Les Conversations d’Émilie/Avertissement

AVERTISSEMENT
SUR
CETTE SECONDE EDITION.

Ces Converſations n’étaient pas deſtinées à voir le jour. Une mere à qui une ſanté déplorable n’a laiſſé d’autre conſolation que celle qu’elle trouve dans l’éducation d’une fille chérie, s’était aperçue que cet enfant, dès l’âge le plus tendre, prenait un intérêt particulier à la converſation, & qu’il ſerait aiſé de s’en ſervir avec avantage, pour lui former l’eſprit, & l’acoutumer à la réflexion ſans gêne & ſans éfort. Elle réſolut d’employer ce moyen, & eſſaya de compoſer quelques converſations qui intéreſſerent vivement l’enfant, mais qui manquerent cependant leur but principal, parce qu’à ſon âge on ne ſuppoſe pas que ce qui n’eſt point imprimé ſoit digne d’être lu & conſervé.

Cet inconvénient imprévu embaraſſa quelque temps ſa mere. Egalement éloignée de la prétention de fixer les regards du public ſur ſes productions, & dépourvue des talens néceſſaires pour ſe le faire pardoner, elle dut ſe défier de l’indulgence de quelques amis, qui penſerent que ces eſſais pouvaient n’être pas ſans utilité pour l’éducation des filles en général. Après bien des incertitudes, elle ſe détermina à envoyer ſon manuſcrit en Allemagne. Un Libraire de Léipſick s’en chargea, même avant de le connaître, & le publia en 1774 avec le plus grand ſoin, après en avoir fait faire, par un homme de lettres juſtement eſtimé[1], une excellente traduction en Allemand, qu’il fit paraître en même temps.

De cette maniere les vœux de l’auteur ſe trouverent remplis au delà de ſes eſpérances : echapée aux inconvéniens de la publicité, elle avait augmenté la bibliotheque de ſa fille d’un livre, gage de ſa tendreſſe, dont la jouiſſance de l’enfant lui fourniſſait journélement la plus douce récompenſe. Cependant quelques exemplaires étaient venus en France par la voie de Strasbourg ; & le public naturélement diſpoſé à favoriſer juſqu’à l’intention d’un projet utile, eut la bonté de confirmer par ſon ſuffrage le jugement de l’amitié. Un Libraire de Paris entreprit en conſéquence de faire une édition de ces Converſations d’après celle de Léipſick[2], & contribua, ſans la participation de l’auteur, à les faire connaître davantage.

Le fruit que l’enfant en a tiré & l’indulgence du public ont été ſeuls capables de ſoutenir le courage de la mere au milieu des ſoufrances les plus cruelles, & de la faire perſiſter dans le deſſein de donner à ces eſſais le degré de perfection dont elle les voyait ſuſceptibles ; elle eſt en droit de dire que la tendreſſe maternelle eſt au deſſus des terreurs de la mort, puiſque l’agonie même, à diverſes repriſes, n’a pu lui faire abandoner ſon projet. Mais dans ſa pourſuite, elle a eu lieu de ſe convaincre à chaque pas, combien il y a loin de ce que la tendreſſe imagine, à ce que l’expérience apprend. Non-ſeulement la plus grande partie des Entretiens de cette nouvelle édition n’exiſtait pas dans l’anciene, mais ceux qu’on a conſervés ici, ont été entiérement refondus & dépouillés du ton impératif & didactique que l’autorité & la ſupériorité d’âge & de raiſon prenent ſi aiſément, ſans même s’en apercevoir. C’eſt que la premiere édition était l’ouvrage de la prévoyance, & que celle-ci l’eſt de l’expérience ; ou, pour mieux dire, la premiere était un livre de la mere, & celle-ci eſt l’ouvrage de l’enfant. C’eſt l’enfant qui en a fourni tous les matériaux ; qui, ſans le ſavoir, a appris à la mere le ſecret d’en tirer parti ; qui lui a enſeigné les routes les plus ſûres pour ariver à ſon cœur & à ſa raiſon ; qui enfin, par la docilité & la douceur de ſon caractere, lui a démontré les avantages d’une noble confiance, d’une ironie innocente & légere, d’une alluſion indirecte & enjouée, ſur la ſéchereſſe des préceptes & la ſévérité des réprimandes : ſouvent il n’a fallu qu’un ſoin léger & de la mémoire, pour rédiger ces Converſations d’après celles qui ont eu lieu entre la mere & la fille.

