Les Conteurs italiens
Revue des Deux Mondes4e période, tome 151 (p. 174-200).
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UN CONTEUR FLORENTIN

FRANCO SACCHETTI


I

Boccace fut un très grand artiste[1]. Toscan, il sut rendre à merveille l’originalité du génie florentin, fait de finesse, d’esprit libre, d’allégresse et de grâce. Italien, il eut le sens exquis de la vie italienne, sensuelle, aventureuse, pénétrée d’ironie et de passion, indifférente à la morale, indulgente au crime. Du moyen âge chrétien, il gardait l’instinct de la grandeur, et toutes les institutions nobles des vieux âges apparaissent en ses contes : l’Église, l’Empire, le monde féodal, les communes, les princes. Il montra la physionomie propre des grandes cités et des races diverses de la péninsule ; mais au-delà de l’Italie, il aperçut clairement la France, la Méditerranée, l’Orient, l’islamisme, le monde barbare. Il a laissé des pages pathétiques et des tableaux licencieux ; mais il n’est jamais tombé ni dans la déclamation, ni dans la vulgarité. De l’argile grossière de nos fabliaux, il a modelé des œuvres légères et charmantes. Fut-il guelfe ou gibelin ? je ne puis le dire. Mais il eut de l’âme gibeline cette largeur d’intelligence, ce dédain des choses médiocres, cette sérénité et ce respect de la beauté qui distinguaient la civilisation éclose, jadis, sous le ciel de Palerme et de Naples, entre les mains du César souabe, Frédéric II. Boccace ne voulut que divertir ou émouvoir ses lecteurs ; il ne songeait ni à les purifier ni à les assagir. Son ami Franco Sacchetti essaya de réparer ce fâcheux oubli ; il se fit prédicateur d’une morale parfois assez rude, et son œuvre n’a plus rien de commun avec les fantaisies joyeuses du Décaméron. Sacchetti fut éminemment un bourgeois florentin, popolano de race et d’éducation, guelfe blanc, c’est-à-dire un modéré. Son horizon politique est bien étroit. Pour un guelfe de Florence, le campanile de la seigneurie marquait le centre de l’univers ; le Baptistère, le Mercato Vecchio, le Ponte Vecchio, le cloître de Santa-Maria-Novella semblaient les objets les plus dignes de tendresse. Tout le reste de l’Italie, Rome, Venise, Milan, tout le reste de l’Occident n’intéressent le guelfe que par le bien ou le mal que Florence en peut espérer ou craindre. Le guelfe est d’esprit conservateur : il aime, en sa cité, les choses antiques et vénérables, les vieilles mœurs, les vieilles libertés municipales, les vieilles tours fortifiées, qui sont le symbole farouche de ces libertés, les traditions d’âpre labeur et d’épargne, la beauté des sombres échoppes où les ancêtres ont attiré les florins du monde entier, la majesté des tables de changeur dont les papes, les rois, les seigneurs, les condottières forment la clientèle très humble. Le guelfe aime l’Église, qui tient en sa droite la clef du paradis, mais il se méfie des ambitions et de l’orgueil de l’Église ; il fait sa révérence au Pape, parce que le Pape est l’ennemi de l’Empereur et doit beaucoup d’argent aux banques florentines ; mais il ne permet pas au Saint-Père de se mêler d’une façon trop empressée des affaires de Florence. Il écarte les clercs de la vie communale, les surveille avec une sollicitude maligne et leur ferme sa porte et sa bourse. Sa religion est de figure vraiment chétive ; elle se disperse et se complaît en petites confréries, en chapelles de quartier, en fêtes patronales ; c’est un christianisme municipal, qui peut assurer la dignité de la famille, la paix du foyer conjugal, la probité du comptoir : le tiers ordre franciscain, libre communauté où le personnage du laïque compte autant que celui du clerc, où la corporation se retrouve, unie sous sa bannière, en face de l’Église, voilà, pour le popolano, la chrétienté parfaite, qui marche tout droit vers le royaume des cieux.

