de leur courone eſt la folie !

La Mere.

Ce n’eſt pas tout-à-fait cela. Seulement ils ont un accident qui leur eſt commun avec les fous ; mais quoique le ſymptôme ſoit le même dans les deux maladies, les cauſes en ſont très-diverſes.

Emilie.

Ainſi la poéſie & la folie ſont deux maladies, mais diverſes ? Et l’accident commun ?

La Mere.

C’eſt qu’au lieu de conduire leur tête, comme font les ſages, on s’aperçoit que c’eſt leur tête qui les mene, malgré eux, & les fait arriver où ils ne comptaient pas aller.

Emilie.

Mais cela n’eſt pas trop bien, au moins.

La Mere.

Cela ſerait même très-mal dans la conduite de la vie, mais la conduite d’un ouvrage d’imagination a toute une autre morale ; & ceux que la nature a doués pour ce genre de productions, ſeraient bien humiliés de n’avoir pas reçu ce grain…

Emilie.

Ce grain de folie, alliez-vous dire ?

La Mere.

Qu’on appelle verve dans les enfans de l’art.

Emilie.

Et comment s’appellent ces enfans ?

La Mere.

Ils s’appellent poêtes, muſiciens, ſculpteurs, peintres. Ces enfans ont tous la même mere.

Emilie.

Qui s’appelle ?

La Mere.

L’imagination.

Emilie.

Et la verve eſt peut-être la gouvernante ?

La Mere.

Soit.

Emilie.

Et ſi la verve mene un de ces enfans dans un champ de Fées, cela vous déplaît, Maman.

La Mere.

J’aime moins ce champ qu’un autre, parce que je crois qu’il eſt fort aiſé de s’y égarer & de s’y perdre ; & ſi je ne m’oppoſe pas même aux folies, j’ai un droit de plus pour ne pas aimer les extravagances. J’aime pour moi, qui ai la vue courte, qu’un champ ſoit borné par un grand but d’utilité & de morale, & que la fantaiſie des hommes s’exerce dans l’imitation de la nature qui lui offre des richeſſes inépuiſables, au lieu de ſe jeter à perte de vue dans le chimérique & le fantaſtique, dont les tréſors ſont immenſes auſſi, mais faſtidieux & inſipides.

Emilie.

Mais ſi la verve les y entraîne malgré eux ?

La Mere.

Puiſque vous en avez fait une gouvernante, il faut vous ſouvenir que, quoiqu’elle ait une démarche fort irréguliere en apparence, ce n’eſt pourtant pas une perſone dont la conduite n’ait ni rime ni raiſon.

Emilie.

J’entends, elle a ſes principes à ſa maniere.

La Mere.

Et ſi elle ou ſes enfans s’en écartent, je ne ſuis pas obligée de les ſuivre dans tous les labyrinthes où il leur plaît quelquefois de s’enfoncer.

Emilie.

Mais ſi ces labyrinthes menent à la raiſon ?

La Mere.

N’eſt-il pas plus court d’y aller ſans détour ? Vous même, ma chere amie, trouvez-vous le chemin qui y conduit trop aride ou trop pénible ? Ou bien, lui trouvez-vous à elle-même un air ſi triſte, qu’on ne pourrait en ſoutenir la vue, ſi elle ne ſe cachait ſous les haillons de la folie ?

Emilie.

Moi, Maman ? Non, en vérité. Je trouve à la raiſon un air de famille avec vous, & vous ſavez fort bien que je vous trouve aimable.

La Mere.

Je ne vous demandais pas un compliment. Mais, air de famille à part, puiſqu’elle eſt bien toute nue, croyez-vous qu’il ſoit de bon goût de l’afubler d’un habit bizâre de carnaval ?

Emilie.

Cependant, Maman, je me rappelle tout préſentement que vous m’avez dit que la fable a été inventée pour déguiſer la vérité ; & vous conviendrez du moins de l’air de famille qu’il y a entre la vérité & la raiſon…

La Mere.

Et par conſéquent la morale. Je dois auſſi convenir que la vérité eſt bien auſſi belle toute nue que la raiſon. Mais, comme ſuivant votre propre remarque, toutes les vérités ne ſont pas bonnes à dire, je conçois qu’on ſe ſoit ſervi de l’apologue ou de la fable, pour maſquer certaines vérités trop dangereuſes à dire ou trop dures à entendre. Il n’eſt guere poſſible de dire à un homme puiſſant & injuſte ſes vérités perſonelles autrement. Auſſi la fable a-t-elle pris naiſſance dans le pays des deſpotes & des eſclaves.

Emilie.

J’entends : les hommes n’ont pas oſé parler ; ils ont fait parler les bêtes à leur place.

La Mere.

Tout juſte.

Emilie.

Ah, je me rappelle la fable du loup & de l’agneau qui ſe rencontrent au bord du ruiſſeau. Savez-vous, Maman, qu’elle m’a fait pleurer ? Je ne ſuis pourtant pas deſpote, moi.

La Mere.

Non, vous n’êtes pas de la claſſe des loups, mais de celle des agneaux.

Emilie.

Je penſais au mien, & je diſais : Ah, mon pauvre Placide, ſi tu avais été là, tu étais croqué ſans miſéricorde.

La Mere.

Et vous lui avez prêché ſans doute qu’il faut ſe tenir le plus loin qu’on peut des loups ?

Emilie.

Ah, oui, oui, je ſais bien ; c’est la morale.

La Mere.

Vous voyez que la fable, du moins telle qu’elle a été conçue dans ſon origine, eſt de la plus extrême ſimplicité ; qu’elle eſt conciſe, énergique, ſévere juſques dans ſes ornemens ; qu’elle renferme ordinairement un grand ſens.

Emilie.

Ah, c’eſt vrai cela. Elle vous revient dans la penſée quand on y ſonge le moins, ou qu’on s’en croit à cent lieues.

La Mere.

Ainſi, toute fauſſe qu’elle eſt, elle a preſque la même démarche ſimple & noble que la raiſon & la vérité.

Emilie.

C’est qu’elle eſt à leurs gages ; n’eſt-il pas vrai ?

La Mere.

Vous avez raison ; & les bons domeſtiques prenent toujours plus ou moins les mœurs de leurs maîtres.

Emilie.

Et la féerie, Maman ?

La Mere.

Vous rappellez-vous cet auteur que Madame de Solignac nous amena l’autre jour à la campagne, en paſſant devant notre porte ?

Emilie.

Oui, Maman. C’était un auteur ?

La Mere.

Pas tout-à-fait de profeſſion, mais d’inclination.

Emilie.

Et qu’eſt-ce que c’eſt qu’un auteur ?

La Mere.

C’eſt un homme qui prend le public pour confident de ſes penſées.

Emilie.

Et quel profit y a-t-il à cela ?

La Mere.

Si les penſées ſont vraies, belles, grandes, profondes, neuves, le profit eſt grand ; c’est l’eſtime publique, c’eſt une haute conſidération, c’eſt l’immortalité même.

Emilie.

Ah, c’eſt vrai ; il y a long-temps que Monſieur Rollin eſt mort, & il m’occupe encore tous les jours. Mais ſi les penſées ſont mauvaises ?

La Mere.

On les oublie, & l’auteur auſſi.

Emilie.

Et y a-t-il beaucoup de mauvais auteurs ?

La Mere.

En tout genre le médiocre & le mauvais ſont plus communs que le bon.

Emilie.

Voilà ſans doute pourquoi le bon est ſi précieux ?

La Mere.

Tout juſte. Or, pour revenir à notre auteur, il m’a dit dans la converſation, qu’il aimait les contes de Fées à la folie, qu’il en avait beaucoup fait ; qu’il exigeait de ma complaiſance d’en lire un ſeul, & de lui en dire mon ſentiment, avant qu’ils ſoient imprimés.

Emilie.

Il veut vous prendre, Maman, pour confidente avant le public.

La Mere.

Il n’a pas bien choiſi ; mais s’il s’en ſouvient & qu’il m’en apporte un, nous le lirons enſemble, & vous jugerez de ce genre de compoſition d’après vous-même. J’ai peut-être tort avec mes goûts excluſifs ; il n’eſt pas juſte que vous vous y ſoumettiez ſans examen & ſur parole.

Emilie.

C’eſt-à-dire, Maman, que vous me prenez pour juge entre vous & Meſdames les Fées ?

La Mere.

Et pour ne pas ſurprendre votre religion, je leur donnerai ce monſieur pour avocat : car ſi je les faiſais juger d’après les contes que votre bonne vous en a faits, quand vous étiez petite, ces dames m’accuſeraient peut-être de les avoir fait condamner ſur de trop faibles pieces de leur ſac.

Emilie.

Eh bien, Maman, vous m’avez dit que nous paſſerions encore une journée à la campagne, ſi le temps reſtait beau ; ce ſera, ſi vous voulez, une occaſion toute trouvée pour juger ce procès

La Mere.

Vous avez raiſon ; mais je crains que cette journée n’accélere pas l’éclairciſſement de votre teint.

Emilie.

Allons, Maman. Eſt-ce que vous me croyez capable de m’occuper de ces ſotiſes ?

La Mere.

Je crois que nous pouvons nous occuper de dîner, à moins que votre promenade, au lieu de vous donner de l’appétit, ne vous l’ait ôté.

Emilie.

C’étaient peut-être deux Fées & un Génie que j’ai rencontrés ce matin. En tout cas, que dieu les béniſſe ! Vous êtes la Fée Lumineuſe, & vous m’avez déſenſorcelée.

QUATORZIEME
CONVERSATION.


Emilie.

Eh bien, Maman, voilà la bariere paſſée. Le temps eſt ſuperbe. Nous avons près de deux heures à rouler en caroſſe ; c’eſt le vrai moment de lire ce Conte de Fées que vous avez mis dans votre ſac à ouvrage.

La Mere.

Allons, puiſque nous ſavons le chemin de notre maiſon par cœur, je le veux bien : à deux conditions pourtant. La premiere, c’eſt que vous le lirez de ſuite ſans interruption.

Emilie.

Un conte de Fées eſt donc une choſe auſſi importante que la lettre d’un régiſſeur ?

La Mere.

Ce n’eſt pas pour cela préciſément. Mais ſi nous nous permettons une fois les excurſions, les réflexions, les interruptions, nous ne nous en tirerons jamais, & ces dames nous feront voir plus de pays que nous ne voudrons.

Emilie.

Et vous n’aimez pas à paſſer avec elles plus de temps qu’il ne faut ; je ſais cela.

La Mere.

Seulement, comme le conte me paraît long, je vous permets de lire tantôt haut, tantôt bas, comme il vous conviendra : car il ne faut pas non plus que ces dames vous fatiguent la poitrine.

Emilie.

Et l’autre condition, Maman ?

La Mere.

C’eſt que, dès que nous ſerons arrivées chez nous, il ne ſera plus queſtion de Fées. Je vous avoue ingénument que je me ſuis propoſé de paſſer une journée à la campagne avec ma petite Emilie ; je m’en ſuis fait une fête. Le temps nous favoriſe ; & il me paraîtrait bien dur d’avoir des Fées ſur les bras tout le long de la journée, & qu’elles vinſſent troubler notre ſolitude. Je ne ſais ſi cela ferait votre compte, mais cela ne ferait pas le mien.

Emilie.

Pas davantage le mien, ma chere Maman. Il fait aujourd’hui un temps à ſe promener toute la journée.

La Mere.

C’eſt en quoi cette ſaiſon ſerait la plus belle de l’année, s’il n’y avait pas tous les jours à perdre.

Emilie.

Comment à perdre ?

La Mere.

Le ſoleil perd ſa force, la végétation s’arrête, les plantes expirent, les arbres ſe dépouillent, la nuit remplace le jour. Ce progrès de la nature vers le repos, cette dégradation ſenſible & journaliere préſente l’image de la mort, & vous rend mélancolique.

Emilie.

Pas moi, Maman ; du moins je ne m’en aperçois pas.

La Mere.

Je voulais dire : Et me rend mélancolique.

Emilie.

Mais, Maman, un peu de patience ! Au printemps les feuilles reparaiſſent, les fleurs & les fruits reviennent, & plus d’image de la mort.

La Mere.

Voilà pourquoi le printemps fait le charme de la nature. Il eſt cependant bien moins beau que l’automne ; le temps s’y reſſent ſouvent encore des frimats de l’hiver, il eſt moins aſſuré ; c’eſt la ſaiſon qui donne le moins, mais en revanche elle promet tout.

Emilie.

Et l’eſpérance eſt une belle chose ; n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Ne trouvez-vous pas que les enfans reſſemblent beaucoup au printemps, excepté peut-être qu’il tient plus ſouvent qu’eux ce qu’il promet ?

Emilie.

Allons, voilà encore les pauvres enfans avec leur paquet.

La Mere.

Vous plaignez-vous, quand je les compare à ce qu’il y a de plus intéreſſant dans la nature ?

Emilie.

Je ſais bien, Maman, comme vous les aimez… Mais à propos, ſuis-je mélancolique, moi ?

La Mere.

C’eſt à vous à me l’apprendre. Je vous vois rire & ſauter toute la journée ; je n’en ſais pas davantage.

Emilie.

Je vais lire ce conte. Il m’apprendra peut-être ce que je ſuis… Ah ! C’eſt l’île heureuſe. Voilà un titre qui promet.

La Mere.

Ou les Vœux en l’air.

Emilie.

Ah ! ah !

(Elle lit.)

L’ISLE HEUREUSE
OU
Les Vœux en l’air.

La Princeſſe Régentine, Souveraine de l’Iſle heureuſe, était reſtée veuve au bout de vingt-deux jours de mariage. Son époux, que l’hiſtoire ne repréſente pas comme un génie bien merveilleux, fit la ſotiſe de ſe tuer à la chaſſe aux lievres avec ſon propre fuſil, en ſautant un foſſé avec beaucoup d’agilité & de grace. La Princeſſe apprenant cette nouvelle funeſte au moment où elle y penſait le moins, fit vœu de ne jamais ſe remarier. Elle ſe trouva enceinte & eſpéra que la naiſſance d’un fils juſtifierait ſon vœu ; mais elle accoucha de deux filles jumelles, & ne crut pas pour cela devoir changer de réſolution.

L’aînée de ces filles, belle comme le jour, s’appellait Céleſte. Une peau blanche & brillante comme la neige, un teint éblouiſſant, de grands yeux bleus, la plus ſuperbe chevelure, un air noble & majeſtueux en avaient fait un objet raviſſant. Elle attirait tous les regards, & cependant on ne pouvait la fixer cinq minutes ſans danger,

Tout ce qu’il y avait à la cour de gens à la mode, jaloux de conſerver leur réputation d’intrépidité, en afrontant ce péril, en avaient contracté un clignotement que les connaiſſeurs trouvaient à la vérité un peu maniéré, mais qui donnait aux viſages les plus communs beaucoup de jeu & de phyſionomie. Pluſieurs Seigneurs en étaient même reſtés éblouis au point qu’ils ne voyaient plus que dans le crépuſcule. C’eſt de cet accident que date la diſtinction des chats-huants dans les armes de ces maiſons. Cependant comme il était du bon ton de lorgner la jeune Princeſſe, & qu’au fond il n’étoit pas trop poſſible de s’en empêcher, la néceſſité, cette mere de l’induſtrie, avait établi l’étiquete de ne plus paraître à la cour qu’avec une paire de lunetes vertes ſur le nez.

Cet uſage avait d’abord été riſqué avec une ſorte de timidité par les créateurs les plus hardis de modes nouvelles ; mais il fut bientôt couroné du ſuccès le plus complet, & devint auſſi commun que celui d’emprunter aux harnois de ſes chevaux les boucles de ſes ſouliers. Un nez ſans lunetes vertes aurait paſſé à la cour pour un nez du ſeizieme ſiecle ; c’eût été même une ſorte d’indécence que de s’y préſenter nez nud.

Les dames à la vérité s’étaient diſpenſées de cet ornement, & avaient trouvé plus expédient de détourner les yeux, lorſque leur devoir les raſſemblait autour de la Princeſſe ; mais toutes ces têtes détournées n’étaient guere un hommage moins éclatant rendu à la beauté ſans pareille, que toutes les lunetes vertes dirigées vers ſes charmes ; il en résultait, les jours de cour, des évolutions qui ne manquaient ni de rapidité ni de variété, quand la Princeſſe était d’humeur de changer ſouvent de place.

Les artiſtes de la nation déployerent en cette occurrence, ſuivant leur coutume, ce vaſte génie créateur qui les diſtingue ſi avantageuſement. Les formes les plus agréables, les plus légeres, les plus variées, ſe ſuccéderent avec une promptitude inouie. Des lunetes rondes on en vint aux ovales, aux quarrées, aux cylindriques ; on en fit en téleſcope, dont le tube avait plus de ſix lignes de longueur ; & les perſones qui voulaient marquer par leur atachement, n’en portaient pas d’autres. Rarement il ſe paſſait une ſemaine ſans quelque invention nouvelle, & rarement cette découverte laiſſait les bornes de l’eſprit humain à la même place. La ſagacité profonde avec laquelle on était parvenu à adapter toutes eſpeces de lunetes à toutes eſpeces de nez, fut un sujet d’admiration légitime pour toutes les académies étrangeres. Mais le dernier éfort du génie & le plus étonant fut l’invention des lunetes élaſtiques, dont la méchanique était ſi délicate & ſi ſuſceptible, qu’elles devenaient mobiles au moindre mouvement que faiſait la Princeſſe. On les avait appellées lunetes ſenſibles : car la ſenſibilité était la maladie à la mode dans l’île heureuſe, & il ſerait difficile de ſe faire une idée de tous les ravages qu’elle fit dans ce ſiecle qu’on pouvait appeller le ſiecle des belles ames. Mais ces détails apartiennent moins à l’hiſtoire qu’à l’encyclopédie des arts qu’il faut conſulter à l’article Lunete.

Céleſte ſe voyant, preſque au sortir du berceau, la cauſe d’une révolution ſi ſurprenante, ne put s’empêcher de concevoir une haute idée, ſinon de ſon mérite, au moins de ſon étoile ; & les plus habiles obſervateurs n’ont pas encore décidé, laquelle de ces deux opinions eſt la plus propre à égarer dans le cours de la vie. La Princeſſe n’eut point de peine à ſe ranger parmi les phénomenes de ſon ſiecle ; elle ſoupçona même que l’île gouvernée par ſa mere n’avait reçu le ſurnom d’heureuſe, que parce qu’elle devait lui donner le jour. Par la même force de raiſonement, elle s’était perſuadée qu’on ne ſavait vivre que dans ſa patrie, & que par-tout ailleurs on ne faiſait que végéter. Elle fit en conſéquence vœu de ſe fixer irrévocablement dans les lieux qui l’avaient vu naître.

Cette île qui n’était ſéparée du continent que par un canal fort étroit, mais aſſez profond pour s’y noyer au beſoin avec armes & bagages, offrait de toutes parts, au moins aux yeux ſuperficiels, l’image du bonheur. On n’y ſongeait du matin au soir qu’à ſe divertir. L’avenir n’occupait perſone, le paſſé ne laiſſait guere de trace, le préſent était tout ; & ſi la continuité des plaiſirs n’en produiſait pas la ſatiété, on eût ignoré dans cette contrée heureuſe juſqu’à la poſſibilité de bâiller & de s’ennuyer. Mais la loi éternelle & immuable ayant placé l’excès de ſatiété à côté de l’excès de jouiſſance, l’île heureuſe, à meſure que l’art de jouir s’était rafiné, se trouva peuplée de gens blaſés, portés à l’exagération par le défaut de ſentiment ; plutôt avides d’événemens que véritablement émus ou pénétrés à l’aſpect des beautés de la nature & de l’art ; occupés ſans ceſſe & ſans succès à tromper leur ennui ; ayant perdu le ſecret de jouir, à force de courir après le plaiſir & ſon fantôme.

Si c’était un malheur pour Céleſte d’être née dans le moment de la plus forte contagion de cette maladie, c’en était un plus grand, d’être devenue l’objet de l’admiration publique d’un peuple ſi ennuyé & ſi frivole. Quoique née avec infiniment d’eſprit, il ne lui fut pas poſſible de ſe garantir des ravages qu’une exceſſive & continuelle doſe d’encens produit dans les têtes les mieux organiſées. Un des moindres inconvéniens était que, ſans aucun éfort pour plaire, n’ayant qu’à laiſſer tomber un regard pour s’aſſurer d’une conquête, tous ſes vœux étant auſſi-tôt ſatiſfaits que formés, elle en contracta une pareſſe & une indolence parfaites ; & c’eſt ainsi que ſes admirateurs les plus empreſſés travaillaient ſans relâche à la rendre tous les jours moins digne d’admiration.

On nommait ſa ſœur Reinete, parce qu’elle avait le viſage à-peu-près rond comme une pomme ; elle n’était ni petite ni grande, ni brune ni blonde, ni belle ni laide ; dans le fait perſone ne ſavait ni ne ſe ſouciait de ſavoir ce qu’elle était. Quelques philoſophes ſeulement, retirés les jours de cour dans un coin de la galerie, ne parlant jamais, pas même entre eux, voyant tout ſans rien regarder, étaient ſoupçonés, on ne ſait ſur quel fondement, de lui trouver les yeux noirs & beaucoup de phyſionomie ; on les accuſait même de penſer ſecrétement, qu’elle pourrait mieux valoir avec le temps que ſa ſœur. Mais dans l’efferveſcence des lunetes vertes il eût été dangereux de laiſſer transpirer une opinion auſſi hardie & auſſi contraire à l’opinion reçue.

Aucun de ces novateurs cachés ne conteſta à Céleſte la ſupériorité d’eſprit ; ils remarquerent ſimplement que celui de Reinete était naturellement actif & réfléchi. Réduite à trouver ſes reſſources en elle-même & dans le commerce avec les morts, elle était ſûre de n’être jamais diſtraite de ſes réflexions, & il ne reſtait à ſon activité qu’à ſe replier ſur elle-même ; mais cette néceſſité & l’eſpece d’abandon où elle vivait au milieu de la cour de ſa mere, loin de lui porter préjudice, tournerent à ſon avantage. Si quelqu’un, par une ſorte d’égarement ou d’oubli des bienſéances reçues, s’aviſait de cauſer avec elle, il reſtait tout ſurpris de trouver à qui parler : heureuſement cette découverte ne tirait à nulle conſéquence au milieu d’une cour ſi ouvertement déclarée contre la réflexion & la penſée.

Ce qui devait rendre Reinete encore plus intéreſſante, c’eſt qu’elle était de toutes les perſones de la cour la plus éloignée de ſe croire quelque mérite. Son aveuglement ſur ce point était ſi complet, ſon admiration pour Céleſte ſi ſincere, que la regardant en toutes choſes comme un modele acompli, elle penſa perdre par une imitation déplacée la ſimplicité & le naturel précieux de ſon propre caractere. Sa déférence pour une ſœur qui, au bout du compte, n’avait qu’une priorité de quelques minutes ſur elle, fut entiere. Dès qu’elle eut connaiſſance de ſon vœu, par exemple, elle ſe crut engagée à en former un contraire, celui d’accepter ſans murmure le premier établiſſement que la politique de ſa mere jugerait devoir lui convenir hors du pays.

Régentine, avec un air fort impoſant, avait toutes les qualités eſſentielles qu’on peut déſirer dans une grande Princeſſe ; & cependant il y avait dans ſa conduite journaliere un certain dépenaillement qu’on n’apercevait à la vérité qu’en la voyant de près, & qui n’était pas ſenſible dans ſa conduite publique. La légéreté qui en était la cauſe tenait plutôt à l’athmoſphere dont elle était entourée, qu’elle ne s’acordait avec ſon caractere ferme, conſtant & décidé. L’application qu’elle donnait aux afaires n’avait pas nui aux agrémens de ſon eſprit, ni au goût qu’elle avait pour les arts, ni à ce tact délicat & ſûr qu’elle montrait dans les plus petites choſes, & qui paraît incompatible avec une tête légere. On n’en était que plus ſurpris de lui trouver un certain déſouci pour le courant, & je ne ſais quelle répugnance à s’en mêler.

Ainsi les devoirs du gouvernement ne lui avaient pas fait négliger l’éducation de ſes filles ; mais, comme en toute autre choſe, elle ne s’était occupée que du plan général ; & après en avoir ordoné les maſſes, elle regardait les détails comme étrangers à ſa surveillance, & s’en repoſait avec une pleine ſécurité ſur les perſones auxquelles elle en avait abandoné la direction. Il en était réſulté une éducation très-médiocre. Céleſte ne fut préſervée d’aucun des écueils, auxquels ſes avantages extérieurs l’expoſaient journellement ; & Reinete ne dut les ſiens qu’à l’eſpece d’oubli où elle vivait, au milieu de la cour, ſous les yeux & comme à l’inſu de ſa mere. Des voyageurs éplucheurs s’étonaient comment une Princeſſe ſi acomplie & ſi juſtement célèbre pouvait négliger une chose ſi eſſentielle.

On ignore ſi c’eſt par un effet de cette légéreté ou par ſyſtême que Régentine s’était diſpenſée d’une cérémonie importante au moment de la naiſſance des Princeſſes. Trois vieilles radoteuſes qui prenaient le titre & le rang de Fées, & qui de temps immémorial ſe mêlaient à tort & à travers de ce qui ne les regardait pas, avaient acquis comme un droit de tracaſſer & de tripoter dans toutes les familles. L’uſage entre autres voulait qu’on les invitât à toutes les naiſſances tant ſoit peu conſidérables. On leur donnait des fêtes, on les flagornait, on mettoit les nouveau-nés ſous leur protection. Elles de leur côté faiſaient les importantes, ſe chuchotaient des pauvretés à l’oreille, faiſaient les cartes, diſaient aux enfans la bonne aventure avec des cérémonies qui ne finiſſaient point, & prétendaient par toutes ces ſimagrées détourner l’influence maligne de quelque mauvais génie ou même des aſtres. Au fond, l’étoile des enfans dépendait beaucoup des préſens dont on comblait ces dames, de la bonne chere qu’on leur faiſait, & pour d’auſſi grands perſonages, il faut convenir qu’elles n’étaient ni aſſez déſintéreſſées ni aſſez indifférentes à ces petits agrémens.

Quoiqu’il en ſoit, Régentine, ou trop aimable, ou trop légere pour s’occuper de ces ſorcieres, les avait oubliées net ; & ſon premier Médecin, le ſeul qui en vertu de ſa charge pouvait riſquer de lui en parler au moment de ſa délivrance, était un eſprit fort qui ne croyait pas aux Fées : il fut charmé de manquer en cette occaſion au devoir de ſa place.

Cet oubli donna une humeur diabolique aux trois vieilles. Elles avaient fait des frais de toilete conſidérables, pour paraître à une cour ſi brillante avec un éclat digne de leur rang & de la haute conſidération dont elles jouiſſaient. Quand elles virent ces frais perdus, elles firent un train qu’on a depuis cette époque appellé un vacarme de l’autre monde. Ce ne fut pas leur faute, ſi l’île heureuſe ne ſe trouva pas ſubmergée. Elles firent un vœu ſolemnel de n’y jamais mettre les pieds ; tout ce qu’elles purent ſuſciter d’orages, de grêles, d’ouragans, quand la ſaiſon s’y prêtait, ne manqua jamais aux ſujets de Régentine. Malheureuſement tout le monde était ſi occupé à ſe divertir, qu’on n’eut pas le temps de s’apercevoir de ces petites niches. Le premier Médecin à qui en ſa qualité de phyſicien elles ne pouvaient échaper, était malin comme un vieux ſinge, & riait ſous cape de la colere de Leurs Hautes Puiſſances.

Cependant une vieille dame d’atours fort atachée aux anciennes étiquetes, voyant les Princeſſes croître & embellir, ſans qu’il fût queſtion le moins du monde de les mettre ſous la protection des Fées, prit ſur elle d’en parler à Régentine. Le moment fut bien choiſi. Régentine ne vit dans la propoſition qu’une occaſion de donner une ſuite de fêtes ſuperbes, de déployer ſa magnificence, de faire diverſion par un événement quelconque à l’uniformité d’une cour toujours amuſée & par conſéquent toujours ennuyée. Je vous ai, Madame, dit-elle à la vieille d’atours, une véritable obligation. Vous me rappellez un tort que j’ai & qu’il faut réparer. Je ne tarderai pas à marier mes filles. Si je ne me trompe, Céleſte a besoin d’être tirée un peu hors d’elle-même, & je voudrais bien que Reinete ne fût pas ſi ſinge ; c’eſt vraiment le moment de s’occuper de leur étoile. D’ailleurs cela nous amuſera ; & quand ces dames ſeront retournées chez elles, le Grand-Ecuyer nous les contrefera à ravir.

Auſſi-tôt elle nomma trois ambaſſadeurs, pour ſe rendre de ſa part auprès des trois Fées, & les inviter à venir honorer l’île heureuſe de leur préſence auguſte. Le conſeil ſe mit à rédiger leurs inſtructions, qui furent regardées dans le temps comme un chef-d’œuvre de fineſſe & de profondeur. Deux miniſtres d’état eurent le caractere repréſentatif, pour ſe rendre près la Fée Prévoyante & ſa ſœur cadete, la Fée Prudente, qui réſidaient dans le même palais en l’air. C’étaient deux dames bien fâmées, & au tatillonage près, d’un fort bon commerce. La troiſieme avait une réputation un peu équivoque. L’usage était de la choiſir par politique, afin de l’empêcher, par les égards qu’on lui témoignait, de jouer de mauvais tours aux enfans, qu’on lui faiſait, pour ainſi dire, adopter ſans la consulter. Elle s’appellait la Fée Capricieuſe. Un officier aux gardes fut choiſi pour s’acquiter auprès d’elle de la commiſſion de Régentine.

Cette commiſſion était délicate ; elle exigeait une grande habitude dans les afaires, pour maſquer l’oubli qui avait été commis, & pour écarter tout ce qui pouvait rappeller à ces dames leur vœu précipité. Il s’agiſſait de leur perſuader que Régentine, par un excès de diſcrétion, n’avait voulu les incommoder & les détourner de leurs fonctions importantes qu’à la derniere extrêmité, & qu’au moment où leur protection & leurs lumieres devenaient d’une néceſſité abſolue à ſes filles : bien différente en cela de ces meres inquietes & aveugles qui oſaient les interrompre à tout inſtant pour oui & pour non, & qui dérangeraient les deſtins de l’univers pour l’amour d’une morveuſe.

On s’en rapporta ſur une infinité de détails à la dextérité des ambaſſadeurs & à leur tact de ſaiſir l’à-propos : on ſe contenta de leur faire ſentir que ce qui toucherait les Fées Prévoyante & Prudente, ne ſerait qu’une médiocre impreſſion ſur la Fée Capricieuſe, qui vivait la plupart du temps, ſeule & délaiſſée, dans un palais écarté, dont toutes les pieces étaient en boudoirs. Ce fut l’architecte de ce palais ſingulier, qui s’immortaliſa le premier par l’invention des boudoirs, pour complaire à ſon auguſte maîtreſſe ; & il eſt avéré que leur deſtination originaire était, qu’on pût s’y ennuyer tout à son aiſe.

Les deux Fées, qui ſans tant de boudoirs ne laiſſaient pas que de s’ennuyer auſſi dans leur palais, & d’avoir bien des momens vuides au milieu des grandes afaires qui les abſorbaient, eurent une joie bien vive de l’arrivée des ambaſſadeurs de l’île heureuſe. Elles les reçurent, à la vérité, avec une dignité un peu froide, & avec un reſſentiment d’autant moins invincible, que Leurs Excellences eurent l’adreſſe de gliſſer dans la négociation, dès la premiere audience, que Régentine n’avait différé la cérémonie que pour la rendre plus éclatante, & qu’il ne lui avait pas fallu moins de temps pour s’y préparer. Cette inſinuation fit une impreſſion profonde, parce qu’elle promettait des fêtes admirables. Il ne s’agiſſait plus que de paſſer l’éponge sur les frais perdus d’une toilete inutile. On la recommença de grand cœur, mais avec la lenteur convenable, pour ſauver les apparences, & dérober aux ambaſſadeurs, obſervateurs déliés de leur métier, un empreſſement qui n’était que trop véritable.

La toilete achevée, une femme de chambre eut l’imprudence de rappeller à ces dames leur vœu. Heureuſement il était trop tard de faire des réflexions. Prudente lui lança pour toute réponse un regard furieux, lui ordona de se démettre de ſa charge, fit enharnacher ſon beau ſerpent tricolor, monta deſſus à califourchon, & prit en croupe Prévoyante, qui munie de ſa lunete à longue vue, avait beſoin des épaules de ſa ſœur, pour l’ajuſter de façon à ne laiſſer rien échaper de l’avenir pendant la route. Rendues en trois clins-d’œil à l’île heureuſe, qui n’était qu’à dix-neuf cens vingt-trois ſtades de leur réſidence, elles firent tout de ſuite leur entrée ſolemnele in fiocchi par deſſus les toits, au milieu des acclamations d’un peuple immenſe de la capitale, qui chantait à grand orcheſtre le chœur de Piccini :

Allons, allons, accourez tous :
Ces dames vont deſcendre.

L’ambaſſadeur officier n’eut pas ſi beau jeu auprès de Capricieuſe. Elle avait à la vérité fait vœu de ſe rendre à l’île heureuſe ; mais c’était préciſément une raiſon pour n’en rien faire. Et puis, elle voulait y tomber comme une bombe, ſans être priée ; avoir l’air de n’y venir qu’en paſſant, & ſurtout y étaler un dédain des plus magnifiques. Ce n’était pas non plus ſon compte de s’y trouver en ſociété avec les deux bégueules ſes voiſines ; c’eſt ainſi qu’elle avait coutume d’appeller des couſines qu’elles ne pouvait ſoufrir. Ainſi l’arrivée de cet ambaſſadeur la contraria horriblement & de toute maniere.

Sans perdre une minute, elle fixa la premiere audience pour le lendemain à cinq heures préciſes du matin. Si l’ambaſſadeur dut être flaté de cet empreſſement extraordinaire, il aurait déſiré d’avoir au moins un jour, pour ſe refaire des fatigues d’un voyage très-pénible, & ſe préparer convenablement à une cérémonie ſi auguſte ; mais tout fut preſſé de façon que cette entrée devint célebre dans l’hiſtoire, ſous le nom de la Marche des déterrés, parce que tout le cortege en avait l’air & le jeu, & l’étalage de la magnificence rendit l’enſemble encore plus ridicule.

Deſcendu au pied du grand eſcalier du palais, l’ambaſſadeur fut conduit dans le boudoir des nains de la cour, où il eut tout le temps de reprendre ſes eſprits & de reſſaſſer le plan de ſa négociation : car la Fée le fit atendre cinq heures mortelles. Le Grand-Maître des cérémonies, malgré ſes longs ſervices & ſa grande expérience, n’avait jamais rien vu de pareil ; il fumait & n’oſait lever les yeux ſur ſon Excellence. L’ambaſſadeur, ne voulant pas avilir ſon caractere par l’impatience d’un ſoldat, ſe promenait d’un air fort dégagé en long & en large, dans une piece qui n’avait pas ſix pieds ſur quatre, & ſe mit à ſifler tous les airs d’opéra-comique qu’il ſavait ; mais il fallut en recommencer pluſieurs, ce qui le mortifia beaucoup. Enfin il fut introduit dans le boudoir d’audience & reçu avec une affabilité, une grace, Une bonté extraordinaires. La Fée lui fit tant de complimens ſpirituels pour lui & pour celle qu’il avait l’honneur de repréſenter, l’accâbla de tant de queſtions ingénieuſes, intéreſſantes & polies, que ſon Excellence déconcertée, anéantie, ne trouva jamais moyen de balbutier un mot de ſa harangue, ni de l’objet de ſa miſſion.

Un mois entier ſe paſſa ſans que l’ambaſſadeur, négociant jour & nuit, pût entamer ſon afaire, encore moins l’avancer. Capricieuſe voulait gagner du temps, pour pouvoir régler ſa conduite ſur celle de ſes couſines, c’eſt-à-dire, faire préciſément le contraire. Elle fut outrée de dépit, lorſqu’elle les ſut parties & arrivées. Son déchaînement ſur le mépris & l’oubli du vœu fut extrême. Dans ſa fureur elle préféra la reſſource de parcourir tous les trois cens ſoixante-cinq boudoirs de ſon palais, d’enrager & de faire enrager ſes femmes, à l’horreur de partager les hommages de l’île heureuſe avec les deux bégueules.

Le plus preſſé était de ſe défaire de l’ambaſſadeur. Elle tomba tout exprès malade, pour le renvoyer poliment. On l’introduiſit dans le boudoir à coucher ſur la pointe des pieds. On le prévint que la Fée avait en ce moment le genre nerveux dans un état épouvantable, & qu’elle exigeait de ſa complaiſance de réciter ſa harangue à voix baſſe, ſans cependant en rien retrancher, parce que tout ce qui tenait au droit des gens était ſacré pour elle. Une de ſes dames envelopée de coëfes s’était miſe au lit par ſon ordre, avec la reſpiration infiniment courte & gênée ; les rideaux étaient reſtés fermés. La Fée voyait tout d’un boudoir voiſin, & ce fut le ſeul moment de bonheur pur qu’elle eut.

L’ambaſſadeur ne harangua qu’environ une demi-heure, mais ſi bas qu’il avait déja fini depuis une autre demi-heure, avant que perſone s’en fût aperçu. Alors la prétendue Fée entr’ouvrit les rideaux, lui tendit un gant, couleur de piſtache, à baiſer ; le chancelier dit le reſte, mais comme de raiſon encore plus bas que l’ambaſſadeur, qui fut reconduit avec les cérémonies uſitées, après avoir reçu le préſent ordinaire en cure-dents.

Régentine ne s’occupa guere du prodigieux ſuccès de cette ambaſſade ; elle avait d’autres embaras. Les deux vieilles s’étaient rendues plutôt à ſes inſtances qu’elle n’avait compté, & rien n’était prêt pour les fêtes. D’ailleurs on ne pouvait pas banir dans les premiers momens l’étiquete & le cérémonial avec de ſi grands personages, & c’était ce que la Souveraine de l’île heureuſe déteſtait le plus cordialement. Une autre circonſtance ajoutait à ſon déplaiſir. Quand on faiſait venir ces dames pour des enfans nouveau-nés, elles finiſſaient l’afaire de leur étoile en un clin-d’œil dans la chambre de l’accouchée dont il fallait ménager la ſanté ; mais ici les Fées prétendirent que l’oracle touchant deux Princeſſes ſi illuſtres & prêtes à ſe marier, devait être prononcé en public avec le plus grand appareil. Elles ſe promettaient bien, dans une occaſion ſi éclatante, de ſe surpaſſer elles-mêmes, & il n’y eut jamais poſſibilité de les faire démordre de cette idée.

Régentine, de ſon côté, n’aimait pas à donner ſes fêtes incognito ; elle étoit charmée de voir les oiſifs accourir de toutes les parties du monde, pour admirer ſon goût & ſa magnificence. La raiſon d’état ne permettait pas toutefois d’admettre des étrangers à la cérémonie de l’oracle, parce que la corde des ſecrets de famille paſſés, préſens ou à venir, était trop délicate à toucher en leur préſence, & qu’on ne pouvait répondre de la langue des vieilles, quand leur tête était exaltée. Leur manie, à laquelle il fallut ſouſcrire, contraria de toute façon Régentine. On fit les billets d’invitation aux princes voiſins, amis & alliés, pour les fêtes qui devaient ſuivre l’oracle & durer neuf jours. Cette tournure, ouvrage du génie de l’intendant des menus plaiſirs, conciliait tout & fut univerſellement admirée. Il avait été d’ailleurs inſéré dans les gazetes & gazetins, que tout étranger ayant le droit de porter lunetes vertes, ſerait reçu à la cour, à la même époque, ſans faire d’autres preuves.

Les grimoires de ces dames ayant été ſuffisament conſultés, le jour de l’oracle fut fixé & annoncé à ſon de trompe dans toutes les places & tous les carrefours de la ville. Le peuple s’aſſembla dès ſix heures du matin ſur la grande place devant le palais. A neuf heures les deux Fées parurent en grandes robes de cérémonie avec leurs baguetes de sucre candi, ſur le grand balcon, ſur lequel on avait pratiqué en dehors une eſtrade ſpacieuse, couverte d’un plafond de gaze, & ornée avec toute la richeſſe & l’élégance poſſibles. Elles prirent ſéance avec beaucoup de majeſté ſur deux trépieds fort élevés & artiſtement ſculptés en figures cabaliſtiques ; ayant du reſte les pieds pendans, ſuivant le coſtume, parce qu’il ne fallait tenir à la terre que par le trépied, & qu’il n’était permis à aucun tabouret ou marche-pied profane d’approcher du ſiege ſacré de l’inſpiration. Le trône de Régentine ſe trouva placé du côté droit, à une diſtance convenable, afin de ne pas gêner les geſticulations de ces dames. Les deux jeunes Princeſſes étaient aſſiſes ſur des plians devant leur mere, dans l’atitude de victimes qui attendaient leur arrêt. Tous les grands officiers de l’état entouraient leur Souveraine. Le ſerpent tricolor planait dans les airs au milieu de la place, & mêlait des ſiflemens pleins d’augures aux fanfares de la maiſon militaire de Régentine, qui paradait en face du grand balcon, derriere la piece d’eau, dont le jet plus fort & plus haut que ceux de Saint-Cloud & de Herrnhauſen combinés, ſervait de repoſoir rafraîchiſſant au ſerpent tricolor pendant la cérémonie.

Dès que tout le monde eut pris place, un ſilence univerſel ſuccéda au bruit des fanfares & des acclamations du peuple. Alors les deux Fées, après s’être mouchées trois fois, & fait réciproquement beaucoup de mines, qui annonçoient les approches de l’inſpiration, rendirent l’oracle le plus pompeux, le plus diffus, le plus obſcur, le plus entortillé, le plus inſignifiant, le plus long, dont l’hiſtoire ait conſervé la mémoire. Il dura, ſans diſcontinuer, près de ſix heures d’horloge, avec des agitations, des cris, une geſticulation & une véhémence au deſſus de tout ce qu’on peut imaginer. Les deux ſœurs se relayaient tour-à-tour, preſſées à toute outrance par un flux de paroles, qui rompit toutes les digues de la patience humaine. A meſure que l’afaibliſſement de la voix annonçait l’épuiſement total de l’une, des cris perçans de l’autre relevaient le mot expirant de ſa ſœur, jusqu’à ce que celle-ci, étoufée ſous l’abondance des matieres, pût profiter à ſon tour de l’épuiſement ſurvenu à ſa coadjutrice, & s’emparer avec de nouvelles forces de l’étoile des Princeſſes. Pendant les derniers cinq quarts-d’heures, l’inſpiration étant montée progreſſivement à ſon comble, les deux ſœurs ſe mirent à parler en même temps, avec une telle volubilité, un glapiſſement ſi extraordinaire & ſi ſoutenu, des contorſions & des geſticulations ſi violentes, que leurs baguetes furent réduites en canelle : une extinction de voix totale, un anéantiſſement de forces abſolu terminerent l’oracle, au grand regret des Fées, qui craignirent n’avoir pas aſſez fait pour de ſi grandes Princeſſes, dans une occaſion ſi éclatante.

