LES
CONVERSATIONS
D’EMILIE.

PREMIERE
CONVERSATION.


Emilie.

Maman, j’ai bien étudié mon catéchiſme, trouvez-vous bon que je travaille auprès de vous ?… Ah Maman, venez, venez, j’entends le tambour. Ce ſont les ſinges qui paſſent·

La Mere.

Mettez-vous à la fenêtre avec votre bonne, mon enfant ; quand ils ſeront paſſés, vous viendrez travailler.

(Emilie va à la fenêtre, enſuite elle revient.)

Emilie.

Maman, je les ai vus ; pourquoi n’êtes-vous pas venue les voir ? Eſt-ce que vous ne les aimez pas ?

La Mere.

Pas beaucoup. Tenez, voilà votre ouvrage ; vous broderez juſqu’à cette fleur.

Emilie.

Oui, Maman ; mais pourquoi n’aimez-vous pas les ſinges ? Moi, je les aime bien.

La Mere.

Pourquoi les aimez-vous ?

Emilie.

C’eſt qu’ils m’amuſent ; ils ſont drôles, ils font des grimaces !

La Mere.

Si vous les voyiez de près, ils ne vous amuſeraient pas autant peut-être ; vous les trouveriez d’un naturel méchant, traîtres, malins, voleurs…

Emilie.

Bon !… C’eſt dommage… Mais, comme je les vois par la fenêtre, ils ne me feront pas de mal. Ils ont une drôle de mine… Je voudrais pourtant bien les voir de près.

La Mere.

Et qu’eſt-ce que c’eſt qu’un ſinge ? Puiſque vous les aimez, vous devez ſavoir ce que c’eſt.

Emilie.

Oui ſûrement ; c’eſt un animal..

La Mere.

Eſt-il fait comme un chien, comme un chat ?

Emilie.

Mais non, Maman, il eſt fait comme un ſinge.

La Mere.

A quel animal trouvez-vous qu’il reſſemble le plus ?

Emilie.

Je ne ſais pas, Maman ; voulez-vous bien me le dire ?

La Mere.

C’eſt à l’homme ; il en approche par la figure, les mains, les pieds.

Emilie.

Eſt-ce que l’homme eſt un animal ?

La Mere.

C’eſt un animal raiſonnable.

Emilie.

Pourquoi dites-vous un animal raiſonnable, Maman ?

La Mere.

C’eſt la maniere dont on s’exprime pour diſtinguer l’homme des bêtes, parce que l’homme eſt la ſeule créature qui ait l’uſage de la raiſon & de la parole.

Emilie.

Les hommes ſont donc des animaux ? Cela eſt drôle ! Et nous, Maman, ſommes-nous auſſi des animaux ?

La Mere.

Quand je dis l’homme, j’entends toutes les créatures humaines ; quand je dis un homme, alors je déſigne ſeulement une créature humaine du genre maſculin ; & quand je dis une femme, je déſigne une créature humaine du genre féminin.

Emilie.

Ah, Maman, voilà Roſette qui mange ma robe !… Mais, Maman, les chiens ne parlent pas ?

La Mere.

Non, ils n’ont ni l’uſage de la raiſon, ni celui de la parole ; ils ſentent comme nous le plaiſir & la douleur ; ils ſouffrent & ſe plaignent quand on leur fait mal.

Emilie.

Qu’eſt-ce qu’ils font, les chiens ?

La Mere.

Ils gardent leurs maîtres ; & pour les en récompenſer, leurs maîtres les nourriſſent & ont ſoin d’eux.

Emilie.

Et les hommes, pourquoi ſont-ils dans le monde ?

La Mere.

Pour y vivre en ſociété.

Emilie.

Et que font-ils toute la journée ?

La Mere.

Ils s’aident mutuellement dans leurs beſoins, dans leurs affaires, & même dans leurs plaiſirs.

Emilie.

Et celui qui n’aiderait pas les autres, que lui en arriverait-il ?

La Mere.

Que les autres ne l’aideraient pas ; qu’il ne ſerait bon à rien ; que bientôt il ne ſerait ni aimé, ni eſtimé, ni recherché ; que bientôt il manquerait de tout, & qu’il finirait par mourir d’ennui, de beſoin & de chagrin.

Emilie.

Il faut donc être utile aux autres pour être heureux ?

La Mere.

C’eſt un des moyens les plus ſûrs pour arriver au bonheur ?

Emilie.

Qu’eſt-ce que c’eſt que le bonheur ?

La Mere.

C’eſt ce que vous éprouvez, mon enfant, quand vous êtes contente de vous, & que vous avez ſatisfait à ce que nous exigeons de vous.

Emilie.