Sacchetti ne fut donc ni un lettré délicat, ni un humaniste, ni un poète. Le compilateur du Novellino avait recueilli des anecdotes et des souvenirs venus de fort loin, de la Bible, de la Grèce, de la vieille Rome, de l’Orient musulman ; Boccace avait lu non seulement les conteurs français, mais les romans de la Table Ronde ; il portait en son cœur Homère et Virgile ; il cherchait même dans l’antiquité, quand il écrivait en langue latine, d’édifians exemples de constance philosophique et d’héroïsme. Sacchetti, lui, ne se soucie ni de Salomon, ni de Thésée, ni de Socrate, ni de Caton, ni de la blonde Iseult, ni des pairs de Charlemagne. Il lui prend une fois la fantaisie d’arranger à sa façon un conte du Novellino, la fière réponse de Saladin aux chevaliers croisés qui mangent assis à des tables bien servies et jettent « aux pauvres de Jésus-Christ, » accroupis à terre, les reliefs de leur festin. Il aligne d’abord, sous nos yeux, les trois plus grands princes chrétiens de sa connaissance, Charlemagne, Artus, Godefroy de Bouillon ; les trois plus grands païens, Hector, Alexandre le Grand, Jules César ; les trois plus grands juifs, David, Josué, Judas Macchabée. Il nous montre ensuite un Espagnol, soit juif, soit païen, « homme de beaucoup de sens et de sagesse, » qui donne à l’Empereur la leçon de charité chrétienne. Pour lui, Spagnuolo, Judeo, Pagano, c’est tout un : à savoir, un homme qui n’est pas de Florence, qu’on n’a point baptisé au Baptistère de Saint-Jean et que les hasards de la guerre ont mis en présence de l’un des neuf plus grands personnages de l’histoire : il chercherait peut-être longtemps le dixième. Je ne crois pas qu’il ait pratiqué nos fabliaux. Il s’en tient à Florence, à son histoire la plus récente, aux aventures dont les héros sont ses voisins, ses compères ; il confirme volontiers ainsi la véracité de ses récits : Io, scrittore, moi, l’écrivain, j’étais là. Parfois encore, c’est son père dont il évoque le témoignage. En dehors de Florence, sa vision est singulièrement incertaine. Il découvre encore çà et là, en Italie, des Florentins avisés, dont l’esprit égaie les petites cours des Romagnes ou la cour princière de Milan ; mais ne lui demandez pas une image originale de ces provinces qui ne sont point la Toscane, de ces seigneurs à demi féroces du XIVe siècle qui ressemblent si peu à la sage seigneurie de Florence. Le prince auquel il revient avec plaisir, c’est Barnabé Visconti de Milan. Il en fait un assez brave homme et ne se doute pas de la sauvagerie du tyran qui, aux jours d’émotion publique, lance sur son peuple la meute de ses dogues.

Il n’a pas, à la vérité, le goût des tableaux tragiques. Les scènes de meurtre, de trahison, de cruauté froide, si fréquentes chez Boccace, les histoires douloureuses qui ennoblissent le Décaméron n’apparaissent point dans les Nouvelles de France. Il aime à rire, tout en dogmatisant ; il ne conte que pour les amis du rire. La veine gauloise est très visible dans son livre, même la couleur rabelaisienne. Boccace eût brisé sa plume plutôt que d’écrire les mots trop sonores que Sacchetti tire tranquillement du fond de son encrier. Mais celui-ci est un écrivain populaire, qui parle l’idiome des tavernes et des carrefours, le toscan alerte et nerveux de la vieille commune. On se souvient, en le lisant, du salut qu’un mort adresse à Dante : « Tu sembles vraiment Florentin quand j’écoute ta voix. »


II

Il l’était, certes, et de souche très ancienne, di puro sangue romano, d’une famille bien latine, que Dante a mentionnée en son Paradis. L’Italie ne reconnaissait point de plus beau titre de noblesse. Mais le sang romain obligeait sa postérité, qu’elle fût de Rome, de Florence ou de Milan, à la haine du sang germanique, à la politique militante, implacable, contre les conquérans de race étrangère, les comtes féodaux, l’Empire qui les avait imposés, et les gibelins qui formaient dans les communes le parti de l’Empereur, haut suzerain des seigneurs. La famille de Sacchetti suivit la fortune des guelfes de Florence. Exilée à Lucques, après la défaite de Montaperti, elle retrouva son foyer après la victoire de Campaldino (1289). Entre guelfes, on se détestait parfois aussi impitoyablement qu’entre gibelins et guelfes. Un Sacchetti tua un Alighieri, et les deux familles ne se réconcilièrent qu’en 1342, à l’instigation du duc d’Athènes, Gaultier de Brienne.