Ce jour fut conſigné comme un des plus calamiteux dans les annales de l’île heureuſe. Les accidens qu’il occaſiona furent innombrables. Régentine elle-même, malgré la force de ſon caractere & de ſon tempérament, perdit connaiſſance deux ou trois fois, & il fallut la faire revenir avec des eaux ſpiritueuses. Quoique les Princeſſes euſſent bien déjeûné, on leur apporta à goûter à tout moment, pour les ſoutenir ; & toute la cour profita de l’occaſion pour se reconforter au delà de ſes beſoins. Le peuple entaſſé & ſerré sur la place, conſomma en moins de deux heures tout ce qu’on lui avait préparé de rafraîchiſſemens pour les neuf jours de fête qui devaient suivre. Ainsi, sans compter ces frais énormes & imprévus, une cérémonie des plus auguſtes, commencée avec tant de décence & de gravité, dégénéra, par ſa longueur inatendue, en une ſcene de tumulte des plus ſcandaleuſes. Heureuſement les Fées, trop possedées, trop remplies de leur ſujet, ne voyant rien, n’entendant que les arrêts qu’elles proféraient avec tant d’éloquence & de perſévérance, ne purent ſe choquer de rien de ce qui ſe paſſait autour d’elles.

Ce qu’il y avait de plus preſſé fut de leur faire changer de chemiſe & prendre une bavaroiſe. Tandis que toute la cour s’empreſſait autour d’elles, pour les complimenter ſur leurs ſuccès, le premier Médecin, plus outré qu’un autre, de la cérémonie aſſommante qu’il venait d’eſſuyer, s’avança, tâta le pouls des deux énergumenes ; & pour s’en venger, quant à ſa part, leur ordona de ſe mettre immédiatement au lit, ſans prendre, pour le moment, d’autre nouriture.

Cet arrêt les conſterna. Elles aimaient paſſionément la bonne chere, & celle qu’on faiſait à la cour de Régentine était exquise ; ſans compter qu’elles avaient le plus urgent beſoin de réparer, dans l’état de délabrement où l’oracle les avait réduites. Cependant, comment oſer déſobéir à une ordonance ſi préciſe ? Elles croyaient plus à la médecine, que le premier Médecin ne croyait aux oracles. Neuf jours de fêtes conſécutives, où il fallait veiller & briller, leur firent peur pour la fraîcheur de leur teint, à laquelle on atache un grand prix à un certain âge, & qui, lorsque la premiere jeuneſſe eſt paſſée, demande, comme on ſait, plus de ſoins qu’on ne s’imagine. Elles ſe réſignerent, non ſans beaucoup de chagrin, aux plus grands ſacrifices.

Lorsqu’on fut revenu du premier accâblement de cette cérémonie, perſone ne fut en état de ſe ſouvenir d’un ſeul mot du galimathias inintelligible qui lui avait ronflé autour des oreilles ; tout ce qu’on put ſe rappeller diſtinctement, fut cette phraſe triviale & populaire : Que Céleſte ſerait à celui qui la prendrait ſans verd, tandis qu’on prendrait Reinete à travers le verd. Après tout, on fut ſi content de s’être tiré de l’éfroyable fatigue de cette journée ſans autre domage, & il répugnait en général ſi fort au public de l’île heureuſe de s’occuper long-temps du même objet, que chacun ſe fit à lui-même l’interprétation la plus favorable de ce qu’il avait entendu, afin de n’en plus entendre parler davantage. Par laps de temps, ce célebre oracle, auquel perſone n’avait compris le traître mot, devint ſi clair, qu’à tout ce qui arrivait aux Princeſſes, tout le monde s’écriait : L’oracle l’avait bien prédit !

Dès le ſoir même de ce jour mémorable, l’affluence des étrangers fut ſi prodigieuſe, que le plus grand nombre ne put être logé que ſous des tentes, & qu’on eut tout lieu de craindre que le redoutable fléau de la famine ne changeât ces jours de fête, conſacrés à la joie, en jours de deuil & de déſeſpoir. Cet incident fut généralement regardé comme un tour de Capricieuse ; mais il s’agiſſait d’y porter un remede prompt & efficace. Les deux Fées protectrices conſentirent de pourvoir à l’aproviſionement, moyénant que tout fût payé argent comptant ou en bonnes lettres de change ; mais elles penſerent ſe trouver hors d’état de tenir cet engagement. Avec leurs baguetes, les trois quarts de leur puiſſance étaient en canelle, & ce fut, à ce qu’on prétend, un ſecond moment de joie pure pour Capricieuſe, que de voir leur embaras, du plus élevé de ſes boudoirs. Le premier Médecin au contraire ſemait des ſarcaſmes ſur l’inconſidération avec laquelle ces vieilles folles avaient briſé leur outil le plus néceſſaire ; & le peuple eut toute la peine du monde à conſerver quelque reſpect pour des Fées ſans baguete.

Enfin le Grand-Maréchal propoſa de mettre tous les fourgons du pays à la queue du ſerpent tricolor, & de le dépêcher dans cet équipage à tous les marchés du continent à la fois. On calcula qu’en ſoixante-treize minutes onze ſecondes, il pouvait être de retour, ſuffisament aproviſioné. Mais comment déterminer un ſeigneur de ce rang, à ſe charger d’une miſſion ſi ſubalterne ? Les deux Fées elles-mêmes, accompagnées des deux Princeſſes en ſuppliantes, allerent en riſquer la propoſition. Il fallut vaincre bien des préjugés ; mais que ne peut la beauté en larmes, que ne peuvent l’humanité & le patriotiſme ſur un grand cœur ! Celui du ſeigneur ſerpent ſe laiſſa atendrir ; il partit gaiment avec tous ſes fourgons à la queue comme un ſimple pourvoyeur ; & à son retour il reçut, à bien juſte titre, la courone civique, qu’on remarque encore dans ſes armes, pour avoir préſervé les citoyens. Son acaparement ſubit fut au reſte la véritable cauſe, mais peu connue, de la famine qui déſola vers ce temps tout le continent : tant il eſt difficile de faire un peu de bien d’un côté, ſans qu’il en arrive un peu de mal de l’autre.

A peine ſe trouva-t-on hors de cet embaras, qu’un autre, à la vérité moins alarmant, ſe fit ſentir. On avait dépenſé des millions en équipages, en chevaux, en harnois, en livrées ; c’était à qui ſe ruinerait le mieux & avec le plus de goût. Toute cette dépenſe fut à-peu-près perdue, parce que l’affluence du peuple ne permit pas un ſeul jour d’aller en caroſſe. Cependant les Fées qui aimaient ce genre de magnificence, avaient uſé du bout échapé de leurs baguetes, pour reculer toutes les maiſons, & donner à toutes les grandes rues la largeur de Piccadilly de Londres ; & Régentine elle-même, au plus fort de l’épidémie, qui changea tant de beaux jardins en vilaines rues, n’avait jamais permis qu’on construisît de ces gaînes étroites & ſerrées, où deux caroſſes ne peuvent s’éviter ſans ſe heurter, & où l’air libre ſe trouve intercepté dans ſa circulation, par un double rang de maiſons à quatre ou cinq étages : malgré cela le paſſage des caroſſes devint impraticable, & tout le monde en fut pour ſes frais. Mais les Fées ayant d’ailleurs commandé le plus beau temps de la nature, l’on en ſentit moins le beſoin, & les ſeigneurs étrangers & nationaux ſe dédomagerent de cette cruelle contradiction, en faiſant faire à leurs jockeys les plus ſuperbes courses, à environ dix lieues de la réſidence, c’eſt-à-dire, à l’endroit le plus proche poſſible pour faire courir ou pour pouvoir rouler en caroſſe, ſans cauſer des accidens à la foule. Les paris furent énormes ; mais la loi ne permettant de parier que des oranges de Malte, ces excès même tournerent en dernier reſſort à l’encouragement de la culture. Les dames aſſiſtaient très-exactement à ces courſes, y étalaient leurs graces, & avaient encore l’agrément de la promenade à pied, en allant & en revenant. Les deux vieilles s’y rendaient ſur leur ſerpent, & n’en manquerent pas une.

Il serait auſſi téméraire qu’inutile d’entrer ici dans le détail des fêtes qui se ſuccéderent pendant neuf jours, avec autant de rapidité que de magnificence. Tout le monde connaît la ſuperbe deſcription dédiée aux deux Fées, que le poête de la cour en publia, par ordre du Grand-Chambellan, au génie créateur duquel il rend toute la juſtice qu’un protégé doit à ſon protecteur. Aucun hiſtorien ne s’eſt aviſé de luter contre un ouvrage ſi justement & ſi univerſellement admiré, ſoit pour la richeſſe du fond, ſoit pour l’élégance, la variété & l’agrément des formes. Il nous ſuffira de remarquer que tout ce qui reſte de ſouvenir de fêtes ſuperbes & brillantes, fut entiérement éfacé par les fêtes de l’île heureuſe. Cavalcades & tournois en champ clos, illuminations, bals parés, bals maſqués, opera ſeria, opera buffa, comédies, ſpectacles de toute eſpece ne laiſſerent pas un moment de vuide, ni le temps de reſpirer. Les feux d’artifice ſurpaſſerent tout ce qu’on peut imaginer en ce genre. On avait eu, par un artificier Ruſſe, le ſecret de ces admirables feux de la Chine, couleur d’orange, de blanc, d’argent mat ; mais le feu verd ſurtout, en tempérant par ſes reflets l’éclat du teint de Céleſte, & faiſant une alluſion ſi naturelle & ſi heureuſe aux lunetes vertes, eut un ſuccès incroyable.

Le peuple fut de toutes ces fêtes, & ses amuſemens particuliers ne furent pas négligés. On avait fait venir la troupe du Petit Diable, le prodige de ſon ſiecle, ſecondé par le ſieur Placide & le ſieur Dupuis, deux autres prodiges. Tout ce qu’il y avait à la cour de plus diſtingué ſuivit avec fureur ce ſpectacle deſtiné au peuple, & le ſieur Petit Diable attira deux fois par jour toutes les lunetes vertes, préférablement à Céleſte. Jeanot, le grand Jeanot, s’était auſſi préſenté pour donner à ces fêtes un luſtre immortel ; mais quoique tous les journaux ne fuſſent remplis que de ſes succès merveilleux dans une capitale voiſine, quoiqu’il fût devenu en peu de mois le perſonage le plus illuſtre de ſon ſiecle, & que toutes les réputations ſe fuſſent anéanties devant la ſiene, on eſt encore à comprendre par quel étrange caprice Régentine ne voulut jamais admettre ſon ſpectacle parmi les amuſemens ni de la bonne ni de la mauvaiſe compagnie. Les cabales, les intrigues innombrables qui ſe formerent à la cour en ſa faveur, ne produiſirent aucun effet. Régentine pouſſa la pédanterie au point, de défendre, pour le maintien du bon goût, à ce que diſait son édit irrévocable, l’entrée des Jeanots en biſcuit de porcelaine & ſur tabatiere dans ſes états, au moment même où leſdits Jeanots avaient ménagé à leur patrie une nouvelle branche de commerce d’une étendue prodigieuſe. On en murmura tout haut à la cour de l’île heureuſe ; on reprocha à Régentine ſes préventions, ſon inſenſibilité aux belles choſes. Le déchaînement fut grand, & l’on ne ſait juſqu’où il aurait pu être pouſſé, ſi le Lieutenant de Police ne ſe fût aviſé de faire chanter dans les rues pendant trois jours conſécutifs.

Jean s’en alla, comme il était venu.

Durant tout le temps de ces amuſemens, il y eut dans toutes les places publiques, dans les carrefours, dans les jardins, dans tout emplacement quelconque, des tables dreſſées & perpétuellement ſervies avec autant de profuſion que de goût & de propreté. Les convives s’y relayerent neuf jours & neuf nuits de ſuite ſans interruption. Le détail des conſommations, conſervé dans les archives, pétrifie encore aujourd’hui d’admiration les calculateurs les plus habiles.

Quant aux jeux de hazard, on s’atendait à les voir pouſſés aux derniers excès de fureur ; c’eſt pourquoi Régentine ne jugea pas à propos de les défendre. Mais ſes meſures furent priſes avec tant de ſageſſe, que quoiqu’on trouvât des tables de jeu par-tout, on n’eut jamais un seul inſtant ni le temps ni le déſir de toucher aux cartes ; les banquiers bâillaient, ou dormaient, ou faiſaient, pour ſe déſennuyer, la grande patience devant leurs énormes tas d’or. L’hiſtorien remarque, avec raiſon, comme le plus grand miracle de ces fêtes merveilleuſes, que pendant tout le temps de leur durée il n’y eut pas une ſeule Régentine d’or de gagnée ni de perdue.

On ſoufre de le dire, mais on ne peut ſuppoſer qu’un motif bien bas à l’historien-poête, qui par état devrait avoir l’élévation en partage, d’avoir paſſé ſous ſilence celui de tous les ſpectacles qui eut le plus grand ſuccès, & qui, au jugement de tous les eſprits cultivés, avait atteint cette perfection ſi difficile, de réunir le plus grand agrément à la plus grande utilité. De jeunes perſones, choiſies parmi les demoiſelles d’honeur, également diſtinguées par leur naiſſance, par les graces de leur jeuneſſe, par le charme de leur figure, par une éducation très-ſoignée, repréſenterent pendant trois jours de ſuite de petites comédies devant un auditoire choiſi, dans l’intérieur des apartemens du palais, ſur un charmant petit théâtre. Régentine s’était plu à ordoner elle-même ce ſpectacle à l’inſu du Grand-Chambellan, ce qui explique ſuffiſament le ſilence de ſon protégé.

On repréſenta, la premiere ſoirée, avec le plus brillant ſuccès, les Flacons & l’Iſle heureuſe. La conformité du nom de la piece avec celui du pays où elle était jouée, lui mériterent ſans doute cette préférence ; mais ſon ſuccès fut très-indépendant de cette circonſtance. On remarqua ſeulement que les deux Fées n’avaient pas partagé l’ivreſſe des ſpectateurs, & qu’elles étaient devenues un peu ſérieuses vers la fin du ſpectacle. Le premier Médecin qui ſe piquait d’expliquer tout ce qui ſe paſſait au fond de leurs ames, diſait tout haut qu’elles avaient fait, malgré elles, un parallele très-déſavantageux entre elles & les Fées de la piece, & que la comparaiſon involontaire de leur commérage avec le ton naturel, élégant & noble de Lumineuſe & de Bienfaiſante les avait infiniment mortifiées. Il prétendit que le choix de la piece, malgré ſon titre, n’avait pas été heureux dans la circonſtance.

Le ſecond jour on joua Agar dans le déſert & la Curieuſe. L’une & l’autre, pleines de traits ſenſibles & de la morale la plus touchante, furent rendues avec une perfection qui couta des larmes à toute l’aſſemblée.

Enfin le troiſieme jour on repréſenta l’Enfant gâté & les Dangers du monde ; & le ſuccès fut d’autant plus éclatant, qu’on crut remarquer l’impreſſion particuliere que ces deux pieces avaient faite sur les jeunes Princeſſes. L’Enfant gâté leur avait déja fait faire bien des réflexions ſalutaires ; l’impreſſion des Dangers du monde fut encore plus forte. Céleſte crut ſe reconnaître trait pour trait dans la Vicomteſſe, & Reinete craignait d’approcher beaucoup du caractere faible & mobile de la Marquiſe. Régentine s’applaudiſſait de l’heureuſe idée d’avoir pour la premiere fois mêlé ſans inconvénient un but utile aux frivoles amuſemens de la cour ; & pour la premiere fois auſſi la cour applaudiſſait avec tranſport à une idée heureuſe de ſa Souveraine, ſans que la flaterie ou la complaiſance y entrât pour rien.

Ces comédies charmantes étaient l’ouvrage d’une dame de la cour, célebre par les graces de ſon eſprit & par la diverſité de ſes talens. Elle s’était ſouſtraite à la ſociété dont elle faiſait le charme, pour conſacrer son temps à un but infiniment plus intéreſſant & plus noble. Il était bien naturel qu’à la cour de Régentine il ſe trouvât une femme d’un mérite ſi rare ; mais perſone ne pouvait concevoir, comment une Princeſſe auſſi éclairée ne lui avait pas confié l’éducation de ſes filles.

Quand on dit que perſone ne pouvait le concevoir, on ne prétend pas inſinuer que quelqu’un y ait penſé ; mais, ſuivant l’uſage du pays, tout le monde fit ou répéta cette remarque, lorſque la nouvelle ſe répandit qu’une Princeſſe, dont une Fée bien différente des nôtres s’était plu à former l’ame pure & céleſte, allait enlever cette dame à la cour de Régentine & la charger de l’éducation de ſes filles, qui pour rendre le contraſte encore plus frapant, étaient auſſi jumelles. La réſignation de la Souveraine de l’île heureuſe, en cette occasion, ne peut encore être expliquée que par la légéreté phyſique de l’athmoſphere. On dit que Capricieuſe eut à ce ſujet un troiſieme mouvement de joie ſenſible.

Les fêtes tiraient à leur fin, & les deux vieilles, pour ſignaler leur généroſité & ſur-tout leur ſenſibilité à tout ce que Régentine avait fait pour elles, voulurent ſe ſurpaſſer elles-mêmes, en dotant les jeunes Princeſſes d’une infinité de qualités rares qui ne leur coûtaient rien, & dont l’enſemble, ſi tout avait également pris, aurait pu faire, dans le même caractere, une bigârure très-bizâre. Capricieuſe ſauva les Princeſſes de cet écueil, ſans le vouloir, par ſes contre-charmes ; & le plaiſir de contrecarrer ſes couſines ne lui permit pas de voir dans le moment que, ſans y penſer, elle préſervait ces demoiſelles du danger de devenir d’ennuyeuſes commeres ou d’inſupportables bégueules.

Les deux vieilles, après s’être ruinées en dons, ſans bourſe délier, ſouhaiterent de voir les jeunes Princeſſes, au plutôt, en pleine jouiſſance de leurs bienfaits, & perſuaderent à Régentine qu’il fallait profiter de l’affluence des étrangers, pour choiſir parmi eux des époux dignes de poſſéder des Princeſſes ſi acomplies. Le premier Médecin, craignant peut-être que ces dames ne vouluſſent revenir une ſeconde fois pour les fêtes du mariage, prétendit que ce projet était la ſeule choſe ſenſée qui eût jamais paſſé par la tête des deux ſorcieres, & qu’il fallait faire les épouſailles ſur le champ ſans autre cérémonie.

Dans toute cette foule d’étrangers il n’y avait cependant que trois ſujets dans le cas d’aſpirer à la main des Princeſſes ; c’était le Prince Trois Etoiles, le Prince Phénix, & le Prince Colibri. Pour les définir en trois mots, on peut dire que le premier était un Prince comme il faut ; le ſecond, un Prince comme il n’y en a point ; le troiſieme, un Prince comme il faudrait qu’il n’y en eût point.

Le premier avait perdu ſon pere en bas âge, & ſon grand-pere, qui ſe nommait Pacifique, s’était ſi parfaitement tranquiliſé, qu’il avait laiſſé tomber ſes états au pouvoir d’une branche collatérale, & fait par conſéquent de ſon petit-fils Trois Etoiles, un Prince de fortune, ce qui l’obligea à avoir beaucoup de mérite.

Le ſecond était l’héritier préſomptif de ſon oncle Songecreux, qui gouvernait ſon pays, comme il plaiſait à dieu, tantôt bien, tantôt mal, ſuivant qu’il avait bien ou mal digéré. Un des phénomenes de ce ſiecle, que les ſavans entreprirent vainement d’expliquer, c’était de voir s’élever un neveu ſi parfait à côté d’un oncle ſi découſu. Le Prince Phénix joignait les qualités les plus éminentes à la figure la plus avantageuſe. Dans un âge où les autres ſont à peine regardés, il avait déja une réputation ; & les vertus les plus ſolides ne terniſſaient point en lui cet éclat tendre & précieux des agrémens de la premiere jeuneſſe. Il commençait ſes voyages par celui de l’île heureuſe.

Le troiſieme était ſi petit, ſi menu, ſi fluet, ſi gentil, ſi joli, ſi mignon, ſi pétillant, ſi ſautillant, ſi glapiſſant, ſi fredonant, ſi ſiflant, que machinalement tout le monde s’écartait de lui comme d’une choſe importune ; peut-être auſſi de peur de l’écraſer ou de l’eſtropier ſans le vouloir. On ne concevait pas comment il pouvait être le propre fils, & encore fils aîné, du Landgrave Toutrond, dont la cour était la moins ſemillante poſſible. Celle de Régentine le jugea la choſe la plus frêle, la plus frivole, la plus inſignifiante qu’on eût vu paraître depuis deux générations.

Le début du Prince Phénix fut un peu différent. Dès le lendemain il ſe trouva au ton de la cour la plus ſpirituelle, comme s’il y avait paſſé ſa vie, & tout le monde s’acorda à dire qu’il ne méritait pas le malheur d’être étranger. Il ſouriait à ces propos, ſe prêtait à toutes les prétentions dont il ſe trouvait comme envelopé, ſur-tout à celle d’avoir de l’eſprit, qui était la plus commune, & à l’abus continuel qu’on faisait de l’eſprit ; & ſans jamais prétendre à rien, il laiſſoit, on ne ſait par quelle magie, l’impreſſion la plus avantageuſe par-tout où il ſe montrait. En peu de jours il était devenu, ſans le vouloir, ſans le ſavoir, l’objet & le centre de l’atention de toute la cour. On remarqua que Céleſte commençait à être moins regardée, & que les lunetes vertes ſe tournaient insenſiblement vers ce Prince. Lui-même, ſans aucune affiche de ſingularité, s’était diſpensé d’en porter ; & ce qui aurait perdu tout autre, lui réuſſit au point, que ſon ſeul exemple penſa en faire tomber la mode.

Un Prince ſi acompli dut être plus touché qu’un autre des perfections de Céleſte. Il reſſentit bientôt les ſymptômes les plus graves de cette maladie redoutable, qui, au dire des courtiſans, faiſait des ravages continuels dans une cour ſi incroyablement ſenſible, mais que le premier Médecin aſſurait n’avoir eu à traiter qu’une ſeule fois dans tout le cours d’une longue pratique. Phénix fut éfrayé de ſa paſſion, dont la découverte charma au contraire toute la cour, qui y trouvait un ſujet de converſation pour près de vingt-quatre heures. Tout-à-coup la gouvernante des Princeſſes ſe ſentit illuminée, & s’écria : L’oracle eſt acompli ! Voilà l’époux de Céleſte ! Il la prend ſans verd.

Ce rayon de lumiere ne frapa pas l’eſprit de Céleſte comme celui de ſa bonne. Ce n’eſt pas qu’elle n’eût remarqué avec ſatiſfaction la paſſion du Prince. Comment donc pouvait-elle y être indifférente ? La calomnie qui s’atache préférablement aux plus hautes & aux plus belles deſtinées, prétend que le double tort du Prince, d’avoir partagé avec elle l’atention publique, & de s’être diſpenſé de porter lunetes vertes, avait bleſſé un cœur ſi ſupérieur d’ailleurs à ces petites faibleſſes. Mais aujourd’hui qu’on puiſe plus que jamais dans les ſources, & que le flambeau de la critique éclaire tous les pas de l’hiſtorien, des mémoires authentiques ne laiſſent aucun doute que Capricieuſe, par un tour abominable de ſon métier, préparé dans le plus dangereux de ſes boudoirs, n’ait faſciné les yeux de la Princeſſe la plus ſpirituelle, au point de la tromper dans ce moment déciſif ſur ſa gloire, ſur ſes vrais intérêts, & ſur le bonheur de ſa vie.

Qui le croirait ? La plus charmante des Princeſſes ſe déclara épriſe de Colibri. Ce petit original, pour faire le ſinge de Phénix, s’était dit éperdument amoureux de Céleſte ; & afin que ſa paſſion ſautât aux yeux de tout le monde, il était devenu vingt fois plus ſemillant & plus inſupportable qu’à l’ordinaire. Comme il ſe piquait toujours d’être du meilleur ton, il n’eut qu’un cri après les lunetes ſenſibles ; mais leur extrême mobilité s’acorda mal avec l’inſtabilité du petit perſonage. En vain ſon écuyer s’exerça-t-il vingt-quatre heures de ſuite ; il ne put jamais réuſſir à ſaiſir ce ſoixante-huitieme d’un clin-d’œil qui était néceſſaire, pour que la lunete rencontrât le petit nez mignon de Son Alteſſe, & pût s’y cramponer ſolidement. Par bonheur le papillotage continuel de ſes yeux le préſerva du danger de devenir chat-huant ; mais le petit colifichet ne ſe diſait pas moins déſeſpéré, de ne pouvoir donner cette marque de reſpect à la Princeſſe.

Il n’en fallut pas davantage à la vieille d’atours, pour prouver à Régentine que c’était là l’époux déſigné par l’oracle & choiſi par le deſtin, parce qu’il prenait la Princeſſe ſans verd, non pour avoir dédaigné d’en porter, mais pour n’avoir pu en porter, en dépit de tous ſes éforts ; ce qui, ſelon elle, faiſait une différence capitale dans le ſens de l’oracle. Régentine reſta interdite & confuſe du réſultat meſquin de ſi pompeux préliminaires. Ceux qui avaient un grand uſage de la cour & du monde, ſe confierent que le cœur d’une femme était un abyme inexplicable, & tout le monde remarqua que cela n’avait jamais été dit. Les philoſophes ſeuls trouverent la choſe ſimple & dans l’ordre. Ils ſe rappellerent le conte : Ce qui plaît aux dames, d’un de leurs confreres, & trouverent bien naturel, qu’en fait de mari, une femme d’eſprit donnât la préférence à un colifichet qu’elle gouvernerait à ſa fantaiſie, ſur un homme qui lui en impoſerait toujours, malgré elle & malgré lui-même, par des qualités trop éminentes.

Régentine, perplexe, humiliée de la perſpective d’un tel gendre, & ſentant trop bien que cette alliance ôterait à ſa cour ce grand air qu’elle était ſi jalouſe de lui conſerver, s’adreſſa aux deux Fées protectrices, dans l’eſpérance qu’après avoir accâblé ſes filles de tant de dons inutiles, elles voudraient bien une ſeule fois lui être vraiment utiles dans une circonſtance eſſentielle, en guériſſant Céleſte d’une paſſion ſi ridicule & ſi déplacée ; mais ces dames enchantées de trouver avant leur départ encore une occaſion de déployer leur éloquence, enfilerent une kyriele de lieux communs, pour lui prouver que les décrets du deſtin étaient immuables ; qu’il ne convenait point à de faibles mortels de s’y oppoſer ; que ce qui nous paraiſſait un malheur était ſouvent la ſource d’un grand bonheur, & vice versâ ; qu’il ne fallait pas par conſéquent juger ſi vîte, &c, &c, &c. Prévoyante crut même ſe rappeller d’avoir vu un colibri pendant tout ſon voyage voltiger devant son téleſcope, & l’impatienter, à force de l’empêcher de voir l’avenir. Ce fut pour elle un trait de lumiere, qui lui prouva clair comme le jour, que le Prince Colibri devait être l’époux de la Princeſſe. Cette démonſtration victorieuſe ne dura pas moins de temps qu’environ le tiers du fameux oracle.

Régentine qui avait tous les courages, excepté celui de ſupporter l’ennui monté à un certain degré de hauteur, ſuccomba de nouveau en cette occaſion, & reſta anéantie. Les Fées, charmées de ſa docilité, ſe chargerent de tout, donnerent toutes les diſpenſes de bans & d’autres formalités, & firent ſi bien, que le mariage de Céleſte avec le Prince Colibri fut projeté, arrêté & terminé en moins de vingt-quatre heures, ſous la ſeule réſerve, que le Prince ſe fixerait pour toujours dans les états de Régentine, qui devaient être un jour ceux de Céleſte. Colibri en fit le vœu avec une voix trois fois plus flutée qu’à l’ordinaire ; & Phénix incertain ſi ce qui ſe paſſait ſous ses yeux était un rêve ou une réalité, mais ne pouvant ſe méprendre ſur la douleur mortelle dont il ſentit les atteintes, s’éloigna au plus vîte d’une cour ſi funeſte à ſon repos, avec le vœu ſolennel & ſacré, de ne jamais revoir une beauté ſi fatale, & d’aller loin d’elle chercher la mort dans les hazards de la guerre. On dit qu’en ce moment Capricieuſe ſe trouvant dans ſon boudoir de la Chine, fit tant de ſauts & de bonds de joie, qu’elle mit pour trois millions de porcelaine en pieces.

Le lendemain du mariage toutes les lunetes vertes diſparurent, tous les yeux reſterent baiſſés. On n’oſait les lever ni ſur Régentine, ni ſur Céleſte. La vieille d’atours ayant eu une forte colique la nuit, ſe diſpenſa de paraître à la cour. Le premier Médecin jeta feu & flamme au chevet du lit de tous ſes malades ; & les deux Fées, étonées elles-mêmes de leur ouvrage, décontenancées, commençaient à n’être pas ſûres d’être bien aiſes de la belle équipée qu’elles venaient de faire. On n’entendit à la cour & dans la ville, pendant la journée entiere, que le ſeul mot : Ah Phénix ! prononcé d’un ton profondément lugubre.

La premiere choſe qui frapa Régentine, lorſqu’elle revint de l’anéantiſſement où l’éloquence de ces dames l’avait réduite, fut le ſingulier oubli de toutes les bienſéances, qu’on avait obſervé à l’égard du Landgrave Toutrond. Cette circonſtance, en dépit de toute la protection des vieilles ſorcieres, pouvait avoir les ſuites les plus ſérieuſes ; & ſi Capricieuſe avait voulu, ſans perte de temps, quiter ſes boudoirs, faire une petite apparition à la cour de Toutrond, & lui échaufer la tête, que ce Prince, tout bon-homme qu’il était, avait très-près du bonet, c’en était fait de la gloire de Céleſte & du repos de Régentine. Heureuſement la vieille aux boudoirs eut tant d’humeur du dégât de ſes porcelaines, dont pour comble de malheur elle ne pouvait accuſer perſone ; elle avait d’ailleurs naturellement une ſi grande averſion pour l’uniformité de la cour de Toutrond, que cette excellente niche ne ſe préſenta pas à ſon eſprit. Régentine nomma, ſans perdre un inſtant, une ambaſſade ſolemnele, pour ſe rendre auprès du Landgrave, & lui faire goûter un mariage qu’on avait oſé contracter, ſans ſe rappeller que ſon conſentement y manquait.

Cette miſſion était un peu plus délicate que celle à laquelle l’île heureuſe était redevable de la préſence des Fées. Les ambaſſadeurs furent chargés de quantité de lettres. Colibri en écrivit une à ſon papa, à ſa maniere, à laquelle le bonhomme était fait, & dont il faiſait le cas qu’elle méritait. Céleſte y joignit une lettre fort ſoumiſe, qui fut regardée comme un chef-d’œuvre d’eſprit & d’adreſſe. Les deux Fées écrivirent avec leur éloquence acoutumée ; Régentine, avec un mélange admirable de dignité, de ſageſſe, d’amitié & de nobleſſe. La vieille d’atours écrivit au Maître des Cérémonies qu’elle avait connu autrefois, & qui avait un grand aſcendant ſur l’eſprit de Toutrond, malgré l’averſion de ce Prince pour tout ce qui ſentait la cérémonie. Le premier Médecin écrivit à ſon confrere, avec qui il avait fait autrefois ſes premieres armes dans un hôpital du Landgraviat, pour l’exhorter à employer les narcotiques & ſoporifiques dans une occaſion ſi importante. On n’oublia pas de charger les ambaſſadeurs de préſens magnifiques, & entre autres d’une voliere artiſtement travaillée & remplie de petits oiseaux, & ſur-tout de colibris, qu’on ſavait que le bonhomme aimait à la paſſion.

Les ambaſſadeurs n’étaient pas encore aux portes de ſa réſidence, que Toutrond avait déja lu dans les gazetes tout le détail du mariage de ſon fils ; il s’était même beaucoup diverti, en pleine cour, de l’impertinence du gazetier, qui dans un temps apparemment de grande rareté de ſotiſes humaines, mariait ſon fils à son inſu & ſans ſon conſentement, avec le plus grand étalage, pour avoir de quoi remplir ſa miſérable feuille. Au milieu de ce flux de bonnes épigrammes, on annonça les ambaſſadeurs de l’île heureuſe. Lorſque le bon Landgrave fut certain de l’objet de leur miſſion, il entra dans une telle colere, que c’eſt l’avis des plus ſavantes facultés, que ſans la terrible exploſion qui s’enſuivit immédiatement, il reſtait étoufé ſur la place. Je reconnais bien, dit-il, mon poliſſon de fils à cette belle équipée ; mais à quoi penſait donc cet animal d’écuyer dont je l’avais fait eſcorter, & qui me répondait de ſon ſuccès dans ce pays-là ſur ſa tête ? Ce n’était pas, j’en conviens, engager grand’choſe ; je devais me méfier d’un homme qui louche, & qui n’a jamais regardé les gens que de travers. C’eſt pourtant la nourice de mon poliſſon de Colibri qui m’a embâté de cet animal, & qui m’a répondu de ſon expérience ſur ſa tête. Après cela, confiez vos enfans. Que les parens ſont à plaindre ! Pouvais-je moi laiſſer-là le gouvernement, & courir avec mon poliſſon de fils la prétentaine, pour le produire dans le grand monde ? Si par miracle feu la Landgrave vivait encore, je ne ſaurais, d’honeur, où me fourer.

Dans ce premier accès perſone n’oſa prendre le parti, ni du Prince, ni de l’écuyer ; mais on remarqua qu’au milieu de ſa plus grande véhémence, il n’échapa au bonhomme aucun mot déſobligeant, ni contre Régentine, ni contre la Princeſſe, ſa bru malgré lui. En revanche, les deux Fées ne furent pas épargnées. Je ne m’appelle pas Toutrond, s’écria-t-il, ſi je ne fais tympaniſer ces vieilles radoteuſes dans toutes les gazetes. C’eſt bien la peine de porter la Prudence & la Prévoyance dans leurs armes, & de ſe mêler, ſous ce prétexte, d’afaires de familles qui ne les en prient pas, pour ne leur faire faire qu’un tas de ſotiſes ! Je ferai examiner leurs titres dans mon conſeil, & je veux perdre mon bonet de Landgrave, ſi je ne les fais pas déſarmoiriſer, pour leur apprendre à marier les enfans de famille ſans le conſentement de leur père… C’eſt bien domage que l’hiſtoire ne nous ait conſervé que quelques fragmens de ce diſcours ſublime qui, ſur-tout, par le ton bourgeois dont le bonhomme Toutrond ſavait aſſaiſoner ſes propos, eut une grande ſupériorité ſur la plus belle des Philippiques ou des Catilinaires.

Plus ces premiers tranſports furent violens, plus leur évaporation ſoudaine faiſait bien augurer aux ambaſſadeurs du tour que pouvait prendre leur négociation. En peu de jours les choſes ſe civiliſerent en effet ſinguliérement. Tout fut oublié, pardoné, approuvé, ratifié, au gré de l’ambaſſade. Toutrond ne reſta inébranlable que ſur un ſeul point. Il ne voulut pas entendre parler de la ſucceſſion de l’île heureuſe. Il exigea que ſon fils, au lieu de faire le petit fat à la cour de Régentine, ſe rendît immédiatement avec la Princeſſe ſon épouſe auprès de lui, pour qu’on pût mettre la derniere main à une éducation qui en avait un ſi grand besoin, & qu’il ſe contentât de l’héritage éventuel du Landgraviat. C’eſt à cette ſeule condition qu’il pouvait ſe réſoudre à reconnaître la validité du mariage.

Cette criſe occupait la cour de Régentine de diverſes manieres, lorſqu’un matin Reinete ſe promenant dans un endroit écarté des jardins de ſa mere, avec ſa dame de compagnie, fille de la vieille d’atours, en tendit parler aſſez haut dans un boſquet voiſin. En demoiſelle bien élevée elle voulut s’en éloigner à grand pas ; mais la dame de compagnie l’arrêta tout court. Vous n’y penſez pas, Princeſſe, lui dit-elle tout bas ; Maman m’a dit qu’il ne fallait jamais manquer une occaſion d’écouter aux portes, lorſqu’elle ſe préſentait ; que c’était le moyen d’apprendre bien des choſes qu’on n’aurait pas ſues ſans cela. Or ſi l’on peut s’arrêter devant une porte fermée, à plus forte raiſon devant un boſquet ouvert. La Princeſſe ne fut pas convaincue de la bonté de ces principes ; mais ſa dame lui dit : Allez où il vous plaira, pour moi je reſte ; & comme l’étiquete ne permettait pas à Reinete de rentrer de la promenade ſans dame, elle fut bien obligée d’entendre, malgré elle, ce qui se diſait dans le boſquet.

Le Prince Trois Etoiles s’y entretenait familiérement avec ſon compagnon de voyage, de tous les événemens qui venaient de se paſſer ſous leurs yeux. La conduite des Fées lui parut ſur-tout choquante. Sur quoi eſt donc fondée la haute réputation de ces dames ? Ah Prince, lui répondit ſon compagnon, vous verrez bien d’autres réputations inconcevables dans le cours de vos voyages. On rendit juſtice aux qualités de Céleſte ; mais à quoi ſervent l’eſprit & la beauté, s’il n’en réſulte que la femme d’un Colibri ? Ces réflexions amenerent le chapitre de Reinete qui n’était pas acoutumée à être un objet d’attention pour perſone. — Elle n’aurait pas été capable de faire un choix ſi baroque ; elle aurait connu le prix d’une conquête comme celle du Prince Phénix, dit le Prince. Ou comme la vôtre, interrompit ſon compagnon, ſi ſa modeſtie lui avait permis de s’en apercevoir. Un ſilence total ſuccéda à ce propos. Enfin le Prince reprit : Puiſque vous avez pénétré le ſecret de mon cœur, il eſt inutile, cher ami, de vous le cacher. Oui, j’aime Reinete ; mais je ſais me rendre justice ; je ne ſuis pas un parti aſſez conſidérable pour elle. Toute cadete qu’elle eſt, elle doit former des eſpérances d’autant plus hautes, que le choix de ſa ſœur a dû à coup sûr tromper celles de ſa mere.

Le Prince n’eut pas encore achevé ces paroles, que la dame de compagnie ſe mit à courir de toutes ſes forces vers le château, & Reinete à troter après elle, faiſant en un clin-d’œil plus de réflexions qu’elle n’en faiſait auparavant, malgré ſon eſprit réfléchi, dans toute une journée. Avant d’arriver au château, elle avait déja découvert au Prince Trois Etoiles une infinité de qualités aimables, ſolides, intéreſſantes, qu’elle ne lui avait pas remarquées juſqu’à ce moment. La dame de compagnie ſe rendit en grande hâte auprès de ſa mere, pour lui rendre compte de ſa découverte. La vieille d’atours ne perdit pas un inſtant pour en faire confidence aux Fées. Celles-ci ſaiſies de l’enthouſiaſme qui ſuivait chez elles certains momens lucides, ſe mirent à crier, comme des folles : A travers le verd ! L’oracle eſt acompli ! A travers le verd ! Elles ſe féliciterent ſur-tout d’avoir trouvé leur revanche pour réparer la ſotiſe du premier mariage. Leur éloquence brilla pour la troiſieme fois, & produiſit ſur Régentine ſon effet ordinaire. La choſe la plus ſage fut projetée, conduite & terminée comme l’avait été la choſe la plus folle, excepté qu’on remarqua en ce moment à Capricieuſe une humeur diabolique.


Emilie.

Ah, Maman !

La Mere.

Et quoi, ma fille ?

Emilie.

Nous voilà arrivées, & mon conte n’eſt pas fini, à beaucoup près.

La Mere.

Eh bien, il ne vous échapera pas ; vous le finirez une autre fois. Deſcendons, & voyons d’abord ſi notre potager eſt en bon état. Cela nous menera inſenſiblement au moment de nous mettre à table.

Emilie.

Voyez-vous, Maman, comme bêtes & gens ſont bien aiſes de vous revoir. Bon jour, Mariane… Bon jour, mes amis… Comment ſe porte le pere Noël ?… Ah, te voilà, mon pauvre Placide !… Maman, Crampon me reconnaît encore… Après dîner, Mariane, vous aurez notre viſite. Nous verrons la baſſe-cour, comme ſi nous étions à demeure. N’eſt-ce pas, Maman ?… Maman, ils diſent que vous trouverez le pere Lahaie & ſon fils dans le potager.

La Mere.

Eh bien, entrons-y. — Je ne vous demande pas comment vous avez trouvé ce conte de Fées. Il me ſemble qu’il vous a fait aſſez rire.

Emilie.

C’est vrai, Maman, il eſt bien drôle : cependant il m’a paru un peu long, par-ci, par-là. Et puis, il y a peut-être des choſes que je n’entends pas bien.

La Mere.

Cela pourait bien être.

Emilie.

Malgré cela, Maman, j’ai une grande curioſité de ſavoir comment tout cela finira.

La Mere.

Eh bien, vous le ſaurez demain ou après, au premier moment de loiſir que vous aurez.

Emilie.

Ah, chere petite Maman, dites-le moi ſeulement en peu de mots, pour que je n’aie pas tous ces gens-là autour de moi, pendant que nous irons à la baſſe-cour, à la ferme, à la lingerie. Vous l’avez lu, vous ſavez tout cela.

La Mere.

Mais ce ſerait vous ôter bien mal-à-propos le plaiſir de la ſurpriſe.

Emilie.

Oh, cela n’y fait rien. Ces gens-là ſont drôles, ils m’amuſeront toujours aſſez. Et puis, vous ſavez bien, Maman, qu’Andromaque & Mérope m’ont fait pleurer, quoique je les aie bien lues, & que j’en ſache les plus beaux morceaux par cœur.

La Mere.

Mais, quand je voudrais vous obliger, je ne le pourai peut-être pas. Je vous avoue que j’ai lu ce conte un peu ſuperficiélement ; je ne me ſouciais pas de me lier avec tous ces perſonages. Vous ſavez d’ailleurs que je n’ai point de mémoire, & je vous en rendrais vraiſemblablement un bien mauvais compte.

Emilie.

Eſſayez toujours, ma chere Maman. Que je ſache ſeulement en deux mots le dénouement.

La Mere.

Le dénouement ? Je ne ſuis pas ſûre que l’auteur en ait voulu faire un, en commençant ſon conte. Mais n’importe, voyons à vous ſatiſfaire. Donnez-moi toujours le cahier, pour que je puiſſe me retrouver, ſi je me perds.

Nous avons laiſſé les deux Princeſſes mariées un peu bruſquement, quoique le récit de l’hiſtorien ne ſoit rien moins que bruſque. On congédia les deux Fées, & le départ de ces dames produiſit d’abord le bon effet que Capricieuſe n’eut plus ſes boudoirs ouverts du ſeul côté de l’île heureuſe, & qu’elle ne fit plus de Régentine & de ſes filles les uniques objets de ſes petites attentions. Pour apaiſer le Landgrave Toutrond, il fallut que Céleſte oubliât ſon vœu, & conduiſît ſon colifichet de mari aux pieds de son pere. Régentine crut de ſon devoir d’acompagner ſa fille, afin de prévenir toute nouvelle tracaſſerie. Elle confia la régence de ſes états à ſa fille cadete, ou plutôt à ſon époux, le Prince Trois Etoiles.

