Les Controverses et les écoles religieuses en Hollande

LES CONTROVERSES
ET
LES ECOLES RELIGIEUSES
EN HOLLANDE


I. Tien Jaren vit den Tachtigjarigen Oorlog (Dix Ans de la Guerre de quatre-vingts ans), par M. le docteur Fruin ; 1 vol., 1859. — II. Christologie, par M. J. J. van Oosterzee, pasteur à Rotterdam, 1855-60. — III. De Nood der Kerk (les Besoins de l’Église), par M. D. Chantepie de La Saussaye, pasteur à Leyde ; 1 vol., 1859. — IV. De Waarheid en hare Kenbronnen [De la Vérité et de ses Sources), par M. C. W. Opzoomer, professeur à Utrecht ; 1 vol., 1859. — V. De leer der Hervormde Kerk (la Doctrine de l’Église réformée), etc., par M. J. H. Scholten, professeur à Leyde ; 1 vol., 1860.

La Hollande est une des nations de l’Europe qui ont le plus de droits à notre intérêt et à nos sympathies. Dans le passé, on peut dire qu’elle a sauvé deux fois la liberté du monde et de la pensée moderne. De nos jours, elle réclame particulièrement l’attention de ceux qui, persuadés que toutes les libertés se tiennent par les liens d’une étroite solidarité, aiment à les voir pratiquées simultanément sur les différens domaines entre lesquels se partage la vie d’un peuple. En effet, il serait difficile d’indiquer un pays où la théorie de toutes les libertés soit plus complètement admise et plus largement appliquée : liberté civile, liberté religieuse, liberté de presse, de tribune, de réunion, de commerce, la Hollande peut se glorifier de les posséder toutes. Sa prospérité matérielle et ses admirables colonies d’un côté, son développement scientifique et littéraire de l’autre, surtout si l’on tient compte de l’exiguïté du territoire, plaident d’avance en sa faveur. Et ce qui recommande peut-être ce pays à notre estime particulière, c’est qu’il n’a rien à nous envier en fait d’égalité. Nous ne voulons montrer ici qu’un des aspects de cette féconde activité morale ; notre but serait d’exposer la marche historique et l’état actuel de la science religieuse en Hollande. On sait combien, dans la plupart des pays de l’Europe, même en ceux où la liberté politique est très développée, la science religieuse rencontre encore de préjugés créés par la routine et entretenus par la peur. Il peut donc y avoir quelque intérêt à savoir ce qu’elle devient dans les pays où elle n’a guère à lutter que contre les difficultés qui tiennent à la nature même de l’esprit humain. Après avoir montré les diverses églises dans leur développement historique, nous aurons à les examiner en présence des questions qui entretiennent aujourd’hui les débats théologiques en « Hollande.


I

Les deux tiers environ de la population hollandaise professent la religion protestante, et la très grande majorité des protestans hollandais appartient à l’église réformée, c’est-à-dire à cette branche du protestantisme qui reçut au XVIe siècle la profonde empreinte du génie de Calvin. En dehors de toute opinion religieuse particulière, on peut penser que ce fut un grand malheur pour l’église catholique aux Pays-Bas d’avoir identifié sa cause avec celle de l’épouvantable tyrannie espagnole pendant les quatre-vingts ans de lutte acharnée d’où sortit enfin la liberté néerlandaise. On doit dire, à l’honneur de la Hollande, que, parmi les nations de l’Europe, elle fut des premières à mettre en pratique ces principes de tolérance qui, au XVIe siècle, restèrent confinés chez quelques esprits d’élite, et méconnus par la plupart de ceux-là mêmes qui auraient dû les puiser dans leurs convictions religieuses. M. E. Quinet a bien résumé, dans son étude sur Marnix de Sainte-Aldegonde[1], la voie suivie alors par un pouvoir républicain désireux de concilier l’indépendance nationale et la liberté de conscience, mais décidé à consolider avant tout la première. « Les états, dit-il, maintinrent le catholicisme dans la dépendance et presque dans l’opprobre, tant qu’il fut à redouter ; ils lui rendirent avec éclat une demi-liberté dès qu’ils le jugèrent impuissant. » Aujourd’hui il n’y a plus de religion d’état, toute trace d’inégalité légale a disparu entre les divers cultes, et les catholiques néerlandais en font naturellement profiter leur église. Leur importance politique s’est accrue par l’adjonction au royaume des Pays-Bas de quelques provinces du sud qui ne faisaient pas partie autrefois de la république, et qui n’ont pas suivi la Belgique dans sa séparation en 1830. Généralement très soumis à leur clergé, ils forment une masse compacte que l’esprit du XVIIIe siècle ne semble même pas avoir entamée. Les autres Hollandais leur reprochent souvent de subordonner entièrement leurs opinions politiques à l’intérêt catholique ; sans rechercher ce qu’il peut y avoir de fondé dans cette accusation, il faut avouer que la manière dont ils ont accueilli les récentes transformations de l’Italie n’est pas faite pour la démentir. Du reste, on doit reconnaître chez eux un attachement profond à leur église, et le dévouement désintéressé à un principe est toujours respectable. Au point de vue de la science religieuse, l’église catholique hollandaise n’a rien produit de remarquable depuis le XVIe siècle, si ce n’est quelques livres de controverse qui en ont, comme de coutume, provoqué d’autres du côté opposé. Cette stérilité scientifique tient peut-être à ce que le rang social et les lumières sont partagés entre elle et l’église rivale dans une proportion bien différente de leur proportion numérique.

En parlant du catholicisme hollandais, nous ne pouvons toutefois passer sous silence un fait très peu connu dans le reste de l’Europe, l’existence d’une église appelée par le peuple janséniste, et qui se nomme elle-même la vieille église. Son surnom populaire vient de ce qu’en effet les idées jansénistes avaient largement envahi l’ancien clergé hollandais, et se sont trouvées ainsi perpétuées par ses successeurs directs. Nous disons directs, car cette vieille église se prétend l’héritière légitime de l’ancienne église catholique des Pays-Bas. Avant et après la réforme, jusqu’au commencement du XVIIIe siècle, les catholiques hollandais étaient soumis spirituellement à l’archevêque d’Utrecht, ayant pour suffragans les évêques de Harlem et de Middelbourg, et en vertu d’anciens droits canoniques, c’était le chapitre d’Utrecht qui nommait l’archevêque. En 1702, pour des motifs que nous connaissons mal, mais auxquels il semble en tout cas que le parti des jésuites donna beaucoup de force, un décret de la cour de Rome abolit brusquement l’épiscopat traditionnel et transforma l’église catholique hollandaise en une mission, gouvernée désormais par un vicaire à la nomination directe du pape. Le clergé ainsi dépouillé de ses droits antiques opposa une résistance évidemment illégitime selon les idées ultramontaines, mais que les principes du vieux droit épiscopal permettaient certainement de justifier. Frappés d’excommunication avec celles de leurs ouailles qui les soutinrent dans cette résistance, les prêtres hollandais continuèrent d’exercer leurs fonctions et de perpétuer leur hiérarchie selon l’ancien mode. Cependant la très grande majorité des catholiques les abandonna, et aujourd’hui, bien qu’ils aient encore leur archevêque, leurs deux évêques, leur séminaire et vingt-cinq paroisses, le nombre de leurs adhérens n’atteint pas six mille. Excommuniés solennellement toutes les fois qu’ils élisent un nouvel archevêque ou qu’un nouveau pontife monte sur le siège de Rome, ils n’en persistent pas moins dans la conviction qu’ils sont dans les Pays-Bas la véritable église catholique. Du reste, ce clergé, que ses vertus et ce qu’on peut appeler ses malheurs rendent profondément respectable, montre une grande largeur de vues, et dans sa piété austère, peu attirée par les formes récentes de la dévotion ultramontaine, on retrouve encore cette saveur particulière du jansénisme, qui motiverait, plus peut-être que des dogmes spéciaux, le surnom que le peuple lui a donné. Comme nos vieux jansénistes, les partisans de la vieille église recommandent beaucoup la lecture de la Bible, dont ils ont une version à leur usage. Ils ont vivement protesté contre la proclamation de l’immaculée conception, laquelle paraît au contraire avoir été acceptée sans aucune résistance par les catholiques hollandais en communion avec le saint-siège. Quelque chose de triste et de touchant s’attache à ces derniers vétérans d’une grande cause perdue.

L’église réformée proprement dite compte en Hollande près de dix-neuf cent mille âmes. Le protestantisme couvait depuis longtemps dans les populations néerlandaises, lorsque les événemens du XVIe siècle l’appelèrent au grand jour et au triomphe. Pendant tout le XVe siècle, les sociétés des Frères de la Vie commune tendirent, conformément à l’esprit mystique de leur fondateur, Gérard Groot, et de son ami Radewyn, à diminuer l’importance des cérémonies extérieures et des œuvres de dévotion, en relevant d’autant celle de la piété intérieure.[2]. L’influence de Tomas A-Kempis dirigea les esprits dans une voie analogue. Un autre théologien mystique du XVe siècle, Jean Wessel Gansfort, de Groningue, alla plus loin encore, et Luther s’étonna plus tard de retrouver ses propres principes dans les écrits du docteur groninguois, qui mourut en 1489. C’est pourquoi, lorsqu’au XVIe siècle la révolution religieuse fit le tour de l’Europe, elle rencontra dans les Pays-Bas un terrain préparé de longue date. D’ailleurs Érasme et la renaissance étaient venus dans l’intervalle achever l’œuvre des mystiques. Au commencement, les tendances diverses entre lesquelles se partageaient les premiers protestons se disputèrent les provinces néerlandaises. Luthériens, zwingliens, calvinistes, anabaptistes, fournirent pendant longtemps de sanglantes offrandes aux hécatombes de l’inquisition espagnole, qui se distingua en Hollande par les plus infernales cruautés. Il se commit alors des horreurs que la science historique contemporaine, armée de nouveaux documens et d’une critique supérieure, n’a rendues que plus hideuses, à l’inverse de tant de monstruosités fameuses dont elle a si souvent réduit les proportions traditionnelles. Cependant on vit se former peu à peu une majorité calviniste. L’anabaptisme se suicida par des excès qui firent peur aux populations et à leurs chefs de toute religion. La doctrine de Zwingli avait trop de ressemblance avec celle de Calvin pour que leurs partisans ne fissent pas cause commune, et ce fut définitivement le type calviniste qui domina dans la réforme hollandaise. Les nombreux émigrés wallons et flamands qui avaient reçu le protestantisme de France, et qui contribuèrent beaucoup à organiser les églises protestantes dans les provinces du nord, les formes démocratiques de l’église genevoise, l’influence du Taciturne et de son héroïque ami Marnix de Sainte-Aldegonde, peuvent expliquer en partie cette prédominance ; mais peut-être en faut-il chercher la cause principale dans le fait peu remarqué par les historiens, et pourtant très remarquable, que le calvinisme, c’est-à-dire la forme française du protestantisme primitif, fut généralement considéré, au XVIe siècle, comme la réforme définitive et achevée. Il semblait que le grand mouvement protestant de cette époque eût trouvé dans cette hautaine formule son repos et l’expression la plus conforme à son essence. Le luthéranisme n’a guère dépassé l’Allemagne, tandis que le calvinisme s’est implanté en Suisse, en France, en Hollande, en Angleterre, en Écosse, en Hongrie, dans plusieurs parties de l’Allemagne elle-même, où il gagna presque Mélanchthon et ses amis. Ce système, radical pour le temps, d’une grande rigueur logique, fascina les esprits, et ce qui prouve qu’il répondit le mieux aux ardentes aspirations de l’époque, c’est que partout où la réforme dut conquérir son droit à l’existence par le martyre et la lutte acharnée, ce fut le levain calviniste qui se montra le plus indomptable. Élaboré au milieu de persécutions terribles, à la lueur des bûchers de François Ier, sombre comme le temps de sa naissance, remettant tout au décret incompréhensible de Dieu, et puisant une joie austère dans ce sentiment même de dépendance absolue, le calvinisme fut tout naturellement la doctrine préférée des persécutés. Il semblait fait exprès pour eux ; on put le voir en Hollande comme ailleurs. C’étaient des calvinistes que ces gueux de Zélande qui écrivirent sur leurs chapeaux de marins : Plutôt Turcs que papistes, et replantèrent sur leurs dunes le drapeau de la liberté nationale, qui n’osait plus se montrer nulle part. Tout avait fléchi autour d’eux sous la terreur espagnole ; mais là se trouvèrent les inflexibles, qui relevèrent les autres.