Enviſagées ſous ce point de vue, elles peuvent indiquer aux perſones chargées de l’inſtruction des enfans, plus d’un ſentier ignoré dans cette carriere importante & difficile. Les préceptes généraux ſont dans la ſcience de l’éducation, comme dans toute autre ſcience, de peu de reſſource. Perſone ne les conteſte, mais pour les répéter continuélement, on n’en eſt pas plus avancé, ou l’on ne s’en égare pas moins, parce qu’ils ſont vagues par leur nature, & n’indiquent aucune route préciſe ; il n’eſt pas même fort rare de voir marcher dans des routes entiérement oppoſées ceux qui ont ſans ceſſe les mêmes maximes dans la bouche.

Il eſt vrai qu’il n’exiſte pas un ſeul enfant au monde qui reſſemble à Emilie d’eſprit & de tête, comme il n’en exiſte aucun qui lui reſſemble de figure ; ainſi ces Entretiens ne peuvent, à la rigueur, convenir à aucun autre enfant : mais s’ils ont quelque mérite, s’ils rempliſſent en quelque ſorte le but qu’on s’eſt propoſé, ils doivent mieux que toutes les maximes générales, guider une mere dans cette entrepriſe douce & pénible, dont ſa tendreſſe lui exagere tour-à-tour & les difficultés & les ſuccès. Il ſerait ſans doute à déſirer que toute mere attentive voulût confier au public les fruits de ſon expérience, ſur-tout dans un moment où l’amour maternel ſemble pénétrer tous les cœurs avec plus d’énergie & de force, & où, dans la plupart des jeunes meres, tous les goûts, tous les intérêts ont cédé la place à cette paſſion impérieuſe & touchante. Ce ſerait un ſûr moyen de jeter des fondemens permanens & ſolides pour une éducation générale & raiſonée.

L’auteur de ces Converſations aura ſur toutes les meres un avantage qu’il ſera difficile de lui envier. Réduite par le triſte état de ſa ſanté à cette unique mais puiſſante reſſource, ſans en être jamais diſtraite que par ſes maux, elle a pu donner à l’éducation de ſa fille une ſuite que peu de meres pouront concilier avec les devoirs & les circonſtances de leur poſition. Il en eſt réſulté une tendreſſe &, pour ainſi dire, une intimité entre la mere & l’enfant, qui, au milieu de la petite ſociété de leurs amis, ont concentré entre elles deux le ſecret de l’éducation, comme un ſecret d’état l’eſt entre un roi & ſes miniſtres au milieu des diſcours de la cour. Cette confiance réciproque eſt ſans doute le principal reſſort d’une éducation généreuſe & noble, ou, comme diſaient les anciens, libérale.

Cette même raiſon de la ſanté de l’auteur a fait traîner pendant dix-huit mois une impreſſion qui pouvait être l’ouvrage de peu de ſemaines Il a fallu toute la patience du Libraire & toute ſon honêteté, pour tenir contre ces délais forcés & continuels.

Les mêmes infirmités ſont cauſe que la Converſation portant le titre de la cinquieme, a été imprimée avant la ſixieme & la ſeptieme qui devaient la précéder. Il faut la remettre à ſa place, & ne la lire qu’après ces deux dernieres : quoique chacune de ces Converſations ſoit un ouvrage iſolé qui n’a point de liaiſon avec les autres, il exiſte pourtant entre elles une gradation qu’il ne ſerait pas bon de déranger.

A Paris, ce premier Février 1781.
  1. M. Zollikofer, Paſteur de la Colonie Françaiſe à Léipſick.
  2. Il a depuis cédé ce qui lui reſtait d’exemplaires à un autre Libraire de Paris ; & celui-ci, pour s’en défaire avant l’édition qui paraît aujourd’hui, s’eſt permis d’annoncer ce reſte comme une édition nouvelle, & même d’en changer le titre d’une maniere aſſez ridicule. L’auteur était déja en poſſeſſion du privilege du Roi, & il lui était aiſé d’arrêter le débit de cette prétendue édition nouvelle ; mais elle n’a pas voulu uſer de rigueur, même envers celui dont les procédés n’étaient pas exacts à ſon égard.