Cependant le beau Phénix cherchait par-tout des périls, pour ſe délivrer de ſa paſſion avec la vie, & par-tout où il ſe montra incognito, il ne trouva que des ſuccès & de l’admiration. A peine ſon oncle Songecreux eut-il appris les mépris de Céleſte pour ſon neveu, le beau Phénix, qu’il ſe mit à parler, ce qui ne lui était pas arrivé depuis dix-huit mois. Mais toutes les fois qu’il ſe mettait à parler, il en réſultait des choses mémorables, dont on ſe ſerait très-ſouvent bien paſſé. Il y avait à ſa cour un vieux corſaire retiré, qui s’y était fait dévot, pour faire ce qu’on appelle une fin, après avoir écumé les mers pendant trente ou quarante ans, & pillé amis & ennemis indiſtinctement. Songecreux ſe faiſait conter par lui ſes aventures, pour ſe déſennuyer, tandis qu’il ſongeait à autre choſe. Ce pirate lui perſuada qu’il fallait venger l’afront qu’on venait de faire à ſon neveu, & réaliſa ainſi des deſſeins creux & vindicatifs, qui ſans lui n’auraient peut-être jamais eu d’exécution. Lorſqu’on y penſa le moins, l’île heureuſe fut envahie, conquiſe, ſubjuguée ; le corſaire s’aſſura de la perſone de Reinete & du Prince ſon époux, les fit embarquer & les envoya à Songecreux, qui les fit enfermer dans une tour, à côté d’un petit pavillon qu’il occupa lui-même, afin de les garder à vue. Le corſaire ſe nomma, de ſon chef, viceroi de Songecreux dans l’île heureuſe, & en fit une île très-malheureuſe.

Dès que ces événemens ſiniſtres furent connus à la cour de Toutrond, Colibri s’échape comme un étourdi qu’il était toujours, ſe rend à la cour de Songecreux, avec le projet de le tuer, & de délivrer ſon beau-frere & ſa belle-ſœur. Il arrive, fait tant de virevouſſes autour de la tour de Reinete & du pavillon de Songecreux, qu’un garde-chaſſe de celui-ci le prend pour un écureuil, & le tire au beau milieu de ſes reconnaiſſances avec la plus merveilleuſe adreſſe. Colibri tué, on ſut encore moins qu’en faire que de ſon vivant. Les plus célebres ſavans, comme les têtes les plus profondes, y perdirent leur latin. On prit enfin le parti de le conſerver dans de l’eſprit de vin, & de fonder un prix à perpétuité à l’académie de Songecreux, pour celui qui devinerait le mieux l’eſpece générique de cette erreur de la nature ; c’eſt la qualification que ce malheureux Prince obtint dans le programme. Songecreux qui ne ſe mêlait ni de ſes garde-chaſſes, ni de ſon académie, ignorait tout cela, & ne ſe doutait ſeulement pas qu’il y eût eu à ſa porte l’héritier préſomptif d’un Landgraviat, tué comme un écureuil.

Emilie.

Ah, bon jour, pere Lahaie ! Je ſuis bien aiſe de vous revoir en bonne ſanté. Nous ſommes dans ce moment-ci très-loin de vous ; mais patience ; nous vous reviendrons ; nous aurons temps pour tout, s’il plaît à dieu.

La Mere.

Tandis que Toutrond déplore l’eſcapade de ſon fils, bien ſûr qu’il ne s’eſt abſenté que pour faire quelque ſotiſe d’éclat, & ne ſoupçonant pas qu’il ne lui en reſtoit plus à faire, Phénix apprend les entrepriſes de ſon oncle dans l’armée ruſſe, où il étoit allé chercher la mort, en faiſant la guerre aux infideles. Il demande au Général un corps de Coſaques pour un coup de main ; part comme un éclair pour l’île heureuſe ; fait les troupes de ſon oncle priſonieres de guerre dans une eſcarmouche, tandis qu’un de ſes Coſaques tue le vieux corſaire, ſe disant viceroi. Cette expédition miſe à fin, il va courir aux pieds de ſon oncle, bien ſûr que la plus courte remontrance de ſa part ſuffit pour le faire repentir de ſon entrepriſe injuſte. Pendant que ses Coſaques environent la tour, & s’occupent de la délivrance de Reinete & du Prince Trois Etoiles, le Prince Phénix s’approche du pavillon de ſon oncle. L’exempt des gardes du corps lui apprend que Songecreux a défendu qu’on entrât chez lui ſans qu’il ſonât, & qu’il n’a pas ſoné depuis la mort d’un certain écureuil, c’eſt-à-dire, depuis environ ſix ſemaines. Jamais il ne lui était arrivé de ſonger creux & de rêver ſeul ſi long-temps. Ses plus fortes ſéances n’allaient pas au delà de quinze jours, ſans qu’il ſe montrât au moins à la fenêtre, pour voir monter la garde.

Le beau Phénix prend ſur lui d’entrer chez ſon oncle malgré la défenſe. Sa surpriſe fut extrême, non de le trouver ſans mouvement, cette atitude lui était ordinaire, mais ſans pouvoir reprendre le mouvement.

Emilie.

Comment donc ?

La Mere.

Il était mort ; & l’on vit par la date de la lettre qu’il avait commencé à écrire à ſon neveu, qu’il était mort depuis ſix ſemaines, le jour même où Colibri avait été tué à ſa porte, en qualité d’écureuil. On ſoupçona que ce fut le bruit de ce coup de fuſil qui lui avait cauſé une apoplexie. Ainſi le même jour ménagea à l’auteur de grandes facilités de finir ſon conte.

Emilie.

Comment donc cela encore, Maman ?

La Mere.

Il rendit Céleſte veuve, & diſpensa Phénix de négocier la reſtitution de l’île heureuſe à ſes maîtres légitimes.

Emilie.

Ah, j’entends, Phénix ſuccede à ce triſte Songecreux ; il n’a plus beſoin de lui demander ſon avis. Je parie qu’il va épouſer Céleſte.

La Mere.

Il ſe contenta d’être à ſon égard le plus généreux, le plus magnanime, le plus délicat des amans. Ses premiers empreſſemens furent pour Reinete & ſon époux. Phénix avait pris la précaution, après la repriſe de l’île heureuſe, d’amener avec lui le premier Médecin de Régentine, afin qu’il pût donner ſes ſoins à Reinete au ſortir de la captivité. Il ne prononça pas à celle-ci le nom de Céleſte ; mais Reinete prononça le ſien avec d’autant plus d’atendriſſement & de reſpect, dans ſes lettres à ſa mere & à ſa ſœur. Le malheur avait réparé, en peu de temps, toutes les ſotiſes des Fées, & tous les ravages de la proſpérité ; il avait rendu la mere & les deux ſœurs jumelles, trois créatures parfaites.

Reinete n’avait pas eu beſoin du premier Médecin de ſa mere pour ſa ſanté ; mais celui-ci faiſant un jour, par déſœuvrement, un tour à l’académie, y découvre la figure du Prince Colibri dans un bocal d’eſprit de vin, Cette découverte fit gagner au premier Médecin le prix de l’académie, ſans y penſer. Elle apprit auſſi à Toutrond la triſte fin de ſon fils, & il en fut ſoulagé, parce que la certitude d’un mal eſt préférable à l’incertitude. D’ailleurs le Landgrave avait un fonds de bon ſens ; il ſentit très-bien qu’un fils de cette tournure ne lui donnerait jamais de la ſatiſfaction, & que ce poliſſon n’était pas fait pour être l’époux d’une Princeſſe auſſi acomplie que Céleſte. Tout conſidéré, il s’écria : Dieu ſoit loué ! C’eſt un ſot enfant de moins dans le monde. Il ſe borna à réclamer le bocal d’eſprit de vin où il était conſervé ; & l’académie de Songecreux ſe fit un devoir de l’envoyer à ce pere affligé, envelopé dans un ſonnet à l’honneur de la mort glorieuſe du Prince Colibri.

Emilie.

Et le mariage ?

La Mere.

Ce fut encore Toutrond qui rompit la glace. Céleſte qui avait moleſté tant d’yeux par l’éclat de ſa beauté, ne put penſer à Phénix ſans baiſſer les ſiens. Plus ce Prince avait mis de délicateſſe & de magnanimité dans ſa conduite, plus la plus belle Princeſſe du monde ſe ſentit confuſe & conquiſe. Sa paſſion, devenue plus violente par les éforts qu’elle avait faits pour l’étoufer, ne lui laiſſa entrevoir aucune poſſibilité de ſe rapprocher d’un Prince, dont la ſupériorité l’humiliait ſi fort à ſes propres yeux. Toutrond aplanit tout. Il pria le Prince Phénix de venir recevoir de ſa main, la plus belle & la ſeule récompenſe digne de lui. La noce ſe fit chez le Landgrave, qui fut enchanté des Coſaques que le beau Phénix avait amenés avec lui. Il ne leur permit de retourner dans leur patrie, qu’après avoir aſſiſté à toutes les fêtes du mariage, comblés d’honeurs & de préſens. Leur chef fut chargé, par Phénix, d’un camée de Minerva Victrix d’un travail grec ſuperbe, que ce Prince eſpérait faire préſenter à l’Impératrice, en reconnaiſſance de la protection qu’il en avait reçue.

Emilie.

Et voilà le conte fini.

La Mere.

Et les Fées ?

Emilie.

Quoi, ces vieilles radoteuſes reparaiſſent encore, pour tout gâter ?

La Mere.

Elles n’eurent garde de manquer un repas de noces de cette conſéquence. Le Landgrave qui ne les aimait pas plus que vous, s’était excuſé de les recevoir, ſous prétexte qu’il ne pouvait les loger convenablement à leur rang ; mais il ne leur coûta qu’un mot pour ajouter deux ailes au château de Toutrond. Il ſe réſigna donc à leur préſence, comme à un mal néceſſaire ; mais pour les faire enrager, il fit prier Capricieuſe avec la plus grande cérémonie, & la logea dans l’apartement d’honeur, tandis que ces dames avaient été obligées, pour ainſi dire, de faire les frais de leur logement.

Emilie.

Maman, nous ne ſortirons jamais de ce conte. Voilà les choſes plus embrouillées que jamais.

La Mere.

Point du tout. Les deux vieilles, très-confuſes de leurs ſotiſes paſſées, n’oſerent plus ſoufler. La troiſieme, Capricieuſe, fiere de briller ſeule, eut une idée très-bonne, quoiqu’au fond très-ſinguliere. Elle propoſa un double mariage, entre Phénix & Céleſte, & entre Toutrond & Régentine. Régentine était encore dans l’âge de plaire. Toutrond ſaiſit avec tranſport une idée ſi extraordinaire, & dit qu’il ne commenceroit à vivre que vers l’automne de ſa vie. Capricieuſe décora le premier Médecin d’un brevet de Conseiller d’Etat, en apparence à l’honeur de ce mariage, mais dans le fait à cauſe de l’averſion qu’il avait pour les deux bégueules. Elle débaraſſa aussi Régentine de la vieille d’atours, qu’elle prit à ſon ſervice en la même qualité, afin d’avoir le plaiſir de la faire enrager tout à son aiſe.

Toutrond & Régentine gouvernerent le Landgraviat long-temps avec beaucoup de gloire.

Pour que rien ne manquât à la ſatiſfaction du bonhomme, il eut de ce ſecond mariage un fils digne de ſa mere, c’eſt-à-dire, très-différent de Colibri ; & l’on remarqua que Régentine, tout en élevant ce fils, avait auſſi changé le pere conſidérablement à ſon avantage, & que ſon ton en particulier n’était plus reconnaiſſable.

Phénix & Céleſte, d’autant plus enchantés l’un de l’autre, qu’ils s’étaient coûtés plus de larmes, allerent gouverner les états de Songecreux. Le Prince Trois Etoiles & Reinete régnerent ſur l’île heureuſe. On vit alors ce qu’on n’a vu depuis qu’une ſeule fois, trois grands états à la fois bien gouvernés, quoiqu’aucun des vœux de tant de grands perſonages n’eût en ſon exécution.

Emilie.

Je ne m’attendais pas au mariage de Régentine… Eh bien, Maman, voilà un bien beau conte.

La Mere.

A la bonne heure ; mais je n’en ai pas mieux fait de vous le faire lire.

Emilie.

Pourquoi donc cela ?

La Mere.

Parce qu’il y a une infinité de détails, de plaiſanteries, d’alluſions, qui ſont au deſſus de votre portée, & dont vous ne pouvez pas ſentir le mérite ou le défaut.

Emilie.

Eh bien, je les ſentirai quand je ſerai plus grande.

La Mere.

Voilà mon excuſe ; & votre perſécution de vous faire lire un conte de Fées me juſtifie auſſi.

Emilie.

Mais perſone ne vous accuſe, Maman.

La Mere.

J’aime encore mieux, qu’en fait de fadaiſes, vous en liſiez qui vous paraîtront meilleures, à meſure que vous grandirez, que de celles qui vous paraîtront pitoyables dans la même progreſſion.

Emilie.

Je vous aſſure qu’à tout prendre, ce conte m’a fort amuſée. Mais vous-même, Maman, qu’en penſez-vous au juſte ?

La Mere.

Je penſe que l’auteur eſt auſſi drôle que ſes perſonages ; qu’il l’a écrit dans un moment de déſœuvrement, ſans autre objet que de s’amuſer ou de paſſer ſon temps, & ſans s’inquiéter où ſa plume ou ſa tête vagabonde le menerait. En conſéquence, il s’eſt permis toutes les folies, toutes les extravagances qui ſe ſont préſentées à ſon imagination. Je ne trouve point d’invention dans ſon conte, mais une infinité d’alluſions à nos défauts, aux uſages de ſociété, aux ridicules du jour. Tous les événemens, tous les incidens lui ont été également bons, pourvu qu’il ſe moquât de nous. En cela ſon conte reſſemble à-peu-près à tous les contes de Fées, qui peignent bien moins les mœurs, qu’ils ne s’atachent aux modes paſſageres, aux ridicules du moment ; mais les ridicules changent, les modes paſſent, & les contes de Fées auſſi. Le ſien a auſſi le défaut d’être beaucoup trop long, & le ton m’en paraît bien familier en plus d’un endroit.

Emilie.

Sur-tout, Maman, il manque de reſpect aux Fées ; c’eſt un auteur à réprimander. Jamais Prudente & Prévoyante ne ſe ſont conduites auſſi follement.

La Mere.

Je ſoupçone qu’en cela, comme en beaucoup d’autres endroits, il a voulu ſe moquer des auteurs, ſes confrères, qui donnent ſouvent à leurs perſonages les plus beaux noms & les plus beaux caracteres en paroles, ſans avoir la force de les repréſenter réellement tels qu’ils voudraient nous les montrer.

Emilie.

Ah, ah ! Voilà, par exemple, une choſe que je n’aurais jamais devinée toute ſeule.

La Mere.

Il y en a tant de ce genre, que je ne conçois pas comment ce conte a pu vous amuſer.

Emilie.

Ah, Maman, vous êtes ſervie. On vient vous avertir.

La Mere.

Dieu merci, nous n’entendrons plus parler de Fées, ni de Princes & Princeſſes de leur connaiſſance : car vous vous rappellez nos conventions.

Emilie.

Vraiment, Maman, il ſerait beau voir nous occuper de ces fadaiſes, comme vous les appellez, tandis que nous avons tant de choſes importantes à régler.

La Mere.

Certainement nous n’aurons point de temps de reſte.

Emilie.

A peine, Maman, aurons-nous le temps de dîner. D’abord, après le café, rendre nos devoirs à Mariane & à ſes poules, enfin à toute ſa cour.

La Mere.

Proprement dite la baſſe-cour.

Emilie.

Puis la laiterie. Puis le colombier. Puis la lingerie ; examiner ſi tout eſt bien blanchi, bien plié, bien rangé dans les armoires pour l’année prochaine. Puis voir au village la bonne mere Gillet, qui eſt toujours malade, Puis faire une viſite au moulin, ſavoir ſi pere & mere ſont bien fâchés d’avoir fait inoculer leurs enfans ſuivant vos conſeils. Puis aller à la ferme, où l’on voudra peut-être nous faire manger de la crême. Puis revenir au potager, où les Fées nous ont empêchées ce matin de faire notre devoir. Puis, avant de partir, donner un coup-d’œil à la maiſon & même à la cuiſine, pour voir ſi tout eſt remis en ordre…

La Mere.

Quel bel étalage de ſoins & d’occupations ! Savez-vous bien que vous me fatigueriez l’imagination, à me faire peur pour mes forces, ſi je ne connaiſſais pas l’étendue de nos domaines.

Emilie.

Eh bien, oui, vous direz qu’il n’y a qu’un pas, pour aller par-tout-là ; cela n’empêche pas que nous n’ayons de quoi nous occuper, & même de quoi nous fatiguer… Ah, Maman, pourquoi n’avez-vous pas fait prier Monſieur le Curé de venir dîner avec vous ? Vous l’aimez. C’eſt un ſi excellent homme.

La Mere.

Et ſi vous le trouviez dans le ſalon ?

Emilie.

J’en ſerais bien aiſe. Mais vous ne lui avez rien fait dire ?

La Mere.

Vous croyez donc que, tandis qu’Emilie joue avec ſon mouton, ou fait ſa révérence au chien de baſſe-cour, ſa mere ne pense à rien ?

Emilie.

Ah, ah !… Vous ſouvenez-vous, Maman, de l’énigme qu’il me donna à deviner le jour de notre départ ?

La Mere.

Non, en vérité.

Emilie.

Je devais lui dire ce qu’il y avait de plus faible & de plus fort au monde.

La Mere.

Et c’était ?

Emilie.

Un enfant.

La Mere.

Sa faibleſſe me paraît aiſée à démontrer ; mais ſa force ?

Emilie.

Monſieur le Curé diſait qu’il portait les forces de toute ſa vie ſous ſa petite envelope.

La Mere.

Ah, ah ! Je ne me rappelle pas cela ; mais je ne vous le diſpute pas. Il eſt certain que l’Impératrice de Ruſſie & le Roi de Pruſſe ont été bercés comme Emilie.

Emilie.

Comment, Maman, vous ne vous rappellez pas cela ? Et vous diſiez qu’en ce cas l’éducation conſiſtait à ranger le bien du côté fort, & le mal du côté faible, pour renforcer journélement l’un, & diminuer journélement l’autre, ou le faire diſparaître avec le temps.

La Mere.

Ai-je dit cela ?

Emilie.

Oui, Maman. Je me ſouviens, moi, de ce que vous dites.

La Mere.

Ah, ſi cela était auſſi aiſé à faire qu’à dire !

Emilie.

Maman, voilà Monſieur le Curé qui vient au devant de nous. Il faut que j’aille courir & le recevoir de

votre part.

QUINZIEME
CONVERSATION.


Emilie.
(parlant à ſa poupée, dont elle fait la toilete, tandis que ſa mere travaille à ſon métier).

A ne vous rien cacher, Madame, je ſuis outrée de vous voir en cet état d’humiliation. Vous avez un air éfroyable avec ce bonet, & le déſeſpoir me prend toutes les fois que je vous vois ſi épouvantablement miſe. Mais laiſſez faire, Madame. J’aurai peut-être douze ou quinze ans un jour : alors j’aurai peut-être auſſi une fois un écu de ſix francs à ma diſpoſition, & nous irons faire connaiſſance avec Mademoiſelle Bertin ; nous aurons des poufs, des bonets, des chapeaux, des plumes, des perles, des cordelieres, des mirzas aux oreilles, des cordons de montres, des ceintures ; & l’on parlera avec extaſe de notre goût & de notre élégance. Il eſt bien cruel que nous ſoyons trop pauvres à préſent, pour rien acheter de ce qui nous eſt néceſſaire.

La Mere.

Si tout cela eſt néceſſaire, je ſuis donc pour le moins autant à plaindre que Madame : car je n’ai rien de tout cela.

Emilie.

Hélas, oui, Maman ! Je ne ſais que trop, combien vous êtes à plaindre. Votre ſanté déplorable vous empêche de jouir de rien de tout cela. Mais ſi vous étiez dans le monde, convenez pourtant que vous ne pouriez pas vous en paſſer.

La Mere.

Je vous avoue, ma chere amie, que je n’avais pas encore regrété la ſanté à cauſe de ces privations ; mais vous m’y faites penſer. Il eſt cruel, comme vous dites fort bien, de n’avoir pas aſſez de ſanté ou aſſez de richeſſes, pour ſe ruiner en poufs ou en plumes…

Emilie.

Vous riez, Maman. Eſt-ce pour vous moquer de moi ?

La Mere.

L’état de ma ſanté ne me laiſſe même aucune eſpérance à cet égard : au lieu que Madame ſera au comble de ſes vœux, dès que vous ſerez parvenue à avoir un capital de ſix francs en réſerve.

Emilie.

J’ai peut-être acheté un peu plus de choſes avec ce capital, qu’il n’en peut payer ? Qu’en penſez-vous, Maman ?

La Mere.

Il faudra conſulter Mademoiſelle Bertin ; elle s’entend mieux en ces choſes que moi. Ce que je conçois, c’eſt qu’il n’eſt guere poſſible de faire un uſage plus reſpectable de ſes richeſſes, que de les dépenſer en plumes, en chifons, en colifichets.

Emilie.

Tenez, Maman, vous avez aujourd’hui votre air malin ; vous vous moquez de moi, je vois cela. Mais au fond je ne compte dépenſer que ce que vous avez la bonté de me donner pour mes menus plaiſirs, c’eſt-à-dire, quand je ſerai plus grande, & que vous pourez m’en donner un peu davantage, pour que Madame ſoit mieux miſe.

La Mere.

Afin que tout le monde ſoit en extaſe de ſon élégance, & du goût de ſa dame de compagnie.

Emilie.

Mais oui, en extaſe. Comme vous apuiez ſur ce mot ! Ne vous ai-je pas oui dire l’autre jour, quand Madame de Montbrillant fut ſortie : Que cette femme eſt bien miſe ! Quel goût dans tous ſes ajuſtemens ; ſouvent dans le plus petit chifon ! Quelle élégance ſans recherche ! Cela tient à un rien ; mais c’eſt ce rien qu’il faut trouver. Il eſt vrai que tout lui ſied à ravir… Je ne ſais plus à qui vous avez dit tout cela ; mais vous l’avez dit. N’appellez-vous pas cela, Maman, être en extaſe ?

La Mere.

Je vois que vous êtes un prodige de mémoire ; mais êtes-vous bien ſûre que ce ſoit moi qui ai dit tout cela ? Comme vous êtes grande obſervatrice de votre naturel, vous devez avoir remarqué que les exclamations ne ſont pas mon fort. Je me trouve auſſi bien élégante, de m’être tant récriée ſur l’élégance d’un ajuſtement.

Emilie.

Si vous ne l’avez pas dit, Maman, c’eſt qu’on vous l’a dit peut-être. Mais on l’a dit, je l’ai entendu de mes oreilles ; & n’eſt-ce pas de l’extaſe, Maman ?

La Mere.

Allons, je vois bien qu’il faudra que je prene cela ſur mon compte. L’extaſe, en ce ſens, eſt le dernier degré d’admiration ou d’enchantement, au delà duquel il n’eſt pas poſſible de rien imaginer. On dit qu’une perſone eſt en extaſe, lorſqu’elle eſt tellement abſorbée par un objet, que tous les autres, quoiqu’également préſens, ne font plus aucune impreſſion ſur elle. Ainſi on a ſouvent vu la douleur phyſique manquer ſon effet ſur des perſones en extaſe.

Emilie.

Comment cela, Maman ?

La Mere.

On les a vues ſe bleſſer, ſe brûler, ſans le ſavoir.

Emilie.

Eſt-il poſſible, Maman ?

La Mere.

M’avez-vous réellement trouvée dans un état ſi extrême & ſi alarmant, à l’occaſion de la parure de Madame de Montbrillant ?

Emilie.

Non pas préciſément.

La Mere.

Mais du moins c’eſt votre projet d’y mettre tout le monde par la parure de votre poupée, ou pour parler un langage plus convenable, par la grande élégance de Madame.

Emilie.

Mais, Maman, c’eſt une façon de parler ; on dit comme cela. Il ne faut pas éplucher les termes de ſi près.

La Mere.

Vous me raſſurez. Je ne vous cache pas que votre diſcours à Madame m’a alarmée. Je vous ai vu outrée, au déſeſpoir ; j’ai vu Madame, de ſon côté, éfroyable, épouvantable, & tout cela pour un bonet ! Vous ſentez ſans doute toute la force de ces termes ?

Emilie.

Mais oui, Maman, à-peu-près ; je le crois du moins.

La Mere.

Ainſi vous ſavez que par les mots, 'éfroyable ou épouvantable, on caractériſe ce qui inſpire de l’éfroi & de l’épouvante, c’eſt-à-dire, le dernier degré de terreur, ou tout ce qu’il y a de plus terrible au monde. Vous qui étudiez la mythologie en cachete, vous connaiſſez peut-être les Euménides.

Emilie.

Vraiment oui, Maman. Ce ſont trois divinités infernales, dont la fonction est de tourmenter les méchans, & d’exercer la vengeance des dieux ſur les grands criminels.

La Mere.

Elles étaient aſſez redoutables pour inſpirer de l’éfroi.

Emilie.

Ah oui : par exemple, quand elles tourmentaient le pauvre Oreſte.

La Mere.

Et vous ſavez comment elles étaient coëfées ?

Emilie.

Elles étaient armées de torches ardentes, & portaient des couleuvres ſur la tête.

La Mere.

Reſte à ſavoir ſi votre poupée a l’air d’une quatrieme Euménide, parce que ſon bonet ne vient pas de chez Mademoiſelle Bertin.

Emilie.

Je vois bien, Maman, que votre projet eſt de me rendre ridicule.

La Mere.

Mais en votre qualité d’outrée, vous pouriez bien l’être un peu. Car ſe dire outré, c’eſt-à-dire, pouſſé, guindé au plus haut degré de dépit, deſorte qu’un demi-tour de plus, & la machine outrée eſt en pieces ; & pourquoi ? pour un bonet, pour un chifon qui n’eſt pas à ſa fantaiſie ! je ne vous cache pas qu’il y a de mauvais plaiſans dans le monde, & que cet état violent pourait bien vous expoſer à leurs traits ; mais je me flate que votre déſeſpoir les retiendra. Il paſſe la raillerie. Le déſeſpoir eſt la privation de toute eſpérance. Or tous les moraliſtes ſont d’acord que ſans l’eſpérance, cette fille du ciel, l’homme ne pourait conſerver un ſeul inſtant le déſir de ſa miſérable exiſtence. Ainſi, lorſque vous dites que vous êtes au déſeſpoir , il eſt clair que je dois trembler pour vos jours.

Emilie.

C’eſt-à-dire, Maman, que j’ai parlé comme une folle ?

La Mere.

Mais demandez-le plutôt à Madame.

Emilie.

Madame me fait un ſigne qui ne m’eſt pas favorable.

La Mere.

C’eſt que Madame eſt un bon eſprit.

Emilie.

Et qu’eſt-ce que c’eſt qu’un bon esprit ?

La Mere.

Mais il me ſemble qu’un bon eſprit établit d’abord un raport exact entre les objets extérieurs & les idées qu’il s’en forme, & puis un autre raport exact entre ſes idées & les mots dont il ſe ſert pour les exprimer.

Emilie.

Et cela fait plaiſir ; n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Si vous employez de grands mots pour parler de petites choſes ; ſi vous vous ſervez d’expreſſions fortes pour peindre des ſentimens faibles ou ordinaires, vous briſez ce double raport. Alors plus d’acord, plus de juſteſſe dans vos diſcours, & vous aurez bientôt la réputation d’un eſprit faux, ſuperficiel ou frivole, qui parle comme un ſerin ſifle, ſans atacher ni ſens ni ſentiment à ce qu’il dit.

Emilie.

Savez-vous, Maman, que ce que vous dites-là, mérite attention ?

La Mere.

Ainſi, à votre place, Madame qui eſt un bon esprit, aurait dit tout ſimplement : Je ſuis bien fâchée de vous voir en cet état. Votre toilete me paraît aſſez délabrée, & vos ajuſtemens reſſemblent un peu aux almanacs de l’année paſſée. Mais ſi j’ai jamais quelque argent de mes petites épargnes à employer à des inutilités, on verra que nous avons du goût, & que nous ſavons nous donner un air noble & décent. En attendant il eſt bien fâcheux que nous n’ayons pas de quoi ſatisfaire cette fantaiſie.

Emilie.

Je conviens que ce diſcours aurait été plus ſimple ; mais vous aurait-il paru bien ſaillant ?

La Mere.

Aſſez. Vous ne m’avez pas acoutumée à des choſes bien ſaillantes dans vos entretiens avec votre poupée.

Emilie.

Eh bien, entre nous ſoit dit, j’ai voulu me mettre à la mode, parler comme une dame du grand monde & de bonne compagnie ; je croyais avoir fait des merveilles.

La Mere.

Entre nous ſoit dit, je me doutais bien un peu, qu’Emilie faiſait le petit ſinge, en accumulant, en une minute, plus de grands mots que nous n’avons occaſion d’en employer pendant toute une année.

Emilie.

Vous dites, Maman, que les enfans ſont naturellement ſinges. Ainſi il n’y a point de reproche à me faire.

La Mere.

A la bonne heure. Mais il y a ſinge & ſinge.

Emilie.

Ceux que je connais, Maman, ſont tous de la même couleur.

La Mere.

Paſſe pour la couleur ; mais quant à l’eſprit, tel ſinge l’a juſte, tel autre l’a faux.

Emilie.

Cela s’étend juſqu’aux ſinges ? Et que fait le ſinge qui a l’eſprit juſte ?

La Mere.

Il n’imite que ce qui eſt bon, raiſonable, ſenſé à imiter : au lieu que l’autre imite, ſans examen, à tort & à travers, toutes les ſotiſes, toutes les extravagances, toutes les folies, qu’il remarque, & qui peuvent quelquefois avoir un air ſéduiſant & à la mode.

Emilie.

Je crois que les enfans font bien de reſſembler au ſinge à l’eſprit juſte.

La Mere.

J’ai connu des enfans qui ne manquaient point de juſteſſe, qui voyaient aſſez bien ce qui était ou meſſéant, ou déplacé, ou tout-à-fait mal, qui le blâmaient en conſéquence fort à propos ; & qui le lendemain ou deux jours après, par une inconſéquence difficile à expliquer, imitaient préciſément ce que je les avais vus déſapprouver avec raiſon.

Emilie.

Eſt-ce que je les connais auſſi, ces enfans ?

La Mere.

Je vous le demande.

Emilie.

Si je les rencontre, je leur dirai qu’il ne faut pas être ſi haneton

La Mere.

S’ils ont du jugement, ils vous remercieront de votre bon conſeil.

Emilie.

Je crois, Maman, que de vouloir être à la mode fait bien du tort aux enfans.

La Mere.

Je crois, comme vous, que cela les égare en plus d’une occaſion. Mais les enfans qui ont un bon eſprit, ſavent réſiſter à cette fantaiſie dangereuſe.

Emilie.

C’eſt qu’ils en voient le danger ; n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Non-ſeulement le danger, mais la platitude & la meſquinerie.

Emilie.

Et vous n’aimez pas la meſquinerie ; je ſais cela.

La Mere.

J’avoue que c’eſt mon averſion.

Emilie.

Convenez cependant, Maman, que ces mots que vous blâmez ſont bien à la mode.

La Mere.

Je conviens que je les entends plus ſouvent que je ne voudrais ; mais je ne les en aime pas davantage.

Emilie.

J’en ſuis fâchée, Maman. Cela s’appelle le bon ton. Demandez plutôt aux dames qui vont en viſite.

La Mere.

Le bon ton ne peut être que l’attribut d’un eſprit délicat & juſte.

Emilie.

Qu’appellez-vous attribut ?

La Mere.

Ou, ſi vous aimez mieux, la propriété.

Emilie.

C’eſt-à-dire, ce qui lui eſt propre, Ou ce qui lui apartient ?

La Mere.

Ou bien, une des marques aux quelles on le reconnaît. Ainſi le bon ton ne peut pas conſiſter dans une exagération déplacée.

Emilie.

Ah, vous appellez cela exagérer ?

La Mere.

C’eſt le bon ſens qui l’appelle ainſi. Et l’exagération produit préciſément le contraire de ce qu’elle ſe propoſe.

Emilie.

Comment le contraire ?

La Mere.

Parce que ſon projet eſt de fortifier par le poids des paroles ce qu’elle dit ; & ſon effet eſt de l’afaiblir.

Emilie.

C’eſt-à-dire, que c’eſt de la dépenſe perdue.

La Mere.

Si elle produit le contraire de ce qu’on en attend, elle n’eſt pas ſeulement perdue, elle eſt nuiſible. Vous ne parlez que pour perſuader aux autres que ce que vous dites eſt votre ſentiment. Le caractere le plus néceſſaire à tout diſcours quelconque, c’eſt la vérité. Or les termes exagérés lui òtent ce caractere eſſentiel, & font ſoupçoner, ou que vous ne penſez pas ce que vous dites, ou que vous le penſez de travers, puiſqu’il n’y a point de raport exact entre vos idées & vos expreſſions.

Emilie.

Mais, Maman, ſi vous jugez avec cette ſévérité, je vous aſſure que vous paſſerez votre vie à condamner tout ce qu’on dit.

La Mere.

Ce n’eſt pas moi, c’eſt le bon goût qui condamne.

Emilie.

Ah, ce n’eſt qu’une afaire de goût !

La Mere.

Une afaire de goût, en ce ſens, eſt pour moi une grande afaire.

Emilie.

Mais du moins on ne ment point, quand on exagere un peu ?

La Mere.

Non, on ne fait pas une baſſeſſe, on ne fait qu’une ſotiſe ; & l’on donne mince opinion de ſon tact, de ſon jugement & même de ſon caractere. Le commerce ordinaire de la ſociété demande, à la vérité, de la liberté ſans apprêt. Il ſerait ridicule d’en exiger des diſcours compaſſés & nivelés, & de regarder comme un crime, une expreſſion diſproportionée, que la chaleur de la converſation amene ; mais la répétition fréquente de termes outrés prouve une habitude vicieuſe, & c’eſt un défaut qui peut rendre mépriſable. Les propos d’un hâbleur, qui s’eſt acoutumé à l’exagération, ne paſſent plus que pour des ſons vuides de ſens, ordinairement fort importuns, & auxquels les perſones ſenſées ne font aucune attention,

Emilie.

Ainſi, ma chere Maman, bon ſoir à tous les grands mots ; vous les chaſſez ſans pitié de la converſation. Cela donnera un air bien pauvre dans le grand monde.

La Mere.

Il me ſemble qu’on a toujours l’air aſſez riche, quand on fait la dépenſe qu’il faut pour la circonſtance. Dans votre grand monde, c’eſt-à-dire, dans la vie journaliere & dans la ſociété paiſible, il ſe préſente rarement une occaſion de placer de grands mots à propos. — Vous ſouvient-il par hazard d’une de nos promenades de cet été ?

Emilie.

Laquelle, Maman ?

La Mere.

Au village de Saint-Gratien.

Emilie.

Ah, je m’en ſouviens... Au château de M. de Catinat… Nous revinmes chez nous à pied.

La Mere.

Ce n’eſt pas préciſément ce qu’il y avait de remarquable.

Emilie.

Vous me contâtes la vie privée de M. de Catinat , qui demeurait dans ce château. Ah, Maman, je m’en ſouviens ; c’était bien intéreſſant.

La Mere.

J’avoue que ni votre poupée , ni vos grandes phraſes ne me rappellaient en ce moment un héros, célebre ſur-tout par ſa ſimplicité philoſophique. Mais je penſais à nos rencontres en ſortant de Saint-Gratien.

Emilie.

Ah, je ſais, je ſais. Il faiſait une belle ſoirée. Vous me dites : Emilie, ſortons du village par cette ruele. Nous trouverons enſuite un petit ſentier qui doit nous conduire dans notre chemin par une route ſolitaire, mais vraiſemblablement fort agréable. Je répondis à cela : Allons, Maman. Et puis, nous trouvâmes à l’extrémité du village une chaumiere un peu écartée. Il y avait ſous la porte une jeune femme. Vous me dites : Emilie, voyez comme cette femme eſt grande & bien faite ! Elle avait cependant les pieds nuds & l’air bien pauvre.

La Mere.

Vous pouvez ajouter : Et l’air bien noble.

Emilie.

C’eſt vrai, Maman. Je la vois encore. Elle était là debout, les bras croiſés, appuyée contre ſa porte. Elle avait l’air bien triſte auſſi.

La Mere.

Et vous pouvez ajouter encore, que cette triſteſſe ne lui ôtait pas ſon air noble.

Emilie.

C’eſt encore vrai, Maman ; je ne ſongeais pas à lui faire l’aumône.

La Mere.

Ni moi non plus.

Emilie.

Et vous diſiez que c’était une figure comme l’archange Raphaël.

La Mere.

Je dis peut-être que c’était une figure à la Raphaël ; & ce Raphaël qui n’a de commun avec l’archange que le nom que ſon pere lui fit donner au baptême, était un peintre qui vivait à Rome, il y a plus de deux cens ans. Il avait reçu de la nature un ſi grand génie pour la peinture & des talens ſi ſublimes, que ſes tableaux font, depuis qu’ils exiſtent, l’admiration de tous ceux qui ont la ſenſibilité & les connaiſſances néceſſaires pour apprécier ſes chefs-d’œuvre. Celui-là, on peut l’appeller le divin Raphaël, ſans être taxé d’exagération. Comme il ſavait donner à ſes figures une nobleſſe & une grace inimitables, on a appellé des figures grandes, nobles & ſveltes, des figures à la Raphaël ; & la femme de Saint-Gratien m’a rappellé une de ces figures, malgré ſes haillons.

Emilie.

Et moi, j’ai fait un barbouillage de tout cela, & j’ai confondu votre divin Raphaël avec mon archange, le Mentor du jeune Tobie ; vous ſavez bien, Maman ?

La Mere.

Vous avez uſé de votre privilege de haneton, & vous en uſez encore en ce moment, en faiſant d’un archange de l’ancien teſtament une Minerve, c’eſt-à-dire, une divinité du paganiſme, dont notre divin Fénélon, car il mérite auſſi ce ſurnom, a fait le Mentor de Télémaque, fils d’Ulyſſe : mais à votre âge il n’y a pas grand mal à tout cela. — Pour la belle femme, elle n’était pas ſeule, s’il m’en souvient bien ?

Emilie.

Vraiment non. Il y avait devant la porte trois petits enfans en chemiſe qui jouaient. Et vous diſiez : Madame, ce ſont-là vos enfans ? Et elle vous répondit, avec un air ſérieux : Oui, Madame ; & ils n’ont plus de pere. Et vous diſiez : Vous avez donc perdu votre mari ? Et elle répondit : Il y a trois mois ; avant la fenaiſon. Et elle dit cela avec un air qui me fit bien du mal.

La Mere.

Et à moi auſſi. Cependant elle ne pleurait pas.

Emilie.

Mais elle me donnait envie de pleurer.

La Mere.

Et à moi auſſi.

Emilie.

Et vous diſiez : Madame, c’eſt demain la foire dans votre village. Je crois qu’il faut que vous achetiez de la toile pour vos enfans.

La Mere.

Eh bien, que penſez-vous de cette converſation ?

Emilie.

Je penſe, Maman, que vous avez été bien charitable, & que c’était fort bien fait.

La Mere.

Je ne vous parle pas de moi ; je vous parle de la belle femme aux bras croiſés.

Emilie.

Je vous aſſure qu’elle m’a bien touchée.

La Mere.

Elle a donc bien dit ?

Emilie.

Sans doute.

La Mere.

Pardonez-moi. Elle devait dire : Madame, j’ai eu le malheur de perdre mon mari. Sa mort nous a plongés dans la plus affreuſe miſere. Jugez de mon déſeſpoir. Non, jamais je ne vous donnerai une idée de la ſituation déplorable, éfroyable, épouvantable, dans laquelle il a laiſſé ſa veuve avec trois orphelins.

Emilie.

Aurait-elle bien dit, Maman ?

La Mere.

Je m’en raporte à votre goût.

Emilie.

Mais, Maman, je crois que tous ces mots en able convienent mieux quand on parle en visite ou à ſa poupée. Ils n’étaient pas peut-être néceſſaires à la belle femme aux pieds nuds.

La Mere.

Elle les aurait du moins employés dans leur ſens originaire, dans leur ſignification véritable, pour peindre une ſituation extrêmement malheureuſe.

Emilie.

Ah, oui : il ne s’agiſſait pas de chifons...

La Mere.

Il s’agiſſait peut-être bien de chifons, mais c’était pour couvrir la nudité de ſes enfans..

Emilie.

Ah, les pauvres petits ! Pourquoi donc ne m’ont-ils pas fait pitié ce jour-là ?

La Mere.

C’eſt que, pour me ſervir de votre comparaiſon, les hanetons réfléchiſſsent le plus tard qu’ils peuvent.

Emilie.

La mere nous les fit pourtant bien remarquer.

La Mere.

Vous penſez donc que cette mere a mieux parlé que nous ne la faiſons parler ?

Emilie.

Sûrement, Maman ; & vous le penſez auſſi.

La Mere.

En ce cas, la ſimplicité a plus de force que tous les grands mots enfilés les uns au bout des autres.

Emilie.

Il faut bien que cela ſoit.

La Mere.

Il y a plus : ſi elle avait employé tous ces grands mots en able, pour m’atendrir ſur ſa ſituation ; au lieu de me toucher, elle aurait nui à l’intérêt extrême que ſa réſerve m’avait inſpiré, & l’aurait vraiſemblablement changé en une diſposition défavorable.

Emilie.

Pourquoi cela, Maman ?

La Mere.

Parce qu’on a observé que plus la douleur eſt vraie, plus le ſentiment eſt profond, moins ils ſont prodigues de paroles. Ces termes exagérés, qu’on entend ſi fréquemment dans la converſation oiſive, pour l’ordinaire auſſi dénuée d’intérêt que d’idées ; dans le commerce indifférent de la vie, où l’on ne parle ſouvent que pour parler ; dans ces cercles enfin, où l’on ne s’aſſemble que pour paſſer le temps, on ne les a jamais remarqués dans la bouche d’une persone véritablement affectée.

Emilie.

Apparemment que la choſe parle alors aſſez d’elle-même

La Mere.

Pour ſe paſſer du secours des grands mots.

Emilie.

Convenez, Maman, que nous fimes une rencontre bien différente, après avoir quité la belle femme à la Raphaël.

La Mere.

Vous vous en ſouvenez donc ?

Emilie.

Certainement, Maman. C’était Madame de Beltort que nous trouvâmes ſur le grand chemin toute éfarée.

La Mere.

Et vous ſouvient-il de ſon diſcours ?

Emilie.

Pas beaucoup, Maman. Il ne m’en eſt rien reſté... Il faut que j’aie été diſtraite. Dit-elle quelque choſe de bien remarquable ?

La Mere.

Elle m’aſſura d’abord qu’elle venait de courir riſque de la vie ; que la frayeur l’avait fait deſcendre de caroſſe ; que ſon cocher allait la verſer dans le foſſé, dont ſon caroſſe me paraiſſait fort loin. Elle me gronda enſuite : Comment, Madame, vous êtes à pied par le temps qu’il fait ? Il a fait un chaud à périr, & vous qui n’avez pas plus de force qu’un ſerin, vous oſez vous expoſer ainſi, vous & votre enfant ? J’admire votre courage, mais je ne l’imiterai pas. Ces grandes chaleurs me tuent : si je m’en laiſſe aſſommer, c’eſt, je vous aſſure, bien malgré moi ; mais la peur s’expoſe à tout.