L’église réformée aux Pays-Bas ne tarda donc point à devenir l’église nationale, et ce fut elle qui profita le plus de la victoire remportée par la cause de l’indépendance. Lorsque la lutte prit fin, elle était à peine numériquement la plus forte. Du moins il paraît prouvé que l’église catholique comptait encore un nombre presque égal d’adhérens ; mais l’église réformée avait si bien soutenu le poids et nourri le feu du combat, c’était si évidemment elle qui avait été l’âme de cette longue et glorieuse insurrection, que la nation nouvelle se trouva comme identifiée avec elle, et ce ne sont pas les privilèges qui lui furent accordés au détriment des autres sectes qui eussent réduit celles-ci à une impuissante minorité, si le prestige de l’église réformée ne les avait pas reléguées dans l’ombre. Aujourd’hui l’on compte en Hollande cinquante-sept mille luthériens ; mais beaucoup d’entre eux proviennent, soit d’émigrations forcées au XVIIe siècle, en particulier de la Belgique, soit de l’établissement volontaire de nombreux Allemands attirés par leurs intérêts dans ce pays de négoce. Quant aux baptistes ou mennonites (environ quarante-deux mille), qui se distinguent des autres protestans surtout parce qu’ils reculent le baptême jusqu’à l’âge adulte, ce sont les restes éminemment respectables et pacifiques des fougueux anabaptistes du XVIe siècle. Tous d’ailleurs n’avaient pas partagé le fanatisme de leurs frères, et, une fois l’explosion comprimée, leurs débris se reconstituèrent sous la direction d’un ancien prêtre, Menno Simons, de la Frise, homme d’une piété douce et pratique, dont l’esprit s’est perpétué, à travers bien des variations, dans les communautés qui portent son nom. Les rapports les plus fraternels règnent aujourd’hui entre ces sociétés et l’église réformée. Ainsi il n’est pas rare de voir des prédicateurs réformés remplacer leurs collègues baptistes ou luthériens que la maladie ou l’absence empêche de remplir leurs fonctions. En 1853, le synode général de l’église réformée ayant résolu la révision de la traduction hollandaise de la Bible, la tâche a été partagée entre un nombre considérable de pasteurs et de théologiens distingués, dont quelques-uns sont mennonites ou remomtrans.

Pour compléter ce rapide tableau des églises de la Hollande, il nous faut encore parler des églises protestantes de langue française ou wallonnes, qui font partie de l’église réformée, mais avec une organisation spéciale. Fondées par l’émigration belge du XVIe siècle, elles reçurent une impulsion nouvelle par l’arrivée des nombreux proscrits de Louis XIV, qui trouvèrent en elles des cadres tout prêts à les recevoir. Bien qu’elles se soient fondues en grande partie dans la masse protestante du pays, elles constituent encore aujourd’hui l’un des élémens notables du protestantisme hollandais. Leur peu d’importance numérique est compensé par le rang d’une grande partie de leurs membres et par leur langue, qui en fait une sorte de canal officieux entre la réforme nationale et celle du dehors. Illustrées par le ministère de plusieurs prédicateurs exilés, Claude, Dubosc, Jurieu, les deux Basnage, D. Martin, Jacquelot, surtout J. Saurin, pouvant réclamer à divers titres Bayle, Chaufepié, Beausobre, Leclerc, elles comptent encore parmi leurs pasteurs des descendans de réfugiés.

Tant de sectes opposées, bien qu’amies, suggèrent des réflexions fort diverses chez l’ami et l’adversaire de la réforme. Tous savent que les principes du protestantisme ne lui ont jamais permis de réaliser cette unité et cette immutabilité de la doctrine qui font l’essence du catholicisme ; mais le jugement à porter sur le contraste que présentent à cet égard les deux grandes formes religieuses diffère profondément selon le point de vue où l’on se place. Tandis que les adversaires de la réforme considèrent ce qu’ils appellent ses interminables variations comme son péché d’origine et la marque éclatante d’une dissolution continue, ses amis, surtout les plus éclairés, prétendent que c’est là qu’elle trouve un ressort vital d’une incalculable puissance, et seraient tentés de voir dans l’immutabilité du dogme catholique la cause d’un abandon graduel, qui, pour être fort lent, n’en est pas moins certain. Qu’on me permette d’emprunter une comparaison à la politique. Je suppose que, sous un gouvernement absolu, en Russie par exemple, un certain nombre de sujets du tsar s’avisent de semer dans le pays les germes d’une grande agitation réformiste, fassent publiquement appel à l’opinion des masses par des meetings ou de puissantes associations, et prétendent peser de cette manière sur le souverain pour lui arracher des mesures auxquelles il répugne : non-seulement le souverain ne ferait qu’appliquer le droit le plus élémentaire de la monarchie absolue en réprimant sévèrement de pareils attentats contre son autorité, mais encore, si les agitateurs parvenaient à imposer leurs vœux à la volonté impériale, on aurait toute sorte de motifs de penser que l’anarchie serait près de dissoudre le système gouvernemental russe. Transportez au contraire la même agitation en Angleterre, et vous n’avez plus que le jeu régulier d’institutions nationales, la mise en exercice de droits reconnus, la condition, en un mot, du progrès et de la vie même de la nation. C’est ainsi que, selon le principe qui domine une constitution politique, les mêmes faits sont signes de vie ou symptômes de mort. C’est ainsi que, toute réserve faite sur la valeur d’un principe, il ne faut jamais en considérer les applications comme une preuve d’affaiblissement. C’est ainsi enfin que la diversité dans le dogme tuerait le catholicisme, qui repose sur le principe de l’autorité, tandis que l’immutabilité dogmatique au contraire tuerait le protestantisme, qui repose sur l’individualité. En effet, si les protestans sont fondés à voir dans la réforme autre chose que la proclamation de la liberté d’examen, s’il est visible pour tout esprit non prévenu qu’il y avait dans les doctrines prêchées au XVIe siècle une grande affirmation religieuse dont la Justification par la foi peut être considérée comme l’expression la plus générale, il est de fait pourtant que cette affirmation elle-même ne se fût pas produite à l’encontre de l’église catholique, si la conscience individuelle ne s’était pas crue en droit de protester contre la tradition séculaire. Il est vrai qu’à l’autorité de l’église la réforme substituait volontiers celle de la Bible. Néanmoins, comme il fallait désormais savoir pourquoi l’individu, émancipé de la tradition, croyait encore à la Bible réunie et transmise par cette tradition qu’il rejetait, comme la traduction et l’interprétation des livres saints ne pouvaient plus relever d’autre chose que du sens individuel, il en résultait qu’en définitive tout reposait sur le libre assentiment des consciences.

La question au XVIe et au XVIIe siècle était donc de savoir comment avec la liberté on pourrait constituer la communauté, en d’autres termes comment, avec l’individualisme du principe, on arriverait à une unité qui permît d’organiser la société religieuse. Cette question fut plutôt tranchée que résolue au XVIe siècle. Les masses qui embrassèrent la réforme furent déterminées par des besoins de conscience et de piété spiritualiste bien plus que par des raisonnemens théologiques, et adoptèrent sans y regarder de fort près, sans même les comprendre toujours, les formules compliquées que les théologiens de profession rédigèrent, et qui devinrent les confessions de foi de l’époque. Le peuple ne leur demanda que d’accuser nettement, carrément, fût-ce même sous forme paradoxale, les tendances qui le sollicitaient.

Ce qui valut au calvinisme en Hollande une grande partie de son ascendant fut que ses doctrines particulières exprimaient avec une énergie très rude, mais agréable par cela même au sens religieux du peuple, les sentimens et les idées qui avaient engendré la réforme dans son ensemble. On a mal jugé le calvinisme quand on n’y a vu qu’un monotone assemblage de principes contestables et durs, et il est assez curieux que ce soit surtout en France que l’on traite si souvent avec le superbe dédain de l’ignorance l’une des productions les plus remarquables du génie national. Il n’est nullement besoin d’être calviniste pour en appeler de ces jugemens superficiels. Ce qui fait le propre de cette doctrine, c’est un mysticisme intense se présentant sous des formes très arrêtées, et offrant un ensemble de principes qui s’enchaînent l’un à l’autre avec une rigueur mathématique. La souveraineté absolue de Dieu comme point de départ, l’assurance du salut éternel saisie et savourée par le fidèle comme point d’arrivée, voilà les deux grands intérêts religieux auxquels ce mysticisme sacrifie tout, taillant, s’il le faut, en pleine chair plutôt que de transiger. Là est le secret du charme que l’on trouva au XVIe siècle dans cette prédestination calviniste dont les sombres conséquences nous effraient tant aujourd’hui. Le fidèle, pour être assuré de son salut et devenir capable des efforts et des sacrifices que cette assurance peut seule inspirer, a besoin de penser que ce salut est fondé, tout entier et de toute éternité, non pas sur des œuvres toujours imparfaites ou des décisions humaines, mais sur la volonté souveraine d’un Dieu immuable. On peut se persuader, en étudiant par exemple le dogme calviniste de la sainte cène (et c’est par la comparaison des diverses doctrines que professent sur ce point les églises diverses du XVIe siècle qu’on peut le mieux apprécier l’esprit et les tendances respectives de ces églises), de la réalité de ce mysticisme profond, caché sous des formes qu’on serait tenté de taxer déjà de rationalistes.