J’entends ; quand j’ai été bien docile, & que j’ai bien fait mes devoirs : mais quand je ſerai grande, je n’aurai plus de devoirs à faire, je n’aurai donc plus d’occaſion d’être heureuſe ?

La Mere.

Chaque âge a ſes devoirs, ſes occupations, ſes plaiſirs.

Emilie.

Maman, voyez mon ouvrage ; il n’eſt pas mal.

La Mere.

Eſt-il fini ? Je vous ai dit de ne point quitter votre place que votre tâche ne fût faite.

Emilie.

Mais pourquoi cela, Maman ?

La Mere.

Parce qu’il faut s’accoutumer à faire de ſuite ce que l’on fait, & à ne point paſſer ſans raiſon d’une occupation à une autre.

Emilie.

Mais, Maman, c’eſt que…

La Mere.

Quand je vous ai dit ce que vous devez faire, je crois qu’il faut vous y ſoumettre ſans replique.

Emilie.

Maman, je vais obéir ; mais permettez-moi de vous demander pourquoi vous voulez bien dans de certains momens que je vous faſſe des queſtions, & que je diſe tout ce qui me paſſe par la tête, & que vous ne voulez pas le ſouffrir dans d’autres ?

La Mere.

Quand nous cauſons enſemble, ſoit pour votre inſtruction, ſoit pour votre amuſement, vous pouvez avec liberté & avec confiance me communiquer toutes vos idées ; alors je vous réponds, & vos queſtions ne ſont point déplacées. Mais lorſque je vous preſcris votre conduite, le plus court eſt d’obéir ſans replique.

Emilie.

Pourquoi cela, Maman ?

La Mere.

Par reſpect & par confiance. M’avez-vous jamais vu exiger rien de vous qui ne fût pour votre bien ?

Emilie.

Non, Maman.

La Mere.

Je me ſuis toujours aſſujettie, autant que votre âge le permet, à vous expliquer le motif des ordres que je vous donne ; vous le ſavez : d’où viendrait donc votre répugnance m’obéir ?

Emilie.

Cela eſt vrai, Maman, & je vous aſſure qu’à l’avenir je vous obéirai ſans repliquer. Mais auſſi quand nous cauſerons, vous me permettrez de vous dire tout ce que je voudrai.

La Mere.

Oui, certainement.

Emilie.

Cauſons-nous à préſent, Maman ?

La Mere.

Mais il me ſemble qu’oui ; qu’en penſez-vous ?

Emilie.

Oh, je m’en vais donc vous dire bien des choſes… Maman, mais pourquoi ſuis-je au monde ?

La Mere.

Voyez, dites-moi cela vous-même.

Emilie.

Je n’en ſais rien.

La Mere.

Et qu’eſt-ce que vous faites toute la journée ?

Emilie.

Mais je me promene, j’étudie ; je ſaute, je bois, je mange, je ris, je cauſe avec vous quand je ſuis bien ſage.

La Mere.

Eh bien, juſqu’à préſent, voilà pourquoi vous êtes au monde. C’eſt pour boire, manger, dormir, rire, ſauter, grandir, vous fortifier, vous inſtruire : voilà ce que vous avez à y faire ; & à meſure que vous grandirez, vos occupations & vos obligations changeront. Au lieu d’être au monde pour ſauter, danſer & être à charge aux autres, vous y ſerez pour travailler, pour être utile, pour remplir d’autres devoirs & jouir d’autres amuſemens.

Emilie.

Etre à charge aux autres ? Eſt-ce que je ſuis à charge ?

La Mere.

Sans doute, puiſque vous êtes un enfant.

Emilie.

Mais un enfant, c’eſt une perſonne.

La Mere.

Un enfant, c’eſt un enfant qui deviendra, avec le temps, une perſonne raiſonnable.

Emilie.

Mais qu’eſt-ce que je ſuis donc à préſent que je ſuis un enfant ?

La Mere.

Comment, vous avez cinq ans, & vous n’avez pas encore réfléchi à ce que vous êtes ? Tâchez de trouver cela toute ſeule.

Emilie.

Maman, je ne trouve rien.

La Mere.

Moi, je trouve qu’un enfant eſt une créature faible, dans la dépendance de tout le monde ; qu’un enfant eſt innocent, ignorant, étourdi, importun, indiſcret…

Emilie.

Quoi, j’ai tous ces défauts ?

La Mere.

Ce ſont ceux de votre âge. Vous voyez qu’un enfant ne doit les ſoins qu’il éprouve, qu’à la tendreſſe de ſes parens, & qu’il ne peut être qu’à charge & inſupportable aux autres.

Emilie.

Il me ſemble que je ne ſuis pas ſi faible.

La Mere.

Un coup de poing peut vous renverſer, peut vous tuer, vous anéantir.