Emilie.

Avait-il donc fait ſi chaud que cela ?

La Mere.

Il avait fait chaud, mais la ſoirée était devenue très-agréable ; & je ne me comptais pas encore au nombre des héroïnes de notre ſiecle, pour avoir marché doucement pendant une demi-heure à côté d’Emilie. Je ne me ſentais pas non plus aſſommée par la chaleur, au point de ne pas réfléchir ſur le contraſte des deux diſcours que je venais d’entendre.

Emilie.

Je parie que vous donnâtes la préférence à celui de la belle femme

La Mere.

Ses deux mots m’avaient laiſſé une impreſſion de peine profonde.

Emilie.

C’eſt vrai, Maman ; vous en parlâtes toute la ſoirée.

La Mere.

Tandis que la dame qui m’avait menacée de la voir périr, aſſommée par la ſimple température de la ſaiſon, ne m’avait pas laiſſé la plus petite inquiétude ſur ſon état, ni la plus légere envie de trembler pour ſa vie.

Emilie.

Elle n’avait pas peut-être plus de peur que vous ?

La Mere.

Cette conviction me conſerva ma tranquillité ; maîs-je me diſais, en cheminant avec mon enfant vers notre village :

village : Comme on a bientôt trouvé le mot vrai, quand on parle d’après ſa penſée ou d’après ſon ſentiment , & combien ne faut-il pas faire de frais en paroles inutiles, lorſqu’on veut parler, quand on n’a rien à dire !

Emilie.

Vous diſìez apparemment cela à votre bonet ; il fallait le dire à votre enfant.

La Mere.

Vous avez raiſon.

Emilie.

Si bien que vous ne voulez pas de mots inutiles ? Eh bien, Maman, je vous y prends, & je vous en montrerai un dans le diſcours de la belle femme, que vous aimez tant.

La Mere.

Voyons. Je ne me le rappelle pas, & je crois que vous aurez un peu de peine à le trouver.

Emilie.

Pardonez-moi, Maman. Qu’eſt-ce que la fenaiſon a à faire avec ſon malheur ? Que ſon mari ſoit mort avant ou après la fenaiſon, elle eſt toujours également à plaindre. Ainſi c’est une circonſtance bien inutile.

La Mere.

Dont je fus d’autant plus touchée que par ce ſeul mot inutile, elle m’avait fait enviſager toute l’étendue de sa miſere.

Emilie.

Quoi ? Parce qu’elle durait déja depuis trois mois ?

La Mere.

Non-ſeulement parce qu’elle durait depuis trois mois : la belle femme l’avait dit , & ne l’aurait pas répété ; mais parce que ſa miſere avait commencé à l’époque la plus fâcheuſe poſſible.

Emilie.

Comment cela, Maman ?

La Mere.

Je ſuis étonée qu’Emilie qui a une ſi grande habitude de la vie de la campagne, n’ait pas été frapée par cette circonſtance. Vous devriez avoir obſervé depuis long-temps, que pour cette claſſe d’hommes ſi utile & ſi reſpectable, à qui nous devons notre ſubſistance & toutes les productions de la terre, la ſaiſon du travail dure depuis le premier jusqu’au dernier jour de l’année, & la récompenſe du travail n’a lieu que pendant trois ou quatre mois de l’été ; c’eſt la ſaiſon des moiſſons & des récoltes de toute eſpece. Le pere de ces orphelins était jeune ſans doute & dans la force de l’âge, puisqu’il laiſſe une femme ſi jeune & trois enfans en bas âge. S’il était mort après toutes les récoltes de l’année, ſa malheureuse famille aurait eu du moins quelque subſistance pendant cet hiver ; mais il eſt mort ſans recueillir les fruits de ſes travaux de l’hiver & du printemps paſſés. S’il a eu un petit pré, qui l’aura fauché ? S’il a eu un petit champ de bled, qui l’aura coupé ou ſerré ? S’il a eu un demi-arpent de vigne, qui en aura eu ſoin ou fait la vendange ? Demandez à votre ami, le pere Noël, combien tout cela exige de travail & de peines. Croyez-vous que la belle femme, chargée de la garde de trois enfans, a pu encore faire ſes récoltes elle-même ? Cela me paraît impoſſible. Si elle ne l’a pas pu, comment a-t-elle donc fait, pour payer les faucheurs & moiſſoneurs dont elle avait beſoin ? Qui ſera allé pour elle cet automne dans le bois ramaſſer quelques brouſſailles, pour empêcher ſes enfans de mourir de froid dans leur chaumiere ? Vous voyez, ma chere amie, que d’un ſeul mot, qui vous a paru ſi inutile, elle m’a montré bien des malheurs ſans remede.

Emilie.

Ah, ma chere Maman, combien d’embaras dans la vie des pauvres gens ! Cela donne envie de pleurer. Et moi, je n’avais rien vu de tout cela dans la fenaiſon. Voilà ce que c’eſt que d’avoir une tête ſans cervelle. Heureuſement il n’a pas fait pour vous un chaud à périr ; la providence vous a conduite à la porte de la belle femme aux haillons, & je ſuis bien ſûre que vous ſavez que ſes pauvres enfans auront froid cet hiver.

La Mere.

Hélas, mon enfant, il faudrait avoir autant de moyens que de déſir de ſecourir les malheureux. C’eſt en cela ſeul que conſiſtent les avantages de l’opulence.

Emilie.

Maman, je donnerais tout ce que j’ai, pour avoir à ma diſposition le capital deſtiné à Mademoiſelle Bertin.

La Mere.

Je vous entends. Cet emploi me paraît infiniment plus noble & plus ſatisfaiſant que le projet de dépenſer ses capitaux en modes.

Emilie.

Ce projet eſt changé, Maman. Je crois que Madame ſe paſſera de poufs pendant quelque temps encore.

La Mere.

Et que la belle femme aux pieds nuds profitera des épargnes de ſa toilete ?

Emilie.

Vous l’avez deviné, Maman.

La Mere.

Et vous direz à la belle femme : Madame, je vous ai une véritable obligation ; vous m’avez guérie de la manie d’employer de grands mots, pour gâter mes diſcours.

Emilie.

Je lui dirai : Vous & ma bonne amie : parce que je n’aurais jamais ſenti, ſans elle, combien tout ce que vous lui avez dit, était beau.

La Mere.

Je vous remercie de m’aſſocier à la belle femme dans le ſervice qu’elle vous a rendu. Au reſte, ſi vous liſiez avec réflexion, l’auteur du Conte de Fées vous aurait également guérie de cette maladie.

Emilie.

Comment ? Eſt-ce qu’il a auſſi (de) grands mots en averſion ? Je ne m’en ſouviens plus.

La Mere.

Vous pouriez vous rappeller pourtant, qu’il ne ceſſe de reprocher aux habitans de l’île heureuſe leur goût pour l’exagération.

Emilie.

Ah, c’eſt vrai , je m’en ſouviens

La Mere.

Et qu’il prétend que ce goût eſt l’oppoſé de la ſenſibilité , & la marque infaillible de la plus parfaite indifférence.

Emilie.

Il leur reproche pourtant à tout moment leur ſenſibilité.

La Mere.

Il ne leur reproche pas la ſenſibilité ; mais il leur reproche d’affecter, de jouer la ſenſibilité, au milieu de la diſſipation continuelle dans laquelle ils vivent, & des amuſemens les plus frivoles dont ils font leur occupation. capitale.

Emilie.

Oui ; cela ne vaut rien , de s’amuſer toujours.

La Mere.

Cela ne vaut rien ſur-tout, pour conſerver à l’ame de la ſenſibilité. La diſſipation eſt ſon tombeau, comme l’exagération eſt le tombeau du bon goût.

Emilie.

Vous mêlez encore le goût là dedans ?

La Mere.

Si nous nous retrouvons jamais avec l’auteur du Conte de Fées, nous lui demanderons ſon ſentiment. Je ſuis persuadée d’avance qu’il vous dira qu’un peuple qui a pris l’habitude de l’exagération, a le goût néceſſairement faux ; qu’il gâte & corrompt la langue qu’il parle, & qu’il réuſſit à la longue, à la priver de ſon énergie, & à la rendre entièrement vicieuſe.

Emilie.

Oh, ceci me paraît un peu fort, Maman.

La Mere.

Savex-vous pourquoi la belle femme n’a pu qualifier d’éfroyable, l’état où elle ſe trouve avec ſes trois enfans ?

Emilie.

Non, Maman.

La Mere.

C’eſt vous qui en êtes cauſe.

Emilie.

Comment, moi ? Je vous aſſure que je ſuis innocente.

La Mere.

Vous avez gâté ce mot, en l’appliquant à un chifon.

Emilie.

Mais, Maman, ſi je l’ai gâté, c’eſt tout à l’heure, & la belle femme nous a parlé il y a plus de trois mois. Tenez, vous me traitez-là comme le pauvre agneau de la fable. Vous n’êtes pourtant pas du naturel des loups ; mais vous voulez abſolument que j’aie troublé l’eau, moi qui ſuis votre agneau !

La Mere.

Je ne vous en accuſe pas ſeule ; les perſones que vous avez cru devoir imiter, pour être à la mode, pour prendre le ton du grand monde ou de la bonne compagnie, ſont vos complices. Mais quand on ſe mêle avec elles par légéreté, par air, ſans réflexion, ſans ſavoir ce qu’on fait, on partage leurs torts, & l’on ceſſe d’être innocente. Vous avez dit d’un bonet qu’il était éfroyable ; une autre le dit du temps, quand il pleut ; une troiſieme d’une lettre qui n’eſt pas bien écrite ; & de tout cela, il réſulte qu’on ne peut plus appeller éfroyable ce qui l’eſt réellement, ce qui inſpire l’éfroi, & que chacune de vous a gâté la langue au tant qu’il a dépendu d’elle.

Emilie.

J’ai été coupable, je ne le ſerai plus. Mais vous, Maman, êtes-vous toujours innocente ?

La Mere.

Je n’en ſuis pas ſûre.

Emilie.

Hier, en cauſant avec M. de Verteuil, vous parliez de je ne ſais quoi, & vous diſiez que c’était une choſe à, mourir de rire. Cependant, graces à dieu ! vous n’en êtes pas morte, & vous ne riiez même pas ; vous diſiez cela plutôt d’un air ſérieux.

La Mere.

J’ai eu grand tort, & ne veux pas m’en excuſer. Mais ce qui m’eſt arrivé là, vous eſt une nouvelle preuve à quel point vous & vos pareils vous avez corrompu la langue, puiſque nous autres gens ſimples, nous ne pouvons plus nous en ſervir, ſans tomber dans vos défauts, & cela ſans le vouloir, ſans nous en apercevoir : tant à force de vous fréquenter, vous nous avez blaſés ſur cette habitude vicieuſe. On entend dire paiſiblement à tout le monde que c’eſt à mourir de rire, à périr d’ennui, à étoufer de colere, ſans qu’il ſoit question, ni de mourir ni de périr, ni d’étoufer, & ſans que ces expreſſions éfrayantes cauſent la moindre émotion à qui que ce ſoit. On ne ſe formaliſe même pas d’entendre toute la journée ces phraſes outrées dans la bouche de tout le monde. On s’y fait, & l’on s’en ſert à ſon tour, parce que la langue corrompue s’eſt déshabituée de toute expreſſion ſimple.

Emilie.

Et c’eſt de votre agneau que vous avez appris à mal parler !.. Ah, Maman !

La Mere.

Je conviens que le mal était fait avant que mon agneau vînt au monde. Lui, il n’a fait que le ſinge. Il a cru bien faire, en imitant ceux qui m’ont gâté ma langue.

Emilie.

Oui ; mais il ne le croit plus.

La Mere.

Notre auteur aſſure qu’une langue eſt bien malade quand elle en eſt-là, & le peuple qui la parle, auſſi.

Emilie.

Ah çà, Maman, convenez que c’eſt vous qui avez remis ce Conte de Fées ſur le tapis. Je n’y ſuis pour rien. Moi, j’étais fidele à nos conventions. Vingt fois j’avais envie de vous parler de votre auteur, je n’en ai rien fait. Mais puiſque vous l’avez ramené ſur la ſcene, je vous dirai que c’eſt ſon conte qui eſt rempli d’exagérations , & même de fauſſetés ; ſans parler des principes dangereux qui y ſont.

La Mere.

Je ne ſuis pas obligée de défendre l’auteur de ce conte, qui n’eſt pas mon auteur ; mais, ſi par hazard il n’exagérait que pour ſe moquer des exagérateurs, qu’auriez-vous à dire ? Vous conviendrez du moins que s’il exagere, c’eſt bien tout exprès.

Emilie.

À la bonne heure. Paſſons-lui les exagérations.

La Mere.

Le reſte eſt plus ſérieux. J’imagine, quand on fait des reproches auſſi graves, qu’on a ſes preuves toutes prêtes.

Emilie.

Par exemple, Maman, tout ce qu’il dit de ce Colibri m’a bien fait rire ; mais convenez pourtant qu’il n’exiſte pas un homme comme cela, & que cela n’a pas le ſens commun.

La Mere.

Je conviens que cela eſt honnêtement extravagant, mais je vous ai déja obſervé que l’auteur n’a peutêtre écrit que pour extravaguer ; & tant qu’il ne vous oblige pas de vous amuſer, malgré vous, de ſes folies, il peut ſe les permettre ſans conſéquence.

Je ſuppoſe qu’il n’a fait une peinture ſi ridicule de ſon Prince Colibri, que pour nous faire ſentir à quel point il mépriſe ces êtres ſi minces, ſi frivoles, ſi inſignifians, ſi incommodes, qu’on appellait autrefois petits-maîtres, qui ne donnent pas ſigne d’eſprit ni de ſentiment, & ſont cependant pleins d’admiration pour leur propre mérite, à un âge où l’on n’en peut encore avoir aucun. Ils emploient les graces de la jeuneſſe, qui inſpirent naturellement de l’intérêt & de la bienveillance, à inſpirer du dégoût & de l’éloignement pour leur ſuffisance ! Ceia eſt heureux, comme vous voyez.

Emilie.

Allons, il faut donc lui paſſer encore ſes Colibris. C’eſt pour ſe moquer d’eux. Soit. Je n’en connais pas, de ces meſſieurs : s’ils font comme cela, tant pis pour eux. Mais, Maman, comment peut-il dire que ſi les Princeſſes avaient eu toutes les belles qualités dont les Fées les avaient douées, elles auraient été inſupportables ? C’eſt une fauſſeté manifeſte que cela. Il eſt clair que plus on a de belles qualités, plus on approche de la perfection.

La Mere.

Il me ſemble, ma chere amie, que parmi vos belles qualités vous ne vous piquez pas de trop d’indulgence pour un auteur qui vous a pourtant beaucoup amuſée ?

Emilie.

Mais, Maman, ai-je tort ou raiſon ?

La Mere.

Je ſoupçone qu’en cet endroit il a encore voulu faire la ſatyre de ſes confreres, qui ſont ſouvent un aſſemblage peu judicieux de qualités diverſes dont il leur plaît de compoſer le caractere de leurs perſonages.

Emilie.

Comment cela ?

La Mere.

C’eſt qu’il peut ſe trouver une grande oppoſition entre des qualités diverſes , quoiqu’également eſtimables ; & pour vous le prouver, je vais encore avoir recours à vos connaiſſances mythologiques. La timidité ſied bien à notre ſexe. Dites qu’une Nymphe eſt timide, & vous l’avez déja rendu intéreſſante. Mais vous ne pouvez pas donner cette qualité à Minerve, la divinité de la ſageſſe, la fille de Jupiter, la guerriere Pallas ; elle a trop le ſentiment de ſa force, pour être timide. Or ſi vos Fées qui n’ont pas fait preuve d’un grand diſcernement dans toute leur conduite, avaient donné á Reinete la timidité d’une Nymphe avec le courage de Minerve, vous conviendrez qu’elles auraient fait là un aſſemblage fort ridicule, & que ces deux qualités n’auraient pas pu faire long-temps ménage enſemble.

Cela n’eſt donc pas ſi faux qu’on voudrait me le perſuader.

Emilie.

Allons, me voilà encore muete. Mais, Maman, ſur les principes dangereux, vous ne me battrez pas. Vous rappellez-vous que la petite dame de compagnie de Reinete ſoutient qu’il faut écouter aux portes, & que ſa mere le lui a recommandé ? Ainsi ſa mere lui a donc enſeigné une baſſeſſe ?

La Mere.

Vous oubliez toujours que vous avez à faire à un auteur ſatyrique, qui n’a l’air d’approuver les vices ou les ridicules, que pour en montrer d’autant plus fortement le côté hideux. Il ne faut jamais prendre au pied de la lettre ce qu’il dit. Il n’exiſte pas ſans doute une mere aſſez perverſe, pour enſeigner à ſa fille d’écouter aux por portes, & pour ériger un vice ſi bas en principe ; mais ſi une mere avait le malheur d’être atteinte de ce vice, elle aurait beau dire à ſa fille toute la journée, qu’il faut s’en préſerver, ſa fille aurait le droit de dire : Ma mere veut qu’on écoute aux portes, parce que c’eſt d’exemple qu’il faut prêcher les enfans, & non de vaines paroles. Ainſi le principe que vous ataquez comme dangereux, eſt un principe ; très-important d’éducation.

Emilie.

C’eſt-à-dire, qu’il ne faut pas que les diſcours de la mere diſent blanc, & que ſa conduite diſe noir, ſans quoi ſa pauvre fille ne ſaura plus où elle en eſt.

La Mere.

Et ſa mere l’aura expoſée au riſque de ſuivre plutôt un mauvais exemple qu’un bon principe.

Emilie.

Je vois, Maman, que votre auteur eſt plus malin qu’il n’eſt gros.

La Mere.

Ce n’eſt pas beaucoup dire. Vous l’avez vu ; on ne ſaurait guere être plus mince.

Emilie.

Il a en vous un bon avocat, & moi je me retire. Auſſi bien voilà mon maître de clavecin qui va paraître ſur l’horison.

La Mere.

Vous en parlez comme d’une conſtellation.

Emilie.

Voilà ce que c’eſt que d’avoir étudié l’aſtronomie enſemble. Vous vous en ſouvenez, Maman ? L’été paſſé, quand nous étions-là, après ſouper, ſur le banc de notre piece de gazon, l’une à côté de l’autre, à contempler les aſtres ?

La Mere.

Oui. Je crois que nous connaiſſons déja la grande ourſe & l’étoile polaire.

Emilie.

Si vous aviez voulu, Maman, je ſerais beaucoup plus avancée.

La Mere.

Oui, aux dépens de votre ſommeil ; mais moi, j’aimais mieux vous voir dormir, qu’errer dans l’immenſité du firmament.

Emilie.

Maman, je m’en vais ſerrer Madame dans ſa boîte juſqu’à nouvel ordre.

La Mere.

Comment ? Elle n’eſt de retour que depuis quelques jours, doit-elle déja repartir pour la campagne ?

Emilie.

Elle ira peut-être paſſer l’hiver dans un de ſes châteaux.

La Mere.

Ce ſont des arangemens dont je ne me mêle point.

Emilie.

Maman, combien de temps jouerai-je encore avec ma poupée ?

La Mere.

Mais vous parlez-là comme un petit enfant.

Emilie.

Ah, c’eſt vrai. Je voulais dire : Combien de temps reſterai-je encore atachée au service de Madame ?

La Mere.

Vous ſavez que ce ne ſont pas mes afaires. Il me ſemble que vos projets ſont fort étendus, puiſque vous attendez avec impatience le moment où vous aurez quinze ans, pour monter ſa toilete & ſa garde-robe ſur le grand ton. Quand cela ſera fait, vous voudrez avoir le profit de votre dépenſe. Ainsi je ne crois pas me tromper, ſi je me flate de vous voir encore à dix-huit ou à vingt ans, occupée de la toilete de Madame. Voilà une longue & belle perſpective d’amuſemens.

Emilie.

Maman, je ne tire aujourd’hui de vous que des traits piquans. Je dirai que vous êtes plus ſatyrique que vous n’êtes mince. Mais je vous pardone vos injuſtices, & je vais voir ſi mes

doigts ſont dégourdis.

SEIZIEME
CONVERSATION.


Emilie.
(rentrant avec ſa mere, & poſant un paquet ſur la table.).

Nous voici, Maman, heureuſement de retour, & nous & nos empletes en ſûreté. Convenez que ces embaras de Paris ſont quelque choſe de terrible, ou, ſi cela vous paraît trop fort, quelque choſe de bien incommode. On riſque à tout moment d’être acroché, eſtropié, verſé, mis en pieces par une charete, ou d’écraſer ceux qui vont à pied. Cela me donne des ſouleurs, Maman !… Si vous ne m’aviez pas dit qu’il faut avoir du courage, je vous aſſure que j’aurais bien peur de temps en temps.

La Mere.

Moi auſſi, ſi la peur remédiait à quelque choſe. Mais ſuppoſé qu’il y eût réellement du danger, la peur ne ſervirait qu’à vous empêcher de voir les moyens de vous en tirer.

Emilie.

Vous doutez donc, Maman, qu’il y ait du danger ?

La Mere.

S’il y en a, il ſe réduit à peu de choſe. Malgré l’extrême affluence du monde, malgré la multiplicité des caroſſes & des charetes & des pierres, & tant d’autres embaras dans les rues de Paris ; malgré l’étourderie, l’inattention, la témérité de ceux qui vont & vienent, en caroſſe ou à pied, on entend rarement parler de quelque accident malheureux. Il faut donc que le danger ne ſoit pas auſſi grand qu’il le paraît.

Emilie.

Et voilà pourquoi vous n’y faites jamais attention ?

La Mere.

Pas autrement que pour m’aſſurer de la ſageſſe de mon cocher, dont la conduite eſt aſſiſe ſur deux principes invariables : celui de n’être jamais preſſé, & celui d’être le moins incommode poſſible à ceux qui vont à pied. Car, quelques précautions qu’on prene, on l’eſt toujours encore aſſez.

Emilie.

Ainſi tout ce qui vous apartient a toujours des principes ?

La Mere.

C’eſt que je ne connais rien de mieux, pour ſe tirer des embaras de Paris & de la vie.

Emilie.

Nous voilà toujours avec une bonne proviſion de ſoie, pour broder tout à notre aiſe.

La Mere.

Oh, très-fort à votre aiſe. Car vous pouvez être ſûre de n’y pas travailler beaucoup ni long-temps de ſuite.

Emilie.

Maman, vous avez une dent contre mon pauvre métier.

La Mere.

Quand vous aurez quinze ans, vous y travaillerez tant qu’il vous plaira, & ne vous en ſoucierez peut-être plus. D’ici à ce temps vous me permettrez de vous contrarier ſur toute occupation ſédentaire.

Emilie.

En ce cas, Maman, ma tante n’aura donc pas ſon ſac à ouvrage pour les étrennes ?

La Mere.

Vous lui donnerez ſes étrennes à pâques. Un préſent eſt toujours bien reçu.

Emilie.

Et je dirai : Ma tante, prenez-vous-en à Maman, ſi j’ai l’air ſi preſſé avec mes offrandes.

La Mere.

Toute cette eſpece d’iniquités, je les prendrai toujours volontiers ſur mon compte.

Emilie.

Mais, Maman, vous ne me parlez pas de ce qui vous eſt arrivé dans cette boutique ?

La Mere.

Vous l’avez donc remarqué ?

Emilie.

Convenez que cette dame était bien impertinente. Elle eſt entrée là comme une folle, n’a ſalué perſone, vous a pris la chaiſe qui était derriere vous, & s’eſt placée entre vous & la marchande, en vous tournant le dos. Si vous n’étiez pas la prudence même, il pouvait vous ariver un grand malheur, en voulant vous aſſeoir.

La Mere.

J’aime à croire que cette dame eſt plus étourdie qu’elle n’eſt impertinente.

Emilie.

A quoi jugez-vous cela ?

La Mere.

A ſon embaras extrême, à ſes excuſes ſans fin, quand la marchande lui a appris doucement & tout bas, ce qu’elle venait de faire.

Emilie.

Oui, oui, les excuſes, quand la ſotiſe eſt faite ! Et puis, être corrigée par une marchande, cela fait honeur à ſon éducation. Je crois, Maman, que tout ſimplement elle vous a priſe pour ma bonne, & moi pour une petite fille ſans conſéquence.

La Mere.

Quant à ce dernier point, elle ne s’eſt point trompée. Cependant ſi j’étais tentée de taxer ſa conduite d’impertinence, ce ſerait préciſément pour avoir manqué d’égards à une petite fille ſans conſéquence & à celle qu’elle croyait ſa bonne.

Emilie.

Mais, Maman, l’on eſt bien plus coupable de manquer d’égards envers ſon égale.

La Mere.

Point du tout. L’égalité établit & renferme en elle le droit de repouſſer l’offenſe. On eſt à deux de jeu. Une perſone qui manque à ſon égale, s’expoſe au déſagrément certain d’être réprimée, & ordinairement avec plus d’éclat qu’elle n’a offenſé, ce qui ne met pas les rieurs de ſon côté. Ainſi, comme il n’eſt point reçu dans le monde, parmi les perſones du même rang, qu’on ſe laiſſe manquer, la juſtice & les égards réciproques ſe maintienent d’eux-mêmes, ſans que les loix s’en mêlent.

Emilie.

Et moi qui fuis les rieurs, je reſte de votre côté.

La Mere.

Ce qui prouve la bonté de ma cauſe. Toutefois, dans ce qui vient de m’arriver, il n’y a point d’offenſe du tout, puiſque la petite dame, dès qu’elle s’eſt aperçue de ſa mépriſe, s’est confondue en excuſes, & nous a quitées très-mal à ſon aiſe. Son air décontenancé me fait même préſumer, que l’impertinence n’eſt pas ſon fort, & qu’elle s’occupe peut-être encore actuellement de ſon petit tort, tandis que, ſans vous, je ne me le ſerais pas même rappellé. Mais j’avoue que je ne puis ſoufrir qu’on manque d’égards aux enfans & aux inconnus, & c’eſt à mon gré une bien mauvaiſe excuſe que de dire : Pardon, Madame, je ne vous connaiſſais pas. C’eſt dire, en d’autres termes : Je me réſerve le droit d’être impoli avec tout ce que je ne connais pas, ou que je ne crois pas de mon rang. Ce principe & la conduite qui en eſt la ſuite, couvrent je ne ſais quoi de lâche, & me paraiſſent très-répréhenſibles au milieu d’une nation civiliſée.

Emilie.

Ah, je ſais que vous voulez qu’on ſoit très-attentif pour les inconnus ; mais, pour les enfans ! Vous dites vous-même, Maman, qu’ils ſont ſans conſéquence.

La Mere.

C’eſt vous qui avez parlé d’une petite fille ſans conſéquence. Quant à moi, je vous avertis que je trouve les enfans de la plus grande conſéquence, & que je me ſens dispoſée à leur marquer en toute occaſion les plus grands égards.

Emilie.

Ah, peut-être parce qu’ils portent toute leur deſtinée ſous leur petite envelope, comme dit Monſieur le Curé ?

La Mere.

Cette conſidération ſuffit d’abord pour inſpirer un peu de réſerve envers eux : car s’expoſer par étourderie à manquer à un héros peut-être, tout morveux qu’il eſt encore, c’eſt un inconvénient. Perſone ne voudrait remarquer dans ſa vie la tache d’avoir pris l’Impératrice de Ruſſie pour un enfant ordinaire. Cependant je ne ſuis pas non plus obligée de reſpecter ſur l’étiquete du ſac. Si par hazard il n’y avait rien dedans, j’en ſerais pour mes frais. Il eſt donc prudent & convenable, d’attendre le dévelopement que l’âge & les circonſtances operent, & de régler la dépenſe en égards ſur le mérite réel & reconnu de chaque porteur ou porteuſe de deſtinée. Mais s’il eſt vrai que le ſentiment de la dignité de la nature humaine eſt une ſource féconde de grandes & belles actions parmi les hommes ; s’il eſt vrai que, ſans élévation, la vertu même reſte privée de ſon plus bel ornement, je ne connais rien de plus propre pour faire naître & fortifier ce ſentiment dans les enfans, pour ainſi dire dès leur berceau, que de leur témoigner des égards. C’eſt les avertir de la maniere la plus noble & la plus préciſe, de l’engagement ſacré que chaque homme contracte dès ſon entrée dans ce monde, à ne rien faire de contraire à ce caractere de dignité. Ce ne ſont pas à la vérité des égards de reſpect, comme on en doit aux perſones vertueuſes, aux grands hommes, aux héros de la patrie, mais des égards d’intérêt & de cette bienveillance qui contemple avec complaiſance, dans la race naiſſante, la gloire & la proſpérité de la génération prochaine.

Emilie.

En ma qualité d’enfant, je ſuis obligée, Maman, de vous remercier de vos principes. Ce n’eſt pas à nous autres enfans de les contredire.

La Mere.

Ces témoignages d’égards & d’intérêt peuvent devenir enſuite un barometre, à meſure que les eſpérances ſe réaliſent ou s’évanouiſſent.

Emilie.

C’eſt-à-dire, que ces témoignages vous voulez qu’on les augmente ou qu’on les diminue, ſuivant que les enfans promettent & tienent, ou promettent ſans tenir ?

La Mere.

C’est la loi de l’équité.

Emilie.

Je la trouve très-juſte ; mais, Maman, je ne la crois pas à la mode. Excepté vous, perſone ne prend garde aux enfans.

La Mere.

Voilà une aſſertion qui me paraît bien téméraire.

Emilie.

Oh, quand on eſt enfant, on ſait cela. Tenez, Maman, quand les parens ſont préſens, on les careſſe un peu ; mais ſeuls & ſans eux, on ne les regarde ſeulement pas. Vous venez de le voir. Cette dame, pour réparer ſa faute, vous a dit : Madame, vous avez-là un charmant enfant ; mais je n’ai pas été la dupe de ce compliment : ſi j’étais ſi charmante, elle s’en ſerait aperçue avant de vous avoir pris votre chaiſe.

La Mere.

Je conviens que ce font de ces politeſſes d’uſage, dont je ne fais aucun cas, & que je voudrais banir de la ſociété ; mais elles n’excluent pas la vraie politeſſe.

Emilie.

Détrompez-vous, ma chere Maman, & ſoyez ſûre que cet intérêt que vous voudriez inſpirer pour les enfans, ne ſe trouve chez perſone.

La Mere.

Si cela était, j’en ſerais fâchée, & je commencerais à être perſuadée d’une triſte vérité que j’entends ſouvent répéter, ſur-tout aux vieillards, & à laquelle je n’ai pas voulu croire juſqu’à préſent.

Emilie.

Quelle eſt-elle cette vérité ?

La Mere.

Ils diſent qu’après avoir paſſé pendant long-temps pour le modele de la politeſſe en Europe, notre nation perd tous les jours de cette réputation, & finira peut-être par être une des moins polies. Cette réflexion me mortifie & m’humilie extrêmement.

Emilie.

Mais, Maman, un peu de courage ! Il y a encore de bien aimables gens. D’abord, vos amis qui vienent ici, & puis ceux dont ils vous parlent. Cela fait déja un bon nombre.

La Mere.

Je ne demande pas mieux que d’être raſſurée.

Emilie.

Et puis, la politeſſe n’eſt pas auſſi néceſſaire que beaucoup d’autres vertus.

La Mere.

C’eſt-à-dire, qu’un peuple ſauvage peut être bon & honête, ſans être poli ; mais quand je vois une nation civiliſée tomber dans l’impoliteſſe, j’en ſuis auſſi inquiete que ſi je voyais un vieillard tomber en enfance.

Emilie.

Pourquoi donc cela, Maman ?

La Mere.

Quelle cauſe pouvez-vous aſſigner à l’impoliteſſe dans un eſprit cultivé ?

Emilie.

Je ne le ſais pas.

La Mere.

Moi, je trouve qu’elle ne peut venir que du défaut de bienveillance pour ſes ſemblables, de l’indifférence pour le mérite, de l’inſenſibilité pour le bien, & d’autres cauſes tout auſſi graves.

Emilie.

Cela eſt plus ſérieux que je ne croyais.

La Mere.

Tenez, votre Conte de Fées m ’a brouillée avec la diſſipation continuelle, & avec les gens qui ne ſongent jour & nuit qu’à s’amuſer.

Emilie.

Ah, nous y voilà encore, dans ce Conte, dont nous ne devions plus parler !

La Mere.

Je ſuis fâchée de l’avoir lu. Tout le mal que je vois dans le monde, je ſuis tentée depuis ce moment-là, de l’attribuer à la diſſipation & au goût de la frivolité.

Emilie.

Eh bien, Maman, pour n’y plus penſer, donnez-moi le livre que M. de Verteuil vous a rapporté. Vous me l’avez promis, mais vous n’êtes pas preſſée de remplir votre promeſſe.

La Mere.

Soit… Mais ſi cette lecture allait encore m’atriſter ?

Emilie.

Et pourquoi donc, Maman ? Vous ne voulez pas devenir mélancolique peut-être ?

La Mere.

Ce n’eſt pas un projet à former.

Emilie.

Vous dites que ce livre est ſérieux, il vous égayera peut-être, puiſque le Conte qui était gai, vous a fait faire des réflexions triſtes.

La Mere.

Eſſayons. Nous pouvons lire enſemble l’introduction avant dîner ; & puis, ſi cette lecture vous intéreſſe, je vous confierai le livre.

Emilie.

Or écoutez de toutes vos oreilles.

La Mere.

J’écoute ; mais je crois que l’auteur s’adreſſe ſur-tout aux jeunes perſones.

Emilie.

Tant mieux. Il trouvera à qui parler.

La Mere.

Je dis à de jeunes perſones déja formées : car il me ſemble qu’en parcourant ſon ouvrage, j’ai vu beaucoup de choſes au deſſus de votre portée.

Emilie.

Nous verrons cela, Maman. Connaiſſez-vous auſſi cet auteur ?

La Mere.

Non.

Emilie.

Ainſi vous ignorez s’il eſt mince ou s’il est gros ?

La Mere.

Nous tâcherons de le deviner, quand nous aurons lu ſon introduction.

Emilie.

Compte-t-il faire imprimer ſon livre ?

La Mere.

Je n’en ſais rien ; mais je peux garder le manuſcrit tant qu’il me plaira.

Emilie.

Allons, liſons.

(Elle lit.)

MÉDITATION
des premiers principes
de la Morale.


« Qu’il eſt doux d’exiſter, de penſer, de ſentir ! Je ſentirai, pour aimer la vertu. Je penſerai, pour connaître la vérité. J’exiſterai, pour remplir dignement le but de ma deſtinée ».

Maman, celui-ci n’aime pas plus la diſſipation que vous, à ce qu’il paraît. Vous devez être contente de lui.

La Mere.

C’eſt ce que nous allons voir.

Emilie.
(continue.)

« Je ferai le bien, parce qu’il eſt agréable à faire. Je fuirai le mal, parce qu’il remplit le cœur d’horreur & d’amertume.

J’ouvrirai le matin mon cœur à la joie de pouvoir faire le bien. Je me livrerai le ſoir au ſommeil, avec la ſatiſfaction d’avoir vécu dans l’innocence. Je travaillerai le lendemain à faire le bien que je n’aurai pas fait la veille ».

Je parie, Maman, que cette vie vous convient ?

La Mere.

J’eſpere qu’elle vous convient auſſi.

Emilie.
(continue.)

« Je jouirai de tous les biens de la vie, ſans orgueil & ſans injuſtice. Je me paſſerai de tout ce que je n’ai point, ſans humeur & ſans murmure ».

C’eſt juſte : car à quoi ſert de murmurer ?

(Elle continue.)
« O vérité, ſois la lumiere de mon

eſprit ! O vertu, ſois le guide de ma vie ! O bienveillance, amour, gratitude, amitié, ſoyez mes ſeules jouiſſances » !

A propos, Maman, ſavez-vous que je ſuis bien aiſe d’être au monde ?

La Mere.

Ah, ah ! Et pourquoi ?

Emilie.

Pour bien des raiſons. Premiérement, c’eſt qu’on est bien aiſe d’être-là. Et puis, c’est que c’eſt joli tout ce qu’on voit. Et puis encore, c’eſt qu’on eſt heureux, ſans ſavoir de quoi.

La Mere.

Vos raiſons ne ſont pas bien préciſes, mais je ne les en crois pas moins, je vous aſſure, les meilleures poſſibles. Eſt-ce une découverte ſubite que vous venez de faire ?

Emilie.

Oh, pardonez-moi, je ſais cela depuis long-temps. Mais cela me prend plutôt l’après-dîner que le matin. C’eſt la joie ou bien la satiſfaction qui me court par tout le corps.

La Mere.

Je connaiſſais cela auſſi ; mais depuis que ma ſanté eſt détruite…

Emilie.

Ah, n’en parlons pas, ma chere Maman ; vous vous portez bien aujourd’hui…

La Mere.

Sans compter que la satiſfaction qui vous court par le corps, à propos de rien, eſt contagieuſe pour moi.

Emilie.

Comment, vous la gagnez ?

La Mere.

Preſque toujours. Mais ſi nous continuions notre lecture ?

Emilie.
(continue.)

« J’aimerai dans les hommes mes ſemblables. J’embélirai mon exiſtence de celle des autres. J’étendrai ma bienveillance ſur tout ce qui exiſte autour de moi, afin que mon cœur ſoit toujours environé du bonheur d’aimer & d’être utile.

S’il eſt vrai que les hommes ſoient plus méchans qu’ils n’étaient, je ferai de l’indulgence & de la douceur mes compagnes ordinaires, afin de n’être pas malheureuſe des vices & des défauts des autres ».

Ah oui, cela ne fait pas courir la ſatiſfaction par le corps.

(Elle continue.)

« Je ſerai heureuſe du bonheur d’autrui, parce que le bonheur produit & répand la joie, comme une ſource bienfaiſante répand la fécondité. Je plaindrai le malheureux, parce qu’on peut ſoulager ſes maux, en partageant ſes peines. J’oublierai le méchant & ſes actions, parce qu’il faudrait le haïr ».

C’est bien dit, cela, par exemple.

(Elle continue.)

« Je ne vivrai que pour ouvrir mon cœur à ce qui eſt bon & conforme à l’ordre. Je le fermerai au poiſon de la haine & de l’envie, afin de le préſerver de la corruption. Je repouſſerai l’injustice ſans plainte & ſans vengeance, parce que celui qui la commet eſt aſſez puni d’être méchant ».

C’eſt encore vrai, cela.

« Je ſerai juste, modérée & ſenſible dans le bonheur, afin d’en être digne ».

Et moi auſſi.

« Patiente & courageuſe dans le malheur, afin de le vaincre ».

Et moi auſſi, ſi je puis.

« Je ne murmurerai pas des événemens de la vie, parce que je n’en connais ni la cauſe ni le but. Je contemplerai l’immenſité de l’univers & ſes abymes, afin de me guérir de l’orgueil de me croire quelque choſe. J’obſerverai les ſoins de l’auteur de la nature pour le plus chétif & le plus petit des êtres créés, afin de ne me point croire abandonée ».

Cela eſt beau, Maman.

« J’emploîrai mon loiſir à conſidérer l’ordre & la magnificence de ſes ouvrages, afin d’avoir des ſujets continuels d’admirer & de me réjouir. Tous les êtres vivans & inanimés obéiſſent à ſa loi, & trouvent leur bonheur & leur conſervation dans cette obéiſſance. Je ferai ſoumiſe à ſa volonté, afin d’être auſſi heureuſe ».

Allons, obéiſſons. Mais, Maman, eſt-il bien ſûr que le bonheur viene toujours de cette obéiſſance ?

La Mere.

Cela me paraît à moi démontré. Une des loix de la nature les plus évidentes, par exemple, c’eſt qu’il faut jouir des plaiſirs de la vie avec modération & ſageſſe. Ecartez-vous de la tempérance qu’elle vous preſcrit, & vous jouirez de quelques plaiſirs réels ou imaginaires, mais paſſagers & fugitifs, & qui ſeront bientôt ſuivis de repentir & de la perte de biens ineſtimables, tels que la ſanté du corps & de l’ame. Voilà à quel prix il vous aura été loiſible de mépriſer les loix de la tempérance.

Emilie.

J’entends. Voilà encore un bon trait contre la diſſipation. Livrez-vous-y, & adieu la ſanté !

La Mere.

Au moins celle de l’ame.

Emilie.
(continue.)
« J’admirerai les travaux & les vertus

de l’homme, ſon courage & ſa conſtance, ſon génie, & la ſublimité de ſes penſées, & je me réjouirai d’être de ſon eſpece. Je préſerverai ma vue de l’aſpect du vice, afin que ſa baſſeſſe ne flétriſſe pas mon cœur, & ne me faſſe point rougir de mon ſemblable ».

C’eſt encore bien dit. Cela fait bien de la peine, de voir le mal.

« Que mon cœur n’éprouve jamais la laſſitude du bien ! Que la certitude de paſſer ma vie dans l’innocence ne me quite jamais, afin que je conſerve le déſir de vivre » !

Maman, il faut que j’aie cette certitude, car j’ai bien envie de vivre.

La Mere.

Tant mieux, pourvu que vivre & bien vivre ſoit la même choſe chez vous, comme chez toutes les perſones vertueuſes.

Emilie.

Cela va ſans dire.

(Elle continue.)

« Je regarderai la vie comme un bien paſſager, que je ferai valoir de mon mieux, afin de le rendre ſans regret, lorſque j’en aurai joui pour le bonheur des autres & pour le mien ».

Ah oui vraiment, il faut rendre.

« La vertu vaut mieux que la vie, puiſqu’il n’y a point de bonheur ſans elle, & que la vie ſans bonheur ne mérite pas d’être conſervée ».

Cela me paraît clair.

« Que plutôt je ceſſe de vivre que de faire le mal » !

C’eſt la conſéquence.

« Que je ne ſois jamais aſſez malheureuſe, pour être la cauſe même innocente de l’infortune des autres » !

Dieu m’en préſerve !

« La fauſſeté n’approchera point de mon cœur, le menſonge ne ſera point ſur mes levres, parce que je gagnerai à me montrer telle que je ſuis ».

Et moi auſſi, à ce que j’eſpere.

« Plus mes devoirs ſeront étendus & nombreux, plus mon cœur aura de ſujets de ſatisfaction ».

Et je n’aurai pas besoin de diſſipation ; n’eſt-ce pas ?… Ah, Maman, on va ſervir… Au milieu de ma Méditation !

La Mere.

Je n’avais pas prévu que vous en feriez en même temps le commentaire.

Emilie.

Eſt-ce qu’il vous a déplu ?

La Mere.

Pardonez-moi, je l’ai trouvé beau ; mais il n’a pas abrégé la lecture.

Emilie.

C’eſt qu’avec vous, ma chere Maman, je ſuis acoutumée à penſer tout haut.

La Mere.

Il me ſemble que votre penſée n’eſt pas défavorable à l’ouvrage.

Emilie.

Si peu, Maman, que je confiſque le livre à mon profit.

La Mere.

Allons, je ne peux rien contre la violence.

Emilie.