Je crois donc que, tout en élevant des objections très graves et à mon avis très fondées contre le calvinisme, le penseur moderne doit lui reconnaître une haute valeur religieuse, sans laquelle l’influence qu’il exerça et qu’il exerce encore sur tant d’esprits serait incompréhensible. Il n’est pas non plus difficile de voir que la durée de son prestige suppose un état de grande exaltation, et que la froide réflexion devait nécessairement lui faire tort. D’ailleurs le calvinisme, très radical sur les points qui intéressaient directement la question du salut, avait désiré rester très conservateur sur d’autres parties du Credo antérieur de l’église. La réforme, en rejetant en grande partie la tradition romaine, ne savait pas elle-même jusqu’où il faudrait aller dans cette voie. Le fait est qu’on pouvait diriger contre plusieurs dogmes très importans qu’elle avait cru devoir conserver, la trinité, l’incarnation, le péché originel, la satisfaction offerte à la justice éternelle par la mort expiatoire du Christ, etc., des argumens très semblables à ceux dont elle s’était servie pour battre en brèche la doctrine catholique. On sait quelle peur s’empara des premiers protestans à la vue de l’unitarisme, qui commençait à poindre. Cette peur fut la grande cause de la condamnation à mort de Servet, cette faute énorme dont Calvin fut complice avec toute son époque. Si donc au XVIe siècle l’unité dogmatique de l’église s’était assez bien maintenue tant que le premier enthousiasme avait voilé les défauts et comblé les lacunes de la doctrine, il était à prévoir qu’il n’en serait pas toujours ainsi. Et alors revenait l’éternelle question : qu’en sera-t-il de l’église, de la communauté, lorsque les diversités individuelles réclameront le droit de vivre au nom des principes communs à toute la réforme ? Faudra-t-il les proscrire, ou bien tolérera-t-on la coexistence de plusieurs doctrines dans une même société religieuse ?

Ce fut en Hollande que cette question se posa, dès le commencement du XVIIe siècle, de la manière la plus pressante. Le côté le plus accentué du calvinisme, la prédestination des uns au salut et des autres à l’éternelle damnation, révolta nombre d’esprits, qui ne trouvaient plus dans la joie de se savoir soi-même l’objet de la grâce divine un contre-poids suffisant au sentiment horrible qu’engendrait la certitude corrélative de l’irrévocable perdition de tant d’autres. Ils pensaient qu’une pareille doctrine était inconciliable avec la justice et la bonté de Dieu. Tel fut le principal motif qui poussa un certain nombre de théologiens hollandais à s’écarter du calvinisme pur sous la direction du professeur de Leyde Arminius, mort en 1611, puis sous celle de son disciple et ami Episcopius. Tout en conservant autant que possible les expressions qui définissaient officiellement le dogme calviniste, ils tâchèrent d’y introduire des modifications qui laissassent place au libre arbitre et à la coopération de l’homme avec Dieu. Cela suffisait cependant pour que toute l’économie du système fût changée. Après de violens débats, auxquels les passions politiques mêlèrent leur venin (car le parti arminien était généralement celui des classes aristocratiques et libérales, tandis que le peuple identifiait aisément ses trois grandes amours : la doctrine calviniste, la maison d’Orange et la patrie libre), un synode général rassemblé à Dordrecht condamna formellement ces tentatives de réforme, et les disciples d’Arminius durent sortir de l’église. Grâce à l’esprit libéral des institutions et des gouvernans, leur impopularité n’empêcha pas les remonstrans, ainsi appelés d’une remonstrance qu’ils avaient adressée aux états antérieurement au synode, de se constituer quelques années après leur condamnation en communautés séparées. Ils conservèrent l’organisation et la plupart des doctrines réformées, mais en qualité de réforme entée sur la réforme, ils continuèrent à montrer un esprit plus libéral, plus indépendant de ce qu’on pouvait déjà nommer la tradition protestante.

Aujourd’hui les remonstrans, bien diminués en nombre, ne sont plus guère que cinq ou six mille âmes ; mais il serait très difficile de préciser ce qui les sépare maintenant des autres réformés, avec lesquels d’ailleurs ils entendent faire cause commune dans la marche générale des idées religieuses. Là encore les rapports les plus fraternels ont remplacé les anciennes haines, et telle est la cause principale du petit nombre auquel sont réduits les remonslrans. Beaucoup d’entre eux, venant à se fixer dans les localités où il n’y a pas de communauté remonstrante, rentrent de plain-pied dans l’église réformée, bien différente de ce qu’elle était autrefois. Ceux qui se séparent d’elle aujourd’hui sont précisément des calvinistes attardés qui ne comprennent pas et ne peuvent souffrir ce libéralisme dogmatique. Du reste, ce schisme, presque exclusivement borné en Hollande aux classes inférieures, est sans influence sur le mouvement général de l’église, et surtout de la science religieuse. En effet le temps, ce grand logicien qui déroule les conséquences des principes en dépit de toutes les compressions artificielles, apprit généralement aux protestans que s’ils voulaient rester constitués en grands corps d’église, c’était à la condition d’établir un régime de large tolérance en matière de doctrines. De plus en plus, ils en vinrent à comprendre que, dans l’œuvre de la réforme au XVIe siècle, il fallait soigneusement distinguer les points fondamentaux des accessoires et les principes permanens des applications particulières aux temps, aux lieux et aux hommes. Sans rompre formellement avec les confessions de foi primitives, les regardant toujours comme le point de départ de la pensée protestante, ils sentirent que le maintien rigoureux de ces confessions serait la négation formelle de cet individualisme qui fait la sève et la force de la réforme. Cherchant l’unité de l’église moins dans le dogme, sur lequel on diffère toujours, que dans la vie chrétienne, fondée sur la communion d’esprit avec le Christ, ils atteignirent peu à peu le terrain où la libre recherche peut se concilier avec la vie religieuse, et l’épuration continue de la tradition ecclésiastique avec l’attachement dévoué à l’église.

Un rapprochement emprunté à la politique éclaircira notre pensée. Certes la constitution anglaise d’aujourd’hui ne ressemble guère à la magna charta de 1215. Sous sa forme actuelle, cette constitution, on le sait, n’est systématisée officiellement nulle part. Elle vit de son développement même. Toutefois il n’est pas difficile de montrer, comme l’a fait l’illustre Macaulay, que l’extension majestueuse qu’elle possède de nos jours était contenue en germe dans les principes posés par les communes et les barons de Jean-sans-Terre. Autant qu’on peut comparer les choses religieuses aux choses profanes, il se passe quelque chose de très analogue dans la marche des églises protestantes. On peut dire qu’elles ont toujours eu, qu’elles auront toujours leur droite et leur gauche, le parti de la résistance et celui du mouvement ; seulement elles comprennent aujourd’hui beaucoup mieux qu’autrefois cette nécessité. La droite serre toujours au plus près les doctrines primitives du protestantisme ; la gauche tend à les mettre toujours plus en harmonie, fût-ce au prix de grandes modifications, avec les exigences de la science et de la raison contemporaines. C’est leur antagonisme même qui constitue le ressort et le principe du développement. Il est sans doute naturel à ceux dont l’idéal religieux consiste dans l’unité rigoureuse de la doctrine de n’envisager un tel état de choses qu’avec une extrême répugnance ; mais tout dépend ici de la notion fondamentale que l’on adopte sur la nature des dogmes religieux. Les partisans de celle que je signale ici comme la plus protestante de toutes prétendent que l’église, comme l’état, en acceptant une telle constitution, échappe par là au double fléau de la stagnation et de la révolution, — que l’individu qui en fait partie n’est condamné ni à l’isolement complet, qui n’est jamais bon pour l’homme, mais qui, en religion surtout, lui est fatal, ni à ce communisme religieux sous le régime duquel la foi, à force d’être celle de tout le monde, n’est plus celle de personne, — et qu’après tout ce n’est là qu’une application d’un des principes les plus chers à la philosophie de l’histoire, celui de la légitimité du libre développement sur une base historique une fois donnée.

Naturellement la profonde transformation dont nous parlons ne s’opéra pas en un jour. Pendant le XVIIe siècle, les doctrines consacrées à Dordrecht régnèrent pour ainsi dire sans partage. On put seulement s’apercevoir, à la vivacité des discussions entre les voetiens ou les orthodoxes, rigides groupés autour du professeur Voetius et les cocceiens ou les disciples du fameux allégoriste Cocceias, qu’une très grande conformité de vues ne pouvait empêcher une droite et une gauche de se former dans l’église protestante. À la fin du siècle, un pasteur d’Amsterdam, B. Bekker, écrivait son curieux livre, le Monde enchanté, dans lequel il attaquait de front les idées vulgaires sur le diable et les sorciers. Un autre pasteur, Roell, osait porter la critique sur le dogme de la trinité. Au XVIIIe siècle, c’est la Bible qui attire surtout la savante activité des écoles hollandaises. L’honneur de la première fondation de la grande exégèse leur appartient, grâce surtout aux travaux des Schultens. Cependant il faut observer que, si l’érudition voit augmenter la liste des noms dont elle s’honore, la philosophie, qui sonde les grands problèmes religieux, fait très peu de progrès. La prédestination calviniste était décidément reléguée à l’arrière-plan. On n’affirmait peut-être pas catégoriquement le libre arbitre, mais on parlait comme si on l’eût affirmé. On ne se fût pas déclaré contre les vieilles doctrines de la trinité, du péché originel, de la satisfaction offerte à Dieu par le Christ. Pourtant il était nécessaire que des études si exclusivement bibliques devinssent préjudiciables à la longue à des dogmes dont la présence dans la Bible est fort contestable. En somme, une certaine indifférence pour le dogme, indifférence que la philosophie du jour, la peur des schismes, l’ennuyeuse tournure qu’avaient prise les discussions antérieures, concouraient également à nourrir, s’autorisait du sentiment si cher au XVIIIe siècle qu’en religion la morale est l’essentiel, la seule chose nécessaire. On avait reporté sur la Bible seule l’attachement qui se partageait auparavant entre le livre saint et la confession de foi de l’église, et sans soupçonner encore les ravages que ferait un jour la critique, fille de la philologie, dans les idées traditionnelles sur l’origine et l’autorité du recueil sacré, on aimait à penser que la foi en la Bible, en tant que révélation surnaturelle, était un port assuré contre toutes les tempêtes du cœur et de l’esprit.