Emilie.

Mais eſt-ce qu’un enfant ne peut pas ſe défendre comme un autre ?

La Mere.

Son ignorance & ſon étourderie ne lui permettent ni de prévoir, ni d’éviter le danger, & ſa faibleſſe l’empêche de s’en garantir. Il a beſoin d’avoir ſans ceſſe auprès de lui quelqu’un qui le garde, qui le protege ; perſonne n’a même intérêt à ſe donner ce ſoin qui eſt très-pénible, parce que l’enfant n’a rien en lui qui en dédommage ; & ce n’eſt que par ſa douceur, par ſa docilité, par ſes égards pour ceux qui lui rendent des ſervices, qu’il peut ſe flatter de les voir continuer : car s’il a de l’humeur, s’il répond avec dureté, ſi ce n’eſt pas ſon cœur qui lui fait ſentir l’obligation qu’il a à tous ceux qui font quelque attention à lui, il affaiblira bientôt la compaſſion naturelle qu’il inſpire ; il ſera abandonné de tout le monde, & dans cette poſition il ſera bien à plaindre.

Emilie.

Mais, Maman, ma bonne n’eſt-elle pas obligée d’avoir ſoin de moi ?

La Mere.

Votre bonne a ſoin de vous, parce que je l’en ai chargée ; mais je ne peux pas l’obliger à vous aimer, ſi vous ne vous rendez point aimable ; & ſi vous aviez de l’humeur, de la dureté, de l’ingratitude pour elle, je ſerais trop juſte pour exiger qu’elle vous rendît des ſoins que vous reconnaîtriez ſi mal ; je lui défendrais même d’approcher de vous.

Emilie.

Alors je m’habillerais toute ſeule.

La Mere.

Croyez-vous le pouvoir ?

Emilie.

Oui, Maman.

La Mere.

Voyons, défaites votre foureau, votre collier.

Emilie.

Voilà mon collier défait.

La Mere.

Votre foureau à préſent.

Emilie.

Ah, je l’ôterai bien toute ſeule… Maman, voulez-vous bien défaire les agrafes ?

La Mere.

Non, vous devez tout faire ſeule, puiſque vous ſuppoſez que vous n’avez perſonne pour vous aider.

Emilie.

Mais je ferais bien le reſte.

La Mere.

Il vous faut donc quelqu’un pour défaire vos agrafes ? Remettez votre collier.

Emilie.

Maman, je ne peux pas.

La Mere.

Il vous faut donc quelqu’un pour renouer votre collier. Jugez par cet eſſai combien, même dans les plus petites choſes, vous avez beſoin de votre bonne ; combien vous devez craindre de la rebuter, & qu’elle ne vous laiſſe : car ſi elle vous quittait par votre faute, il n’exiſterait aucun motif pour la remplacer.

Emilie.

Mais vraiment, Maman, je ſerais bien à plaindre ; je n’avais jamais penſé à cela : je ne pourrais ni me lever, ni me coucher, ni rien faire toute ſeule.

La Mere.

Vous voyez donc bien que quand on eſt dans le cas d’avoir beſoin de tout le monde, il faut être douce, polie, reconnaiſſante, corriger ſon humeur, profiter des leçons & des avis qu’on reçoit, & ſentir que quand on vous corrige, c’eſt une preuve d’intérêt & d’amitié qu’on vous donne, & un moyen qu’on vous procure pour vous faire aimer.

Emilie.

Je n’avais jamais penſé à tout cela ; mais auſſi je ne ſuis pas bien méchante, je crois.

La Mere.

En revanche, à votre âge on eſt étourdie, & l’on ne réfléchit ſur rien.

Emilie.

Mais à préſent je réfléchirai & je prendrai garde à moi, & j’aimerai bien plus ma bonne, puiſqu’elle a eu tant de peine avec moi. Mais, Maman, il y a bien des choſes que je ne ſais pas, n’eſt-il pas vrai ?

La Mere.

Non-ſeulement il y a bien des choſes que vous ne ſavez pas, mais vous voyez bien que vous ne ſavez rien, puiſque vous ne ſavez ni ce que vous êtes, ni ce que vous êtes venue faire en ce monde.

Emilie.

Oh, je le ſais à préſent, & je ne l’oublierai plus.

La Mere.

Vous apprenez bien vîte des choſes bien longues.

Emilie.

Voilà ma tâche finie. Maman, voulez-vous voir mon ouvrage ?

La Mere.

Voyons… Il eſt bien. Vous pouvez jouer, ſi vous êtes laſſe de cauſer.

Emilie.

Maman, puiſque vous êtes contente, je vous demande en grace de me faire un grand plaiſir.

La Mere.

Quoi ?