Cependant il n’y a rien de nouveau là dedans au moins. Je ſais tout cela, Maman ; c’eſt ce que nous diſons tous les jours, & ce que j’ai toujours éprouvé. Quand j’ai tort, je ſuis malheureuſe ; quand je ſuis contente de moi, je ſens le bonheur qui me court par le corps, & je ſais pourquoi. Quand je peux faire du bien à quelque choſe, je ſuis enchantée ; quand je vois quelqu’un ſoufrir, cela me fait de la peine, & c’eſt comme ſi c’était moi. Eh bien, voilà en trois mots tout ce que je viens de lire, excepté que je ne dis pas ſi bien.

La Mere.

Cela me prouve que l’auteur a bien connu les élémens du bonheur, puis que ſes principes ſont d’acord avec votre expérience. Si j’avais à leur reprocher quelque choſe, ce ſerait le vague que j’y trouve.

Emilie.

Qu’appellez-vous vague ?

La Mere.

C’eſt le contraire de la préciſion. Les maximes générales ſont inconteſtables. Perſone ne doute, par exemple, que le bonheur de l’homme ne repoſe ſur la vertu. Mais c’eſt dans l’application des maximes générales à notre ſituation particuliere, que conſiſte la ſcience de bien vivre ; & l’ouvrage de la vertu, à les ſuivre fidélement, quand même notre intérêt paſſager ou mal entendu & nos paſſions du moment ne ſeraient pas de cet avis-là. Dire ou écrire, ou lire & répéter ces maximes générales & inconteſtables, c’eſt n’avoir rien fait pour l’avancement de cette ſcience, la plus importante de toutes.

Emilie.

C’eſt-à-dire, la ſcience de bien vivre, n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Seulement celui qui dit mieux qu’un autre, qui exprime ces maximes d’une maniere plus heureuſe, avec plus de feu, plus de force, plus de ſenſibilité, mérite l’éloge d’un homme éloquent ; & c’eſt un fort bel éloge, mais ce n’eſt pas le premier de tous.

Emilie.

Ainſi ce n’eſt pas celui que vous préféreriez ?

La Mere.

Si un de vos freres me faiſait cette queſtion, je lui demanderais : Auquel de deux guerriers penſez-vous qu’on doive confier la défenſe de la patrie, à celui qui parle le mieux ſur l’uſage de chaque arme, ou à celui qui, ſans parler, ſait s’en ſervir avec le plus de dextérité & de courage ?

Emilie.

Mes freres répondraient, en braves ſoldats : Au dernier.

La Mere.

Parce qu’à la guerre il faut avoir fait ſes preuves, & que ces preuves ne peuvent conſiſter en paroles. Il en eſt de même de la vertu. Elle eſt l’arme tutélaire de notre innocence & de tous les biens les plus précieux qui nous ſont confiés. La vie d’un ſeul homme vertueux eſt plus inſtructive, plus contagieuſe, plus inflamatoire, ſi l’on peut s’exprimer ainſi, que tout ce que les plus beaux diſeurs peuvent écrire ſur la vertu.

Emilie.

Mais, Maman, l’un n’empêche pas l’autre ?

La Mere.

Vous avez raiſon. Bien dire n’empêche pas de bien faire ; mais l’un eſt tout autrement eſſentiel que l’autre.

Emilie.

Ainſi, Maman, tout conſidéré, vous n’aimez pas cet ouvrage ?

La Mere.

Comme vous allez vîte ! Nous n’en avons lu que quelques pages, & vous voulez que je juge, & même que je condamne ! Je crois ce livre fort bon ; ſeulement dans ce que nous venons de lire, je trouve plus de douceur que de force : voilà tout.

Emilie.

Eh bien, la douceur eſt agréable.

La Mere.

Sur-tout quand elle eſt relevée par un peu d’énergie & de force.

Emilie.

C’eſt votre paſſion, la force ; vous la voulez par-tout.

La Mere.

Voyez comme vous êtes injuſte ! Quand nous avons lu l’autre ſoir, avant de nous coucher, cette idylle de Geſſner, où Mirtile, par un beau clair de lune, va viſiter l’étang voisin…

Emilie.

Ah, je m’en ſouviens, Maman. Le calme profond de la nuit & le doux chant des roſſignols l’avaient retenu long-temps près de cet étang dans un raviſſement muet. Enfin il revient à ſa cabane, & trouve ſon pere endormi ſous le berceau couvert de pampres & adoſſé à la cabane. Et vous diſiez que cela faiſait tableau, & que vous voyiez d’ici ce vénérable vieillard, avec ſes cheveux blancs, couché ſur le gazon & éclairé par la lune. Et puis tout ce que ſon fils lui dit pendant qu’il dort ! Comme c’eſt beau ! Et vous diſiez que cet auteur avait un charme & une douceur inexprimables ; Et puis vous me permîtes de lire encore Amintas, & puis encore Titire & Ménalque, & Palémon, la plus belle de toutes ; & vous diſiez qu’il fallait que M. Geſſner eût été bien bon fils, & qu’il méritait d’avoir des enfans qui lui reſſemblent, puiſqu’il ſavait peindre la piété filiale avec des couleurs ſi touchantes. Et moi, je vous diſais le lendemain, qu’on dormait bien mieux, quand on avait fait une lecture comme celle-là…

La Mere.

Et m’avez-vous entendue reprocher à ces chantantes idylles de manquer de force ?

Emilie.
(embraſſant sa mere.)

Ah, Maman, j’ai tort, j’ai tort.

La Mere.

Je n’exige donc pas de la force là où elle ſerait déplacée ? Au reſte, nous pouvons aranger notre différend ſans nous brouiller. Vous m’avez pris mon livre, vous en lirez une Méditation tous les matins, ſi vous voulez. Et puis je vous donnerai, moi, les cahiers d’une femme d’un grand mérite de ma connaiſſance.

Emilie.

Qu’eſt-ce qu’il y a dans ces cahiers ?

La Mere.

Elle a fait l’extrait des vies des hommes illuſtres de Plutarque, à l’uſage d’une jeune perſone qui en a ſinguliérement profité. Vous ſavez ce que c’eſt qu’un extrait, & vous comprenez qu’elle a rapproché les traits les plus remarquables de tous les grands & vertueux perſonages de l’antiquité. Si cela vous convient, après chaque Méditation vous lirez un de ces extraits ; nous verrons lequel de ces deux ouvrages vous aimerez le mieux à la longue.

Emilie.

Cela s’appelle parler, Maman. Nous jugerons ce procès enſemble. Je parie qu’il y a de la force dans ces extraits ?

La Mere.

Ou, ſi vous voulez, de la ſève.

Emilie.

Mais pourquoi aimez-vous tant la force ou la ſéve ?

La Mere.

Parce que c’eſt elle qui vivifie & ſoutient tout dans la nature. La mort n’eſt que la ceſſation des forces de toute eſpece. Vous aimez à vivre, à ce que vous m’avez inſinué ; vous devez donc aimer la force autant que moi.

Emilie.

Mais comment, Maman, pouvez-vous l’aimer à ce point-là, vous qui n’avez pas plus de force qu’un ſerin, comme vous diſait Madame de Beltort ?

La Mere.

Plus on eſt privé de force phyſique, plus la force morale nous eſt chere & indiſpensable. Sans quoi que deviendrait-on ?

Emilie.

Oh, celle-là ne vous manque pas. Demandez plutôt à M. de Verteuil.

La Mere.

Et moi, je ne m’en trouve guere plus qu’à un ſerin, pour ne point quiter l’oiſeau favori de Madame de Beltort. Mais allons réparer nos forces phyſiques, & puis nous nous occuperons

à augmenter la maſſe de nos forces morales.

DIX-SEPTIEME
CONVERSATION.


Emilie.

Qu’il y a long-temps, ma chere Maman, que nous n’avons été aſſiſes l’une à côté de l’autre, tête à tête, & que ce temps a été cruel à paſſer ! Mais vous voilà, grâces à dieu ! hors de danger ; vos forces revienent à vue d’œil, & aujourd’hui ſur-tout vous me paraiſſez preſque radieuſe.

La Mere.

Il eſt certain que depuis plus de ſix mois je ne me ſuis pas ſentie auſſi bien… Auſſi je n’ai pas voulu avoir pendant cette ſoirée d’autre garde à côté de moi que mon enfant.

Emilie.

Dites votre enfant malheureux, qu’on a impitoyablement éloigné de vous. Quand vous avez été très-mal, il ne m’a pas été permis de vous voir. Quand vous avez été mieux, j’ai eu la permiſſion d’entrer, mais on m’a défendu de reſter ; de peur, ont-ils dit, de vous cauſer de l’atendriſſement. Ce n’eſt que depuis huit ou dix jours qu’il m’eſt permis de reſter un peu & de vous rendre quelque petit ſervice. Mais, grâces à dieu ! nous voici tête à tête. J’eſpere que perſone n’y trouvera plus à redire, & que vous ne ſoufrirez pas qu’on me renvoie, quand je me préſente à la porte.

La Mere.

Vous pouvez bien juger à quel point cette ſéparation forcée a été cruelle pour moi. Mais ne penſons plus au paſſé que pour nous réjouir de notre réunion. Ah, comme nous allons jaſer ensemble !

Emilie.

Ah non, ma chere Maman. On m’a bien recommandé de ne pas vous faire cauſer. Ils disent que cela pourait vous occaſioner une rechute.

La Mere.

Ils ne ſavent ce qu’ils diſent, ma chere amie. Vous pouvez les aſſurer que quand j’aurai cauſé une ou deux heures avec mon enfant, je me ſentirai beaucoup plus en vie, qu’après avoir avalé leurs potions & tout ce qu’ils pouraient inventer, pour me rendre mes forces. D’ailleurs, je me ſens très-bien aujourd’hui. J’ai pris ce matin l’air ſur ma petite terraſſe, pendant que vous étiez aux Tuileries. Les premiers beaux jours du printemps font tant de bien & ſont ſi agréables !

Emilie.

Ah oui… Je diſais : Ah, ſi Maman pouvait être là !

La Mere.

Et moi, je diſais : Ah, ſi j’avais mon Emilie, pour m’aider à faire le tour de ma terraſſe !

Emilie.
(en embraſſant ſa mere.)

La voilà, ma chere, ma bonne mere !

La Mere.

Mais au lieu de marcher, nous cauſerons. Et pour que le grand docteur n’ait rien à dire, je ne dépenſerai pas mon capital, je ne vivrai que ſur mon revenu.

Emilie.

Ah, c’eſt vrai, il vous l’a recommandé. Ce ſont ſes paroles ; je l’entends, c’eſt comme s’il parlait. Pourvu qu’il ne me reproche pas mon tête à tête !

La Mere.

Ne craignez rien. J’ai aſſez de force à préſent, pour vous défendre.

Emilie.

De quoi parlerons-nous, ma chere Maman ?

La Mere.

Je n’en ſais en vérité rien. Nous avons tant de choſes à nous dire & à nous demander réciproquement, que nous n’aurons pas fini de deux mois, & qu’il eſt bien naturel que nous ne ſachions par où commencer.

Emilie.

Quel eſt donc ce rêve que vous vouliez me dire il y a quatre ou cinq jours, quand notre charmante amie, Madame de Ternan, vous a défendu de pérorer ?

La Mere.

Ah, ce rêve ! Je m’en ſouviens : il m’a fait de la peine.

Emilie.

En ce cas, n’en parlons pas.

La Mere.

Oh, je n’en ſuis pas alarmée, à en perdre courage. Au contraire, je ſerai bien aiſe de vous le dire, & de ſavoir ce que vous en penſez.

Emilie.

En ce cas, voyons votre rêve, ma chere Maman.

La Mere.

J’ai vu dans mon rêve une jeune fille.

Emilie.

C’est moi, je parie.

La Mere.

Vous allez en juger. Elle pouvait avoir cinq à ſix ans…

Emilie.

Ah, ce n’eſt plus moi.

La Mere.

Je me ſentis pour cet enfant un intérêt ſi vif & ſi tendre, que je me mis à l’examiner avec une extrême attention. Je remarquai avec un plaiſir ſingulier, que, ſans avoir rien perdu des grâces & de la ſimplicité de l’enfance, cette jeune fille avait déja acquis un tact, un diſcernement, un jugement qui me paraiſſaient quelquefois ſupérieurs à ſon âge. Je crus m’apercevoir que cela venait de ce qu’elle cauſait continuellement avec ſa mere. Il régnait entre ſa mere & elle une ſi grande tendreſſe, une amitié ſi vraie & ſi intime, que le ſeul ſpectacle de leur maniere d’être enſemble me rempliſſait les yeux de larmes d’atendriſſement. Elles ne voulaient ſe quiter ni jour ni nuit.

Emilie.

Ne parlez pas avec tant d’émotion, ma chere Maman.

La Mere.

Quand la mere était obligée de donner quelque temps aux afaires de ſa maiſon ou à d’autres devoirs indiſpensables, elle en était atriſtée, & l’on voyait qu’elle ne cherchait qu’à ſe retrouver avec ſon enfant. Quand ſa mauvaiſe ſanté l’empêchait de ſuivre ſa fille à la promenade, & de partager ſes exercices du corps, c’était l’enfant qui s’en affligeait. Ses progrès en tout genre furent ſenſibles ; & lorſque l’étourderie & l’inconſéquence de ſon âge l’expoſaient à quelque écart, un mot, un regard de ſa mere, n’était pas dit, n’était pas lancé, que la jeune fille avait déja ſenti & réparé ſon petit tort. Une choſe qui me frapa, c’eſt que c’était toujours elle qui ſe reprochait ſes petites fautes la premiere, qui s’en accuſait à ſa mere ; & celle-ci était ordinairement réduite au rôle bien ſatiſfaiſant pour une mere, d’atténuer la faute, d’en chercher le côté excuſable, & de prendre, pour ainſi dire, ſon enfant ſous ſa protection contre ſa propre ſévérité. Le ſeul ſujet de déſunion que je pus remarquer entre deux perſones ſi étroitement liées, c’eſt que ſa mere ſe trouvait quelquefois dans la néceſſité de contrarier ſa fille ſur des goûts trop ſédentaires, & même ſur l’excès avec lequel elle ſe livrait à la lecture. Jamais, par exemple, elle ne voulait ſe coucher le ſoir, quoique les enfans aient beſoin de beaucoup de ſommeil ; & la ſeule preuve de tendreſſe qu’il ne fut pas au pouvoir de ſa mere de lui donner, c’était de ſe coucher auſſi tôt qu’elle.

Emilie.

En vérité, Maman, je n’oſe me flater de connaître cette jeune perſone.

La Mere.

Tout-à-coup je la perdis de vue dans mon rêve. Cela me fit une peine inexprimable. Je me tourmentai pour la retrouver ; je fis des éforts auſſi inutiles que pénibles, & je me lamentai de cette perte, à inquiéter mes gardes.

Emilie.

Maman, vous avez eu le cauchemar. On dit que cela arive dans les maladies. Cela fait bien du mal ; mais vous dormirez mieux cette nuit ; n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Enfin je la retrouvai, & je fis un cri de joie… J’eus d’abord quelque peine à la reconnaître ; elle avait ſinguliérement grandi.

Emilie.

Elle avait peut-être deux ans & demi de plus ? Etait-elle auſſi grande que moi ?

La Mere.

Je ne crois pas avoir aperçu une ligne de différence… Sa mere me parut auſſi extrêmement changée, & me fit beaucoup de peine à voir.

Emilie.

C’eſt toujours du cauchemar que cela.

La Mere.

Je les reconnus cependant à la même tendreſſe qui ſubſiſtait toujours entre elles ; mais le ton de la jeune perſone me parut changé, & n’avoir pas gagné au change. Je remarquai je ne ſais quoi de découſu dans ſa converſation, & même dans ſa conduite. Son attention paraiſſait ne ſe porter que ſur des objets & des diſcours frivoles. Sa mere en paraiſſait affligée ſans le témoigner ; & je me diſais : Qu’eſt donc devenue cette franchiſe que j’ai vu régner entre elles ? Enfin ma ſurpriſe fut à ſon comble, lorſque j’entendis la jeune perſone entretenir ſa mere pendant près d’une demi-heure de ce qu’avaient dit le matin les gardes & la bonne & la femme de chambre pendant leur déjeûner. Celle-ci avait reçu de ſa maîtreſſe une robe en préſent, & avait établi une grande conſultation avec la bonne & les gardes, pour ſavoir ſi elle en ferait une robe du matin ou une polonaiſe. Je crois que la jeune perſone elle-même avait été priée de donner ſon avis. Elle raporta le pour & le contre avec le plus grand détail, & la bonne mere écouta avec la plus grande patience le réſultat de cette délibération, c’eſt-à-dire, la choſe du monde la plus inſipide pour elle. Quant à moi, je fus ſi frapée de ce commérage…

Emilie.
(pleurant.)

Mais, Maman, ſi vous ſaviez comme on m’avait défendu de vous parler de rien qui pût vous appliquer, ou vous cauſer la plus légere émotion ! On m’avait menacée de ne me pas laiſſer entrer ici de huit jours, ſi je vous diſais quelque chose qui pût vous intéreſſer.

La Mere.

Comment, Emilie, eſt-ce que vous prétendez jouer un rôle dans mon rêve ? Ou ſi la jeune perſone vous a priée de parler à ſa place, & de vous charger de ſon apologie ?

Emilie.

Mais je crois, Maman, qu’elle en a beſoin.

La Mere.

Mon deſſein n’était pas de vous affliger, & vous me raſſurez beaucoup ſur ſon compte. Car je vis clairement que ſa pauvre mere (voyez un peu comme les meres ſont promptes à s’alarmer !) ſuppoſait que ſa fille, par je ne ſais quelle fatalité, avait tout-à-coup changé de caractere, & pris les habitudes & le caquetage des femmes de chambre.

Emilie.

C’eſt que vous n’avez pas rêvé le milieu, Maman.

La Mere.

Quel eſt donc ce milieu ?

Emilie.

C’eſt que cette mere, que vous avez bien raiſon d’aimer, tomba ſubitement malade & dans un ſi grand danger, que tout le monde la crut morte ; & cela dans un moment où tous ſes parens & amis étaient envoyage ou à la campagne. Ah, ſi vous aviez vu la déſolation & le déſordre de la maiſon ! Tout le monde ſe lamentait, perſone ne ſavait ce qu’il devait faire. Sa pauvre fille ſut là pendant pluſieurs jours, ſans qu’on prît garde à elle que pour la ranger dans un coin de la chambre de ſa bonne, d’où elle ne devait pas bouger. Quand ce danger fut paſſé, elle n’eut pas, comme je vous l’ai dit, la permiſſion de voir ſa mere, & elle n’eut pendant longtemps d’autre ſociété que celle des gardes & des femmes de chambre.

La Mere.

Vous m’inſpirez, ma chere amie, autant d’intérêt que de compaſſion pour cette jeune perſone ; mais vous me prouvez, auſſi par ce côté, combien une éducation publique, ſi elle était heureuſement inſtituée, ſerait préférable à l’éducation particuliere, puis que celle-ci peut expoſer un enfant à un abandon ſubit par le défaut d’une ſeule perſone.

Emilie.

Vous dites vous-même, Maman, que les enfans ſont comme la cire molle. Etes-vous étonée de trouver votre bâton de cire déformé, quand vous l’avez jeté par terre ?

La Mere.

Vous voulez dire, quand, malgré moi, ma main débile & défaillante l’a laiſſé échaper.

Emilie.

Cela eſt vrai ; c’eſt comme cela que je devais dire.

La Mere.

Je peux vous avoir dit que les enfans ſont, comme la cire, ſuſceptibles de bonnes & de mauvaiſes impreſſions ; & voilà pourquoi il eſt ſi important que les premieres impreſſions ne ſoient pas mauvaiſes. Mais quand les bonnes ſont reçues, il faut qu’elles durent & restent : car ſi le dernier venu peut toujours imprimer à la cire ce qu’il veut, elle prendra ſucceſſivement & indiſtinctement toutes les formes, bonnes ou mauvaiſes, & par conſéquent elle n’en gardera aucune, & ne ſera d’aucun prix. Je crois que la bonne cire ſe durcit à meſure qu’elle reçoit des impreſſions ſalutaires, & qu’il ne dépend plus de qui le veut, de les éfacer.

Emilie.

Croyez-vous donc, ma chere Maman, que tout ſoit éfacé chez cette pauvre fille ?

La Mere.

Je le crois ſi peu que, ſi je puis revoir fa mere en rêve, je la raſſurerai de mon mieux ſur le compte de ſonenfant, & j’eſpere lui prouver qu’elle s’eſt alarmée beaucoup trop vîtc

Emilie.

Que je vous aurai de l’obligation , ma chere Maman !

La Mere.

Je fais bien ce que ſa mere me dira ;

Emilie.

Quoi donc ?

La Mere.

Elle me dira d’abord que les femmes qu’elle a à ſon ſervice ſont des perſones d’une affection& d’une honêteté éprouvées, & que ſi leur ſociété ne peut pas être utile à l’éducation de ſa fille, elle ne redoute pas du moins que leur commerce lui ſoit nuiſible.

Emilie.

Oh, elle a bien raiſon, Maman.

La Mere.

Enſuite : Que, ſi elle s’eſt alarmée, ce n’eſt pas tant à cauſe du changement de ton de ſa fille ou de ſes ſujets de converſation, que de la perte de pluſieurs bonnes habitudes qu’elle lui connaiſſait, & qu’elle n’a plus retrouvées que pour le moins fort afaiblies.

Emilie.

Quelles habitudes, ma chere Maman ?

La Mere.

Par exemple, elle prétendait que ſa fille s’était convaincue de très-bonne heure de l’importance d’être exacte & toujours prête à la minute, ſoit pour ſes occupations, ſoit pour ſes amuſemens. C’était-là une excellente impreſſion qu’on avait donnée à cette cire. L’habitude contraire, outre les déſagrémens journaliers auxquels elle expoſe, peut entraîner les plus grands inconvéniens dans les occaſions eſſentielles. La jeune perſone paraiſſait donc avoir contracté, d’après ſa propre conviction, une exactitude à toute épreuve, & ſa mere la comptait déja au nombre de ses qualités & des impreſſions inéfaçables.

Emilie.

Eh bien ?

La Mere.

Eh bien, elle a cru s’apercevoir, dans la derniere partie de mon rêve, que cette qualité s’était éclipſée, que cette bonne habitude ne subſiſtait plus. D’où peut venir, me demandait-elle avec inquiétude, ce changement ? Pourquoi a-t-elle toujours autre choſe à faire, quand elle doit commencer celle qu’on lui propoſe ? Pourquoi lui faut-il un quart-d’heure, avant de s’y déterminer ? Comment arive-t-il que ſes occupations les plus habituelles lui paraiſſent toujours inattendues, & qu’elle ne ſoit jamais prête au moment convenable, elle qui était l’exactitude même ? Concevez-vous, continuait-elle, une cauſe à cette eſpece de diſtraction vague qui la fait ou lambiner ou bien agir avec précipitation, tandis qu’avant cette époque elle était toujours également éloignée de ces deux excès ?

Emilie.

Ne regardez-vous pas cela, ma chere Maman, comme une ſuite de cet ahuriſſement où elle eſt tombée pendant ce milieu fatal que vous n’avez pas rêvé ?

La Mere.

Je le croirai bien volontiers, ſurtout ſi cet ahuriſſement & ſes ſuites diſparaiſſent avec leur cauſe.

Emilie.

Oh vous pouvez être bien ſûre que cette petite fille fera tout ce qui dépend d’elle, pour raſſurer une mere qu’elle aime plus que ſa vie.

La Mere.

Cependant j’avais oui dire que ce défaut, qui n’avait jamais été le ſien, & dont la découverte imprévue a ſi fort affligé ſa mere, avait été récemment pouſſé bien loin.

Emilie.

Comment cela, Maman ?

La Mere.

Par exemple, elle s’était fait une loi invariable de ne jamais faire attendre une minute aucun marchand, aucun ouvrier. Car , tout enfant qu’elle était, elle ſentait l’injuſtice impardonable, de diſpoſer par caprice, par légéreté ou par dépenaillement & mauvais ordre, d’une portion de temps de cette eſpece d’hommes dont le temps fait toute la richeſſe. Si chacun, diſait-elle, a le droit de faire attendre un ouvrier dans ſon anti-chambre, & de lui faire perdre ſon temps, comment ce pauvre homme fera-t-il donc pour ſe tirer d’afaire & gagner ſa vie ? Il en perd déja aſſez en courant continuellement d’un bout de Paris à l’autre ; ſi l’on ſe permet encore de le faire attendre, il ſera bien à plaindre. Ceux qui commettent cette injuſtice, continuait-elle, ne prétendent pas pour cela payer plus cher ou être plus mal ſervis que les autres. Que reſte-t-il donc à l’ouvrier à qui l’on prend tous les jours un quart ou la moitié de ſa journée ? Le ſeul parti, de regagner le temps perdu fair la viteſſe & la négligence du travail ; la néceſſité par conſéquent de faire mal. Car la dépendance où le pauvre eſt du riche & l’ouvrier de celui qui l’emploie, lui interdit toute plainte, toute remontrance ; & voilà comment l’injuſtice & l’inſenſibilité du riche détériorent le travail du peuple & corrompent ſon caractere. — Ces réflexions ſenſées faiſaient bien du plaiſir à la mere de la part de ſon enfant.

Emilie.

Dites-vous, Maman, qu’elle faiſait ces reflexions, ou bien qu’elle se conduiſait comme ſi elle les avait faites ?

La Mere.

Peut-être ſa mere faiſait-elle les réflexions, & la fille ſe conduiſait en conſéquence.

Emilie.

Qu’elle ait été en état de les faire, ou qu’elle les doive à ſa mere, il n’eſt : pas poſſible, Maman, qu’elle les ait oubliées.

La Mere.

Et malgré cette impoſſibilité, il m’a été aſſuré qu’un pauvre ouvrier, après avoir attendu un gros quart-d’heure, avait été renvoyé hier avec ſon ouvrage & remis au lendemain, & par conséquent obligé à deux courses au lieu d’une.

Emilie.

Ah, c’eſt vrai, Maman. C’était mon cordonier qui m’apportait une paire de ſouliers ; mais je vous aſſure qu’il n’a pas attendu plus de dix minutes.

La Mere.

Mais la perte du temps ne conſiſte qu’en perte de minutes.

Emilie.

Je ſuis ſortie de ma chambre, & je lui ai dit : Monſieur Quintal, j’en ſuis bien fachée ; mais pourquoi venez-vous l’après midi ? Je ſuis embaraſſée en ce moment ; il n’eſt pas poſſible que je me faſſe chauſſer.

La Mere.

Qu’a-t-il dit à cela ?

Emilie.

Il m’a dit : Que cela ne vous fâche pas, Mademoiſelle ; je reviendrai après demain à dix heures du matin ſans faute.

La Mere.

Il ſait ſans doute mieux chauſſner qu’il ne ſait parler.

Emilie.

Pardonez-moi, Maman ; il a été fort poli.

La Mere.

C’eſt ce que je lui reproche. Moi, à la place de Monſieur Quintal, je vous aurais dit tout doucement : Savez-vous, Mademoiſelle, quelle diſtance il y a de la rue Saint-Sauveur à la chauſſée d’Antin ? Eſſayez une fois de venir à pied de votre maiſon dans ma boutique, pour vous faire chauſſer ; & je vous dirai : Je n’en ai pas le temps aujourd’hui, revenez demain. Nous verrons ſi vous ſerez bien contente d’avoir fait votre courſe inutilement. Il n’y a cependant pas plus loin de la chauſſée d’Antin à la rue Saint-Sauveur que de la rue Saint-Sauveur à la chauſſée d’Antin, & je vous ai reçue tout de ſuite, dans ma boutique, c’eſt-à-dire, dans la piece d’honeur de ma maiſon, ſans vous faire attendre dans une antichambre ou dans un corridor. Apparemment, aurais-je ajouté, que vous compter me payer un tiers en ſus du prix, pour tout le temps que vous me faites perdre. Si je ne ſuis pas venu ce matin, c’eſt que j’ai trouvé par-tout des perſones auſſi juſtes que vous ; dans chaque maiſon on m’a fait attendre, & pendant ce temps-là ma femme & mes cinq enfans attendent après le pain que vous & vos pareils leur enlevez.

Emilie.

Ah, ma chere Maman, voilà une cruelle leçon ! Je vous promets bien qu’il ne perdra plus de ſa vie une minute avec moi, ni lui, ni perſone.

La Mere.

Et moi, je me réjouirai d’avoir retrouvé mon Emilie telle que je l’avais perdue, & de n’être pas dans le cas de partager les inquiétudes de cette pauvre mere de mon rêve.

Emilie.

Il eſt bien juste, ma chere Maman, que vous n’ayez que des ſujets de ſatiſfaction, après tant de dangers & de ſoufrances.

La Mere.

Quels étaient donc ces embaras, ma chere amie, qui vous forcerent de faire attendre & de renvoyer votre cordonier ?

Emilie.

Vous ſavez bien, Maman, que M. de Gerceuil, au ſortir de chez vous, vint dans ma chambre avec ma tante.

La Mere.

Vraiment, je l’avais oublié. Et vous apporte-t-il toujours des oranges ?

Emilie.

Oh, nous ne ſommes plus ſi enfans, lui & moi. Mais il me dit qu’il était bien aiſe de me voir, & qu’à préſent nous pouvions jaſer enſemble, puis que vous vous portiez très-bien, & que cela irait mieux de jour en jour. Il avait ſon air ordinaire pour la premiere fois : car depuis ſon retour il paſſait toujours devant moi avec un air ſombre & ſans me parler. Savezvous, me dit-il, que c’eſt aujourd’hui le dernier du mois ? Si Meſſieurs vos freres étaient ici, & que votre Maman fut aſſez forte, il y aurait eu un exercice , & vous ſeriez peut-être actuellement décorée de la croix. Moi, je lui répondis que j’y penſais, quand il m’avait fait l’honeur d’entrer chez moi & que j’étais ſur le point de faire faire un exercice à ma poupée, à la petite s’entend, que nous appellons la niece ; vous ſavez bien, Maman ? Il me dit que c’était à merveille, que nous ne pouvions mieux célébrer la convaleſcence de Maman à la fin du mois. Que je ſerais la gouvernante, que la niece ou la petite poupée répondrait à mes queſtions, & que lui il ferait le rôle de mon frère le Chevalier, & tâcherait de gagner la croix.

La Mere.

A la poupée ? Et vous dites qu’il n’y a plus d’enfant ? Allez, votre ami aux oranges le fera à quatre-vingts ans.

Emilie.

C’eſt ce que ma tante lui diſait.

La Mere.

Je parie qu’elle a hauſſé les épaules, votre tante.

Emilie.

Un peu, Maman ; mais elle a eu la complaiſance d’aſſiſter à l’exercice.

La Mere.

Mais qui répondait donc pour la petite poupée ?

Emilie.

C’eſt moi, Maman, qui répondais pour elle & qui ſouflais encore M. de Gerceuil : car il faiſait ſemblant de ne rien ſavoir, & je vous aſſure que, ſans moi, il n’aurait pas gagné la croix.

La Mere.

Ainſi il l’a gagnée parſupercherie, & vous avez fait une injuſtice criante à votre poupée ?

Emilie.

Il eſt vrai, Maman, que les choſes ne ſe font pas paſſées bien loyalement. Mais je crois qu’on peut faire une injuſtice, ſans conséquence, à une petite fille qui n’a qu’un cœur de carton,

La Mere.

Je vois que vous deviez avoir bien des afaires à la fois. Faire d’abord les demandes, & puis les réponſes pour la petite, & en ſoufler encore à un ignorant, qui répondait peut-être tout de travers.

Emilie.

Tout juſte, Maman, vous y êtes.

La Mere.

Et quel était l’objet de l’exercice ?

Emilie.

Oh, Maman, c’était ſérieux. Il ſ’agiſſait des cinq ſens.

La Mere.

Vous avez raiſon ; voilà un ſujet ſérieux & grave. Je ſuis bien fâchée de ne m’être pas trouvée à cet exercice. J’aurais appris, entre autres parjùcularités, comment on peut faire trois rôles à la fois.

Emilie.

Cela n’eſt pas bien difficile, ma chere Maman. Voulez-vous en voir un échantillon ?... Mais non, cela vous fatiguerait peut-être.

La Mere.

Au contraire, cela me reposera.

Emilie.

Eh bien, ma chere Maman, quand je ſerai la gouvernante, je me tiendrai à votre droite ; puis je paſſerai à votre gauche, pour faire la niece ou la poupée ; & quand je me placerai devant vous, ce fera pour ſoufler M. de Gerceuil, qui fait mon frere le Chevalier.

La Mere.

Je crois qu’il faut d’abord retrancher ce dernier rôle. Outre que je ne me ſoucie pas qu’il gagne encore une fois la croix ſans l’avoir méritée, il pourait embrouiller notre exercice de façon que ma faible tête fût hors d’état de le suivre.

Emilie.

A la bonne heure, cela rendra mon

afaire bien aisée. C’eſt domage que je n’aie pas le temps de tirer la petite de ſa boîte. Je la mettrais là à votre gauche, & ce ſerait comme hier.

La Mere.

Il n’y manquerait alors que le grand enfant, pour faire le rôle de votre frere.

Emilie.

S’il vient, Maman, vous verrez qu’il le prendra tout de ſuite.

La Mere.

En attendant, vous avez parfaitement remédié à l’abſence de la poupée. En changeant de côté, suivant le rôle, vous me préserverez de tout danger de m’embrouiller.

Emilie.
(commence. ).
La Gouvernante.

Je crains bien, Mademoiselle, que vous ne brilliez pas beaucoup aujourd’hui. Vous ne manquez pas d’esprit, mais vous y avez une certaine pareſſe qui vous fait tort.

La Poupée.

Mais non, ma bonne, ce n’est pas pareſſe. Mais c’eſt qu’il y a des choſes que je comprends bien, qui me frapent tout de ſuite, & d’autres que je n’entends qu’à-peu-près. Dites-moi pourquoi je ne comprends pas tout.

La Gouvernante.

Dites-moi pourquoi vous pouvez atteindre avec votre main juſqu’à ce buſte de Henri IV, qui eſt placé là ſur cette cheminée.

La Poupée.

C’eſt que c’eſt à ma portée.

La Gouvernante.

Et pourquoi ne pouvez-vous pas atteindre aux bobêches qui ſont dans les bras ?

La Poupée.

C’eſt que je ne ſuis pas aſſez grande.

La Gouvernante.

Eh bien, c’eſt la même raiſon qui fait que vous comprenez de certaines choſes, & que vous n’en entendez pas d’autres.

La Poupée.

Comment, parce que je ne ſuis pas aſſez grande ?

La Gouvernante.

Sans doute, Mademoiſelle. L’eſprit a beſoin de ſe fortifier & de s’étendre comme le corps. Quand il eſt jeune, il n a pas encore toute ſa hauteur, il ne peut pas aller au delà d’une certaine portée ; entendez-vous ?

La Poupée.

Ma bonne, je ne ſavais pas cela.

La Gouvernante.

C’eſt que vous ne réfléchiſſez jamais.

La Poupée.

Je ſuis jeune, ma bonne ; mon eſprit ne peut pas aller au delà d’une certaine portée.

La Gouvernante.
Soit. Mais cette portée il faut l’étendre tous les jours.
La Poupée.

Je ne demande pas mieux, ma bonne.

La Gouvernante.

Je le crois ; mais vous voudriez que cela vint en dormant.

La Poupée.

Je ſais bien que cela ne peut pas venir en dormant, ma bonne.

La Gouvernante.

Pourquoi pas ?

La Poupée.

C’eſt que quand on dort, on ne voit pas, on n’entend pas, & l’on n’a point d’idées.

La Gouvernante.

Par où l’esprit reçoit-il donc ſes idées ou ſes connaiſſances ?

La Poupée.

Par les ſens.

La Gouvernante.

Et combien y a-t-il de ſens ?

La Poupée.

Il y en a cinq.

La Gouvernante.

Je ne vous demande pas leurs noms ; c’eſt trop commun.

La Poupée.

Je les ſais pourtant au bout de mes cinq doigts.

La Gouvernante.

Il ſerait beau voir que vous ne les ſuſſiez pas !

La Poupée.

Si vous me fâchez, je vous les nomme l’un après l’autre.

La Gouvernante.

Je n’en veux pas entendre parler.

La Poupée.

A la bonne heure, ce ſera pour une autre fois.

La Gouvernante.

Et pourquoi dites-vous qu’on n’a point d’idées, quand on ne voit pas, quand on n’entend pas ?

La Poupée.
C’eſt que je le crois.
La Gouvernante.

Quand je ferme les yeux, je ſuis aveugle, au moins pendant le temps que je les tiens fermés. Eſt-ce que je n’ai point pour cela l’idée des couleurs, du bleu, du jaûne, du rouge, du verd ?

La Poupée.

Vous en avez l’idée, ma bonne, parce que vous en avez vu auparavant, & qu’on vous a appris à les diſtinguer.

La Gouvernante.

Et ſi j’étais aveugle de naissance, je ne pourais donc pas me former une idée des couleurs ?

La Poupée.

Non, ma bonne.

La Gouvernante.

Ni de la lumière, ni du jour, ni des rayons du soleil ?

La Poupée.

Non, ma bonne.

La Gouvernante.

Ni de la forme d’aucun objet ?

La Poupée.

Pardonez-moi, ma bonne. Je puis me faire une idée de la forme, en la touchant ; ainſi je connais votre main avec ſes cinq doigts, parce que je l’ai touchée de tous les côtés. Mais ſi j’étais aveugle, vous me diriez qu’elle eſt blanche, & je ne ſaurais ce que cela veut dire.

La Gouvernante.

Vous avez raiſon. — Vous voyez bien, Mademoiſelle, quand vous dites bien, que je vous rends justice.

La Poupée.

Grand merci, ma bonne.

La Gouvernante.

Mais, quand j’ai le malheur d’être aveugle par accident, comment puis-je me faire une idée des couleurs que je ne vois plus ?

La Poupée.

C’eſt qu’apparemment vous en jugez comme un aveugle des couleurs. Point de plaiſanterie ; s’il vous plaît. Vous prenez mal votre temps, quand il s’agit de parler ſérieuſement & de réfléchir.

La Poupée.

C’eſt, ma bonne, que vous vous formez une idée des couleurs d’après votre ſouvenir. On vous dit qu’une étofe eſt rouge, & vous vous rappellez comment était cette couleur dans le temps que vous pouviez la voir.

La Gouvernante.

Voilà ce qui s’appelle répondre. Ainſi pour former des idées, il ne faut pas ſeulement des ſens, il faut de la mémoire ?

La Poupée.

Sans doute, ma bonne.

La Gouvernante.

Et la mémoire ſupplée à la préſence des objets ?

La Poupée.

Vous voulez dire qu’elle tient lieu de leur préſence ?

La Gouvernante.

C’eſt cela. Et ſi je n’avais point de mémoire, pourais-je me former des idées ?

La Poupée.

Je ne le crois pas, ma bonne.

La Gouvernante.

Je commencerais une phraſe, & avant de l’avoir achevée, je ne me ſouviendrais déja plus de ſon commencement.

La Poupée.

Et adieu les idées de ma bonne !

La Gouvernante.

Vous voyez donc bien que la mémoire ou la faculté de retenir les impreſſions reçues, eſt comme un ſixième ſens, ſans lequel les cinq autres ne ſerviraient pas à grand chose.

La Poupée.

Oui, ma bonne. Elle eſt comme la gardiene de la maiſon, qui a les proviſions ſous ſa clef.

La Gouvernante.

Vous dites bien, mon chou ; venez que je vous embraſſe.

La Poupée.

Et ſi j’étais ſourde de naiſſance ?

La Gouvernante.

Vous ne pouriez vous former aucune idée des ſons, ni par conſéquent des langues, qui ne ſont que des ſons modifiés de mille manières diverſes.

La Poupée.

Je ne pourais donc pas parler, ma bonne ?

La Gouvernante.

Les enfans n’apprenent à parler qu’en imitant les ſons de ceux qui les élèvent, & en retenant la ſignification qu’on y atache. Or, ſi vous n’avez jamais entendu un ſon, comment ferez-vous pour l’imiter ?

La Poupée.

Tous les ſourds de naiſſance ſont donc muets ?

La Gouvernante.

Sans doute.

La Poupée.

Mais, ma bonne, ce n’eſt pourtant pas avec les oreilles qu’on parle ?

La Gouvernante.

Ils sont muets, parce qu’ils ne ſavent pas qu’ils peuvent parler, & qu’il ne reſte aucun moyen de le leur faire ſavoir.

La Poupée.


J’en suis bien fâchée pour eux, ma bonne. Et tous les muets ſont-ils pareillement sourds ?

La Gouvernante.

Si vous vouliez réfléchir, vous m’épargneriez ces queſtions. On peut être muet par quelque vice ou obſtacle dans l’organe de la parole, qui n’influe en rien ſur l’organe de l’ouïe, entendez-vous ? Que cet obſtacle ſoie durable ou passager ? qu’il puiſſe fe détruire ou non, il ne vous empêche point d’entendre.

La Poupée.

C’eſt clair, ma bonne.

La Gouvernante.

Quand vous ſerez plus avancée, je vous mènerai chez M. l’Abbé de l’Epée, pour aſſiſter aux exercices des ſourds, & muets de naiſſance.

La Poupée.

Je ne connais pas ce monſieur. Qu’eſt ce qu’il fait donc de bon ?

La Gouvernante.

C’eſt un citoyen qui s’eſt généreuſement dévoué à l’inſtruction de ces infortunés qui ſont privés de l’ouïe & de la parole. Il a formé une école en leur faveur, où il leur apprend par des ſignes à comprendre les diſcours qu’ils ne peuvent entendre, à y répondre par écrit, & même à parler.

La Poupée.
Oh, ma bonne, je voudrais voir cela.
La Poupée.

Comme je ne l’ai pas encore vu moi-même, il faut attendre que votre eſprit ſoit à la hauteur des bobèches.

La Poupée.

Je ne vous entends pas, ma bonne.

La Gouvernante.

C’eſt-à-dire, qu’il ait dépaſſé le buſte de Henri IV.

La Poupée.

Je ne vous entends pas, ma bonne.

La Gouvernante.

Tête de linote ! Vous avez déjà oublié, ce que nous avons dit ſur ce que votre main peut ou ne peut pas atteindre.

La Poupée.

Ah, je m’en ſouviens, ma bonne.

La Gouvernante.

Ne l’oubliez donc plus.

La Poupée.

Je ſuis toujours bien aiſe, ma bonne, d’avoir cinq ſens. Cela eſt bien commode. Cela apporte bien des idées à l’eſprit. Et puis la mémoire les lui garde. Et puis il les tourne & les retourne en tout ſens, & fait des raiſonemens à perte de vue. Mais, ma bonne, qu’eſt ce que c’eſt que l’eſprit ?

Emilie.
( après une pause. ).

Maman, qu’eſt-ce qu’il faut répondre ?.. J’avais bien beſoin de lui faire cette queſtion !.. Je me ſuis embourbée là, comme une franche étourdie… Il ſerait pourtant bien honteux pour une gouvernante de reſter court vis-à-vis d’une morveuſe.

La Mere.

Mais cela m’arive tous les jours avec vous. M’en voyez-vous honteuſe ?

Emilie.

Mais il ne tenait qu’à moi de lui faire demander toute autre choſe.

La Mere.

C’eſt donc un grand malheur de

dire : Je ne fais pas cela ? Moi, je lui aurais répondu tout ſimplement : Mon chou, cette queſtion a embaraſſé de plus grands eſprits que vous & moi. Elle n’eſt pas ſeulement au deſſus du buſte de Henri IV, mais même au deſſus de la bobèche. Ainſi laiſſez-moi en repos.