L’homme en qui s’incarna réellement cette tendance biblique par excellence fut van der Palm (1763-1838). Assurément, si le théologien devait n’être apprécié que d’après ses qualités aimables et l’influence de sa parole sur le grand public, nul ne mériterait une place supérieure à celle de cet excellent homme, dont la Hollande entière vénère encore la mémoire. Prédicateur d’une rare éloquence, écrivain élégant, orientaliste distingué, il contribua beaucoup à maintenir dans les classes éclairées de son pays ce respect profond de la Bible, particulier aux contrées protestantes, mais que la philosophie irréligieuse tendait à ébranler. Il composa une volumineuse Histoire sainte pour la jeunesse, aussi lucide que le titre l’exigeait, mais de nature à plaire à tous les âges, dans laquelle il commentait les récits bibliques en s’aidant de toutes les lumières que le temps pouvait lui fournir et que son extrême prudence lui permettait d’utiliser. Ce fut dans le même esprit qu’il publia en deux gros volumes in-quarto une nouvelle traduction de la Bible avec des notes explicatives. Sa tendance est celle d’un supernaturalisme modéré, conservateur, mais faisant çà et là de notables concessions aux idées modernes. Le calvinisme pur n’est guère sensible dans ses opinions religieuses. Un esprit de moralité saine et pratique, tout à fait conforme au caractère de son pays, les pénètre toujours ; mais il faut ajouter qu’aujourd’hui cette théologie douce et contente de peu ne satisfait plus le sentiment religieux et encore moins la science. Van der Palm, malgré ses éminentes qualités, manquait de sens historique et de goût critique. Tout en acceptant pieusement les miracles tels qu’ils sont racontés dans la Bible, il trouvait moyen d’émousser en quelque sorte les pointes les plus ardues par des explications ordinairement très arbitraires et quelquefois très plates. Par exemple l’entretien d’Eve avec le serpent tentateur dans l’Éden pourrait bien n’avoir été qu’une série de réflexions, un dialogue interne suggéré à la première femme par la vue d’un serpent qui mangeait, sans en souffrir, les fruits de l’arbre défendu ! Jonas a été réellement englouti par un énorme poisson, mais on ne dit pas qu’il ait vécu dans ses entrailles, et pourquoi Dieu ne l’aurait-il pas ressuscité lorsque le monstre l’eut rejeté sur le rivage ? On va loin avec cette manière de disposer de la toute-puissance divine. Du reste cette tendance, éminemment rationaliste dans le vrai sens du mot, était un peu celle de tout le monde lorsque van der Palm écrivait, et en dehors de l’Allemagne, peu d’esprits étaient alors accessibles à l’idée qu’il vaut bien mieux laisser ces vénérables traditions sous leur forme naïve, quitte à rechercher avec d’autant plus d’indépendance les idées qui en constituent le fonds substantiel et toujours vrai, que de les détourner violemment du sens naturel par des explications arbitraires qui en diminuent nécessairement la beauté sans les rendre plus vraisemblables.

Les personnes au courant de l’histoire de la théologie moderne s’étonneront sans doute de voir que le prodigieux mouvement d’idées dont l’Allemagne d’alors était le théâtre eût exercé encore si peu d’influence sur la direction des esprits dans un pays si voisin et si analogue par la race. Cela tient à plusieurs causes. D’abord il s’en faut de beaucoup que l’esprit hollandais et l’esprit allemand soient très sympathiques. Le Hollandais reproche à l’Allemand ses rêveries impuissantes ; l’Allemand déteste le prosaïsme et accuse le Hollandais de n’en savoir pas sortir. Ensuite le caractère du peuple hollandais présente un étonnant mélange de décision et de timidité. D’inclination, il est conservateur ; c’est par raison qu’il est progressif, et s’il faut lui reconnaître une solidité à toute épreuve, une persévérance que rien ne lasse, quand il se met à poursuivre un but nettement défini et dont il comprend clairement les avantages, il faut ajouter qu’il ne court pas volontiers les aventures : la nouveauté n’est nullement un titre à sa faveur, et tant qu’un progrès ne s’appuie pas sur des raisons impérieuses de justice ou d’intérêt, l’amour de ce qui est peut aller chez lui jusqu’à l’esprit de routine le plus enraciné. C’est à cela qu’il faut attribuer, je crois, le petit rôle de la philosophie pure dans le pays de Spinoza, dans l’asile de Bayle et de Descartes. On ne peut pas dire que ces penseurs aient exercé autour d’eux une influence très marquée sur le cours des idées. Au fait, les mouvemens de la philosophie supposent toujours une grande audace spéculative ou critique, née du mécontentement profond de ce qui existe, et il était arrivé au peuple hollandais ce qui arrive si souvent aux hommes et aux nations précoces : fier de sa supériorité acquise, il s’était un peu trop replié sur lui-même, du moins en matière d’échange intellectuel. Jugeant les principes religieux aux fruits qu’ils portent, il se trouvait, sous bien des rapports sociaux et ecclésiastiques, au-dessus des pays dont il était entouré. La philosophie incrédule et railleuse du dernier siècle avait été reçue à coups de traités apologétiques, et repoussée moins encore peut-être par ces respectables in-quarto que par le sens sérieux du pays ; les conséquences politiques de la philosophie alors régnante, mieux accueillies pourtant que les principes mêmes de cette philosophie, n’avaient pas été de nature à ramener les esprits, surtout quand la Hollande se vit forcée de leur sacrifier momentanément son indépendance. Seule la philosophie de Kant parvint à s’introduire dans la place avec un certain succès, et encore ne fut-ce que par son côté positif et pratique. On y trouva une imposante confirmation de la thèse qu’en religion la morale était la seule chose essentielle, mais on ne songea guère à soumettre les dogmes traditionnels à la sévère méthode critique dont cette philosophie avait fait une application si radicale à la psychologie et à la métaphysique.

Cependant l’esprit humain, quand il est libre, ne peut pas rester indéfiniment stationnaire, et il était libre en Hollande. D’ailleurs nous faisons ici des tableaux d’ensemble que contrediraient de notables exceptions, et sous cette surface paisible qu’éclairait de ses douces lueurs l’astre aimable de van der Palm, plus d’un ferment s’agitait sans bruit. L’éloquent prédicateur vivait encore que déjà l’on pouvait pressentir la crise au développement de laquelle nous assistons aujourd’hui.


II

La tendance religieuse que nous avons personnifiée dans van der Palm ne pouvait triompher longtemps qu’à une condition, c’est qu’on ne touchât pas aux grands problèmes, et que de profonds besoins religieux ne se fissent pas jour. Or, quand l’Europe eut repris un peu de calme après les terribles commotions de la révolution française et de l’empire, on fut surpris d’entendre parler très haut bien des voix que l’on croyait éteintes, et qui n’étaient que dominées par le bruit des tempêtes. On sait qu’un esprit général de réaction succéda en Europe à l’engouement cruellement détrompé qu’avait excité le grand mouvement révolutionnaire. Les vieux rois, les vieilles lois, la vieille foi, tel fut le mot d’ordre qui rencontra dans le monde politique et religieux d’alors de nombreux et puissans échos. L’Europe, déchirée jusqu’aux entrailles par les guerres et les bouleversemens politiques, était redevenue très sérieuse. Le temps des bouquets à Chloris était passé, aussi bien en philosophie et en théologie qu’en littérature. La Hollande, qui avait moins souffert que bien d’autres pays, du moins quant à son état religieux, de l’esprit frivole du XVIIIe siècle, se ressentit aussi plus tard de la défiance universellement répandue contre tout ce qu’il avait engendré ; cette défiance pourtant, elle dut la partager à son tour. Le ferment méthodiste d’Angleterre s’y fraya un passage, que facilitèrent à la fois la tradition calviniste, encore très loin d’être absorbée par les idées du jour, et le sentiment national, qui avait trop de griefs contre certains résultats de la révolution pour aimer beaucoup ce qui semblait en porter les couleurs. La poésie, la politique et le réveil religieux concoururent à donner une puissance croissante à la réaction calviniste. Vers l’an 1823, on vit se former un groupe d’hommes éminens à plus d’un titre, dont le poète Bilderdyk forma le centre, et qui sommèrent avec une vigueur croissante leur pays de rompre avec l’indifférence dogmatique ; de revenir aux sources vivifiantes de la théologie nationale, et de se régénérer par une participation bien plus active que par le passé aux œuvres de charité, d’évangélisation et de missions qui commençaient dès lors à prendre un prodigieux essor dans les pays protestans. Ce retour aux vieilles doctrines réformées était facile à expliquer, surtout chez des hommes peu touchés des difficultés que leur opposait la raison moderne. La piété est volontiers archaïque ; l’homme mûr, battu par l’orage, revient aisément aux croyances de ses premières années. Ce mouvement, favorisé par le parti aristocratique, qui y voyait une garantie de plus contre les exigences du libéralisme, se fortifia encore, surtout dans les rangs du peuple, de l’antagonisme renouvelé entre le protestantisme et le catholicisme. Les difficultés croissantes avec la Belgique, l’issue pénible pour le patriotisme hollandais de la révolution qui s’ensuivit, les prétentions toujours plus hardies de l’ultramontanisme, qui disposait comme d’un seul homme du tiers au moins de la population, tout poussait le peuple protestant dans une voie ou il lui était bien difficile de distinguer les principes essentiels du protestantisme de la forme que ses pères lui avaient donnée aux jours glorieux de l’insurrection nationale. Ce mouvement put même prendre dans les dernières années des proportions inquiétantes aux yeux de ces fermes partisans de la liberté qui l’aiment trop pour la sacrifier au désir de combattre ses ennemis. Lorsqu’en 1853 la cour de Rome, ayant sagement résolu de rétablir la hiérarchie épiscopale parmi les catholiques de Hollande, eut, par un inexplicable oubli des convenances, jeté un injurieux défi à l’histoire et à la religion de la majorité des Hollandais par la manière dont elle développa publiquement les motifs de sa résolution, une redoutable colère s’empara de la masse protestante, à qui l’on avait adressé, à la face du monde, des insultes aussi peu méritées qu’inutiles dans la circonstance donnée. L’allocution pontificale était à peine connue dans le pays, que d’innombrables protestations, portant plusieurs milliers de signatures, furent envoyées au roi pour lui déclarer que la chère Hervormde Kerk, l’église de ses glorieux ancêtres, la mère des héros et des martyrs de la liberté, vivait toujours, n’avait pas la moindre envie de mourir, et n’entendait nullement accepter l’épitaphe outrageante qu’on avait voulu écrire, par-delà les monts, sur ce que l’on appelait son tombeau. Bref, il fallut toute la prudence combinée du roi, des chambres, du synode réformé, des classes supérieures, pour apaiser ce mouvement, dont quelques hommes politiques ont pu se servir dans l’intérêt de leurs vues, mais dont il serait absurde de nier la spontanéité. J’en parle parce qu’il fait comprendre la force que possède en Hollande la tradition protestante.