Emilie.

Contez-moi l’hiſtoire de cette dame dont vous parliez hier au ſoir avec mon papa.

La Mere.

Volontiers, ſi vous voulez m’écouter. Cette dame était veuve d’un homme de condition. A ſa mort elle était reſtée ſans bien avec une fille & un garçon…

Emilie.

Comment s’appellait elle ?

La Mere.

Vous ne la connaiſſez pas.

Emilie.

Mais ſa fille ?

La Mere.

Elle s’appellait Julie. Elle lui dit un jour : Mon enfant, je ne ſuis point riche, je viens de m’épuiſer pour faire entrer votre frere au ſervice. Juſqu’à préſent il s’eſt diſtingué des jeunes gens de ſon âge par ſa ſageſſe & ſon émulation ; il fera ſon chemin, je l’eſpere, & il pourra un jour vous être utile. Mais pour vous, vous n’avez rien, je ne ſuis point en état de vous donner des maîtres, ni de vous procurer des talens agréables. Ce n’eſt donc que de vos vertus, de votre émulation à acquérir les qualités qui vous manquent, que vous pouvez attendre votre bonheur. Je vous aiderai des lumieres que l’expérience & la connaiſſance du monde m’ont données. Si vous ne vous faites pas eſtimer & chérir ; ſi vous n’intéreſſez pas par vos qualités perſonnelles, vous ne trouverez point d’établiſſement ; vous ne vous marierez pas.

Emilie.

Pourquoi, Maman, cette dame lui diſait-elle cela ?

La Mere.

Parce qu’elle n’étoit pas riche, & que quand on n’a rien, il faut être meilleure qu’une autre, pour être recherchée ; car ſi vous êtes pauvre & méchante, on a une raiſon de plus de vous laiſſer-là.

Emilie.

Je ne voudrais pas d’un mari qui fût pauvre & méchant.

La Mere.

Vous devez donc trouver tout ſimple, qu’on ne veuille pas d’une femme pauvre & méchante.

Emilie.

Cela eſt vrai. Eh bien, Maman ?

La Mere.

Eh bien, Julie était malheureuſement d’un mauvais caractere, boudeuſe, pareſſeuſe, ſujette à l’humeur, s’en prenant toujours aux autres de ſes torts ; ingrate envers ſa mere, qui la voyant incorrigible, fut obligée de la mettre dans un couvent. L’exemple de ſon frere n’avait pu la changer. Il avait, avec le plus grand reſpect, une entiere confiance en ſa mere ; il ne l’approchait jamais ſans lui en donner des marques ; ſa plus grande peur était de lui déplaire. Pour Julie, elle manqua un mariage conſidérable, parce que les informations qu’on fit à ſon ſujet au couvent, lui furent ſi défavorables, qu’on n’en voulut point, malgré ſa jolie figure qui avait d’abord ſéduit.

Emilie.

Et qu’eſt-elle devenue ?

La Mere.

Elle eſt reſtée au couvent, & y ſera toute ſa vie.

Emilie.

Mais elle ſe corrigera peut-être ?

La Mere.

A un certain âge, ma fille, on ne ſe corrige plus. Quand on n’a pas fait ſes efforts dès l’enfance, cela devient preſque impoſſible ; & une mauvaiſe impreſſion une fois donnée, on ſe corrigerait enſuite, que les autres n’en ſauraient rien.

Emilie.

Pourquoi donc cela ?

La Mere.

Pourquoi ne vous ai-je jamais pu perſuader de voir M. de Verville ſans frayeur ?

Emilie.

C’eſt qu’il m’a fait peur une fois, en me faiſant des grimaces.

La Mere.

Et parce qu’il vous a fait une fois des grimaces, vous croyez qu’il paſſe ſa vie à faire peur aux petits enfans. Vous trouvez plus court de vous en tenir à votre premiere impreſſion, que d’examiner ſi cet homme n’a pas changé de mines depuis que vous ne l’avez vu. Ne ſoyez donc pas étonnée que les autres s’en tiennent, comme vous, aux premieres impreſſions ſur tout ce qu’ils n’ont pas d’intérêt d’approfondir.

Emilie.

Mais Mademoiſelle Julie était donc bien jolie ?

La Mere.

Fort jolie ; mais elle n’était aimable.

Emilie.

Il vaut donc mieux être aimable que jolie ?… Cependant… Maman, ſuis-je jolie ?

La Mere.

Juſqu’à préſent vous ne l’êtes pas.

Emilie.

Mais pourquoi donc tout le monde dit-il que je ſuis charmante ?

La Mere.

Je vous dirai cela demain. Allez jouer, en attendant la promenade, & amuſez-vous bien, puiſque vous avez bien travaillé.