Emilie.

Entendez-vous, petite morveuſe ? Je vous y répondrai en temps & lieu. Aujourd’hui j’en ai aſſez, & vous m’avez haraſſée.

La Mere.

C’eſt ſans doute pour conſerver la morgue de gouvernante, que vous lui faites cette promeſſe ? Au reſte, je vous crois, quand vous vous dites haraſſée. Vous devez être en nage. Je ne me doutais pas qu’un exercice de poupée fut une choſe ſi laborieuſe. Faire la maîtreſſe & l’écoliere à la fois ! Changer à chaque inſtant de place & de ton !

Je vous assure, ma chere amie, que vous avez gagné bien des croix, ſans vous excéder à ce point.

Emilie.

Il ne s’agit, comme vous voyez, ma chere Maman, que d’un demi-tour à droite ou à gauche, ſuivant qu’on eſt maîtreſſe ou écoliere.

La Mere.

Oui ; mais changer de voix comme de place ! Cela doit fatiguer, ſur-tout la petite ayant la voix ſi claire.

Emilie.

C’eſt qu’elle eſt encore bien jeune. Il fallait bien marquer la différence des perſonages.

La Mere.

La viteſſe dont vous changiez de Voix & de rôle, m’a fait faire une bonne épreuve de la bonté de ma tête. Je vous aſſure que je ne l’aurais pas ſoutenue, il y a trois ou quatre jours.

Emilie.

Ah, ma chere Maman, je vous ai fatiguée peut-être !

La Mere.

Au contraire, vous m’avez fait grand plaiſir. Mais ſi la petite a répondu hier comme aujourd’hui, je ne conçois pas comment vous avez eu le cœur de la fruſtrer de la croix.

Emilie.

Oh, hier elle répondait tout de travers, parce que je voulais faire gagner la croix à mon frere, le Chevalier. Vous ſavez bien qui je veux dire ?

La Mere.

Tenez, voilà qu’on vient nous ſéparer. Votre ſouper eſt ſervi.

Emilie.

Quoi, déja ?

La Mere.

Il n’y a ſi bonne compagnie qui ne ſoit obligée de ſe ſéparer.

Emilie.

Voilà le mal.

La Mere.

Mais bientôt nous nous réunirons pour ne plus nous quiter.

Emilie.

Dormez donc bien, ma chere Maman, pour que ce moment arive vîte, vîte. J’eſpere au moins qu’on ne me reprochera pas ma pauvre petite ſoirée d’aujourd’hui.

La Mere.

Allez, ma chere amie, & dormez ſans inquiétude… Bon ſoir, bon ſoir, ma chere Emilie… Ah, revenez, que je vous embraſſe encore une

fois !

DIX-HUITIEME
CONVERSATION.


La Mere.

Ah, vous voilà de retour, Emilie ! Eh bien, comment tout cela s’eſt-il paſſé ?

Emilie.

A merveille, Maman, à merveille.

La Mere.

Contez-moi cela, je vous prie.

Emilie.

D’abord en arivant chez le pere Noël, je l’ai trouvé ſur l’eſcalier qui venait au devant de moi. Il avait un habit tout neuf ; il était beau, Maman, comme un patriarche. Il m’a dit : Mademoiſelle, je reconnais bien les bontés de Madame votre mere, qui vous permet d’honorer la noce de ma fille de votre préſence. Vous aſſiſterez à la bénédiction nuptiale, & votre préſence leur attirera la bénédiction divine : car les prieres des enfans, comme vous, ſont d’une grande efficacité. Je ſuis entrée, j’ai trouvé toute la noce aſſemblée. Les mariés ſe ſont avancés vers moi. Je vous aſſure, Maman, que Babet était bien jolie. Elle avait un air ſi modeſte, & ſon prétendu eſt ſûrement un brave garçon. J’ai tiré les deux gobelets d’argent de la poche de mon tablier, & je les ai priés de les accepter pour leur ménage. Quand ils ont vu les chifres d’Etienne Herſelin & d’Eliſabeth Noël, & quand on leur a expliqué que c’étaient les chifres de leurs noms confondus enſemble, Babet a voulu me baiſer la main, & m’a demandé de faire graver mon chifre ou mes armes de l’autre côté, afin, diſait-elle, de pouvoir ſe glorifier de ſes gobelets toute ſa vie. Je l’ai embraſſée, & Madame la Maréchale eſt entrée. Oh, Maman, c’est une dame vraiment reſpectable. Comme elle a grand air, tout âgée qu’elle eſt ! Tout le monde était embaraſſé & ne ſavait où ſe fourer ; le pere Noël ſeul, avec ſon air de patriarche, n’a pas perdu contenance. Comment, a-t-il dit, Madame la Maréchale, vous venez dans ce taudis ſans nous prévenir ? Vous voulez reſſembler en tout à notre Seigneur, qui ne dédaignait pas, dans l’occaſìon, d’entrer ſous le toit humble du pauvre, afin de manifeſter ſa bonté divine. Vous n’y penſez pas, pere Noël, a répondu Madame la Maréchale. Etienne Herſelin est mon filleul, il eſt né chez moi. Son pere, Pierre Herſelin, a été mon jardinier pendant trente ans. Il a ſuccédé à ſon pere. C’eſt un Herſelin de la vieille roche pour la probité, le travail & la bonne conduite. J’ai fait ſon mariage avec votre fille sur ſa réputation & ſur la vôtre, & je ne viendrais pas aſſiſter à la noce !

Après cela elle a ſalué tout le monde. Elle a voulu savoir le nom & le degré de parenté de chacun. Tout le monde a voulu lui baiſer la main. Elle a embraſſé la mariée. Elle m’a fait auſſi l’honeur de m’embraſſer, & m’a dit... mais avec une bonté !.. qu’elle était bien aiſe de faire connaiſſance avec moi, & qu’elle eſpérait vous convaincre, Maman, que nous étions voiſines, puiſqu’il n’y avait pas cinq quarts de lieue de votre maiſon à ſon château.

La Mere.

Et qu’avez-vous dit à tout cela ?

Emilie.

Maman, j’ai fait une profonde révérence, comme vous me l’aviez recommandé, dans le cas où elle viendrait à la noce. Mais quand vous ne me l’auriez pas dit, je l’aurais fait également : car je me ſuis ſenti tout de ſuite une grande vénération pour elle.

La Mere.

C’eſt un ſentiment que tous ceux qui la connaiſſent, partagent avec vous.

Emilie.

Après cela on s’eſt mis en marche vers la paroiſſe. Madame la Maréchale y avait déja envoyé ſon caroſſe. Elle a voulu être de la proceſſion. Elle a mis le pere Noël entre elle & moi, & nous avons marché derriere les nouveau-mariés. Chemin faiſant, elle m’a dit, qu’elle ne ſortirait pas du village, ſans vous avoir vue, parce qu’elle avait une grâce à vous demander. Le pere Noël a dit auſſi qu’il fallait bien que la noce allât vous rendre ſes reſpects, puiſque votre ſanté ne vous avait pas permis de l’honorer de votre préſence.

La Mere.

Ainſi il faudra nous attendre à recevoir bien du monde cette après-midi ?

Emilie.

Sans compter peut-être les brioches, les fruits & les fleurs ; car une noce de jardinier eſt bien riche en tout cela.

La Mere.

Sur-tout quand c’eſt le jardinier de Madame la Maréchale. Après ?

Emilie.

Nous ſommes arivés à l’égliſe dans le plus bel ordre. C’était, je vous aſſure, Maman, une proceſſion à voir, ſur-tout par le beau ſoleil qu’il fait. Tout le bas clergé était rangé dans le chœur en habit de cérémonie, pour faire honeur au pere Noël qui eſt fort conſidéré, comme vous ſavez. Monſieur le Curé eſt ſorti de la ſacriſtie, il a ſalué Madame la Maréchale. Il a donné la bénédiction nuptiale aux mariés, & leur a fait une très-belle exhortation.

La Mere.

Qui a fait pleurer tout le monde ?

Emilie.

Tout le monde, non ; mais le pere Noël s’eſt eſſuyé les yeux deux ou trois fois. Pour le marié, je n’ai pas pu le voir ; mais Babet, Maman, de puis l’inſtant qu’elle s’eſt approchée de l’autel, a pleuré, oh, elle a pleuré l ſes yeux étaient deux fontaines.

La Mere.

Et vous ?

Emilie.

Moi, Maman, je n’ai pas pleuré J mais j’étais bien attentive.

La Mere.

Cependant vous avez abrégé le récit des cérémonies de l’égliſe, plus que je ne comptais. J’eſpérais que vous ne me feriez pas grâce d’une ſalutation, d’une inclination de tête, d’une atitude.

Emilie.

C’eſt que j’ai craint de vous ennuyer peut-être... Et puis, le plus beau n’eſt pas encore venu.

La Mere.

Voyons donc le plus beau,

Emilie.

Après la cérémonie nous ſommes retournés à la maiſon du pere Noël dans le même ordre, excepté Madame la Maréchale, qui a dit qu’elle avait une viſite à faire dans le voiſinage, mais qu’elle allait bientôt revenir. Nous avons trouvé un très-bon déjeûner ; il y avait des petits pâtés excellens.

La Mere.

Eſt-ce là le plus beau ?

Emilie.

Un peu de patience, ma chere Maman, je vous en prie. Monſieur le Curé eſt arivé. Tout le monde l’a entouré, comme de raiſon. Il a dit : « Ecoutez-moi, Etiene Herſelin, & vous, Eliſabeth Noël. Madame la Maréchale, dont les largeſſes & les charités font la conſolation & la bénédiction de tout ce canton, me charge de vous remettre un contrat de cinq cens livres de rente, comme un préſent de noces de ſa part. Sachez que la majeure partie de ceux qui travaillent à la vigne du Seigneur en ce royaume, ne jouit pas d’un revenu auſſi conſidérable, que celui que vous devez à la grande généroſite de votre bienfaitrice. Mais comme ſa ſageſſe égale ſa bonté, elle ne veut pas que ce revenu ſerve aux beſoins de votre ménage, & par conſéquent à vous rendre moins laborieux : vous devez pourvoir à vos beſoins par le fruit de votre travail ; c’eſt la loi du Seigneur. Madame la Maréchale veut que la rente dont elle vous gratifie, ſoit employée tous les ans, d’après mon conſeil & notre commune déciſion, à l’acquiſition de quelque portion de terre à votre bienſéance, & qui puiſſe vous ſervir, avec le temps, de propriété & de retraite dans vos vieux jours, afin que ſi votre mariage eſt béni, comme nous l’eſpérons, ces portions de terre puiſſent devenir l’héritage de vos nombreux enfans, & vous rendre cher votre état, auquel dieu a particuliérement ataché ſa bénédiction, par le contentement qui en eſt le partage, par la pureté & l’innocence des mœurs, la ſécurité d’une bonne conſcience, la ſanté du corps & de l’ame ».

La Mere.

Vous avez raiſon, ma chere amie, voilà ſans contredit le plus beau, & je ſuis bien aiſe que vous l’ayez ſi bien retenu.

Emilie.

Vous ſavez bien, Maman, que je retiens volontiers ce que dit notre Paſteur. J’ai trouvé, comme vous, ce diſcours fort beau ; auſſi il a fait pleurer Babet de plus belle. Monſieur le Curé l’a fini, en leur mettant la main ſur la tête, & en leur diſant : Que dieu vous la conſerve… c’eſt-à-dire, la ſanté du corps & de l’ame. Béniſſez le nom de dieu & de votre bienfaitrice.

La Mere.

C’eſt ce qu’ils ont fait apparemment ?

Emilie.

Tout le monde a comblé Madame la Maréchale de louanges & de bénédictions ; & en vérité, Maman, je commence à croire qu’elle ne s’eſt abſentée que pour n’en être pas témoin, & pour laiſſer à Monſieur le Curé le temps de faire ſa commiſſion.

La Mere.

Eſt-elle reſtée long-temps abſente ?

Emilie.

Plus d’une heure. Je ſuis même partie avant ſon retour, mais je l’ai rencontrée dans la rue qui revenait. Elle a fait arrêter ſon caroſſe, & m’a dit : Quoi, vous quitez déja la noce ? Cela n’eſt pas bien. Mais j’eſpere vous revoir bientôt & pour plus long-temps. Ainſi, Maman, attendez-vous à la voir ariver ici tantôt avec toute la noce.

La Mere.

Oh non, vous ne la verrez plus aujourd’hui ; car elle fort d’ici. Tout le temps que vous avez paſſé chez le pere Noël après l’égliſe, elle l’a paſſé ici.

Emilie.

Pourquoi donc m’a-t-elle dit : J’eſpere vous revoir ? Et cette grâce, Maman, qu’elle ſe propoſait de vous demander ?

La Mere.

Ah, cette grâce ! C’en eſt une qu’elle veut vous acorder.

Emilie.

Comment donc ?

La Mere.

Elle aura Dimanche prochain toute la noce chez elle, & elle déſire que nous en ſoyons, vous & moi, & que nous lui menions notre Paſteur.

Emilie.

Ah, Maman, faiſons cela. Nous aurons d’abord un agréable voyage avec notre brave Paſteur, ſans compter la journée...

La Mere.

Qui aura bien ſon prix, n’eſt-ce pas ? Et ſi ma ſanté ne me permet pas d’y aller, elle veut toujours que je vous envoie avec Monſieur le Curé & votre bonne.

Emilie.

Et avez-vous acordé cette grâce ?

La Mere.

Comment refuſer quelque choſe à une femme íì reſpectable ?

Emilie.

Je croîs, ma chere Maman, que je puis prendre la moitié de la reconnaiſſance ſur mon compte.

La Mere.

Vous penſez donc que cette journée vous amuſera ?

Emilie.

Oh beaucoup ; je vous en donne ma parole avec toute confiance.

La Mere.

Cependant il me ſemble que vous êtes partie ce matin pour la cérémonie, d’un air beaucoup plus gai que celui que vous en rapportez.

Emilie.

Cela peut être, Maman. C’eſt que je croyais un jour de mariage beau-coup plus gai en effet.

La Mere.

Et ſur quoi fondiez-vous cette opinion ?

Emilie.

Mais, Maman, c’est le jour qui acomplit ce que tout le monde déſire. C’eſt donc le cas d’être gai.

La Mere.

Vous avez raiſon. Mais en acompliſſant le déſir de tout le monde, ce jour commence une époque inconnue, & cependant la plus déciſive de notre vie. Il enleve le rideau qui nous cachait l’avenir, il nous force d’y porter nos regards : & qui peut fixer ce lointain, où tout eſt indécis, où tout eſt vague, ſans ſe ſentir troublé, ſans éprouver une terreur ſecrete ? Ce jour vous fait contracter un engagement éternel ! Cela eſt-il aſſez redoutable pour des êtres fugitifs, paſſagers, inconſtans, faibles & variables, comme nous ? Un engagement éternel qu’il ne dépend plus de vous de rompre, quelles qu’en ſoient les ſuites ! Si cet engagement eſt malheureux, il diſpoſe du bonheur de toute votre vie ; s’il eſt heureux, ſon commencement vous avertit, dès à préſent & malgré vous, de ſa fin, puiſque tout ce qui commence doit néceſſairement auſſi finir. L’inévitable loi à qui tout ce qui reſpire eſt ſoumis, mettra un terme à cette union ſi tendre, ſur laquelle le bonheur de votre vie était fondé, & laiſſera dans les regrets & dans les larmes celui qui aura eu le malheur de ſurvivre.

Emilie.

Ah, Maman, comme tout ce que vous dites eſt triſte ! Heureuſement je ſuis partie ce matin pour la maiſon du pere Noël, ſans penſer à rien de tout cela.

La Mere.

C’eſt que ce n’était pas vous qui deviez vous marier.

Emilie.

Vous croyez donc que Babet a fait toutes ces réflexions ?

La Mere.

Ou diſtinctement ou confuſément, ſuivant que l’habitude de ſe rendre compte de ce qui ſe paſſe dans ſon cœur & dans fa tête, eſt plus ou moins perfectionée chez elle. Je crois que dans les ſituations importantes de la vie les vraies penſées, les vrais ſentimens ſe préſentent à-peu-près uniformément à tout le monde, ſans diſtinction d’état, & que le rafinement n’y ajoute que très-peu de

choſe.
Emilie.

Je ne ſuis donc plus étonée ſi Babet qui était la plus grande rieuſe du village, n’a fait que pleurer pendant toute la cérémonie.

La Mere.

Vous convenez qu’un jour de mariage eſt un jour à grandes & pro fondes réflexions : or la gaité n’eſt pas préciſément l’enfant de la réflexion. D’ailleurs on prétend que les plus grandes rieuſes ſont auſſi celles qui pleurent le plus aiſément.

Emilie.

Cela fait pourtant les deux extrêmes.

La Mere.

Mais qui partent de la même ſource, c’eſt-à-dire, de la ſenſibilité, ou d’une grande facilité de s’affecter & de s’émouvoir.

Emilie.

Tant mieux, Maman. Cela me fait eſpérer que Babet, après la noce, recommencera à rire comme auparavant.

La Mere.

Je l’eſpere auſſi. Nous ſerions des créatures bien miſérables, ſi l’idée de l’avenir & de ſes incertitudes nous obſédait au point de nous troubler ſans ceſſe dans nos devoirs & dans la jouiſſance du présent.

Emilie.

C’eſt ce que je penſais tout à l’heure ; je me diſais tout bas : Dieu me préſerve de ſoulever ce rideau de l’avenir !

La Mere.

Les perſones sages le ſoulevent de temps en temps.

Emilie.

Mais, Maman, puiſque l’avenir eſt incertain, & qu’on devient triſte en y regardant, pourquoi s’en occuper ? Il n’y a qu’à n’y pas ſonger.

La Mere.

C’eſt de quoi les enfans s’acquitent merveilleuſement, & c’eſt peut-être un des plus beaux privilèges de l’enfance ; il n’y a point de lendemain pour elle. Mais ce privilege finit tout juſte le jour du mariage, ou bien le jour où il faut quiter la maiſon paternelle : alors le ſouci & l’inquiétude ſuccedent, avec l’idée du lendemain, à la ſécurité & à l’ivreſſe du premier âge.

Emilie.

Maman, je crois que, toute réflexion faite, je ne me marierai pas.

La Mere.

Voilà une réſolution un peu ſubite, mais qui heureuſement n’eſt pas irrévocable. Vous aurez tout le temps de la peſer mûrement.

Emilie.

Je ſuis votre Babet, & je ne veux pas quiter mon pere Noël, entendez-vous ?

La Mere.

Eh bien, il faudra faire vos conditions avec votre Etiene Herselin en conſéquence. Vous lui direz : Venez demeurer avec moi chez ma bonne mere , & prenons ſoin de ſa vieilleſſe , afin que Monſieur le Curé puiſſe auſſi nous annoncer la bénédiction divine ſur nous & sur nos enfans.

Emilie.
( embrassant sa mere. ).

Ah, ma chere Maman, voilà un coin du rideau qu’on peut ſoulever. Si l’on pleure, ce n’eſt pas de triſteſſe.

La Mere.

Nous nous ſommes perdues-là, ma chere amie, dans une foule de réflexions philoſophiques à propos des pleurs de notre mariée ; & ſes larmes n’ont peut-être d’autre cauſe que la peine qu’elle reſſent, de quiter la maiſon de ſon pere, & de s’en aller demeurer à cinq quarts de lieue.

Emilie.

C’eſt bien ſuffiſant, ma chere Maman, & je ſuis très-aiſe de n’être pas témoin ce ſoir de la ſéparation. Cela ſera encore des pleurs & des ſanglots que j’entends d’ici.

La Mere.

C’eſt l’hiſtoire de la vie humaine. On ne peut réunir tous les objets de ſon atachement dans un centre commun, & rarement il vous arive un bonheur qui ne vous oblige au ſacrifice d’aucun autre.

Emilie.

Cela n’eſt pas trop bien arangé au moins… Ah, Maman, la belle eſtampe & le beau cadre ! Où avais-je donc les yeux, pour ne m’en pas apercevoir depuis une heure ?

La Mere.

Vous les aviez laiſſés chez le pere Noël & ils y avaient aſſez d’occupation.

Emilie.

Voilà une bien belle eſtampe ; Maman !

La Mere.

Ce n’eſt pas une eſtampe, c’eſt un deſſin.

Emilie.

On vous l’a donc envoyé de Paris, ou vous l’avez acheté pendant mon abſence ?

La Mere.

Il n’eſt pas à moi. C’eſt Madame la Maréchale qui me l’a apporté. Comme il m’a paru intéreſſant, je lui ai demandé la permiſſion de le garder

jusqu’à votre retour, pour vous le montrer ; elle le fera reprendre tantôt.

Emilie.

C’eſt donc elle qui l’a acheté ?

La Mere.

Il ne lui apartient pas non plus : îl eſt à Madame la Ducheſſe d’***, ſa couſine, pour qui un de ſes amis l’a fait faire à ſon inſu, d’après une aventure qui lui eſt arivée.

Emilie.

Vous la ſavez, Maman, cette aventure ?

La Mere.

Madame la Maréchale vient de me l’apprendre.

Emilie.

Ah, ma chere Maman, dites-la moi, afin que je la ſache auſſi.

La Mere.

Je vous attendais au contraire, pour vous prier de me la conter.

Emilie.

Comment puis-je vous conter ce que je ne ſais point ?

La Mere.

En regardant le deſſin. S’il est bien fait, vous devez en deviner le ſujet ſans difficulté.

Emilie.

Voyons donc, Maman, puiſque tous voulez que je ſois ſorciere... Voilà d’abord une femme couchée... Est-ce Madame la Ducheſſe ? ... Oh, non ; elle est couchée ſur de la paille. C’eſt un mauvais grabat que cela... Et puis, ſa chambre… C’est un angar... Maman, cette femme eſt dans la peine... Eſt-elle malade, eſt-elle en ſanté ? je n’en ſais rien... Je la crois malade, puiſqu’elle est couchée... Mais il lui eſt arivé ou un grand bonheur ou un grand malheur, car elle leve les bras au ciel... Eſt-ce pour le remercier ou pour ſe lamenter ? je ne le ſais pas.

La Mere.

Voyons un peu qui eſt à côté de ſon grabat.

Emilie.

C’eſt ſa garde peut-être… Oh non, elle eſt trop bien miſe ; c’eſt une dame.

La Mere.

Je crois qu’une femme couchée ſur de la paille n’eſt pas trop en état de faire les frais d’une garde.

Emilie.

Je ne ſais ce que je dis, Maman ; C’eſt Madame la Ducheſſe, cela… Sur quoi eſt-elle donc huchée ?

La Mere.

Sur un tabouret de bois, qu’on nomme communément eſcabeau.

Emilie.

La croyez-vous bien à ſon aiſe ?

La Mere.

Non ; mais elle n’eſt pas peut-être entrée dans cet angar, pour y être à ſon aiſe. Au reſte, je l’aimerais autant debout, qu’aſſiſe comme elle eſt ; elle en aurait eu l’air plus noble & d’un plus grand caractere, & cela n’eſt pas à négliger dans un deſſin.

Emilie.

Pourquoi donc eſt-elle penchée comme cela ?… Ah, c’eſt qu’elle s’informe de la ſanté de cette pauvre femme ; je vois cela… Ou bien, elle la conſole : car ce geſte de ſa main prouve qu’elle lui parle… avec beaucoup de bonté même… Et puis, voilà une jeune demoiſelle aſſiſe ſur un cofre… Elle eſt bien parée… Je gage que c’eſt la fille de Madame la Ducheſſe… Il faut que l’hiſtoire ſoit arivée du temps des plumes ; il n’y a qu’à voir la coëfure de Mademoiſelle.

La Mere.

Mais le temps des plumes était hier, ce me ſemble ? Vous en parlez comme du ſiecle paſſé.

Emilie.

D’hier, non, ma chere Maman ; d’avant-hier, à la bonne heure… Au reſte, la plume ne la rend pas plus gaie. Elle eſt peinée de tout ce qu’elle entend… Je crois qu’elle pleure… Ah, c’eſt cette grande fille devant elle, qui pleure bien amérement… Celle-là, c’eſt la fille de la pauvre femme, j’en ſuis ſûre… Je trouve, Maman, un air de bonté & de compaſſion à la fille de Madame la Ducheſſe, qui me touche. Elle tient la pauvre fille par la main ; elle lui dit apparemment : Venez vous aſſeoir à côté de moi, afin que je vous conſole… Vous me direz, Maman, qu’elles ſont toutes deux aſſez grandes, pour avoir un lendemain.

La Mere.

Et ce lendemain ne promet, à ce qu’il paraît, rien de conſolant.

Emilie.

En revanche, voilà deux garçons dans ce coin, qui n’y penſent guere.

La Mere.

Pour le plus petit, je vous l’acorde. Il mange, je crois, une pomme, & joue avec un chat. Il peut avoir ſoufert ; mais il n’a point de ſouci, ce me ſemble.

Emilie.

Vous direz encore, Maman, que c’eſt un privilege de ſon âge.

La Mere.

Que ſon frere a déja perdu.

Emilie.

Il tricote, je crois.

La Mere.

Et il a l’air bien triſte, autant qu’on en peut juger.

Emilie.

Il n’eſt pourtant pas ſi grand que ſa ſœur.

La Mere.

C’est que l’idée du lendemain commence de bonne heure pour les enfans des malheureux.

Emilie.

Qu’eſt-ce qu’il y a donc derriere la tête de la pauvre fille ?

La Mere.

C’eſt une lampe du côté droit de la femme couchée, qui éclaire les deux principales figures : le reſte de la ſcene eſt dans l’ombre.

Emilie.

Je ſuis comme vous, Maman ; je n’aime pas Madame la Ducheſſe huchée comme elle eſt. J’aurais voulu là une belle figure à la Raphaël ; vous m’entendez bien ?

La Mere.

Qui peut-être n’aurait pas bien fidélement rendu la figure de cette femme reſpectable ; mais qui aurait parfaitement bien exprimé le caractère de nobleſſe, de généroſité & de bienfaiſance, qu’on remarque dans toutes ſes actions.

Emilie.

Elle reſſemble donc à Madame la Maréchale ?

La Mere.

On peut dire, ſans bleſſer la vérité, que ces vertus ſont héréditaires dans cette maiſon ; & c’eſt lorſqu’on voit cette élévation de ſentimens fe perpétuer de génération en génération, qu’on eſt tenté de ne pas regarder le préjugé de la naiſſance, comme tout-à-fait chimérique.

Emilie.

Mais, Maman, la naiſſance ne

dépend pas de nous ?
La Mere.

Voilà pourquoi le pere Noël n’eſt reſté que l’homme de poids, l’homme de conſeil & de conſidération, le premier homme, en un mot, de ſon village. Si le ſort l’eût fait naître couſin ou frere de Madame la Ducheſſe d’***, il eût été ſans doute l’exemple & le modele de la cour.

Emilie.

Le ſort n’a donc pas été juſte en vers lui ?

La Mere.

Pas plus qu’envers ceux qui, dépourvus de mérite, ſont condamnés à porter un nom illuſtre.

Emilie.

Oui, je conçois que cela doit être bien à charge.

La Mere.

Et vous concevez auſſi qu’une naiſſance illuſtre n’eſt pas un mérite, mais un avantage ; quand on en eſt digne, s’entend.

Emilie.

Vous m’avez cependant dit tant de fois que c’était sotiſe, de s’enorgueillir de ſa naiſſance.

La Mere.

S’enorgueillir d’un avantage quî n’eſt dû qu’au hazard, c’eſt fotife ; mais ſe ſouvenir de ſa naiſſance, & , pour ne pas dégénérer de ſes aïeux, avoir toujours préſens les grands exemples qu’ils ont laiſſés à leur poſtérité , c’eſt la noble & vertueuſe coutume d’un cœur généreux & élevé.

Emilie.

Et c’eſt une coutume à contracter ; n’eſt-il pas vrai, ma chere Maman ?

La Mere.

Vous connaiſſez le pouvoir de l’exemple en général. Plus les exemples ſont près de nous, plus leur efficacité doit augmenter ; jugez de leur force, lorſque nous pouvons les choiſir dans notre propre famille. De combien de nobles déſirs ne doit-on pas ſe ſentir embrâſé, quand on peut dire : La liſte de mes ancêtres eſt remplie de noms révérés, de noms chers à la patrie ; quand on a le bonheur de compter parmi eux des héros & des modeles !

Emilie.

Ah, ma chere Maman, je penſerai à cela toute la journée, & peut-être toute la nuit.

La Mere.

Et n’oubliez pas que j’ai quelquefois oui dire aux perſones dignes d’un nom illuſtre, Tels ſont les devoirs, mais jamais, Tels ſont les droits de mon rang ou de ma naiſſance.

Emilie.

C’eſt qu’on ne leur conteſte peut-être rien.

La Mere.

Eh bien, c’eſt une raiſon pour ſe mettre du nombre de ceux, auxquels on ne conteſte rien.

Emilie.

Et quand on n’a point de liſte Maman ?

La Mere.

On jouit d’un autre avantage précieux ; celui d’illuſtrer un nom obſcur par ſes talens & ſes vertus, & de l’agréger à la liſte des noms chers à la patrie. L’uſage aſſigne à l’homme de qualité & de naiſſance un rang diſtingué dans la ſociété ; mais la conſidération publique éleve au deſſus celui qui doit tout à lui-même & rien à ſes aïeux ; elle l’éleve ſur tout au deſſus de cette foule ſans ame & ſans mérite, pour qui un nom illuſtre n’eſt qu’un fardeau, qu’un

ſujet de reproche.
Emilie.

Cela eſt juſte auſſi.

La Mere.

Vous voyez qu’il vaut mieux commencer une liſte, que d’y faire tache.

Emilie.

Oh, cela eſt indubitable. Mais Maman, le pere Noël ne commencera pas de liſte.

La Mere.

Non. Il n’aura pour témoins de ſes vertus que vous & moi, & nos éloges à coup ſûr ne parviendront pas juſqu’à la poſtérité. Heureuſement l’illuſtration du nom peut être la noble ambition d’un grand cœur, mais elle n’eſt aucunement néceſſaire au bonheur. On dirait même que le bonheur aime à être ignoré & à habiter de préférence l’aſyle obscur de la médiocrité.

Emilie.

Voilà pourquoi Monſieur le Curé leur a ſi bien dit que la providence leur avait donné le contentement en partage.

La Mere.

C’eſt ce que j’allais vous rappeller, pour vous raſſurer ſur le lot du pere Noël. J’étais étonée que vous leuſſiéz ſitôt oublié.

Emilie.

Et le contentement, Maman, eſt couſin germain du bonheur ?

La Mere.

Oh, très-germain : ainſi nous pouvons être parfaitement tranquilles ſur le fort du pere Noël. Mais à force de jaſer, nous voilà un peu loin de notre deſſin.

Emilie.

Ne perd pas ſon temps qui jaſe avec vous, ma chere Maman.

La Mere.

Et que dirons-nous à l’auteur du

deſſin, s’il ſe met à jaſer avec nous ?
Emilie.

Je lui dirai d’abord : Monsieur, rangez, je vous prie, cet eſcabeau dans un coin ; mettez Madame la Ducheſſe debout & droite, & faites-nous-en une figure à la Raphaël.

La Mere.

Même par le dos, ſi cela vous convient. Car, lorſque le grand caractere eſt dans votre figure, il ſe fait ſentir, de quelque maniere que vous la placiez.

Emilie.

Ah, je ſais cela, par exemple. Je me ſouviens de ce tableau que nous avons vu enſemble, où Jéſus-Christ reſſuſcite Lazare. Il eſt ſur le bord de la foſſe, on ne le voit que par le dos ; mais vous m’avez dit : Emilie, regardez ; c’eſt la figure principale, tous les traits en ſont cachés ; & cependant le peintre a ſu lui imprimer le caractère d’une puiſſance divine & ſurnaturelle !.... Cela n’était pas aiſé, Maman.

La Mere.

C’eſt que le génie eſt acoutumé à réuſſir dans tout ce qu’il entreprend, même dans ſes fantaiſies.

Emilie.

Il a auſſi une puiſſance ſurnaturelle peut-être ?

La Mere.

C’eſt comme un cachet qu’il imprime à ſes ouvrages ; il le place où il lui plaît. Mais que dira l’auteur du deſſin à tout cela ?

Emilie.

Je n’en ſais rien. Il me dira peut-être : Mademoiſelle, comme ce deſſin n’a pas été fait pour vous, épargnez-vous la peine de le critiquer.

La Mere.

Cela ne ſerait pas poli, & les artiſtes le ſont communément. Mais il pourait fort bien vous dire : Mademoiſelle, ne vaut-il pas mieux s’occuper d’abord des beautés d’un deſſin, d’un tableau, d’un ouvrage de l’art en un mot, avant d’en rechercher les défauts ? Il faut beaucoup d’étude & de connaiſſances, je vous en avertis, pour voir les beautés, tandis que l’homme le plus ſuperficiel découvre aiſément le côté faible. Après cela, il ajoutera peut-être : Mademoiſelle, ſi vous trouvez l’occaſion de faire de ma part cette obſervation à Madame votre mere, vous m’obligerez, & elle auſſi.

Emilie.

Ce monſieur fait donc la morale aux meres comme aux filles ?

La Mere.

Dans l’occaſion, quand il croit pouvoir leur rendre ſervice.

Emilie.

Eh bien, je ſais ce que je lui dirai pour l’apaiſer.

La Mere.

Voyons : car je voudrais bien auſſi faire ma paix avec lui.

Emilie.

Je lui dirai : Monſieur, votre deſſin m’a rappellé un beau tableau de M. Greuze, que j’ai été voir avec Maman l’hiver paſſé.

La Mere.

C’eſt effectivement vrai ; il y a de l’affinité entre ce deſſin & le tableau de la Dame charitable.

Emilie.

Cette dame, eſt-ce Madame la Ducheſſe ou Madame la Marquiſe , je ne ſais la baptiſer ; mais vous me direz que le nom ne fait rien à l’affaire. Elle eſt debout ; elle a l’air bien intéreſſant. ſa fille a un peu de répugnance à approcher du lit. C’eſt que (vous m’avez dit ſon ſecret) elle voyait pour la première fois un ſpectacle ſi triſte. Mais ce n’eſt pas une femme, c’eſt un vieillard qui eſt couché ſur le grabat de M. Greuze. Comme il a l’air vénérable au milieu de ſa miſere ! Vous m’avez dit : Emilie, voyez-vous cette épée pendue à la muraille ? Il n’y a pas d’autre meuble dans ce taudis. Il faut que ce vieillard qui languit préſentement dans le beſoin, ait porté les armes dans ſa jeuneſſe pour la défenſe de ſon pays. Et tandis que vous me diſiez cela, je crois que la ſœur griſe qui avait amené cette dame & ſa fille, & qui était reſtée ſur le ſeuil de la porte dans l’obſcurité, vous faiſait un ſigne de tête, comme pour vous dire : Madame, vous l’avez deviné ; n’eſt-ce pas là une fin bien triſte pour un brave homme ? Mais le brave homme avec ſon air vénérable ne nous regardait pas ; il diſait tranquillement à la dame bienfaiſante : Vous faites une action bien louable de venir au ſecours de l’infortune.

La Mere.

En cela il eſt différent de la femme de notre deſſin, qui a l’air d’être dans une grande agitation. Au reſte, je demanderai à M. Greuze l’hiver prochain, s’il vous a donné la permiſſion de faire parler les figures de ſon tableau, & s’il trouve bon que ſa ſœur griſe faſſe des ſignes de tête aux meres qui en expliquent le ſujet à leurs petites filles.

Emilie.

Je vois, Maman, que vous voulez me faire des afaires avec tout le monde. Eſt-ce auſſi un parti pris de votre part de ne pas me dire l’aventure de Madame la Ducheſſe & de la pauvre femme ?

La Mere.

Pardonez-moi. Actuellement que vous me l’avez contée, je n’ai qu’à y mettre le nom des acteurs, & il y aurait de l’injuſtice à ne pas vous donner cette petite satiſfaction.

Emilie.

Vous me direz donc tout ce que Madame la Maréchale vous en a appris ?

La Mere.

C’est auſſi tout ce que j’en ſais. Mais je vous préviens que l’hiſtoire n’eſt pas gaie, & en qualité d’amies du pere Noël, je ne crois pas qu’il nous conviene de nous occuper de ſujets triſtes, le jour où la joie habite la maiſon. D’ailleurs il ſe fait tard, il faut ſonger à dîner, afin d’être en état de recevoir la noce.

Emilie.

Ah, Maman, je ne vous promets pas qu’elle n’arive avant que nous ſoyons ſorties de table.

La Mere.

En ce cas, remettons notre hiſtoire à un autre jour. Allez, je vais vous rejoindre dans un moment ; vous avez fait votre préſent de noce, il

faut que je prépare le mien.

DIX-NEUVIEME
CONVERSATION.


Emilie.

Ah, Maman, l’agréable journée que nous avons paſſée ! Convenez que Madame la Maréchale ſait bien faire les honeurs d’une fête…

La Mere.

Même villageoiſe.

Emilie.

Comme elle s’est occupée de tout le monde ! Comme tout le monde a été heureux & à ſon aiſe !

La Mere.

Chacun à ſa maniere, ſans gêne, ſans embaras ; ſans manquer un moment à la décence, au milieu de la franchiſe, de la gaité & de la confuſion des états.

Emilie.

Comme ſes gens ſont polis, attentifs & prévenans ! On a bien raiſon de dire : Tel maître, tels valets.

La Mere.

Je n’ai véritablement jamais vu une fête plus agréable & plus intéreſſante pour tous ceux qui devaient y prendre part.

Emilie.

Cela ne m’a pas ſurpriſe. Vous savez, Maman, que Madame la Maréchale a beaucoup d’eſprit, à ce que tout le monde dit.

La Mere.

Auſſi, quand je parle de ceux qui devaient y prendre part, je la compte la premiere. Il lui était bien aiſé de faire la dépenſe d’une fête & fort magnifique & fort triſte ; je vous avouerai même que je m’y attendais un peu.

Emilie.

Pourquoi donc cela ?

La Mere.

Parce que la premiere condition, pour qu’une fête réuſſiſſe, c’eſt que la perſone qui la donne s’y plaiſe beaucoup elle-même ; & je n’avais nullement prévu ce grand intérêt que Madame la Maréchale a mis à la ſiene, & qui a fait tout le ſuccès de la journée.

Emilie.

Oh moi, je me ſuis attendue à une journée fort intéreſſante…

La Mere.

Pour Emilie ; je n’en ai pas été en peine un inſtant. Mais pour une femme qui a paſſé ſa vie à la cour & dans le plus grand monde, ſe faire une occupation d’une noce de village ; avoir l’air de ſe plaire dans ces ſoins, & d’être à ſa place au milieu d’un monde ſi étranger pour elle, ce ſpectacle, je vous l’avoue, a été tout-à-fait nouveau pour moi.

Emilie.

C’eſt qu’elle eſt ſi bonne & ſi bienfaiſante.

La Mere.

Ç’a été auſſi ma premiere réflexion ; mais j’en ai fait encore une autre.

Emilie.

Dites-la, Maman.

La Mere.

Il faut que les joies ſimples & pures du village aient un attrait, qu’on chercherait en vain dans les fêtes les plus magnifiques & les plus brillantes du grand monde, puiſqu’une femme de ſon rang s’en fait préférablement un ſujet de ſatiſfaction.

Emilie.

Vous croyez donc, Maman, qu’une fête du grand monde ne lui aurait pas fait le même plaiſir ?

La Mere.

Difficilement. Je n’en ai jamais entendu vanter que la fatigue & l’importunité : tant ces fêtes d’appareil ſont redoutables pour tout le monde.

Emilie.

Juſqu’à préſent, dieu merci, je ne les redoute point du tout.

La Mere.

Oh, les enfans ſont ſinguliérement intrépides ſur ce chapitre.

Emilie.

Mais, Maman, quel riſque court-on d’aſſiſter à une fête, à un grand & beau ſouper de noce, par exemple ?

La Mere.

Celui de s’y ennuyer conſidérablement.

Emilie.

Comment peut-on s’ennuyer à une aſſemblée qui a été inventée pour s’amuſer ?

La Mere.

En n’y apportant pas les diſpoſitions néceſſaires.

Emilie.

J’eſpere que j’y porterai toujours les diſpoſitions néceſſaires pour m’amuſer.

La Mere.

Tant que vous ſerez fidele à cet engagement, peu de fêtes manqueront leur effet avec vous. Mais ſuppoſez quelqu’un qui aſſiſte à une fête, ſans mettre aucun intérêt ni à ce qui s’y paſſe, ni aux perſones qui s’y trouvent.

Emilie.

En ce cas, pourquoi s’y trouve-t-il lui-même ? Eſt-ce pour n’en avoir que la fatigue ?

La Mere.

C’eſt le chapitre des égards qu’on croit ſe devoir dans la ſociété, & qu’on a imaginés pour remplacer le ſentiment ; ce ſont mille conſidérations ſouvent aſſez frivoles, qui vous mettent dans la néceſſité de faire des choſes qui vous déplaiſent & dont perſone ne vous ait gré.

Emilie.

Cela eſt un peu bête, par exemple. Je vous promets bien, Maman, qu’on ne m’y atrapera pas, & que le chapitre des égards ne me fera pas aſſiſter à une fête, ſans y porter les diſpoſitions convenables ; je ſuis fermement réſolue d’y mettre toujours beaucoup d’intérêt, mais beaucoup.

La Mere.

Voilà qui vous garantira d’abord perſonellement de tout reproche ſans cependant aſſurer le ſuccès de la fête.

Emilie.

Que faut-il donc encore ?

La Mere.

Il faut que tout le monde y porte vos diſpositions. La gaité eſt bien un peu contagieuſe , mais l’ennui l’eſt encore davantage. Or, ſi vous ne trouviez que des cœurs froids ou des gens décidés à s’ennuyer, l’intérêt que vous mettriez au ſuccès de la fête ne les échauferait guere ; il s’éteindrait même, ſaute de pouvoir ſe communiquer ; & à la place de votre diſpoſition à la joie, vous gagneriez peut-être leur ennui.

Emilie.

Voilà un mauvais troc... Mais l’ennui eſt donc un convive qui ſe prie de toutes les fêtes ? Etait-il à la noce de ma couſine ?

La Mere.

Vous y fûtes, ainſi je vous le demande.

Emilie.

Oh, il ne fut pas à la table des petites bonnes gens. Nous n’eûmes d’autre ennui que de nous en aller un peu de trop bonne heure, parce que ( je ne ſais, ma chere Maman, ſi vous l’avez obſervé comme moi ) on cherche toujours à ſe débaraſſer des enfans, le plus vîte qu’on peut.

La Mere.

S’il se trouva à la grande table, il n’oſa pas du moins ſe montrer à viſage découvert, parce que le plus grand nombre des convives s’intéreſſait véritablement aux nouveau-mariés.

Emilie.

Mais, Maman, on trouve toujours des perſones de ſes amis ou de ſa connaiſſance à la fête où l’on eſt prié ?

La Mere.

Auſſi l’on s’en entoure, on ſe cantone & ſe retranche avec elles ; mais c’eſt évidemment un acte d’hoſtilité contre le reſte de l’aſſemblée.

Emilie.

C’eſt vrai cela ; M. de Verteuil dit que c’eſt contre le droit des gens : On ne doit pas venir dans une aſſemblée, pour s’en ſéparer.