C’est à la réaction ardente dans le sens de l’ancien calvinisme qu’il faut attribuer, je crois, une exagération en sens contraire, et qui élève la voix à son tour depuis plusieurs années. L’incrédulité du dernier siècle avait rencontré peu d’échos en Hollande, comme nous l’avons dit. Pourtant elle n’avait pas été sans y recruter quelques adhérens. D’autre part, l’absence de fortes études philosophiques et un goût médiocre pour la haute spéculation avaient fait aussi que la Hollande avait suivi de loin, mais sans y prendre part, les imposantes et tragiques destinées de la philosophie allemande. Cependant il était impossible que quelques esprits ne fussent pas attirés par les puissantes idées de Hegel. On sait avec quelle facilité, après la mort du maître, l’hégélianisme dériva du côté de Strauss et d’influences bien pires encore. La crainte de voir revenir l’ancienne intolérance calviniste eut en Hollande pour résultat une curieuse alliance entre le déisme et le panthéisme, deux courans opposés en principe et qui se réunirent dans une hostilité profonde contre l’église chrétienne et même contre le christianisme. Le recueil mensuel De Dageraad, (l’Aurore) fut fondé à Amsterdam pour populariser ces idées négatives. Le plus incroyable mélange, une indescriptible bigarrure de sentimens et de vues disparates, a marqué la rédaction de ce recueil, qui compte maintenant cinq années d’existence. On y a pu voir la plaisanterie qui se croit voltairienne se joindre à des élucubrations d’un pédantisme hégélien insupportable. Disons toutefois que, dans ces derniers temps, l’hégélianisme paraissait l’emporter dans le Dageraad sur le déisme voltairien. Cette transformation est un progrès. Pourtant il nous semble que, même à son point de vue, l’organe dont nous parlons fait fausse route. Il contribue à entretenir l’étroitesse religieuse, à laquelle surtout il prétend faire la guerre, à peu près comme ailleurs le socialisme s’est montré le meilleur appui des réactions politiques. Autant il est conforme à l’esprit moderne et même à l’intérêt bien entendu de la religion chrétienne qu’une critique sévère et dont rien ne puisse faire suspecter l’indépendance rappelle toujours les droits de la science et les maintienne contre les prétentions aisément tranchantes du dogmatisme religieux, autant il est peu philosophique d’en faire une batterie montée contre l’église chrétienne et le christianisme. Ce n’est pas avec l’esprit sectaire engendré fatalement par une telle tactique que l’on peut combattre avec avantage le même esprit se révélant ailleurs sous d’autres formes, et il n’est pas besoin de longues réflexions pour comprendre que la critique n’est pas plus désintéressée dans le camp de la négation à outrance que dans celui de l’affirmation à tout prix.

Du reste, les effets de cette tendance ont été, jusqu’à présent du moins, tout à fait inappréciables sur la population, qui, en immense majorité, considérerait plutôt le Dageraad comme un mauvais livre qu’on lit en cachette : jugement dont l’exagération même confirme tout ce que nous venons de dire. Quant au mouvement orthodoxe, ainsi nommé de ce qu’il tend à rétablir dans leur ancienne rigueur les doctrines officielles de l’église réformée, il a compté au nombre de ses représentans des hommes fort distingués, dont l’influence, secondée par les causes que nous avons décrites, eût été bien plus puissante, si elle n’avait pas rencontré un ennemi invincible dans cet esprit de critique et de libre examen dont le protestantisme ne peut pas se défaire. Parmi eux, il faut citer M. Groen van Prinsterer, historien, homme d’état, orateur politique, l’un de ces beaux talens dont un pays peut s’honorer. Ce n’est pas en théologien, c’est plutôt en politique et en historien, qu’il a pris parti pour le réveil orthodoxe. Il pense que l’enseignement de l’église réformée ayant été fixé au XVIe et au XVIIe siècle, personne n’a le droit dans son sein d’énoncer des idées contraires. Il croit le salut du pays attaché au strict maintien des doctrines consacrées à Dordrecht, et à l’autorité, sinon absolue, du moins très prépondérante de la maison d’Orange. Ce n’est pas un des moindres titres de gloire de cette royale maison qu’il soit très difficile d’en raconter l’histoire sans en devenir le chaud partisan, et c’est ce qui est arrivé à M. Groen.

Ce côté politique de la question religieuse en Hollande avait été aussi adopté par M. Da Costa, Juif d’Amsterdam converti au christianisme sous l’influence de Bilderdyk, et qui porta dans ses convictions chrétiennes un vif talent de poète, les chaudes couleurs d’une imagination tout orientale et une véritable subtilité de rabbin. Aux yeux de cet homme remarquable, que la mort vient d’enlever à son pays, le peuple hollandais était dans le monde moderne quelque chose comme le peuple d’Israël dans l’antiquité, le dépositaire en titre de la vérité religieuse. La famille d’Orange était comparable à celle de David ! Il dépendait d’elle, si elle le jugeait nécessaire au bien du pays, de substituer l’absolutisme à la constitution très libérale qu’elle avait jurée, et de toutes les révolutions connues dans l’histoire, outre celle qui jadis mit David en possession du trône de Saül, M. Da Costa n’en connaissait que deux qui fussent légitimes, celle du XVIe siècle dans les Pays-Bas et celle de 1688 en Angleterre. Inutile d’ajouter que le même esprit de réaction inspirait les idées religieuses de cet homme singulier. Dans les premières années de sa carrière publique, il allait jusqu’à légitimer l’esclavage des noirs, sous prétexte que la race de Cham devait, en suite de la malédiction de Noé, être asservie aux deux autres, oubliant sans doute qu’à son point de vue biblique on pouvait lui objecter que les malédictions de l’ancienne alliance sont effacées par la nouvelle. Il niait d’ailleurs, avec une inépuisable fécondité d’hypothèses explicatives, les assertions les plus évidentes de la critique appliquée à la Bible. Ce qui a valu à M. Da Costa une influence que l’exagération de ses idées religieuses n’expliquerait guère par elle-même, c’est d’abord sa renommée très méritée comme poète : il brillait en effet aux premiers rangs de la littérature hollandaise contemporaine. C’est ensuite l’éblouissante faconde avec laquelle il exposait ses vues dans des séances publiques. Écrivain médiocre en prose, il était irrésistible comme orateur.

Du reste, il serait injuste d’attribuer à l’orthodoxie hollandaise dans son ensemble des prétentions aussi bizarres. En réalité, elle est beaucoup moins homogène qu’on ne le croirait à première vue, et parmi ceux que l’on regarde comme ses défenseurs en titre, il en est beaucoup que leurs sympathies pour les vieilles doctrines de la réforme n’empêchent pas de reconnaître sur plus d’un point le bon droit de la raison moderne. C’est ce qui rend quelque peu embarrassante la position de quelques-uns d’entre eux, par exemple de M. Chantepie de La Saussaye, pasteur wallon de Leyde, qui, tâchant de concilier son savoir et ses prédilections au moyen de théories métaphysiques d’une clarté douteuse, s’est trouvé passablement isolé dans le conflit actuel. On serait tenté d’en dire autant des professeurs en théologie de l’université d’Utrecht, qui, à l’exception de M. Ter Haar, dont les tableaux d’histoire ecclésiastique sont fort appréciés, passent pour se rapprocher le plus de l’ancien calvinisme. Cette tendance est au surplus une tradition dans l’université dont nous parlons.

L’individualité la plus remarquable parmi les hommes de talent qui se sont prononcés pour la réaction orthodoxe, sans donner dans l’étroitesse et l’intolérance qu’on a trop souvent pu lui reprocher, c’est M. J. J. van Oosterzee, pasteur à Rotterdam. M. van Oosterzee s’attache surtout à défendre le supernaturalisme, miné par le courant de la théologie moderne. Il aime le miracle et l’autorité infaillible de l’Écriture. L’émancipation complète de la conscience individuelle l’épouvante, et il désire rester attaché, sinon à la lettre, du moins aux principes fondamentaux de la vieille confession de foi. Les adversaires théologiques de M. van Osterzee lui reprochent de manquer, non pas de savoir, mais d’esprit scientifique, de se laisser entraîner, même dans ses ouvrages didactiques, par les sentimens de son cœur pieux, par les rêves de sa belle imagination, et de sacrifier, souvent et sans le vouloir, les résultats d’une critique impartiale aux séductions du lyrisme oratoire. Ils pensent que, nulle autorité officielle n’ayant fixé anciennement ce qu’il faut entendre par les points fondamentaux de la doctrine réformée, il n’appartient à personne de les déterminer de son chef sans accorder par là aux autres le droit d’en faire autant, et de déplacer, s’ils le croient nécessaire, les limites posées dans un premier essai.

Là du reste est le côté faible de l’orthodoxie en Hollande. Forte encore du nombre et du zèle de ses adhérens, elle voit la science religieuse se tourner de plus en plus contre elle. La critique allemande coule désormais à pleins bords dans un domaine qui lui était resté longtemps à peu près fermé. L’histoire des dogmes, l’interprétation purement historique de la Bible, par-dessus tout les impérieux besoins des intelligences formées aux meilleures sources de la philosophie et des sciences contemporaines réclament à grands cris une transformation de l’enseignement religieux.

Déjà, du temps de van der Palm, le professeur van Voorst avait recommandé aux étudians les travaux des théologiens allemands. Un autre professeur hollandais, van Heusde, avait presque ressuscité le platonisme, tant ses leçons respiraient d’enthousiasme pour le système du grand génie athénien. Ce n’étaient là sans doute que des irrigations imperceptibles dans un sol encore peu pénétrable ; pourtant elles le préparèrent. À mesure que les questions théologiques se posèrent, le goût de la philosophie se réveilla, comme il en a toujours été dans l’histoire de ces deux sœurs, qui se brouillent si souvent et ne savent point se passer l’une de l’autre. Bientôt ce mouvement se prononça mieux. On vit se produire une psychologie spiritualiste fort remarquable de M. Roorda, fondée sur l’observation et en pleine réaction contre ce dualisme tranché du corps et de l’âme, dans lequel l’ancien spiritualisme s’était si malheureusement embarrassé. Aujourd’hui, si quelque chose prouve que la philosophie est à l’état de renaissance dans la patrie de Spinoza, c’est l’influence acquise par les idées de M. Opzoomer, professeur en philosophie à Utrecht. Ce n’est pas que M. Opzoomer ait un système ; il a plutôt une méthode. Esprit fin, sagace, artiste aussi bien que penseur, désireux de maintenir à tout prix son indépendance, il a rompu avec la tendance hégélienne, qui était au fond la sienne, lorsque son grand mérite le fit appeler très jeune encore au poste qu’il occupe aujourd’hui. Depuis lors il a substitué à la spéculation à priori une sorte d’empirisme spiritualiste, qui tient d’Auguste Comte par le principe, mais qui est bien supérieur au système du positiviste français par l’étendue et la légitimité des applications. L’observation, la critique, le classement des faits et la détermination de leurs lois, voilà la tâche première de la philosophie telle qu’il la conçoit. Elle doit ainsi se nourrir du suc de toutes les autres sciences ; elle ne sera donc achevée que le jour où toutes les sciences auront apporté leur contingent définitif à la masse des connaissances humaines. Parmi les objets de l’observation, le sentiment religieux et le sentiment moral sont, selon lui, des réalités dont il faut tenir tout autant de compte que des données acquises par les cinq sens, et ce sont là les indestructibles bases sur lesquelles il sera toujours possible de réédifier la doctrine religieuse et morale, lors même que toute notre métaphysique, tout notre idéalisme n’ont pu tenir devant la critique fondée sur l’observation de la réalité. De là un dualisme provisoire que M. Opzoomer croit encore inévitable entre les aspirations du sentiment religieux et moral et les données des sciences expérimentales. Dans ses derniers écrits, M. Opzoomer semble cependant se rapprocher du christianisme, sinon de la doctrine arrêtée qu’on désigne sous ce nom, du moins de l’idéal moral réalisé par le Christ : il y trouve les principes de liberté, l’amour désintéressé de la vérité, en un mot les tendances salutaires auxquelles le penseur doit aussi bien conformer son travail intellectuel que l’homme sa conduite dans le monde. Il est résulté de l’application que ses disciples ont faite de ces principes à la science religieuse, non pas un corps de doctrines, mais une tendance critique et sérieuse qui se fait de plus en plus sentir dans les études théologiques.