La Mere.

Encore moins, pour s’obſerver, s’examiner, s’éplucher, ſe critiquer, dans ſon maintien, dans ſa parure , dans ſes propos, dans une infinité de minuties qui ne ſignifient rien.

Emilie.

Eſt-ce qu’ils appellent cela s’amuſer ?

La Mere.

Ou ſe déſennuyer.

Emilie.

Maman, j’ai peur que votre grand monde ne ſoit un peu ennuyeux. Qu’en penſez-vous ?

La Mere.

Nous le demanderons à Madame la Maréchale qui eſt obligée d’y vivre. Peut-être eſt -il changé à ſon avantage. Il y a ſi long-temps que je l’ai quité, que je pourais lui faire tort, ſans le vouloir.

Emilie.

Sans chercher à lui faire tort, je m’en tiens à la fête de Madame la Maréchale.

La Mere.

Nous ſommes ſûres du moins que, malgré la diverſité des couleurs & des conditions, tous ceux qui ont été de la fête, ſe ſont quités contens les uns des autres, & charmés d’avoir paſſé leur journée enſemble.

Emilie.

Excepté peut-être qu’on s’eſt ſéparé un peu trop tôt.

La Mere.

Les médecins diſent qu’il faut rester sur ſon appétit. Cela eſt pour le moins auſſi ſalutaire en fait d’amuſemens & de plaiſirs, qu’en fait d’alimens ; il ne faut jamais laiſſer ariver le moment de la ſatiété.

Emilie.

C’est donc encore un trait de ſageſſe de Madame la Maréchale ?

La Mere.

Et qui a vraiſemblablement un motif plus reſpectable.

Emilie.

Quel motif donc ?

La Mere.

De ne pas déranger les heures du sommeil, de ne pas retarder le repos de ceux que le retour du ſoleil doit trouver rendus au travail. Faire veiller le peuple & sur-tout les gens de la campagne, c’eſt les inviter à la pareſſe & au désordre, c’eſt leur ôter le goût & les habitudes eſſentielles de leur état, c’eſt corrompre leurs mœurs.

Emilie.

Oh, comme le pere Noël ſerait enchanté, Maman, de vous entendre ! Il en dit toute la journée comme cela.

La Mere.

Auſſi y a-t-il toujours à profiter avec lui. Convenez que ſon lot n’eſt pas le plus mauvais de ce monde.

Emilie.

Maman, il m’a rappellé vingt fois pendant cette journée les Idylles de M. Geſſner. J’avais envie de lui dire : Pere Palémon, vos enfans ſont bien reſpectueux ; ils auront la faveur des dieux, quoiqu’ils ne s’ap pellent ni Mirtile ni Chloé.

La Mere.

Vous m’y faites penſer ; le pere Noël doit avoir beaucoup de parens dans la patrie de M. Geſſner.

Emilie.

Vrai, Maman ? En Suiſſe ?

La Mere.

J’entends des gens de ſon état qui lui reſſemblent du côté du ſens, du caractere & de la probité ; c’eſt être aparenté par bien des côtés honorables , comme vous voyez.

Emilie.

Auſſi Madame la Maréchale, quand il a voulu faire des cérémonies, lui a dit : Pere Noël, malgré la diſtance des rangs & l’inégalité des conditions, il y a une ligne où tous les états doivent ſe confondre elle égaliſe tout le monde : l’honeur & la probité donnent ſeuls le droit de s’y placer, & tous les honêtes gens doivent s’y trouver, les uns à côté des autres, ſans distinction.

La Mere.

Et qu’a-t-il répondu à cela ?

Emilie.

Il a dit : Madame la Maréchale, ſi cette ligne nous met tous également ſous la main de dieu, elle ſe rompt & laiſſe une grande diſtance entre le pere reconnaiſſant & la généreuſe bienfaitrice de ſes enfans. Puis il s’eſt retourné vers Babet, l’a priſe par la main, & lui a dit : Ma fille, quand j’aurai acompli la volonté qui eſt écrite dans le ciel ſur nous tous, ce fera ton afaire & celle de ton mari. Chaque fois que tu auras le bonheur de voir Madame la Maréchale, je te recommande de lui dire : Mon pere eſt mort en béniſſant celle que mes enfans béniront de génération en génération.

La Mere.

C’était bien le moment de l’appeller pere Palémon.

Emilie.

La pauvre Babet s’eſt miſe à fondre en larmes, & moi qui ai ſenti ariver l’étranglement, je me suis ſauvée dans un coin, ſans faire ſemblant de rien ; j’ai vite eſſuyé mes yeux, & je me suis retournée, comme ſi de rien n’était.

La Mere.

Cette réponse a dû vous prouver que notre pere Noël eſt par-tout à ſa place, & que la bienfaitrice de ſes enfans ne choiſiſſait pas ſi mal la ſiene, en ſe mettant à côté de lui.

Emilie.

N’avez-vous pas remarqué, Maman, comme elle ſait toujours dire à chacun ce qu’il faut & ce qui convient ?

La Mere.

Excepté à Emilie qu’elle a gâté toute la journée, tant qu’elle a pu.

Emilie.

Il est vrai, Maman, qu’elle m’a témoigné mille bontés ; mais je ſais bien que ce n’eſt pas pour mes beaux yeux, c’eſt à cauſe de vous... Elle m’a demandé ce que je penſais du deſſin de la pauvre femme dont je ne ſais pas l’hiſtoire, & m’a dit que j’en aurai une belle épreuve bien encadrée, dès que l’eſtampe paraîtra... Tenez, Maman, ce ſerait vraiment le moment de me la conter, cette hiſtoire ; cela nous acheverait agréablement notre journée ; & il ne convient pas , je penſe, que je ne ſois pas au fait, quand l’eſtampe arivera.

La Mere.

C’eſt donc un parti pris de votre part, de finir une journée gaie par une hiſtoire triſte ?

Emilie.

Mais, puiſqu’il faut que je la ſache, il vaut autant ſe tirer cette épine du pied.


La Mere.

Allons, ce ſont vos afaires. Moi, j’y conſens ; j’aurai du moins la paix dans la maiſon.

Emilie.

Savez-vous, Maman, ce que nous ferons ? Si cette hiſtoire nous rend triſtes, nous penſerons au contentement d’Etiene Herſelin & d’Eliſabeth Noël, & nous dirons : Dans ce monde il ne peut pas faire beau dans tous les coins.

La Mere.

Vous vous rappellez que Madame la Ducheſſe d’*** joue le principal rôle dans cette hiſtoire. Pendant une belle ſoirée d’automne de l’année derniere, elle s’était miſe en route avec ſa fille, pour aller ſouper à la campagne.

Emilie.

Chez Madame la Maréchale peut-être ?

La Mere.

Je le crois. — Elles n’avaient pas encore paſſé la bariere, lorſqu’au détour d’une rue un peu étroite, un cocher de fiacre, ivre, acroche leur caroſſe avec violence, & le met en pieces. Grande rumeur dans le quartier. On s’empreſſe autour du caroſſe briſé. Le peuple s’était déja aſſuré de la perſone du coupable : Madame la Ducheſſe lui fait grâce ; & tandis qu’elle envoie chercher à ſon hôtel une autre voiture, elle entre avec ſa fille dans la boutique d’un châron qui l’en avait priée.

Emilie.

Elles ne s’étaient donc pas fait de mal ?

La Mere.

Ni l’une ni l’autre, heureuſement.

Emilie.

Ni leurs gens non plus ?

La Mere.

Perſone.

Emilie.

Dieu ſoit loué !

La Mere.

Ce châron était le châron ordinaire de Madame la Ducheſſe qui ne le connaiſſait point, & l’honeur imprévu de ſa viſite fit, comme de raiſon, une révolution dans la boutique. Nous travaillons, lui dit maître Jaques Truchard, pour votre maiſon de pere en fils ; & puis il appelle ſa femme & ſes enfans, chacun par ſon nom, pour partager avec lui le bonheur qu’il doit à un ivrogne. Les voilà tous rangés autour de Madame la Ducheſſe, les uns ouvrant de grands yeux, les autres les baiſſant d’embaras, & n’oſant la regarder. Un inſtant après, maître Truchard ſe confond en excuſes, de n’avoir pas encore logé dans ſa remiſe fermée, je ne ſais quel fourgon de Madame la Ducheſſe. Elle qui ignorait parfaitement qu’il eût ce grand tort avec elle, lui demanda par déſœuvrement, pourquoi il avait négligé ſon ſervice. « C’eſt que, lui répond le châron, eſt maître chez ſoi qui peut. Depuis quinze jours ou environ, ma remiſe ſe trouve louée, je ne ſais comment, à je ne ſais qui, pour je ne ſais combien de temps. Il y a cependant un article du bail à paſſer que je regarde comme réglé ; c’eſt que le loyer me ſera payé dans l’autre monde ſans exploit ni ſommation. Ce n’eſt pas encore tout. Pour me faire manquer exprès à mon devoir envers le fourgon de Madame la Ducheſſe, il a fallu être pendant toute la ſemaine à la ſuite de la cour. On eſt venu me dire que notre auguſte Reine voulait me prendre pour ſon châron ordinaire. J’ai fait en conſéquence le pied de grue à Verſailles, pour ſolliciter mon brevet d’honeur. Ce matin je me ſuis dit, Paſſerai-je toute la ſemaine ſans m’aſſeoir ? & j’ai repris le chemin de Paris, à-peu-près auſſi avancé qu’avant mon voyage : dieu ſait quand le barbouilleur poura mettre les armes de la Reine & la nouvelle inſcription au deſſus de ma boutique ».

Emilie.

Mais, Maman, qu’eſt-ce qu’il veut dire avec tout ce galimathias, ſes exploits, ſes pieds de grue, ſon barbouilleur ? Eſt-ce que la Reine connait ſon châron ?

La Mere.

Je vois que vous ſoupçonez maître Jaques Truchard, d’avoir voulu faire le petit fat, ſe donner du relief, & inſinuer à Madame la Ducheſſe ſans affectation, à quel homme recherché elle devait l’avantage de rouler ſur le pavé de Paris. Pour avoir la clef du galimathias ſur la remiſe, il faut ſavoir que ſon correſpondant d’Angoulême lui avoit adreſſé, depuis environ cinq ou ſix mois, une femme, jeune encore, avec trois enfans, & l’avait recommandée en ces termes :

« Je vous recommande par celle-ci Madame Preindle, qui va à Paris pour afaires. Si vous pouvez la loger, vous m’obligerez. Elle n’eſt pas en état de faire grande dépenſe ; mais auſſi elle ſera contente d’un petit réduit & d’un mince ordinaire. Au demeurant, elle eſt laborieuſe & fort douce, & ſes enfans ne font point de bruit ».

Emilie.

Eh bien, Maman, qu’eſt-ce que cela fait à la remiſe & au fourgon ?

La Mere.

Maître Truchard, pour faire honeur à la recommandation de ſon correſpondant, offre à Madame Preindle, malgré l’air inquiet, défiant & réſervé qu’il lui remarque, un très-petit réduit & un plus mince ordinaire. Elle accepte d’abord avec empreſſement & reconnaiſſance. Tandis qu’on l’inſtalle dans le petit réduit, ſon hôte bavard lui apprend qu’il eſt le châron ordinaire de Madame la Ducheſſe d’***. Cette découverte la fait pâlir. Un moment après, elle dit au châron, qu’elle ne peut profiter de ſes offres, qu’elle ſerait trop loin de ſes afaires ; ramaſſe & replie ſon peu de bagage, & diſparaît avec ſes enfans.

Emilie.

Maman, cela commence à devenir fort intéreſſant.

La Mere.

Cela ne le fut pas pour maître Truchard qui la vit diſparaître, & n’y penſa plus.

Emilie.

Apparemment que les chârons ne ſont pas auſſi curieux d’hiſtoires que moi.

La Mere.

Lorſque l’accident de Madame la Ducheſſe ariva, il y avait à-peu-près quinze jours que Madame Preindle était revenue chez le nôtre avec ſes trois enfans, mais ſi défaite, dans un état de ſanté & de fortune ſi délabré, que tout autre, que maître Truchard, en eût été

ſaiſi.
Emilie.

Les chârons ſont-ils durs ou compatissans ?

La Mere.

Je l’ignore, ma chere amie ; j’eſpere au moins qu’il y a châron & châron, comme dans tous les états de la ſociété. Mais dans ces conditions continuélement entourées du ſpectacle des miſeres humaines, & où l’on ne peut s’en préſerver ſoi-même que par un travail aſſidu & pénible, il eſt à craindre que le cœur ne s’endurciſſe avec le fer ou le bois qu’on manie ſans ceſſe, & qu’il n’y reſte pas beaucoup de place pour la commiſération.

Emilie.

Maman, je crois que c’était une faible reſſource pour cette pauvre Madame Preindle, d’être adreſſée-là.

La Mere.

Elle ſollicita maître Truchard avec un air très-éfaré, de lui acorder un asyle ſeulement pour quelques jours, promettant qu’elle ne lui ſerait pas à charge long-temps, & qu’il n’entendrait pas parler d’elle pendant qu’elle ſerait chez lui, pourvu qu’elle pût y reſter ignorée &t retirée. Elle ne s’ouvrit pas davantage ſur ſa ſituation ; & plus cette ſituation paraiſſait preſſante, moins le châron montra de curioſité de la connaître.

Emilie.

Pourquoi donc cela ? C’était au contraire le cas de tâcher de lui arracher ſon ſecret.

La Mere.

Oui, quand on a le déſir ou le pouvoir de venir au ſecours de ceux qui font dans la peine, & maître Truchard manquait peut-être de l’un & de l’autre ; il n’avait en vue que d’obliger ſon correſpondant. Le fait eſt qu’il avait lui - même beaucoup d’enfans, & que ſa femme était prête d’acoucher. Ce ne fut donc qu’après bien des difficultés & pour quelques jours ſeulement, qu’il conſentit d’établir Madame Preindle avec ſes enfans dans une remiſe fermée de ſon arriere-cour, n’ayant pour le préſent aucun autre réduit de ſa maiſon à lui offrir ; & pour faire les choſes magnifiquement, il garnit la remiſe de deux grabats remplis de paille, d’une mauvaiſe table, d’une cruche d’eau avec ſa cuvete & de quelques eſcabeaux.

Emilie.

Quelle magnificence !

La Mere.

En rendant compte de ces détails à Madame la Ducheſſe, maître Truchard l’aſſura que, n’était que ſon fourgon ſe trouvait encore ſans abri, il n’avait pas eu à ſe repentir de ſa bonne action ; que cette femme ne lui cauſait pas la moindre incommodité ; qu’elle ſe gliſſait quelquefois le matin furtivement par l’allée, mais qu’elle revenait bientôt auprès de ſes enfans ; que le reſte de la journée tout était tranquille, & qu’en faiſant le ſoir ſa ronde, il regardait toujours par le trou de la sérure, mais ne voyait jamais de lumieres Il ne lui reſtait donc plus à déſirer que de voir Madame Preindle vuider les lieux, après avoir reçu l’hoſpitalité ; & il s’en flatait, parce que pendant ſon abſence M. le Curé de Saint-Euſtache avait envoyé prendre des informations au ſujet de cette femme. Cela lui prouvait qu’elle ſerait bientôt à la charge de la paroiſſe, & il ſe propoſait d’aller, des le lendemain, trouver Monſieur le Curé, pour conſommer cette bonne œuvre.

Emilie.

Ah, Maman, je reſpire. Dès que Monsieur le Curé de Saint-Eustache eſt à la piſte de Madame Preindle, je la tiens pour ſauvée. Si nous la connaiſſions, elle nous dirait, qu’on eſt bien heureuſe d’être ſa paroiſſiene ; & moi je lui répondrais : Ma bonne femme, toute ſa paroiſſe eſt de cet avis-là, & Maman & moi, nous le diſons ſouvent le ſoir dans nos cauſeries.

La Mere.

Je vous remercie de ne m’avoir pas oubliée. — Madame la Ducheſſe qui fut, comme vous pouvez croire , très preſſée de connaître une perſone que ſon nom faiſait pâlir, pria le châron d’ouvrir incontinent la remiſe qui lui ſervait d’aſyle, & s’y rendit avec fille.

Emilie.

Ah, dieu ſoit loué ! Nous ſaurons à la fin à quoi nous en tenir ſur cette Madame Preindle. Nous n’aurions jamais rien tiré de positif de ce châron.

La Mere.

Le premier aſpect fut terrible. Il offrait de tous côtés l’image de la plus affreuſe miſere. Les enfans paraiſſaient avoir ſoufert de la faim ; la mere, renverſée ſur ſon mauvais grabat, dont elle n’avait pas eu la force de ſe relever depuis deux jours, était accablée par une groſſe fievre. Madame la Ducheſſe ne put ſe défendre d’un violent mouvement d’indignation contre ſon châron de pere en fils : en ſe tournant vers lui, elle lui reprocha vivement ſa dureté, de laiſſer périr, faute de ſecours, dans fa propre maiſon, une famille toute entiere. Maître Truchard en rejeta la faute ſur ſes afaires, ſur ſes voyages à la cour, sur le retard de ſon brevet d’honeur, mais principalement ſur cette femme elle-même qui, loin de lui confier fa détreſſe, ne lui avait jamais demandé le moindre ſecours.

Emilie.

Maman, je crois que j’ai maître Truchard en averſion. Si j’avais l’honeur de parler à la Reine, je lui dirais : Votre Majeſté n’aime pas les mauvais cœurs ; ainſi point de brevet d’honeur pour Jaques Truchard.

La Mere.

La révolution qui ſuccéda à ce premier moment fut encore plus extraordinaire. L’arivée imprévue de tant de monde & le bruit qui en était inſéparable avaient rendu à la femme malade des forces & toutes ſes inquiétudes. Elle fit un éfort pour ſe mettre ſur ſon ſéant, & regarda autour d’elle avec un air très-égaré ; en fin paraiſſant reconnaître Madame la Ducheſſe, elle jeta un cri &c retomba ſans connaiſſance. Revenue à elle après un long évanouiſſement , elle dit d’une voix tremblante & éteinte : Venez, mes enfans, jetez-vous aux pieds de Madame la Ducheſſe, & obtenez d’elle de ne pas vous priver d’une mere qui ne l’a jamais offenſée. En ce moment un des gens qui avait ſuivi ſa maîtreſſe, s’écria : Ah, bon dieu, c’eſt Cécile ! Alors la Ducheſſe fit ſortir tout le monde, & ne garda que ſa fille auprès d’elle. Ne comprenant rien à ce qu’elle venait d’entendre, ne reconnaiſſant pas même, malgré le cri de ſon laquais, cette infortunée, à qui ſa préſence inſpirait tant de frayeur, elle employa pour la calmer & la raſſurer, tout ce qu’elle avait de bonté, de douceur & de patience.

Emilie.

Ah, Maman, voilà le moment du tableau ! C’eſt Madame la Ducheſſe qui la conſole !

La Mere.

Eſt-ce vous, Cécile, lui dit-elle ? En quel état faut-il que je vous retrouve ? Quoi, malheureuſe, il y a ſix mois que vous êtes à Paris, & il ne vous eſt pas venu dans la penſée de vous préſenter chez moi ! Et voyant que ce mot la replongait déja dans ſes inquiétudes, elle l’aſſura de nouveau, que la providence ſans doute l’avait conduite ici, que bien loin d’avoir aucun deſſein de lui nuire, elle n’avait d’autre déſir que de la ſecourir & de la ſauver.

Emilie.

Maman, voilà Madame la Ducheſſe plus avancée que moi. Qui eſt-elle donc cette Cécile ?

La Mere.

C’était Cécile Frênel, la compagne de ſon enfance, la fille de ſa gouvernante qui pour prix de ſes ſervices avait obtenu, avec une bonne penſion, la ſurintendance d’un de ſes châteaux en Angoumois.

Emilie.

Me voilà un peu plus perplexe qu’auparavant. Que faut-il penſer enfin de cette Cécile Frênel ? Peut-on s’y intéreſſer en ſûreté de conſcience ? Si elle a ſi grande peur de Madame la Ducheſſe, elle a donc eu de grands torts avec elle ?

La Mere.

Je vais fixer votre opinion, en vous contant ſes malheurs en peu de mots.

Une figure aimable & une grande douceur de caractere avaient fait chérir Cécile Frênel de tout le monde pendant ſon enfance. Malgré la différence de quelques années, Madame la Ducheſſe l’avait paſſionément aimée, & cet heureux hazard avait procuré à Cécile une éducation bien au deſſus de ſon état. Lors du mariage de la Ducheſſe, Anaſtaſie Frênel, ſa mere, ſollicita & obtint la récompenſe qu’elle déſirait, & ſe retira dans ſa province. Cependant la Ducheſſe qui devait paſſer les premieres années de ſon mariage à la cour avec ſa belle-mere, ne ſe ſépara pas de la compagne de ſon enfance ſans regret, & lui promit de la faire revenir auprès d’elle, dès qu’elle aurait ſa maiſon. Le ſort en avait autrement décidé.

Emilie.

Je le vois bien, puiſqu’en attendant, la voilà logée dans une remiſe.

La Mere.

La mere de Cécile était un de ces caracteres plus communs qu’il ne le faudrait dans les conditions ſubalternes. Inſinuante & ſouple avec ſes ſupérieurs, elle ſe dédomageait de cette contrainte avec ceux que le fort faiſait dépendre d’elle. Naturellement impérieuſe , dure & hautaine, elle eut encore le malheur d’être jalouſe de la tendreſſe que Madame la Ducheſſe témoignait à ſa fille. La pauvre Cécile ne fut donc pas à beaucoup près heureuſe avec une telle mere. Celle-ci ne connaiſſant d’autre plaiſir que l’ambition, l’avait, en arivant dans ſa réſidence, concentrée toute entiere dans le projet de marier avantageuſement ſa fille ; le caractere & la figure de Cécile lui promettaient, indépendament de la protection de ſa bienfaitrice, de grandes facilités à cet égard. Bientôt elle jeta les yeux ſur l’homme d’afaires de M. le Comte de *** , Seigneur de pluſieurs terres conſidérables dans la province. Cet homme jouiſſait de toute la confiance de ſon maître, & était d’autant plus redouté de tout le canton, qu’habile à découvrir chaque jour quelque parchemin dans le chartrier de Monſieur le Comte, il avait déja dépouillé pluſieurs voiſins de leurs poſſeſſions. Quand on lui faiſait compliment ſur la beauté & l’immenſité du parc de la terre principale : Ah, diſait-il, cela ne vient pas en dormant ; on trouve bien des entêtés dans ſon chemin. Il faut plaider continuélement ; détourner l’eau à l’un , envoyer le gibier vivre à diſcrétion chez l’autre ; enfin imaginer mille petites reſſources pour parvenir à la réunion.

Emilie.

Aimez-vous cet homme-là, Maman ? Il me paraît bien plus haïſſable que Jaques Truchard.

La Mere.

C’était cependant à cet homme qu’Anaſtaſie Frênel deſtinait fa fille ; & comme les cœurs farouches éprouvent quelquefois auſſi l’empire de la beauté, celle de Cécile avait fait une vive impreſſion ſur l’ame dure & inacceſſible d’un chicaneur de profeſſion.

Emilie.

C’eſt donc à ce chicaneur qu’elle doit ſon beau nom de Preindle ? Je ne ſuis plus étonée qu’elle ait été malheureuſe par ſa faute ou ſans ſa faute.

La Mere.

Vous allez plus vite que Cécile Frênel. Tandis que l’ambition de ſa mere diſpoſait d’elle en faveur de l’homme d’afaires de M. le Comte de ***, l’amour avait diſpoſé de ſon cœur en faveur d’un jeune homme du voisinage, nommé M. Baruel. Ce jeune homme habitait & cultivait un petit bien de campagne qu’il avait hérité de ſon pere. Il n’était pas riche, mais la liberté & l’indépendance, compagnes ordinaires de la pauvreté honête, lui faiſaient préférer ſon ſort aux deſtinées les plus brillantes ; ſa ſageſſe & ſa conduite l’avaient fait chérir & rechercher de tout le canton. Il n’était pas riche, & il l’ignorait avant d’avoir vu Cécile. Elle lui inſpira une forte paſſion, & pour la premiere fois il déſira la richeſſe.

Emilie.

Ah, Maman, faiſons lui faire ce mariage ! Faut-il donc toujours ce vilain argent pour être heureux ? D’ailleurs, ſi nous en parlons à Madame la Ducheſſe, elle fera ſûrement quelque choſe en faveur de la compagne de ſon enfance.

La Mere.

C’eſt ſa mere qu’il aurait fallu perſuader ; mais elle faiſait plus de cas de la crainte qu’inſpirait le chicaneur enrichi & redouté, que de l’eſtime générale dont jouiſſait un jeune homme de mérite, mais pauvre & ſans crédit. Rien ne put vaincre ſa répugnance.

Emilie.

O la déteſtable femme ! Convenez, Maman, que nous nous trouvons là en aſſez mauvaiſe compagnie.

La Mere.

A qui en eſt la faute ? Ne vous avais-je pas conſeillé de ne pas quiter la ſociété de Madame la Maréchale ? Vous n’avez pas voulu me croire. — A préſent il ne tiendrait qu’à moi de vous faire fondre en larmes, en vous faiſant le tableau des chagrins de Cécile ; mais je veux ménager votre ſenſibilité. Qu’il vous ſuffiſe de ſavoir qu’après de longs & cruels tourmens, Cécile ayant toujours réſiſté avec une fermeté & une douceur inaltérables au mariage projeté par ſa mere, trouva enfin un protecteur dans un oncle qu’elle avait dans la province. Celui-ci non-ſeulement parvint à lui faire épouſer le jeune Baruel ; mais il arracha même le conſentement de ſa mere pour cette union. Elle conſentit : mais vindicative & altiere, autant qu’elle était ambitieuſe, elle ne voulut plus voir ſa fille, paſſé le jour du mariage, & lui jura dans ſon cœur une haine implacable.

Emilie.

Maman, une mere !

La Mere.

Dès cet inſtant elle travailla ſans relâche à la perdre dans l’eſprit de Madame la Ducheſſe, en repréſentant ſa conduite, avec un déſeſpoir affecté, ſous les couleurs les plus odieuſes de l’ingratitude & de la déſobéiſſance ; & ſi elle ne réuſſit pas complétement dans ce deſſein, elle perſuada du moins à fa fille qu’elle avait réuſſi, & que Madame la Ducheſſe ne pouvait entendre prononcer ſon nom ſans indignation. Cette inſinuation fut plus funeſte à Cécile Baruel que toutes les autres machinations : elle lui ôta la hardieſſe d’écrire à ſa bienfaitrice ; & celle-ci ſe croyant négligée, oublia enfin entiérement une jeune perſone qu’elle avait tant aimée.

Emilie.

Voilà les tourmens finis, & les malheurs qui commencent, je parie, & qui la meneront enfin dans la remiſe. Oh, Maman, celle-là avait bien raiſon de pleurer le jour de ſon mariage. Quel terrible rideau elle avait peut-être devant elle !

La Mere.

Cependant les premieres années de ce mariage furent heureuſes & s’écoulerent paiſiblement. Elle aimait à ſe vanter du calme dont elle jouiſſait, & qui avait ſuccédé à tant d’orages. Sa fortune était à la vérité des plus modiques, mais ſa tendreſſe & son atachement pour ſon mari lui tinrent lieu de richeſſes ; & tous deux ſobres, laborieux, appliqués à leurs devoirs, pouvaient faire croire que, ſi le bonheur habitait quelque part ſur la terre, c’était leur humble retraite qu’il avait choiſie pour aſyle. Ils y oublierent peu-à-peu le monde entier, & l’idée qui avait ſi ſouvent troublé Cécile au commencement de ſon mariage, de demeurer, pour ainſi dire, à la porte d’une mere couroucée & injuſte, ſans oſer lui rendre ſes devoirs, s’était inſenſiblement afaiblie & éfacée au milieu de cette douce & paiſible jouiſſance de ſa félicité domeſtique.

Emilie.

Ce n’eſt pas peut-être ce qu’il y a de mieux dans ſon hiſtoire.

La Mere.

Devenue elle-même mere de trois enfans, elle béniſſait tous les jours le ciel de ſes faveurs, ſans ſe douter de la cataſtrophe à laquelle elle touchait.

Emilie.

Voyons donc, Maman, voyons.

La Mere.

L’homme d’afaires de Monſieur le Comte en avait eu de trop grandes & de trop multipliées, pour s’occuper d’elle pendant les ſix premieres années de ſon mariage. Elle comptait parmi ſes plus grands bonheurs d’avoir été oubliée par cet homme redoutable.

Emilie.

Et moi auſſi, j’eſpérais de n’en plus entendre parler. Comment ſe nommait-il donc, cet homme terrible ?

La Mere.

L’hiſtoire ne m’a pas dit ſon nom, & je vous avoue que je ne m’en ſuis pas informée. Ne trouvez-vous pas que c’eſt un ſoulagement d’ignorer le nom des hommes pervers & mal-faifans ? Il ſemble qu’on en reſte plus éloigné.

Emilie.

Oh, restons-en éloignées, Maman.

La Mere.

Celui-ci n’avait jamais oublié perſone, mais c’était un homme méthodique juſques dans ſes haines ; & comme elles ne manquaient jamais d’objets, & qu’il ſavait jouir d’avance du mal qu’il projetait de faire, il n’en précipitait pas l’exécution. Ce ne fut donc qu’après avoir achevé, comme il diſait, le travail de tout le canton occidental, c’eſt-à-dire, après avoir tourmenté & fatigué de procès toute cette partie de la province au nom de ſon maître, qu’il ſe ſouvint des mépris de Cécile Baruel, & qu’il réſolut de commencer le travail du côté oriental par la petite poſſeſſion de ſon mari.

Emilie.

Ah, Maman !

La Mere.

Mais un faux air de généroſité de vait couvrir ſes projets de vengeance. Il fit d’abord propoſer à M. Baruel un accommodement, pour céder son héritage à Monſieur le Gomte, qui déſirait de le faire enclaver dans ſon jardin anglais. C’était ataquer M. Baruel dans l’endroit le plus ſensible. Il tenait à son petit coin de terre au delà de toute expreſſion ; & depuis qu’il y avait joui de toute la félicité dont ſa condition humaine eſt ſuſceptible, il ſe ſerait cru ſacrilege & digne du couroux céleſte, en conſentant à l’abandon qu’on lui propoſait. Toute négociation fut refuſée, & c’eſt ſur quoi avait compté ſon ennemi. Il avait ſes parchemins tout prêts pour prouver que ce pe tit bien, qui avait toujours paſſé pour un franc-aleu, c’eſt-à-dire, pòur un bien libre de tout aſſujétiſſement à une autre terre, devait une redevance annuele à la terre principale de ſon maître. Le procès fut intenté, & dès ce moment le trouble, l’inquiétude & les calamités de toute eſpece devinrent le partage de cette famille naguere ſi heureuſe.

Emilie.

Pourquoi donc cela, Maman ?

La Mere.

Le procès dura long-temps. M. Baruel ſe vit obligé de contracter des dettes pour le ſoutenir, de faire pluſieurs voyages à Paris. Tout le monde prévit dès-lors que, même en gagnant ſon procès, il ſe trouverait ruiné de fond en comble ; mais finalement il le perdit.

Emilie.

Comment, Maman, il le perdit ? Il n’y a donc point de juſtice en France ? Le Roi ne ſe fâche-t-il pas quand on tourmente ſes sujets ?

La Mere.

Puiſque la juſtice prononça en faveur de Monſieur le Comte , il avait ſans doute le droit de ſon côté ; mais le pere de M. Baruel n’avait pas moins acheté ſon petit bien dans la bonne foi comme un bien libre. Celui qui avait poſſédé la grande terre de M. le Comte de *** avant lui, vivant à la cour, ne venant jamais dans la province, n’ayant pas enfin un homme d’afaires de la trempe du chicaneur, avait extrêmement négligé ſes droits ſeigneuriaux ; & bien des droits ſe ſont perdus de cette maniere. Un poſſeſſeur de terres qui ſe fait une étude de les faire revivre rigoureuſement, autant que les loix l'autoriſent, peut avoir la juſtice pour lui, mais il n’aura pas l’humanité de ſon côté.

Emilie.

Je ſuis bien ſûre que M. Eloi Godard qui m’a tant ennuyée quand j’étais enfant, n’a pas de vieux par chemins pour tourmenter le monde ; je crois que mon papa ne le trouverait pas bon. Et puis, nous ſavons le nom de notre régiſſeur, & nous ne déſirons pas de l’ignorer comme l’autre. Il eſt tout au plus un peu ennuyeux, mais il n’eſt pas méchant.

La Mere.

Les anciens ont un proverbe qui dit que la juſtice pouſſée trop loin devient la plus haute injuſtice. Et puiſque les vertus les plus douces & les plus utiles à la ſociété ont beſoin d’être tempérées les unes par les autres, pour ne pas dégénérer en excès, à plus forte raiſon la juſtice que nous exerçons envers les autres pour le maintien de nos droits, c’eſt-à-dire, pour notre ſeul avantage, doit-elle ſe preſcrire des limites, ſi elle veut conſerver ſon nom & échapper au blâme.

Emilie.

Ah, je ſais cela ; vous me l’avez dit : Nous ſommes des inſtrumens de musique, auxquels il faut un tempérament pour être d’acord… Suis-je d’acord, Maman ?

La Mere.

Quelquefois. Cependant le meilleur inſtrument eſt celui ſur lequel ſon acordeur veille conſtament, pour l’empêcher de ſe déranger.

Emilie.

Je ſais cela encore : quand l’acordeur tombe malade, l’inſtrument eſt relégué dans un coin & court de grands risques, n’eſt-il pas vrai ?… Mais que devint donc ce pauvre M. Baruel ?

La Mere.

Il vous eſt aiſé à préſent de deviner tous ſes déſaſtres & ceux de ſa malheureuſe famille. La ſomme que la déciſion du procès rendit exigible pour le paſſé & le préſent, monta fort au delà de tout ce que M. Baruel poſſédait au monde ; & l’impoſſibilité d’acquiter les dettes contractées pour le ſoutien du procès, mit le comble à ſa détreſſe. Son petit bien fut ſaiſi & vendu à l’enchere, où le déteſtable chicaneur en fit l’acquiſition à bon marché pour ſon maître. Les autres créanciers, ayant perdu l’eſpoir d’être payés, firent arrêter M. Baruel à Paris ; & le voilà en priſon comme débiteur inſolvable.

Emilie.

O mon dieu, eſt-il poſſible qu’on traite ainſi des innocens ?

La Mere.

A cette funeſte nouvelle, Madame Baruel ſe mit en route avec ſes trois enfans. Quelques perſones charitables s’étaient cotiſées, pour la mettre en état de faire le voyage de Paris, afin de toucher par fa miſere ceux qui avaient diſpoſé de la liberté de ſon mari. Sa mere dénaturée qui jouiſſait, autant que le chicaneur, de ce qu’elle appellait la vengeance céleſte ſur les enfans ingrats, rendit, par un dernier trait de ſa haine, ce moyen inutile. Elle lui fit adreſſer pluſieurs avis anonymes, que Madame la Ducheſſe, informée de ſon voyage, l’attendait à Paris pour la faire enfermer, & que l’ordre en était déja obtenu. Ces inſinuations barbares tinrent ſa malheureuſe fille dans des tranſes continueles, & lui ôterent juſqu’au courage néceſſaire pour ſe tirer de ſa ſituation déplorable.

Emilie.

Et voilà pourquoi le ſeul nom de Madame la Ducheſſe la faiſait pâlir ?

La Mere.

Et voilà pourquoi elle avait pris un faux nom à Paris. Vous avez vu avec quelle précipitation elle s’était ſauvée la premiere fois de la maiſon du châron. La même inquiétude lui ôta l’aſſurance de ſe préſenter aux créanciers comme femme de l’infortuné Baruel, & la priva du moyen le plus efficace pour les fléchir ; elle ſe dit ſa ſœur, veuve & mere de trois enfans ſans fortune. Elle n’oſa même jouir que fort rarement de la triſte conſolation de voir ſon mari dans ſa captivité. Par-tout où elle portait ſes pas , elle ſe voyait épiée, découverte, arrachée à ſes enfans & reléguée dans quelque couvent éloigné & ignoré.

Emilie.

O la malheureuſe créature ! Mais où paſſait-elle donc la nuit avec ſes trois enfans ?

La Mere.

Elle avait fait uſage d’une autre lettre de recommandation auprès d’une marchande de modes au palais. Là elle travaillait preſque jour & nuit avec ſa fille, pour gagner ſa ſubſiſtance & celle de ſes enfans, & comme elle faiſait les modes avec une habileté & une adreſſe ſingulieres, cette femme trouva bientôt un grand profit à l’avoir chez elle, & ne penſa pas davantage à la récompenſer convenablement. Peu-à-peu les petits moyens de Madame Baruel s’étaient épuiſés, ſans qu’elle pût prévoir un terme à ſes malheurs. Un jour qu’elle était plus abatue qu’à l’ordinaire, la marchande de modes, à laquelle elle s’était enfin confiée, lui offrit non-seulement la liberté de ſon mari, mais pour elle & ſes enfans un fort heureux & tranquille. Elle ne mit à cette offre qu’une ſeule condition ; mais cette condition éfraya tellement Madame Baruel, qu’elle ſe ſauva de chez cette marchande de modes avec la même précipitation, avec laquelle elle avait quité le châron.

Emilie.

Quelle était donc cette condition ?

La Mere.

L’hiſtoire ne m’en a pas inſtruite ; mais vous ſavez le reste. Ne ſachant où donner de la tête avec ſes trois enfans, elle retourna chez le châron avec l’eſprit déja à moitié égaré. Bientôt elle fut aſſaillie par une groſſe fievre : vous l’avez vue ſur le point de périr ſans ſecours, & enfin miraculeuſement ſauvée.

Emilie.

C’eſt bien vrai, Maman, cela eſt miraculeux.

La Mere.

Voyez à quoi tient notre miſérable ſort, à quoi a tenu le ſalut de cette infortunée ! La méchanceté de ſa mere l’éloigne du ſeul apui qu’elle ait ſur la terre, & lui fait éviter, comme ſa plus cruelle ennemie, l’unique perſone qui ait le pouvoir & la volonté de remédier à ſes malheurs. Sans un cocher ivre, cette perſone, la ſeule au monde qui puiſſe la ſauver, paſſe, ſans rien ſavoir, à deux pas du réduit où elle expire. Que ce cocher ivre briſe la voiture de ſa bienfaitrice à deux cents pas en deçà ou au delà de la boutique du châron, & cet accident à qui elle doit ſon ſalut, eſt perdu pour elle. Il y a plus. Sans un miſérable fourgon & l’importance que le châron met à le loger, cette perſone ſi néceſſaire au ſalut de Cécile s’arrêtera plus d’une heure dans l’enceinte & à la porte du réduit ou l’on a un ſi preſſant beſoin d’elle, & s’en éloignera ſans le connaître. Suppoſez encore que le châron ſoit moins bavard, ou que la Ducheſſe, au lieu de le blâmer, par déſœuvrement, d’une négligence qui lui était bien indifferente, s’ennuie de ſon bavardage, & diſe, Arangez cela avec mes gens, & la même impoſſibilité de ſecours ſubſiſte. A quoi a donc tenu le ſalut de l’infortunée qui vous intéreſſe ? A un concours fortuit d’une foule de circonſtances bizâres & frivoles en apparence, & dont une ſeule omiſe ou changée le rendait impoſſible.

Emilie.

Ah, Maman, pourquoi ne voulez vous me laiſſer aucune conſolation ? N*eſt-il pas horrible que des innocens tombent dans un abîme ? Voulez-vous leur ôter l’eſpérance de s’en tirer ?

La Mere.

Tout au contraire, Madame Baruet vous prouve ce me ſemble, que l’innocence ſe tire de l’abîme, & qu’elle ne doit jamais déſeſpérer de ſon ſalut. J’eſpere que vous ſentez auſſi, combien il faut être modéré dans le bonheur, puiſque perſone ne peut ſavoir ce que le lendemain lui réſerve.

Emilie.

Ô le terrible rideau que celui de l’avenir, ou plutôt ce qui eſt derriere !

La Mere.

On peut dire : Heureux ceux qui ont du courage, de la force, de la fermeté, de la conſtance, de la réſignation : car, pour peu que leur vie ſe prolonge, ils trouveront l’occaſion d’en faire uſage.

Emilie.

Je ſuis bien malheureuſe de vous avoir preſſée de me conter cette hiſtoire. À préſent je voudrais pouvoir l’oublier, ou plutôt ne l’avoir jamais ſue.

La Mere.

Je me reproche ma faibleſſe, d’avoir cédé ce ſoir à vos inſtances. Il vous en a coûté bien des larmes…

Emilie.

Vous l’avez donc vu, Maman ? J’ai pourtant avalé tant que j’ai pu.

La Mere.

Tandis qu’au retour d’une fête ſi touchante, nous pouvions finir notre journée par une infinité de réflexions conſolantes & douces.

Emilie.

On a bien raiſon de dire que la ſageſſe & les enfans ne font pas long-temps route enſemble.

La Mere.

Puiſque le mal eſt ſans remede, je me flate que vous vous fiez du moins aſſez à la bonté de Madame la Ducbeſſe, pour être tranquille ſur le ſort de Monſieur & Madame Baruel.

Emilie.

Ah, ma chere Maman, contez-moi cela, pour me conſoler.

La Mere.
D’abord Madame la Ducheſſe ne ſongea plus à ſon ſouper à la campagne. Elle fit tranſporter Madame

Baruel le ſoir même à fon hôtel, & les ſoins qu’elle en fit prendre la rétablirent bientôt. Il ne fut plus queſtion que de la garantir des ſuite de ſon bonheur.

Emilie.

Comment cela, Maman ?

La Mere.

Dès le lendemain Madame la Ducheſſe s’occupa de la liberté de ſon mari, en faiſant payer ſes dettes. Les médecins redouterent avec raiſon l’entrevue des deux époux. Madame Baruel était trop faible encore pour quiter le lit, lorſque ſon mari entra dans fa chambre. On l’avait préparée à ce moment avec toutes les précautions néceſſaires ; elle avait pro mis de ſe conduire avec la modération qu’on exigeait d’elle ; mais les eforts qu’elle fit ſur elle pour tenir ſa promeſſe, penſerent lui devenir funeſtes. À cette modération de commande ſuccéderent d’horribles convulſions, îa fievre ſe raluma avec la plus grande violence ; ce ne fut qu’au bout de ſix ſemaines qu’on put regarder Madame Baruel comme ſauvée & conſervée à ſon mari & à ſes enfans.

Emilie.

Jespere, Maman, qu’elle ſe porte bien préſentement. La verrons-nous cet hiver à Paris ?

La Mere.

Dés l’année derniere ſa bienfaitrice la fit retourner en Angoumois avec ſon mari & ſes enfans. Là, après avoir pourvu à tout, elle lui acheta dans ſes propres domaines un bien quatre fois plus confidérable que celui qu’on lui avait enlevé. Ce bien fut afranchi de toute redevance, & érigé en franc-aleu & bien libre avec les plus grandes ſolemnités. En même temps Madame la Ducheſſe dota la fille pour le momeat où ſon pere trouverait un ſujet digne de partager le bonheur d’une telle famille. Son retour en Angoumois eut un air de triomphe, toute la province en fut dans la joie ; & pour qu’il n’y manquât rien, (car le déſaſtre des méchans eſt regardé comme un bonheur public) le chicaneur s’était caſſé les reins en tombant de cheval peu de temps auparavant, & ſes promenades ne menacerent plus la poſſeſſion de perſone.

Emilie.

J’allais dire, Dieu ſoit loué ; mais cela ne ſerait pas bien, je crois. Et Madame Anaſtaſie, Maman ?

La Mere.

Madame la Ducheſſe ne voulut jamais lui pardoner, malgré toutes les ſupplications de ſa fille. Elle la chaſſa de ſon château, & ne lui laiſſa une petite penſion pour vivre, qu’à condition qu’elle ſe retirerait dans un couvent hors de la province, afin de s’y repentir de ſes fautes le reſte de ſa vie.

Emilie.

Il ne faut, je crois, vouloir du mal à perſone ; mais puiſque juſtice s’eſt faite, je m’en Console. Il n’y a qu’à être bon, & l’on ne recevra jamais que du bien de Madame la Ducheſſe.

La Mere.

Et il n’y a pas grand mal peut-être, que la méchanceté réfléchie ſoit punie.

Emilie.

Ah, Maman, quand j’aurai cette eſtampe, je la regarderai avec des yeux bien différens, à préſent que je ſais toutes les circonſtances de cette fatale hiſtoire.

La Mere.

On ferait aiſément de ces differens incidens une ſuite de tableaux, tous intéreſſans ; je crois même qu’on en a le projet, & que Madame Baruel eſpere avoir, avec le temps, tous ces deſſins originaux, pour en orner ſon heureux manoir, & pour rappeller ſans ceſſe à ſes enfans la remiſe du châron.

Emilie.

Et moi auſſi j’eſpere avoir la ſuite de ces eſtampes dans mon manoir, pour me rappeller une hiſtoire qui m’a gâté une belle journée. Mais, dieu merci, tout eſt bien à préſent ; je puis me coucher en paix & dormir tranquillement. Seulement je balance ſi je dois me coucher la tête baſſe ou haute.

La Mere.

Qu’eſt-ce que cela fait à l’hiſtoire : de Madame Baruel ?

Emilie.

C’eſt que je ne ſais ſi je dois rêver ou non cette nuit. D’un côté le pere Noël & ſa noce peuvent me faire bien du plaiſir ; mais auſſi Monſieur & Madame Baruel, & ſur-tout cette Anaſtaſie Frênel & le chicaneur, pourraient me faire faire de terribles rêves.

La Mere.

Ainſi vous rêvez ou vous ne rêvez pas, à volonté ?

Emilie.

Certainement, Maman. Quand je me ſens le soir en bonne diſpoſition je me couche la tête baſſe, & je fais toute la nuit des rêves gais. Quand au contraire j’ai des ſujets de chagrin ou de triſteſſe, je me couche la tête haute pour éviter de rêver.

La Mere.

Et moyénant cette précaution, vous

êtes ſûre de votre fait ?
Emilie.

J’aurais été bien à plaindre pendant votre affreuſe maladie, ſi je n’avais pas eu ce ſecret. Il m’a ſauvé bien des nuits terribles.

La Mere.

En ce cas, le plus ſûr eſt de ne pas rêver cette nuit. Comme les malheurs laiſſent des impreſſions bien profondes, je craindrais que ceux de Madame Baruel n’euſſent éfacé de votre imagination tout le bonheur dont nous avons été témoins pendant la journée.

Emilie.

Vous avez raison, Maman ; il faut aller au plus ſûr. Dormons ſans rêver, & prévenons le barbouillage ; demain nous ne penſerons plus qu’au bonheur de la petite famille de l’Angoumois… Maman, laquelle croyez-vous la plus heureuſe de Madame la Ducheſſe ou de Madame Baruel ?

La Mere.

Ma chere amie, voilà une queſtion vraiment embarassante. Si vous m’en croyez, nous dormirons là deſſus, & vous m’apprendrez demain ce qu’il

faudra vous répondre.

VINGTIEME
CONVERSATION.


Emilie.

Comme vous voilà entourée de fleurs, Maman ! Etes-vous devenue bouquetiere ?

La Mere.

En tout cas celles-ci ne m’entêteront point.

Emilie.

Je vois bien qu’elles ſont artificieles. Auſſi nous ne ſommes pas dans la ſaiſon des fleurs. Que prétendez-vous donc en faire ?

La Mere.

C’eſt votre tante qui me les envoie. Elle veut que j’en choiſiſſe pour Emilie, parce qu’elle ſuppoſe qu’Emilie danſera demain.

Emilie.

Ma tante a bien de la bonté : je vous prie, ma chere Maman, de la remercier & de l’aſſurer de mon reſpect ; mais je n’ai pas entendu parler de bal. Il eſt vrai que demain, demain, c’eſt un grand jour. Quand je me leverai, il n’y aura plus d’enfant ; j’aurai dix ans paſſés.

La Mere.

Paſſés de trois ou quatre heures au moins.

Emilie.

N’importe, c’eſt toujours paſſé.

La Mere.

Vous avez bien raiſon ; & paſſé ſans retour. De ſorte que, ſi vous les avez bien employés, tant mieux pour vous ; ſi vous les avez perdus au contraire, le mal eſt ſans remede.

Emilie.

C’eſt tout juſte, ma chere Maman, ce que je me diſais dans mon petit particulier, en entrant ici. Je n’oſe me flater de les avoir bien employés ; mais j’eſpere pourtant de ne les avoir pas entiérement perdus.

La Mere.

Et moi auſſi. — Oh çà, il s’agit donc de célébrer ce grand jour, qui fait même une époque de la vie.

Emilie.

Oui, vraiment. Qui eſt-ce qui appelle cela déjà un jour à limites ? Voilà l’enfance derriere nous.

La Mere.

Du moins nous avançons à grands pas vers ſon terme, & l’adoleſcence s’avance vers nous.

Emilie.

Deux luſtres acomplis, comme dit M. de Gerceuil !

La Mere.

C’eſt parler poétiquement.

Emelie.

Il m’a dit tantôt : Mademoiſelle, ſavez-vous que vous êtes née le même jour qu’un des premiers hommes de votre ſiecle, ou plutôt du nôtre, auquel vous n’apartenez plus ? Il n’avait guere que quinze luſtres, lorſque vous vîntes au monde.

La Mere.

Pour me prouver vos progrès en arithmétique, ne m’en ferez-vous pas le calcul tout proſaïquement en années ?

Emelie.

Oh, c’eſt fait ; je le fais, Maman. Il avait ſoixante-quatorze ans, lorſque j’avais ſoixante-quatorze minutes.

La Mere.

Il lui manquait donc une année à ſon quinzieme luſtre ?

Emelie.

Tout juſte.

La Mere.

Et aujourd’hui à quoi en eſt-il ?

Emelie.

Il a quatre-vingt-quatre ans, & moi, j’en ai dix.

La Mere.

Puiſſiez-vous encore long-temps compter enſemble ! Je croyais que la journée de demain n’était une fête que pour vous & pour moi ; mais cet anniverſaire en fait une fête publique : car la naiſſance d’un grand homme eſt d’abord un ſujet légitime d’orgueil pour ſa nation, & puis un ſujet de joie & de reconnaiſſance pour tous ceux qui s’intéreſſent véritablement au bonheur de l’humanité.

Emelie.

Eh bien, Maman, que ferons-nous donc demain ?

La Mere.

Votre tante ſuppoſe que vous voudrez danſer, parce que nous ſommes en carnaval. Si c’était auſſi bien la ſaiſon de la campagne, un bal champêtre ſerait bientôt arangé, & nous n’aurions pas beſoin de fleurs artifîcieles. Mais au milieu du mois de Février ! cela me paraît plus ſérieux : vous ne danſez pas aſſez bien pour un bal de ville.

Emilie.

Je fais bien que je ne danſe pas comme Mademoiſelle de Gernance ; mais cela n’y ferait rien : entre nous autres morveufes, nous ne prenons pas encore garde à qui faute plus ou moins bien.

La Mere.

Il n’y a donc qu’à aranger une petite aſſemblée, que nous ne mettrons pas même dans le ſecret de la ſolemnité du jour.

Emilie.

A moins que nous ne faſſions mention de la fête publique. Mais, à vous dire la vérité, ma chere Maman, je crois que je n’aurai pas demain le cœur à la danſe.

La Mere.

Pourquoi donc cela ?

Emilie.

Je ne ſais. C’eſt peut-être à cauſe de ce que vous appellez la ſolemnité.

La Mere.

Comment prétendez-vous donc célébrer un jour ſi ſolemnel ?

Emilie.

Tenez, Maman, ſi nous faiſions une choſe.

La Mere.

Et quoi ?

Emilie.

Si vous faiſiez fermer votre porte, nous paſſerions toute notre journée tête à tête enſemble, & cela ſerait bien charmant.

La Mere.

Cela le ſerait ſûrement pour moi ; mais ce ſerait à-peu-près comme tous les jours, il n’y aurait rien d’extraordinaire à cela ; & ne craindriez-vous pas que la journée ne vous parût bien longue ?

Emilie.

Non, je vous aſſure. Je vous défie d’imaginer quelque choſe qui me faſſe autant de plaisir.

La Mere.

En ce cas, les préparatifs de la fête ne nous prendront pas beaucoup de temps. Mais que ferons-nous toute la journée ?

Emilie.

Nous ferons, ma chere Maman, comme nous faiſons à la campagne, ou nous en paſſons ſouvent trois ou quatre de ſuite tête-à-tête.

La Mere.

Oh, à la campagne, cela eſt différent ; les jours ne sont jamais trop longs. Nous avons tant de devoirs à remplir à droite & à gauche, tant d’occupations diverſes, qu’à peine nous reſte-t-il le temps néceſſaire pour la promenade. Mais à Paris, un jour d’hiver !..

Emilie.

Je vois, Maman, que vous craignez de vous ennuyer. Ce n’eſt pas ma faute, ſi mon papa & mes freres ſont abfens.

La Mere.

Ni la miene : mais votre expérience vous a déja appris qu’il ne faut pas compter ſur les hommes ; qu’ils apartienent au public, avant d’apartenir à leur famille ; qu’à peine ſortis de l’enfance, dès leur entrée dans le monde, ils ſont obliges de reſter à la place que le devoir leur a marquée.

Emilie.

O la vilaine choſe que la guerre ! Je vous l’ai dit mille-fois, ma chere Maman : comment les homme, qui sont ſi doux & ſi polis dans la ſociété, peuvent-ils devenir aſſez féroces, pour ſe tuer les uns les autres, ſans même ſe connaître ?

La Mere.

C’eſt que ſouvent les nations ne ſont pas plus ſages, plus juſtes, plus modérées envers leurs égales, que des particuliers inquiets, turbulens & emportés envers leurs concitoyens. Dans la ſociété les injuſtices ſont réprimées par les loix ; mais comment voulez-vous que faſſe une nation léſée dans ſes droits ? Il faut bien qu’elle repouſſe l’injuſtice & l’injure par îà force.

Emilie.

Et à cauſe de cela il faut ſe faire tuer ! Bien imaginé !

La Mere.

Vous voyez que notre rôle eſt bien plus facile. La faibleſſe de notre ſexe & la ſphere étroite de nos petits talens nous confinent dans l’exercice des devoirs domeſtiques : en les rempliſſant, nous avons ſatiſfait à tout ce que la ſociété attend de nous.

Emilie.

Bien entendu que nous reſtons ſans papa & ſans freres.

La Mere.

Il eſt vrai que votre papa & vos freres nous manqueront beaucoup demain.

Emilie.

Sans compter ce qu’ils nous manquent tous les jours.

La Mere.

Mais, quoique leur devoir les tiene éloignés, heureuſement ils ne courent pas encore les hazards de la guerre.

Emilie.

Ah, oui ; c’eſt une conſolation que cela.

La Mere.

Et puiſque le ſort nous réduit à la ſolitude, c’eſt pour vous ſeule, ma chere amie, que je redoute l’ennui d’un jour dont la ſolemnité ſemblait vous promettre de l’amuſement.

Emilie.

Mais, ma chere Maman, un jour ſolemnel, eſt-ce préciſément un jour gai ?

La Mere.

Je le crois, à la vérité, plus impoſant que gai.

Emilie.

C’eſt un jour à réflexions, n’eſt-il pas vrai ? Ainſi le paſſé vous revient dans la tête, malgré que vous en ayez. On ſouleve auſſi un peu ce rideau qui cache l’avenir ; & depuis q»e vous m’avez montré ce terrible rideau, je vous avoue qu’il ne m’eſt pas ſorti de la tête, & que je l’ai toujours là devant les yeux. Voyez donc, ma chere Maman, quelle foule d’affaires pour une ſeule journée !

La Mere.

Je ne vous blâmerai ſûrement pas de regarder les limites de l’enfance & l’acheminement vers l’adoleſcence ſous ce point de vue ſérieux, & je commence à croire, comme vous, qu’il faut danſer tout un autre jour que celui où l’on a dix ans acomplis.

Emilie.

Commencez-vous auſſi à croire que nous n’aurons pas le temps de nous ennuyer ?

La Mere.

Oui, en vérité. Un coup-d’œil réfléchi ſur le paſſé poura aiſément abſorber une journée, ſans même porter nos regards ſur l’avenir dont l’incertitude ne peut être enviſagée ſans un peu de trouble.

Emilie.

En tout cas, ſi nous n’avons pas fini pendant le jour, nous pouvons en conférer encore le ſoir, de notre lit : car, dieu merci, le mien n’eſt plus ſur la frontiere ; il s’eſt emparé de l’intérieur de votre chambre-à-coucher. Cela ne s’appelle-t-il pas une priſe de poſſeſſion ?

La Mere.

Cela s’appelle, en droit public, une uſurpation manifeſte, opérée moitié par ruſe, moitié par violence ; & voilà comme les guerres commencent : ſans ma douceur, ou pour mieux dire, ma faibleſſe, j’aurais défendu ma chambre-à-coucher contre votre invaſion qui l’a changée en dortoir. Votre lit était très-bien dans ce cabinet à côté ; & moyénant la porte qui reſtait ouverte, notre communication n’était jamais interrompue.

Emilie.

Mais, Maman, il fallait s’égoſiller pour ſe parler, quand vous étiez couchée & moi auſſi. Cela n’était point du tout convenable pour votre ſanté.

La Mere.

Pour deux perſones qui ne ſe quitent guere du matin au ſoir, ne pouvions-nous pas prendre le parti du ſilence en même temps que celui de la retraite dans notre lit ?

Emilie.

Oui ; mais quand il vous reſte quelque chose ſur le cœur ou dans l’eſprit, comment faire ? C’eſt ſouvent une miſere, une miete ; mais ce ſont préciſément les mietes qu’il ne faut pas laiſſer accumuler pour le lendemain.

La Mere.

Je remarque que le ſoir la proviſion des mietes eſt inépuiſable chez vous.

Emilie.

Mais, ma chere Maman, n’eſt-il pas bien plus joli de jaſer, comme Cela, d’un lit à l’autre, à deux toiſes de diſtance, juſqu’à ce que l’homme au sable s’empare des yeux ?

La Mere.

Voilà, par exemple, une expreſſion un peu triviale pour une perſsone qui ſe vante d’avoir étudié la mythologie.

Emilie.

Cela eſt vrai, je devais parler de Morphée.

La Mere.

Quoi qu’il en ſoit, je ſens bien qu’à cauſe de la ſolemnité du jour, je ne pourai poliment vous dépoſſeder ni aujourd’hui ni demain.

Emilie.

Ni après-demain, ni jamais.

La Mere.

Ce que j’aimerais à prévoir, c’eſt te réſultat de la réviſion que vous projetez : ſavoir ſi elle vous rendra gaie ou triſte, taciturne ou parlante.

Emilie.

Je n’en fais, en vérité, rien. Voilà, ma chere Maman, une queſtion très-embaraſſante.

La Mere.

Je ne le trouve pas. Sí vous êtes contente de la maniere dont ces dix années ſe ſont paſſées, la réponſe à ſa queſtion eſt faite ; & pour le ſavoir avec la derniere préciſion, vous n’avez qu’à vous demander, ſi vous voudriez les recommencer, pour les paſſer une ſeconde fois exactement aux mêmes conditions & de la même maniere.

.

...

Emilie.

Non ſûrement, Maman, je ne le voudrais pas.

La Mere.

Cela s’appelle avoir un avis décidé. Mais en ce cas vous êtes donc bien mécontente de votre ſort, & par conſéquent de l’éducation que vous avez reçue ?

Emilie.

Ce n’eſt pas cela, ma chere Maman. On peut avoir été fort heureuſe un jour : faut-il abſolument déſirer qu’il recommence, & ne peut-on pas être un peu preſſée de voir ariver un lendemain plus heureux encore ? Je crois qu’il eſt fort joli d’avoir quinze ans.

La Mere.

Et à quinze ans vous déſirerez d’en avoir dix-huit.

Emilie.

Cela ſe pourait bien ; mais pas au delà.

La Mere.

Qui ſait celà ? — J’avais oublié votre empreſſement de ſauter par deſſus plus d’une année, pour ariver à une époque que des gens moins impatiens attendent tranquillement, parce qu’ils ſavent qu’ils ne lui échaperont pas, & que chemin faiſant, ils ne laiſſeront pas de trouver beaucoup d’occupations importantes & agréables.

Emilie.

Il eſt vrai, Maman, que nous ne ſommes pas entiérement d’acord ſur ce chapitre.

La Mere.

Pour moi, je regarde l’époque de mon enfance comme le temps le plus heureux de ma vie, excepté que, n’ayant pas été avertie, je n’en ai connu le bonheur que lorſqu’il s’était évanoui.

Emilie.

Vous m’avez dit plus d’une fois, qu’il m’en arivera tout autant, & que l’expérience me détrompera de bien des choſes : alors je vous le dirai très ſûrement.

La Mere.

Si j’y ſuis, ou bien, à vos enfans qui vous croiront comme vous me croyez. Mais, abſtraction faite de cette impatience, & ne vous bornant qu’au ſouvenir du paſſé, il vous ſera aiſé de ſavoir ſi vous voudriez recommencer aux mêmes conditions.

Emilie.

Oui & non, ma chere Maman ; c’eſt ſelon. Voulez-vous me faire recommencer abſolument de la même maniere, ſans aucune exception quelconque ?

La Mere.

Oh, ſans la moindre ; ſans quoi cela ne ſerait plus une question. Vous comprenez bien que perſone ne balancerait à recommencer, à la condition de retrancher de ſa ſituation tous les inconvéniens, & d’en garder tout l’avantageux & l’agréable ; malheureuſement perſone n’a ce choix dans la vie.

Emilie.

Ni celui de recommencer non plus.

La Mere.

Il eſt vrai, mais c’eſt une ſuppoſition que nous faiſons.

Emilie.

Tout comme il vous plaira, Maman, mais je ne ſaurais m’y déterminer.

La Mere.

Pourquoi donc pas ?

Emilie.

Je ſuis étonée que vous me faiſſiez cette queſtion. Ne penſez-vous pas que j’ai fait dans le cours de ces dix années bien des fautes, & que j’en ai éprouvé, comme de raiſon, bien des chagrins ? Comment ferai-je donc, ma chere Maman, pour avoir le courage de refaire les mêmes fautes ?

La Mere.

Voilà, je l’avoue, une difficulté à laquelle j’aurais dû penſer.

Emilie.

Et puis n’ai-je pas eu bien des inquiétudes ? Trois fois au moins j’ai été menacée du malheur de vous perdre. Si je vous ai conſervée, c’eſt un miracle de la providence : ſerait-il bien ſage de ſe ſoumettre de nouveau aux mêmes riſques ?

La Mere.

Les deux premieres fois vous étiez trop enfant pour vous en apercevoir.

Emilie.

Pardonez-moi. Il eſt vrai que je n’avais pas encore ſix ans, quand on me faiſait traverſer, tous les ſoirs, votre chambre-à-coucher ſur la pointe des pieds, ſans m’approcher de votre lit ; mais je m’en ſouviendrai toute ma vie. On me diſait que ce paſſage était néceſſaire pour vous montrer que j’étais en bonne ſanté ; mais comme vous ne me faiſiez jamais le moindre ſigne pour m’arrêter, je croyais que vos enfans vous étaient devenus indifférens.

La Mere.

Vous avez appris depuis la cauſe involontaire de cette indifférence.

Emilie.

Vraiment je la ſais depuis long-temps, & elle me donne le friſſon toutes les fois que j’y penſe. Mais alors je n’avais aucune idée du danger d’une maladie je croyais, quand on était malade, qu’on avait la colique, & que c’était tout. Cependant l’air lugubre de votre chambre qui n’était pas mieux éclairée que l’angar de Madame Baruel ; la triſteſſe & la conſternation de tout le monde, l’inquiétude avec laquelle on ſe chuchotait à l’oreille ; tout cela, ſans en être préciſément affligée, me cauſait une frayeur dont je ne pouvais démêler la raiſon.

La Mere.

Tout cela eſt heureuſement paſſé & bon à oublier, au moins aujourd’hui.

Emilie.

Vous voulez, Maman, qu’on recommence ; cela rappelle néceſſairement le paſſé.

La Mere.

Mon projet n’était pas de fixer votre attention ſur des ſouvenirs pénibles. Cela ne donnerait pas demain à notre tête-à-tête ſolemnel une teinte trop gaie au moins.

Emilie.

Oui, d’un côté le ſouvenir des fautes ; de l’autre, celui des dangers ; il y a là de quoi rendre une journée bien ſombre.

La Mere.

Je ne voulais qu’un coup-d’œil général en arriere, & je me flatais qu’il vous montrerait plus de ſujets de joie que d’affliction, plus de momens de ſatiſfaction que de triſteſſe. En effet, toutes les fois que je reviens ſur le paſſé, ma mémoire me rappelle une Emilie qui ſaute, qui danſe, qui chante & je me ſouviens à peine de l’avoir vu pleurer. D’où je croyais pouvoir conclure que vos dix premieres années ne s’étaient pas paſſées trop péniblement.

Emilie.

Eh bien, oui, Maman, cela eſt vrai ; mais où en eſt le profit ? Y a-t-il beaucoup de mérite à avoir paſſé ſes dix ans à courir, à ſauter, à vous faire du bruit ?

La Mere.

Oui, certes ; & ſi vous me fâchez, je vous ferai un reproche de n’en avoir pas fait aſſez. Vous connaiſſez mes préjugés contre les enfans trop paiſibles ; je ſuis toujours tentée d’attribuer leur tranquillité à un vice de ſanté.

Emilie.

Oui, ſoit du corps ou de l’ame ; je ſais cela. Mais convenez au moins que le temps que j’ai perdu avec ma poupée, c’eſt un temps bien perdu.

La Mere.

Je n’en conviendrai pas davantage, puiſque je me ſens en train de vous contredire. De la maniere dont la maiſon de cette dame était montée, le ſervice dont vous étiez chargée auprès d’elle, vous a miſe dans la néceſſité d’apprendre bien des détails, ſoit de toilete, ſoit de ménage, très-convenables à ſavoir ; ſans compter que ce ſervice vous a rendu adroite en pluſieurs ouvrages. Ainſi, s’il vous prend fantaiſie de le continuer, même après les deux luſtres acomplis ; comme je me flate que l’humeur ſévere qui vous domine ce ſoir, ne ſera pas de durée, vous n’éprouverez aucune oppoſition de ma part.

Emilie.

Eh bien, ma chere Maman, ſi vous êtes contente de mes dix ans, tant mieux ; je puis & je dois l’être auſſi.

La Mere.

Je ne prétends pas que tout ait été au mieux poſſible, ou n’eût pu mieux aller ; mais je ne veux pas que vous me jugiez mon enfant avec une trop grande ſevérité. Sans quoi il faudrait éplucher la conduite de la mere avec la même rigueur, & je n’y trouverais pas mon compte.

Emilie.

En voilà bien d’une autre ! Vous avez peut-être auſſi des fautes à vous reprocher ?

La Mere.

Plus que je ne voudrais. Avec la différence que vous détournez les yeux des vôtres, & c’eſt ce qu’on peut faire de mieux, quand elles ne font pas de conſéquence ; & que moi, je trouve les mienes aſſez graves, pour y avoir toujours les regards atachés. Il me ſemble que je donnerais volontiers la moitié de ce qui me reſte à vivre, pour recommencer votre éducation avec la poſſibilité de les éviter.

Emilie.

Ce que vous dites-là, ma chere Maman, me paraît bien ſérieux, à moins que vous ne badiniez. Voyons donc ces fautes que vous voudriez racheter à ſi haut prix ?

La Mere.

Demain c’eſt le jour de la revue ; après la vôtre viendra la miene tout naturélement. Mais à mes yeux l’eſpérance de réparer un ſeul de mes torts, mériterait ſuffiſament le ſacrifice auquel je me réſigne.

Emilie.

Quel eſt donc ce tort ?

La Mere.

Celui que vous a fait ma ſanté.

Emilie.

Vous avez raiſon, ma chere Maman ; vos enfans n’auraient plus d’inquiétudes, ſi vous aviez une ſanté plus robuſte.

La Mere.

Ce n’eſt pas préciſément pour vous épargner des inquiétudes, que je la déſirais meilleure ; mais ſi vous ſaviez combien mes maladies ont dérangé mon plan, combien ma conſtitution frêle a contrarié mes principes !

Emilie.

Je ne m’en ſuis jamais aperçue.

La Mere.

Par exemple : vous n’ignorez pas quelle importance j’ai toujours atachée, ſur-tout pendant les premieres années de l’enfance, aux exercices du corps, ou plutôt à l’exercice & au mouvement habituels, ſi eſſentiélement néceſſaires au dévelopement des organes & des forces phyſiques.

Emilie.

Je n’ai donc pas aſſez couru, aſſez ſauté, je ne me ſuis pas aſſez tourmentée, je ne vous ai pas aſſez importunée, à votre avis ?

La Mere.

Non certes. A la campagne vous faites paſſablement de l’exercice ; mais en ville, vous ſavez quelle peine j’éprouve journélement à vous y déterminer.

Emilie.

C’eſt qu’il n’y a rien de ſi ennuyeux que de paſſer & repaſſer une allée ou un boulevard ſans vous.

La Mere.

Vous voyez donc bien que ma mauvaiſe ſanté vous ſert ou de raiſon ou de prétexte, & que je n’ai pas tort de la regarder comme très-préjudiciable à votre éducation. Je me la reproche toutes les fois que je remarque chez vous de la moleſſe, ſoit du côté phyſique, ſoit du côté moral.

Emilie.

Mais, Maman, vous vous reprochez-là ma faute, & non pas la vôtre.

La Mere.

En ce cas, il ne tiendrait donc qu’à vous de m’épargner ce reproche.

Emilie.

Je conviens que je n’ai le cœur à rien quand vous êtes malade.

La Mere.

Mais ce qu’on ne ſe ſent pas le goût ou l’inclination de faire, on le fait par éfort de raiſon, quand on en connaît l’importance  ; & c’eſt en quoi conſiſte la force du caractere.

Emilie.

Si vous ſaviez, Maman, comme c’eſt triſte de ſe promener, ſans cauſer avec vous !

La Mere.

Vous me rappellez-là un autre de mes torts ; c’eſt de vous avoir laiſſé prendre trop de goût à nos converſations.

Emilie.

Comment, vous vous reprochez nos converſations ?

La Mere.

Je crains qu’elles n’aient contribué à vous acoutumer à trop de réflexion & de tranquillité pour votre âge, & par conſéquent nui au projet important de former votre conſtitution.

Emilie.

Maman ! Si c’était à recommencer, vous me priveriez du plaiſir de cauſer avec vous !

La Mere.

Du moins j’y mettrais la condition de ne jamais cauſer aſſiſes. Avec cette loi fondamentale nous pourions renouveller l’école des Péripatéticiens.

Emilie.

Comment dites-vous cela ? Voilà un mot plus long & peut-être auſſi ennuyeux que la plus longue promenade ſans vous.

La Mere.

L’uſage de ces meſſieurs était de ne jamais converſer ou philoſopher enſemble, qu’en ſe promenant dans le Lycée, qui était à-peu-près les Tuileries d’Athenes & c’eſt cet illuſtre exemple que nous aurions dû imiter.

Emilie.

Comment les appellez-vous déja ?

La Mere.

Péripatéticiens, c’eſt-à-dire, promeneurs.

Emilie.

Pé-ri-pa-té-ti-ciens ! Et vous ne pouvez me faire grâce d’aucune de ces ſyllabes.

La Mere.

D’aucune, que je ſache.

Emilie.

En ce cas, Maman, je vous en rends deux de plus, car nous ſommes, pour le moins, des demipéripatéticienes : la moitié de nos converſations ſe ſont paſſées à la promenade.

La Mere.

Je ſuis donc moins coupable que je ne craignais.

Emilie.

Voyons un peu vos autres fautes capitales. Peut-être y a-t-il auffi à en rabatre.

La Mere.

Vous ſavez que tout eſt enchaîné dans ce monde. Quand une choſe eſt bien ordonée ſelon la ſageſſe, tous ſes acceſſoires ſont ordinairement autant d’avantages qui l’accompagnent. De même une faute eſt rarement iſolée ; elle ſe ramifie en une infinité de branches, c’eſt-à-dire, qu’elle s’entoure d’un cortege d’autres fautes.

Emilie.

Eſt-ce pour me préparer à un grand cortege que vous dites cela ?

La Mere.

Un cenſeur judicieux me reprocherait ſans doute, d’avoir ſoufert que vous vous occupaſſiez dans un âge ſi tendre, ſoit de la lecture, ſoit d’ouvrages convenables à notre ſexe ; de vous avoir peut-être même déſiré ce goût ; de l’avoir du moins remarqué avec complaiſance, de peur qu’exercée plus tard, vous ne reſtaſſiez mal-adroite & ignorante.

Emilie.

Voilà vos crimes ?

La Mere.

Je crains qu’il n’ajoute : Votre fille brodera comme un ange, travaillera, comme les fées, au dire de toutes les femmes-de-chambre, dont l’approbation mettra le ſceau de l’immortalité à ſa réputation ; mais ferez-vous bien contente, ſi vous voyez ce goût précoce pour la vie ſédentaire, augmenter chez elle d’année en année ; s’il la rend pareſſeuſe de corps, & peut-être d’eſprit ; s’il finit par porter un préjudice notable à ſa ſanté ?

Emilie.

Maman, on vous fait là des reproches, pour le plaiſir d’en faire. Je me porte bien, dieu merci ; je ne ſuis jamais malade.

La Mere.

Cela ne ſuffit pas à ma tendreſſe ; je voudrais vous voir une conſtitution de fer.

Emilie.

Plût à dieu que votre ſanté fût auſſi bonne que la miene !

La Mere.

Elle eût été de fer ſans doute, ſi une tendreſſe mal dirigée ne m’eût éloignée de tout ce qui pouvait la fortifier. — Et puis, vous croyez peut-être que mon cenſeur s’arrête-là ? S’il déſire qu’on s’occupe beaucoup des forces phyſiques d’un enfant dans ſes premieres années, il veut qu’en revanche on ne touche preſque pas aux forces morales pendant cette époque, de peur de les eſtropier par quelque mal-adreſſe d’éducation, ou de les pouſſer à une énergie prématurée & paſſagere par une culture trop hâtive, comme on eſtropiait autrefois le corps des enfans par le maillot, ou comme un jardinier mal-aviſé perdrait un arbre précieux, pour en cueillir des fruits un peu plutôt.

Emilie.

Il me ſemble, Maman, que votre cenſeur veut & ne veut pas bien des choſes.

La Mere.

Il m’a ſur-tout affligée par une remarque. Ne pouvant, dit-il, malgré tous vos éforts, deſcendre continuélement au niveau de l’enfance, voyez ſi vous ne l’élevez pas ſouvent au vôtre, ſans vous en apercevoir, & ſi cette méthode, involontaire de votre part, ne vous fait pas, même contre vos intentions, pouſſer en ſerre chaude une plante qui doit tenir ſa maturité du temps & de l’influence bénigne & imperceptible du ciel.

Emilie.

Maman, votre cenſeur eſt un radoteur qui nous gâterait notre tête-à-tête de demain, ſi nous lui permettions d’étaler ſa morale ; mais nous l’enverrons débiter ſes maximes à l’école.

La Mere.

Vous le placez mieux que vous ne voudriez peut-être. Dès qu’il aura formé une école publique d’après ſes principes, je me ſentirai un grand fardeau de moins, & Emilie ſera la premiere à prouver les avantages ſans nombre d’une inſtitution ſi déſirable.

Emilie.

Ah, nous y voilà encore ! Je ſais au bout des doigts tout ce que vous m’allez dire des avantages de l’éducation publique ſur l’éducation domeſtique & particuliere ; mais vous ſavez bien auſſi, ma chere Maman, que ſur ce chapitre jamais je ne ſerai de votre avis.

La Mere.

Je croyais que vous pouviez en avoir changé, depuis que vous m’avez vanté la grande utilité des extraits de Plutarque.

Emilie.

Qu’eſt-ce que ces extraits ont de commun avec votre éducation publique ?

La Mere.

D’abord on y rencontre ſouvent ſon éloge.

Emilie.

Eh bien, peut-être avait-on raiſon dans ce temps-là ; mais moi, j’ai raiſon aujourd’hui.

La Mere.

Enſuite vous devez y avoir remarqué qu’un des plus grands avantages de la forme républicaine, c’eſt d’influer directement ſur les caracteres, d’animer la maſſe générale dans toutes ſes parties, d’y porter l’activité & la vie, & par conſéquent de faire connaître à chaque individu ſa valeur propre, dont il ne ſe ſerait peut-être pas douté ſous un autre gouvernement ; de former en même temps un eſprit public, qui, par la profeſſion libre des mêmes principes, réunit toutes ces forces diverſes & miſes en valeur, dans un centre commun, pour le bien général. Eh bien, les écoles publiques bien inſtituées ſuivent cette forme républicaine, & procurent à leurs éleves tous ces avantages. La maſſe générale eſt compoſée d’enfans. L’inſtruction s’occupe à faire connaître à chacun ſa valeur particuliere, & à l’augmenter. La réunion établit & apprend à reſpecter les droits fondamentaux de la ſociété générale ; le mérite & le talent, ou plutôt l’eſpérance qui les devance & les annonce, y aſſigne à chacun ſa place. La juſtice y décide ſeule & uniformément, ſans acception de perſone. L’exemple, l’expérience, la néceſſité ſont les précepteurs qui enſeignent, ou plutôt les maîtres qui commandent. Ceux-là ne cauſent pas, ne babillent pas ; ils ſont muets : mais ils gravent les principes dans le cœur en caracteres inéfaçables, au lieu de les entaſſer ſans conſiſtance dans la mémoire.

Emilie.

Je me ſerais bien gardée de louer les extraits de Plutarque, ſi j’avais prévu le parti que vous en voulez tirer contre moi. Et vous me perſuaderez, par exemple, que dans ces écoles on fait, mieux que vous, ſe mettre au niveau de l’enfance ?

La Mere.

Sans contredit, ma chere amie. Mon cenſeur prétend qu’un jardinier qui n’aurait qu’une plante à ſoigner, courrait grand riſque de lui nuire par trop de ſoins, par un excès d’attention & de culture : au lieu qu’obligé de partager ſes foins entre un certain nombre de plantes diverſes, il eſt efficacement garanti de cet inconvénient, & heureuſement borné à ne donner à chaque plante confiée à ſes ſoins, que la portion de culture qui lui eſt ſalutaire.

Emilie.

Mon dieu, Maman, que votre cenſeur m’impatiente avec ſon jardinier ! Ce monſieur me prend apparemment pour une laitue : c’eſt-à-dire, que je ne ſuis venue au monde que pour végéter ?

La Mere.

Voulez-vous qu’il vous parle ſans figure ? — Entre nous deux je ſuis la plus forte ; & par un effet naturel de ma force, il m’arive, vraiſemblablement à tout inſtant, de vous élever vers moi, au lieu de deſcendre vers vous ; mais ſi j’avais vingt enfans autour de moi, il n’en ſerait plus de même : à force de me tirailler vers eux de tous les côtés, ils me forceraient bien de reſter à leur niveau ; & pour les élever inſenſiblement & ſans façade à un niveau ſupérieur, ils m’enſeigneraient bien des routes qui me ſont reſtées inconnues.

Emilie.

Je vois, ma chere Maman, que je l’ai échapé belle, ſi je ne me trouve pas au beau milieu d’une vingtaine de marmots & ſans vous

La Mere.

Après bien des incertitudes j’ai préféré, je l’avoue, l’inconvénient d’une éducation particuliere, preſque toujours triſte, maniérée & découſue à celui d’une éducation publique que je ne pouvais ni approuver ni corriger.

Emilie.

Sans quoi vous n’auriez pas manqué de courage pour me chaſſer de votre maiſon ?

La Mere.

J’eſpere, ma chere amie, que je l’aurais eu.

Emilie.

Ah, vous ne m’aimez pas comme je vous aime. Voilà une fâcheuſe découverte pour un jour ſolemnel !

La Mere.

Il me ſemble au contraire, que jamais je ne vous aurais prouvé plus fortement combien vous m’étiez chere, qu’en faiſant le pénible éfort de vous éloigner de moi pour votre plus grand bien, & de vous priver pour un temps de l’apui trop conſtant de la tendreſſe maternelle, qui a auſſi ſes dangers, & qu’il faut peut-être compter parmi les inconvéniens de l’éducation domeſtique.

Emilie.

O dieu ! pouvez-vous penſer ainſi ? Si vous voulez me voir mourir bien-tôt, vous n’avez qu’à ſuivre ces idées.

La Mere.

Vous coupez là le nœud de la piece par une cataſtrophe.

Emilie.

Heureuſement, heureuſement il n’y a point de danger ; il n’y a point d’éducation publique qui vous conviene.

La Mere.

Encore ici il faudrait être en garde contre les illuſions de l’intérêt. Je ne me ſuis peut-être exagéré les imperfections de notre éducation publique, qu’afin de fournir à ma tendreſſe un prétexte plauſible pour vous garder près de moi, malgré mes juſtes préventions contre l’éducation privée.

Emilie.

Non, non, vous n’aimez pas les exagérations. Je ſuis bien ſûre que vous penſez juſte ſur ce point comme ſur beaucoup d’autres.

La Mere.

Convenez du moins, puiſque nous avons préféré l’éducation domeſtique, qu’il nous importe ſur-tout de nous occuper ſérieuſement de ſes imperfections, afin de nous en préſerver, ou de nous en tirer, ſi nous avons eu le malheur d’y tomber.

Emilie.

A la bonne heure, cela s’appelle parler, ma chere Maman. Nous pouvons employer demain une partie de notre journée à cette occupation ; & ce ne ſera pas du temps perdu.

La Mere.

Puiſque nous nous ſommes rendues excluſivement reſponſables du ſuccès de votre éducation, il nous eſt bien eſſentiel de nous garantir de tout reproche, de tout malheur.

Emilie.

Vous m’avez dit, je m’en ſouviens très-à-propos, qu’il faut s’acoutumer à ſe rendre clairement compte des motifs qui nous font agir ; qu’il eſt très-important de ne pas ſe tromper ſur cet article, de ne pas prendre pour ſageſſe le penchant que l’on ſe ſent à faire une choſe plutôt qu’une autre ; qu’il faut faire cet examen non-ſeulement avant d’agir, mais encore après l’action ; & que celui qui ne ſe trompe jamais ſur les vrais motifs de ſes actions, eſt bien avancé dans le chemin du bonheur & de la ſageſſe.

La Mere.

Avec cette méthode on peut ſe flater de remédier aux erreurs paſſées, de les remplacer par des principes ſûrs & ſolides, d’éfacer juſqu’au ſouvenir des fautes, & de prendre pour l’avenir des engagemens réfléchis.

Emilie.

Comme, par exemple, celui de ne jamais nous quiter.

La Mere.

Cela s’appelle ébaucher un plan d’éducation tant bien que mal. En attendant, le premier chapitre de ce plan dit qu’il faut ſonger à nous coucher & à bien dormir ; car, pour perfectioner cette ébauche, il faut avoir ïa tête fraîche.

Emilie.

Et quand je ſerai couchée, plus de converſation du lit aujourd’hui.

C’eſt le cas de ſe recueillir un peu, n’eſt-il pas vrai, pour ſe préparer à une occupation ſi ſérieuſe ? Demain je commence par écrire à mon papa & à mes freres, après quoi nous travaillerons toute la journée à notre plan.

La Mere.

En voilà encore deux chapitres que j’adopte ſans difficulté. Allez, ma chere amie, & revenez. J’eſpere que nous ſerons auſſi ſatiſfaites de cette journée que de la ſoirée que nous venons de finir.

Emilie.
( en ſe mettant à genoux devant ſa mère.).

Embraſſez donc votre enfant, ma chere Maman, & béniſſez-la, afin que je finiſſe mes dix ans avec votre bénédiction, & qu’elle m’accompagne d’année en année. Je manderai à mon papa, que vous m’avez auſſi bénie pour lui.

La Mere.
( en lui impoſant les mains ſur la tête. ).

Recevez, ma chere fille, la bénédiction de votre pere & de votre mere. Vous qui êtes ſi ſouvent pour nous un objet d’inquiétude & d’alarmes, puiſſiez-vous auſſi être l’objet conſtant de notre joie & de notre ſatiſfaction, comme vous l’êtes de nos vœux & de notre ſollicitude !

F I N.
APPROBATION.


J’ai lu, par ordre de Monſeigneur le Garde des Sceaux, un Manuſcrit intitulé : Converſations d’Emilie. Dans la ſage conduite que tient ici une Mere éclairée, devenue l’Inſtitutrice de ſa fille, les parens ſenſés verront avec reconnoiſſance le plan tout tracé de celle qu’ils doivent garder dans l’éducation de leurs enfans ; & ceux-ci, retrouvant dans le caractere de la jeune Emilie leurs goûts & leurs inclinations, s’empreſſeront, à ſon exemple, de ſe réformer ſur les admirables leçons que leur diſtribue ici l’amour maternel, & prépareront ainſi, pour les générations ſuivantes, des vertus plus ſolides & des mœurs plus épurées. Donné à Paris, ce 8 Juillet 1779.

LOURDET, Profeſſeur Royal.

PRIVILEGE DU ROI.


LOUIS, par la grace de Dieu, Roi de France et de Navarre. A nos amés & féaux Conſeillers les Gens tenant nos Cours de Parlement, Maîtres des Requêtes Page:Épinay - Les Conversations d’Émilie, 1781, tome 2.pdf/482 Page:Épinay - Les Conversations d’Émilie, 1781, tome 2.pdf/483 Page:Épinay - Les Conversations d’Émilie, 1781, tome 2.pdf/484

  1. M. Zollikofer, Paſteur de la Colonie Françaiſe à Léipſick.
  2. Il a depuis cédé ce qui lui reſtait d’exemplaires à un autre Libraire de Paris ; & celui-ci, pour s’en défaire avant l’édition qui paraît aujourd’hui, s’eſt permis d’annoncer ce reſte comme une édition nouvelle, & même d’en changer le titre d’une maniere aſſez ridicule. L’auteur était déja en poſſeſſion du privilege du Roi, & il lui était aiſé d’arrêter le débit de cette prétendue édition nouvelle ; mais elle n’a pas voulu uſer de rigueur, même envers celui dont les procédés n’étaient pas exacts à ſon égard.