À peu près vers le temps où se manifestait le mouvement de retour aux vieux dogmes de l’église réformée, l’on voyait poindre à l’université de Groningue une tendance religieuse qui, d’accord sur certains points avec l’école réactionnaire, était poussée, par un respect beaucoup plus profond des droits de la science, dans une direction très différente. De ce mouvement hétérodoxe, auquel MM. Hofstede de Groot, Pareau et Muurling, professeurs en théologie à l’université dont nous parlons, apportèrent leur contingent avec une rare conformité de vues et de principes (au point de faire des traités théologiques en collaboration), sortit une doctrine bien connue en Hollande sous le nom de doctrine de Groningue. Comme la réaction orthodoxe, l’école de Groningue sent que le mysticisme a en religion une place importante, qu’une morale raisonnable et douce ne suffit pas à la soif d’infini dont l’homme religieux, s’il est vraiment religieux, est toujours dévoré. Elle peut en appeler aux grands mystiques néerlandais des temps antérieurs à la réforme, en particulier à Wessel Gansfort, pour montrer qu’elle est bien réellement dans la tradition nationale quand elle relève le drapeau du mysticisme trop longtemps enterré sous la scolastique traditionnelle des anciens et la moralité sans fondement sérieux des modernes. En même temps elle ne peut se dissimuler que les progrès des sciences ont rendu nécessaire une révision du dogme chrétien, que les vieilles doctrines orthodoxes ne sont plus en rapport avec l’esprit moderne, que la Bible, librement interprétée, n’est rien moins que favorable à plusieurs dogmes. En particulier, elle éprouve le besoin vraiment philosophique, et que ressentiront désormais toutes les théologies scientifiques, de rattacher le christianisme, la Bible, l’église, tout le développement religieux de l’humanité, à un principe assez vaste pour en embrasser les péripéties et les innombrables variations, Ce principe, déjà proclamé par Lessing et Herder, c’est l’éducation du genre humain par Dieu, qui veut élever les hommes, ses enfans, à sa ressemblance progressive.

Le point culminant de cette action éducatrice de Dieu est l’envoi du Christ, sur la nature duquel les docteurs de Groningue ont une théorie qui se rapproche beaucoup de l’arianisme. Le Christ ne serait pas Dieu, mais un être divin préparé par le Père céleste à la mission qu’il est venu remplir en revêtant la nature humaine. Depuis son ascension, le Christ, à qui Dieu a en quelque sorte délégué son pouvoir sur les hommes, dirige toujours les destinées religieuses de l’église, et c’est dans ce sentiment d’une communion immédiate, personnelle avec le Christ glorifié que réside surtout l’élément mystique de la doctrine de Groningue. L’amour des hommes, le désir de concourir à leur bien-être matériel et moral constitue la marque essentielle du christianisme et du chrétien. Sur les autres points de l’enseignement ecclésiastique, cette école s’attache en général à un juste milieu qui n’est pas toujours très satisfaisant pour une raison exigeante ; mais elle plut dès l’abord à un grand nombre d’esprits que rebutaient les aspérités du vieux calvinisme, et qui se trouvèrent tout heureux de pouvoir vivre de la vie religieuse sans mettre leur bon sens à la torture. Le recueil périodique intitulé la Vérité dans la Charité (Waarheide in Liefde) développe les idées de l’école de Groningue avec un succès qui prouve la sympathie qu’elles rencontrent dans le public. Il faut remarquer, à l’honneur de cette école, que les hommes qui s’y sont rattachés, laïques et pasteurs, ont pris l’initiative ou le patronage d’un grand nombre d’œuvres de philanthropie éclairée. Beaucoup d’institutions ayant pour but le relèvement moral et l’instruction du peuple, le soulagement de ses misères et la propagation d’une piété spiritualiste et tolérante, sont dues à leur zèle, et chose assez rare, on put voir l’hétérodoxie de Groningue faire quelque honte, par sa ferveur philanthropique, à l’orthodoxie voisine, qui s’était un peu trop endormie dans ses vieilles habitudes. Toutefois son système de compromis en matière de doctrines, qui ne contentait nullement la réaction orthodoxe et lui valut de sa part de très violentes attaques, ne devait pas tarder à être dépassé par la science religieuse dont elle avait elle-même répandu le goût et maintenu le bon droit. Ce qui lui manquait surtout, c’était la critique et l’esprit philosophique.

L’école de Groningue n’était après tout qu’un pas en avant vers la théologie moderne. Dans ces dernières années, c’est à Leyde que la science religieuse s’est déployée avec le plus de hardiesse et d’autorité. La célèbre université de cette ville, qui n’a cessé de compter d’illustres noms dans son corps professoral, est toujours digne de son passé. Le doyen actuel de ses professeurs en théologie est le vénérable van Hengel, un de ces hommes comme nous en connaissons trop peu en France, chez qui l’érudition est plus qu’une passion, car elle est leur vie. Plus qu’octogénaire, mais ayant conservé une verdeur et une activité vraiment juvéniles, il présente le type achevé de l’un de ces savans d’outre-Rhin dont M. Renan a si bien décrit le caractère et les habitudes dans son étude sur Creuzer[3]. Je n’oublierai jamais l’impression que je ressentis en entrant pour la première fois dans le cabinet du vieux docteur, lorsqu’à travers les méandres de sa bibliothèque, au milieu des livres empilés, j’aperçus sa tête originale et expressive se détachant avec vigueur sous une riche couronne de cheveux blancs. La culotte courte, les souliers à boucle, la coupe de l’habit, tout dans son extérieur me reportait à soixante ans en arrière. Toutes les conditions d’un tableau de la vieille école hollandaise étaient là : table tapissée de serge verte, canal silencieux et ombragé passant sous la fenêtre, joyeux et modeste rayon de soleil, comme on n’en voit qu’en Hollande, se jouant discrètement sur les respectables in-folio alignés le long des murs. M. van Hengel, auteur de commentaires très estimés sur plusieurs livres du Nouveau Testament, est un représentant de l’ancienne philologie. Malgré son âge avancé, il continue ses travaux. En conversation, il peut prendre feu avec la vivacité d’un jeune homme sur d’imperceptibles détails de cette science, mère de tant d’autres, au service de laquelle il a amassé les trésors d’une prodigieuse érudition. Il s’est peu occupé du dogme et de la critique historique, mais il aime beaucoup trop la vraie science pour s’effaroucher des nouveautés de la théologie contemporaine et pour imiter certains vieillards atrabilaires qui maudissent les pas que l’on fait en avant sur la route où ils ont introduit eux-mêmes la jeunesse de leur temps. Il a su marcher constamment avec la science actuelle, dont il peut se glorifier d’avoir préparé, du moins dans son pays, les développemens récens. C’est le génie de la vieille philologie encourageant la jeune critique, tout en lui donnant des conseils de prudence pleinement autorisés par une longue expérience.

Le grand mouvement théologique de l’heure présente a surtout pour organes à Leyde MM. Kuenen et Scholten[4], le premier pour la critique, le second pour le dogme. M. Kuenen est encore jeune. Orientaliste de première force, doué d’une lucidité de vues et d’un tact exégétique qui font de lui un critique dans la plus haute acception du mot, il promet à la théologie hollandaise une illustration nouvelle. On aura une idée de ce que vaut M. Kuenen par ses vues générales sur la prophétie chez les Hébreux. M. Kuenen rejette formellement l’idée vulgaire qu’on se fait des prophètes, comme si la mission de ces hommes extraordinaires n’eût été que de prédire l’avenir et en particulier de décrire plusieurs siècles d’avance quelques circonstances accidentelles de la vie du Christ. Les prophètes, dit-il, ont prêché bien plutôt que prédit. Leurs prédictions, quand ils en font, sont en rapport étroit avec leur temps, leur entourage, leur personnalité, ce qui ne pourrait être si elles eussent été dictées d’en haut comme des oracles où la raison humaine n’entrerait pour rien. D’ailleurs on peut démontrer que plusieurs de ces prédictions n’ont pas été réalisées. Le prophétisme d’Israël est, comme son monothéisme, un phénomène qui atteint chez ce peuple son plus haut et son plus beau développement, mais qui se retrouve avec des analogies plus ou moins étroites chez d’autres peuples sémitiques. L’enthousiasme pour la patrie et la religion nationale, voilà le trait commun à tous les prophètes. Ce qu’il y a de souvent étrange et même d’incompréhensible à nos esprits prosaïques et réfléchis dans leur manière de dire et de faire rentre dans les phénomènes de l’inspiration religieuse se manifestant au sein d’un peuple encore primitif. Elle est alors une prise de possession subite et irrésistible du sujet par l’idée ou le sentiment qui s’empare de lui. Bien d’autres faits du même genre peuvent être recueillis dans l’histoire. La sincérité de leur zèle fait que, généralement très attachés à la loi de Moïse, les prophètes en aiment l’esprit plus encore que la lettre, et deviennent par là les hommes de l’avenir, les annonciateurs et les précurseurs de l’Évangile. Les prédictions que l’ancienne théologie voyait réalisées dans l’histoire du Christ et de l’église s’expliquent bien plus naturellement par des faits contemporains ou très rapprochés des prophètes eux-mêmes : ce qui ne les empêche pas d’être les organes de cette merveilleuse espérance messianique sur laquelle s’est greffé le christianisme, dont on peut discerner les rudimens et suivre les formes variées le long de leurs écrits.

Nous devons enfin parler de M. Scholten, sans contredit l’homme le plus remarquable de la théologie hollandaise actuelle. Ses ouvrages, déjà nombreux, témoignent d’un vaste savoir, organisé par un esprit rompu à tous les exercices de la philosophie moderne. Le principal, celui qui a fondé sa réputation de théologien, est intitulé : De la Doctrine de l’Église réformée et de ses Principes fondamentaux. Il faut citer aussi une remarquable Histoire comparée de la Philosophie et de la Religion, dans laquelle les connaisseurs admirent l’exposition et la critique des systèmes de Platon, d’Aristote, de Spinoza et de Hegel. Nous tâcherons de donner un rapide aperçu de son riche et puissant système.

La méthode du professeur de Leyde est la spéculation fondée sur l’expérience. Il veut que le philosophe et le théologien commencent par constater les faits de la réalité immédiate ; mais ce serait n’arriver à rien de positif que de se borner à la seule observation. La tâche et l’ambition légitime du penseur consistent à en déduire des lois et des vérités pour en former un système logique et concordant. Ce n’est pas au nom d’une autorité religieuse dictant à priori les croyances, et ne laissant à la pensée d’autre travail que celui de l’interprétation grammaticale, qu’il faut parler en saine théologie. Là comme partout ailleurs, il faut observer les faits avant de rien formuler. Ceci posé, la religion se présente aux regards de l’observateur comme un fait naturel, comme une tendance spontanée de la nature humaine, qui se rattache, avec conscience de ce qu’elle fait, à l’Être absolu, dont, avant même que le raisonnement intervienne, cette tendance implique l’existence ; s’il n’y avait pas de Dieu, il n’y aurait pas de religion. Mais nous sommes encore en face de l’infini inconnu, il faut continuer l’observation. C’est en contemplant la totalité des choses dans la nature et dans l’humanité que l’homme parvient à connaître celui dont elles sont la manifestation, car, l’Être absolu ne pouvant être borné par le monde visible, celui-ci est nécessairement l’expression de sa vie, et le révèle à ceux que leur développement intérieur rend capables de lire dans le grand livre de l’univers. Telle est la distinction entre la manifestation de Dieu et la révélation, qui tient une grande place dans le système de M. Scholten, et qui modifie profondément l’idée vulgaire de révélation. En fait, Dieu se manifeste à tous et toujours ; mais quelques-uns seulement savent interpréter cette manifestation continue. Ce sont les prophètes dans le sens le plus large de ce mot, ceux que l’antiquité hébraïque appela les voyans, ceux qui, tout le long de l’histoire, entendirent distinctement la voix mystérieuse dont la multitude ne percevait que des échos lointains et vagues. L’inspiration est ce don sublime conféré aux privilégiés de notre race, cette supériorité du sens religieux qui les rendit capables d’initier la foule à des vérités qu’elle n’eût pu découvrir par elle-même. Sous ce rapport, l’inspiration religieuse diffère quant à son objet, mais non quant à sa nature, des autres inspirations, poétiques, scientifiques, qui constituent le génie, et auxquelles l’humanité doit ses progrès en tout genre. Seulement il ne faut pas confondre la forme de l’inspiration avec ce qu’on peut appeler son fonds et sa substance. L’inspiré n’est pas infaillible dans l’expression qu’il donne au sentiment qui l’anime ; mais comme ce sentiment reflète nécessairement l’objet de l’intuition prophétique, il appartient à la raison réfléchie de chercher la vérité intellectuelle, le dogme, dans la parole des révélateurs. La révélation ainsi comprise n’est donc ni l’opposé de la raison, ni une promulgation de prétendus mystères imposés à la foi. À parler rigoureusement, le mystère, c’est ce qu’on ignore, et si d’un côté le mystère doit exister tant que l’homme ne sera pas parvenu à la parfaite connaissance de toute chose, de l’autre, à mesure que la révélation s’étend, le domaine du mystère diminue, ce qui est précisément le contraire du sens qu’on attache le plus souvent à l’idée de mystère. Du reste, M. Scholten pense que ce sens vulgaire est une échappatoire des orthodoxies dépassées par la raison, qui ont trouvé très commode d’abriter sous ce mot imposant les dogmes élaborés, à d’autres époques, avec la prétention justement de préciser ce qui était vague et d’éclaircir ce qui était obscur.

Nous voyons se dessiner déjà la position que M. Scholten a prise vis-à-vis des anciennes doctrines de l’église. Qu’on nous permette d’entrer ici dans quelques développemens d’un caractère scientifique qu’il est impossible d’éviter en pareille matière. M. Scholten cherche bien moins à nier les anciennes doctrines qu’à dégager de la lettre les vérités supérieures qui constituent l’esprit. Il conserve à la Bible le rang qui lui revient incontestablement d’après la marche graduelle de la révélation dans la conscience humaine ; mais sa théorie de l’inspiration laisse pleine et entière liberté à la critique historique. Il ne veut pas transformer le Christ en un philosophe moderne ; mais il relève le fait que, dans l’intuition spontanée que Jésus avait de Dieu, le penseur de nos jours retrouve d’importantes et sublimes vérités, dont le nom seul est moderne. Ainsi la vieille idée chrétienne de Dieu qui est aux cieux implique l’infinité de Dieu et sa souveraineté sur le monde, tandis que l’esprit de Dieu qui pénètre toute chose et parle au cœur de l’homme répond merveilleusement à ce que la philosophie de nos jours a baptisé du mot lourd et bizarre d’immanence. Lorsque l’église du IVe siècle définit le dogme, jusqu’alors très peu fixé encore, de la trinité, elle s’appuyait à bon droit sur une impérieuse exigence de la raison, qui se refuse absolument à l’idée d’un Dieu inerte et solitaire dans les profondeurs glacées de l’éternité ; mais elle ne sut maintenir l’unité de l’essence divine que par une contradiction : elle sépara le Verbe du Saint-Esprit, ne voyant pas que l’un était la forme grecque, l’autre la forme juive d’une même notion religieuse, et elle eut le tort d’identifier le Verbe éternel avec la personne historique du Christ. Il vaut mieux, selon M. Scholten, se représenter le Verbe comme la révélation éternelle de Dieu dans le monde. Dans l’humanité, le Christ est pour nous, par sa perfection religieuse et morale, la manifestation suprême du Verbe divin, qui parle en lui et par lui. Jésus est le fils de Dieu dans le sens de parenté spirituelle avec Dieu que les Juifs étaient depuis longtemps habitués à donner à cette expression, et dans ce fils de Dieu, qui fut aussi fils de l’homme, la nature humaine a pu célébrer sa communion avec la nature divine.

Sur le terrain de l’anthropologie, M. Scholten part du fait expérimental que l’homme naît animal, mais apportant avec lui le germe d’un développement spirituel dont l’idéal est Dieu lui-même. Ceci est vrai de l’espèce aussi bien que de l’individu. La chute originelle est bien moins dans l’histoire que dans le cœur de l’homme, qui passe du sentiment de ce qu’il doit être à l’observation de ce qu’il est. M. Scholten a consacré quelques-unes de ses meilleures pages à montrer que l’immortalité individuelle est comprise dans le fait même que l’homme se sent appelé à dépasser la nature physique, purement organique, et qu’au contraire de tous les êtres vivans qui l’ont précédé sur la terre, l’esprit en lui exige souvent le sacrifice de la vie corporelle. Le péché est le manque, l’imperfection de la vie spirituelle, et par conséquent le vrai malheur, puisque le bonheur, pour tout être vivant, ne peut être que le déploiement de sa vie et la réalisation de sa destinée. Le péché est donc à la fois ce qui ne doit pas être et l’état intermédiaire qui sépare l’état d’innocence de l’état de sainteté. Ici M. Scholten revient sur le terrain favori des vieux docteurs réformés, et se déclare nettement en faveur du déterminisme moral : il regarde le libre arbitre indifférent comme une chimère. Ajoutons toutefois qu’il s’efforce d’éviter recueil du fatalisme en disant que l’homme, en vertu du pouvoir de réflexion dont il est doué, peut suspendre sa décision et se mettre sous l’influence des bons mobiles ; mais la vraie liberté, selon lui, consiste dans l’affranchissement complet de toute espèce de mal moral. Telle est la destinée en vue de laquelle Dieu a créé l’homme, et il faudra bien que l’homme y arrive tôt ou tard, sans quoi le Créateur serait vaincu par sa créature. L’idée calviniste de l’assurance du salut revient ainsi sous un jour tout nouveau et débarrassée des épouvantables ténèbres de l’enfer éternel. D’autre part, l’expérience, qui nous apprend qu’il est d’autant plus douloureux d’arriver à la vie sainte qu’on s’est attardé plus longtemps dans l’égoïsme et la sensualité, doit compter parmi les mobiles qui poussent l’homme à profiter des dispensations divines dont l’histoire est le théâtre et dont le Christ est le centre.

M. Scholten pense en effet que le Christ est sorti des entrailles mêmes de notre race, qui doit nécessairement, de même que les individus qui la composent, arriver à la fin qui lui est prescrite. Dans le Christ est réalisée la religion idéale, le don entier de soi-même à Dieu et aux hommes. Dans le Christ, révélateur de Dieu par la pureté immaculée de son cœur, la lumière qui éclaire tout homme venant au monde a resplendi d’un éclat incomparable, et dès lors aussi l’homme a lu clairement le mot que la nature et sa conscience ne lui avaient pas encore dit, ou qu’il n’osait y déchiffrer : Dieu est amour. Conformément aux lois qui président à la solidarité des esprits, du Christ émane une force régénératrice, une puissance de lumière et de vie qui depuis sa venue agit dans l’humanité comme un levain, dissipant les superstitions, réformant insensiblement les institutions sociales, amenant les hommes à toujours mieux comprendre leurs devoirs et leur vrai bonheur, jusqu’au moment où, selon sa parole, la pâte sera toute levée. Le Christ est ainsi la démonstration vivante de notre destinée divine, car il a possédé déjà sur la terre la vie éternelle, et a pu la promettre à tous ses frères. Il faut donc vivre en communion morale avec lui, et appliquer les principes tirés de cette source pure aux travaux de tout genre, brillans ou vulgaires, qui remplissent la vie. M. Scholten pense, comme Schleiermacher, que la vie religieuse doit être à la vie ordinaire ce que l’harmonie est à la mélodie, qu’elle relève et qu’elle soutient. C’est ainsi que la vie divine doit couler de plus en plus dans les veines de l’humanité, et si sa marche est lente au gré de notre impatience, il n’en faut pas moins avoir foi dans l’avenir, et, sans se laisser rebuter par les obstacles de tout genre, marcher à sa rencontre avec la ferme et joyeuse assurance que, selon la sublime prévision d’un apôtre, « Dieu sera enfin tout en tous. »

Ce qui donne beaucoup de force à cet enseignement, qu’il a fallu esquisser ici à très grands traits, c’est qu’ayant fait une étude approfondie des vieux docteurs réformés, M. Scholten se fait fort d’affirmer que, loin de rompre avec la tradition calviniste, il la continue dans son prolongement logique et naturel. Il est facile de comprendre maintenant qu’un tel point de vue est fait pour lui concilier bien des sympathies en Hollande. C’est pourquoi, sans doute, la tendance orthodoxe voit dans M. Scholten son adversaire le plus redoutable et dirige contre lui d’incessantes attaques. L’école de Groningue commence même à trouver grâce à ses yeux en comparaison de cette théologie bien autrement conséquente et radicale. D’un autre côté, l’esprit, critique avant tout, de M. Opzoomer ne se tient pas pour satisfait de cet enseignement, très libéral sans doute, mais très affirmatif. Cependant la distance entre M. Scholten et lui me paraît moins grande qu’elle ne semble à bien d’autres. Tous deux étant d’accord pour faire précéder toute spéculation de l’observation expérimentale, la critique de M. Opzoomer peut servir de correctif permanent à des affirmations qu’il nie moins qu’il ne les juge trop hâtives, tandis que le système de M. Scholten, en raison même des principes qui en dirigent la méthode, reste ouvert à toutes les corrections qu’une observation plus approfondie encore de la nature et de l’histoire pourra réclamer par la suite. Le point sur lequel on croit trouver ce système plus vulnérable que partout ailleurs est le déterminisme moral et la notion purement négative du péché, qui en est le corollaire inévitable. On prétend que M. Scholten a bien voulu éviter le fatalisme, mais n’y a pas réussi.

Le moment n’est pas venu de décider de la valeur réelle soit de ces attaques, soit de la doctrine qui en est l’objet. La lutte est loin d’être à son terme. Le parti orthodoxe, abstraction faite de la vérité, qu’il croit toujours posséder, pourra s’appuyer longtemps encore sur ce qu’il y a de plus tenace au monde, l’amour de la tradition religieuse chez le peuple et dans les cœurs pieux, à qui leur peu de besoins intellectuels rend la croyance facile. La tendance prudente et mitoyenne qui a son centre à Groningue est encore, à l’heure qu’il est, celle de la majorité des classes moyennes. Cependant on ne peut se dissimuler que chaque année voit augmenter le nombre des adhérens de ce qu’on appelle la théologie moderne. Depuis une dizaine d’années, la jeunesse universitaire en adopte de plus en plus les principes. Déjà ces principes se popularisent par les écrits et les prédications de jeunes et éloquens adeptes. En particulier, on est frappé du grand nombre d’hommes distingués, en dedans et en dehors du corps pastoral, qui ont abandonné le camp de l’orthodoxie, vers laquelle leur éducation ou leurs préférences premières les avaient d’abord dirigés, pour entrer franchement dans les tendances qui triomphent à Leyde. On ne peut, en tout cas, leur contester le mérite d’avoir rattaché à l’église et au christianisme beaucoup d’hommes instruits, dans les professions libérales surtout, qui sans cela eussent vécu dans l’indifférence ou l’incrédulité. Ces succès croissans font même que plusieurs voix s’élèvent du côté opposé pour demander que l’on coupe court à ce qu’elles appellent des négations impies. On parle çà et là de mesures disciplinaires, de restrictions à la liberté de la prédication, de quelque chose comme un nouveau synode de Dordrecht : moyens qui n’aboutiraient à rien, que repoussent également et l’esprit de tolérance généralement répandu, et le bon sens des orthodoxes instruits, et cette expérience instructive, que ce fameux synode n’a pas empêché les doctrines qu’il proscrivit de s’introduire, même de triompher dans l’église qui les avait d’abord repoussées. Ainsi M. Scholten et ses amis peuvent à chaque instant renvoyer à la barre du synode leurs plus ardens adversaires et leur faire observer que, jugés au pied des canons de Dordrecht, ils seraient hérétiques au premier chef.

Nous avons essayé de montrer quelle vie nouvelle anime les études théologiques en Hollande. Nous ne pouvons prétendre cependant à épuiser la liste de toutes les œuvres et de tous les hommes remarquables de la théologie hollandaise. On se tromperait encore en pensant que les cadres précédemment tracés renferment d’une manière absolue tous les écrivains qu’il nous resterait encore à citer[5]. L’individualisme a trop pénétré l’église hollandaise pour qu’il en soit ainsi, et il en est un peu de cet abaissement des barrières dogmatiques dans son sein comme de celui que l’économie politique réclame des gouvernemens de nos jours : on craint toujours, en les supprimant, de tarir l’industrie, la production, l’esprit d’entreprise, et les résultats viennent toujours aussi démontrer combien ces craintes sont peu fondées. Le fait est que, depuis le commencement du siècle, la science et la vie religieuses ont suivi en Hollande une marche ascendante, que tout concourt à activer encore, et l’on peut ajouter libertate régnante. La liberté est une grande et belle chose, et l’on aime à la voir déployer ainsi sa puissance fécondante dans un pays petit par l’étendue, et dont le caractère positif semblait devoir diriger les esprits partout ailleurs que vers les régions transcendantes. Ce qui fait oublier bientôt ce que les discussions religieuses offrent trop souvent d’amer et d’étroit, c’est d’abord que la prolongation de pareils débats leur ôte précisément cette amertume et cette étroitesse qu’elles ont fréquemment à l’origine, c’est ensuite que l’homme ne se montre nulle part plus fidèle aux tendances les plus nobles de son être que lorsqu’il consacre son cœur et sa vie à la poursuite désintéressée de l’invisible. C’est en vivant de cette manière qu’il met en évidence sa destinée immortelle. Il est donc fait pour autre chose que pour ramper dans la boue des intérêts vulgaires. Quand on étudie l’homme dans son histoire au lieu de l’étudier dans les abstractions de la vieille psychologie, on retire de ses agitations à la surface de la terre toute autre chose que du découragement. Ce qui effraie tant le vulgaire, c’est-à-dire l’inanité si fréquente des efforts de la raison pour atteindre la vérité, est précisément ce qui rassure le penseur, car cette inanité même ne fait que rendre plus instructive et plus étonnante la répétition constante, acharnée, de ces efforts. Quant à nous, qui avons foi dans l’esprit humain, nous avons des préférences très arrêtées pour plusieurs des doctrines à la fois vieilles et nouvelles que nous avons exposées dans cette étude, et nous pensons que chacun des pas faits par l’homme à la recherche de Dieu le rapproche du but, même quand il s’en faut que ce soit en ligne droite ; mais en accordant au scepticisme tout ce qu’il voudra, il est une chose dont il ne peut pas contester la réalité : c’est la tendance naturelle, infatigable de l’homme vers un idéal qu’il n’a jamais vu et qui existe pourtant, puisqu’il ne cesse d’attirer l’homme. Je ne veux pas médire des progrès et des découvertes des sciences d’application immédiate. Oui, l’homme transforme la terre ; il maîtrise toujours plus la nature qui l’entoure, il en fait son humble servante, il la plie au gré de ses besoins et de ses désirs d’une manière vraiment prodigieuse. Assurément tout cela est fort beau ; mais tout cela tourne avec la planète et ne sort pas de l’orbite qu’elle décrit depuis qu’elle existe. Ce qui est encore bien plus beau et bien plus riche de pressentimens révélateurs, c’est de voir l’esprit humain s’échapper à chaque instant par la tangente pour se plonger dans l’infini.

Ce qui nous plaît aussi dans ce conflit d’idées religieuses, c’est cette confiance avec laquelle on en appelle à la science, soit pour défendre, soit pour épurer la religion, dans tous les cas pour la fortifier. Cela aussi est de tradition sur cette terre d’hommes libres. La théologie n’y est pas la vieille femme chagrine qui ne sait que maugréer contre la jeunesse et contre les sciences, ses sœurs, que jadis pourtant elle concourût à élever après que la chute du monde ancien les eut laissées orphelines et en bien bas âge. Lorsque l’illustre Taciturne récompensa la ville de Leyde de l’héroïsme qu’elle avait déployé contre les Espagnols en y fondant la fameuse université qui fleurit encore, ce fut la théologie qui, sous les traits d’une belle jeune fille qu’entouraient les quatre évangélistes, ouvrit le cortège symbolique où toutes les sciences du temps étaient représentées avec leurs attributs respectifs. Depuis lors, elles n’ont cessé de vivre en bonne harmonie, se prêtant de mutuels secours. La théologie hollandaise a trouvé dans le libre examen son rajeunissement perpétuel, et la Hollande marche aujourd’hui de pair avec l’Allemagne dans la rénovation de la science religieuse, ce grand œuvre auquel notre siècle est appelé.


ALBERT REVILLE

  1. Voyez la Revue du 1er, 15 mai et 15 juin 1854.
  2. Le savant M. Delprat, descendant de réfugiés français, ancien pasteur à Rotterdam, a publié en 1830 et réédité en 1856 un travail approfondi et très estimé sur l’histoire de ces sociétés, dont l’action peu visible se fit sentir néanmoins sur tout le nord de l’Allemagne. Une traduction allemande, due au professeur Mohnike, a paru à Leipzig en 1840.
  3. Essais de critique et de morale, Paris 1859.
  4. La faculté de théologie de Leyde a perdu, il y a quelques années, un jeune professeur, M. Niermeyer, qu’une mort prématurée enleva au moment où sa réputation commençait à grandir. Ce fut lui qui révisa, confirma par beaucoup d’argumens nouveaux et naturalisa en Hollande l’interprétation moderne de l’Apocalypse, cette énigme dix-huit fois séculaire que la patience et la sagacité germaniques ont enfin devinée. Cette facilité a subi récemment une nouvelle perte dans la personne de M. Kist, dont les travaux en histoire ecclésiastique jouissent en Allemagne d’une grande estime.
  5. Parmi ces écrivains, on ne peut omettre toutefois d’en signaler quelques-uns. — M. Hoekstra, professeur au séminaire mennonite d’Amsterdam, a rédigé un excellent commentaire sur le Cantique des Cantiques, interprété d’après le thème admis aujourd’hui dans la critique allemande d’un dialogue entre Salomon et une jeune paysanne qu’il tâche d’épouser sans y réussir. — M. Busken Huet, descendant d’une famille française, parente de celle qui fournit au siége d’Avranches le célèbre évoque du même nom, écrivain d’un grand mérite et fort goûté par les amateurs du beau style hollandais, a cherché à populariser dans des Lettres sur la Bible les résultats d’une critique avancée et quelquefois aventureuse. Il a, sans le vouloir, scandalisé beaucoup d’âmes pieuses, qui auraient dû se dire qu’il y avait une preuve réelle de la divinité de l’Évangile dans le fait que des opinions aussi radicales que celles du jeune et spirituel écrivain ne l’empêchaient pas de s’y rattacher de tout son cœur. — M. A. Pierson, pasteur à Rotterdam, recherche de préférence dans la vérité chrétienne son côté esthétique, et dans des écrits estimés s’attache à maintenir les droits du sentiment religieux sans faire tort aux résultats de la critique indépendante, dont sa brillante intelligence éprouve le besoin et apprécie la valeur en parfaite connaissance de cause. — M. le professeur Moll, d’Amsterdam, s’est acquis une grande réputation par ses travaux sur l’histoire ecclésiastique. — MM. Roorda, Veth, Rutger, etc., continuent les glorieuses traditions de la philologie hollandaise en matière de langues orientales. On doit au premier une traduction de la Bible en javanais. Outre la revue théologique de Groningue dont nous avons parlé, il existe deux recueils périodiques, les Godgeleerde Bydragen études de science religieuse et les Jaarboeken voor de wetenschap Théologie annuaire de théologie scientifique, le premier plus spécialement ouvert aux hommes de la tendance libérale. Nous ne devons pas oublier non plus le Dictionnaire biblique Bybelsch Woordenbok, qui a pour but d’initier le public éclairé aux plus récens résultats de la critique appliquée aux livres saints dans un esprit à la fois respectueux et impartial.