Notre conteur naquit vers 1330. Son père, Uguccione, fut surnommé il Buono. Ce bonhomme engendra cependant un fils fort mauvais sujet, l’aîné de Franco, Giannozzo. Comme il était en prison pour dettes, ce Giannozzo déroba les bijoux d’un compagnon de misère, et, une fois libre, s’en alla vendre son butin en Lombardie. Il rentra indûment à Florence, muni, en guise de passeport, d’un sceau contrefait de Charles de Durazzo, frère de Robert de Naples, protecteur du parti guelfe. La supercherie fut découverte et le trop ingénieux Sacchetti décapité.

Franco, dans sa jeunesse, fut marchand et grand voyageur. Il visita l’Esclavonie, dont les habitans lui parurent laids à faire peur. « Leurs femmes, dit-il, ressemblent au diable ; avec leurs hautes chevelures, elles sont noires, mal bâties, répugnantes. » Il préférait les filles de Florence et en épousa jusqu’à trois, la première en 1354, la dernière en 1396. Il eut deux fils, Filippo et Nicole. Celui-ci fut gonfalonier de justice en 1419.

L’Italie du XIVe siècle était terriblement troublée et malheureuse. L’Empereur, désormais impuissant, renonçait à la pacifier, et le Pape l’avait abandonnée pour le séjour plus tranquille d’Avignon. Les Italiens connurent alors tous les excès de l’anarchie. Franco, tout enfant, vit un aventurier fonder, sur les bords de l’Arno, une tyrannie heureusement très courte. Gaultier fut chassé, et la peste noire s’abattit sur la péninsule et dépeupla Florence. Puis la démagogie se leva pour porter le dernier coup à la prospérité de la commune ; les ciompi, les va-nu-pieds, vainqueurs des bourgeois, promenèrent l’incendie et le massacre dans la ville des fleurs. Enfin le Saint-Siège, sollicité par les bons chrétiens de revenir à son évêché de Rome, se vit contraint de réduire d’abord par l’extermination les tyranneaux et les bandits qui s’étaient partagé les États de l’Église et les Romagnes. Après le cardinal Albornoz, qui prépara par la guerre le retour éphémère d’Urbain V, ce fut l’Aguto, le terrible tailleur de Londres, qui noya dans le sang l’Italie centrale pour frayer le chemin à Grégoire XI. Au lendemain de l’effroyable carnage de Cesena, un cri désespéré éclata sur la péninsule. Sacchetti, qui écrivait alors en vers, adressa au pape français une plainte véhémente. Il lui reproche d’engraisser par le meurtre et le pillage « les porcs de Bretagne. » Il dénonce au pontife les vierges outragées, les enfans égorgés sur les marches des autels, la plaine et le lac empourprés par le sang des victimes.

Le mélancolique Grégoire, cédant aux prières de sainte Catherine, revint enfin au tombeau des apôtres, et, pendant quelques jours, l’Italie respira. Mais Sacchetti n’était pas au terme de ses tristesses. En 1381, il avait été chargé par ses concitoyens de missions diplomatiques en plusieurs cités. Au retour, les Pisans saccagèrent son navire et blessèrent son fils Filippo. Il perdit ses bagages en cette aventure. La commune, pour l’indemniser, lui octroya 65 florins d’or. En 1383, la guerre, l’éternelle guerre contre Arezzo, Pise et Pistoia, puis la peste et la famine, reparurent. Sacchetti fut alors élu prieur et membre du Conseil des Huit. Mais il se trouvait ruiné par les malheurs de son temps. Il dut accepter, pour vivre, la fonction de podestat, errant dans les villes de Toscane et de Romagne. « Je suis bien à plaindre, écrit-il, moi qui, avec la tête chenue, suis obligé de vaguer ainsi et de rechercher un si piteux métier. » Sa santé déclinait. Ses amis illustres étaient morts. Il pleura tour à tour Pétrarque et Boccace, toujours en vers. Toutes ses pensées s’assombrissaient. Pour lui, l’Italie ne montrait plus que des ruines, ruines de la vertu, de l’honneur, de l’esprit. Il composa, pour endormir son ennui et se fortifier contre le doute, quarante-neuf sermons évangéliques. Ici encore le vieux Florentin manifesta toute l’amertume de son âme à propos du déclin moral de l’Italie. « Pauvre Italie ! Aujourd’hui les ultramontains sont vertueux, et nous sommes pleins de vices. Où trouver des Allemands, des Français ou d’autres nations, même des Juifs et des barbares qui blasphèment Dieu et la Vierge Marie ? Nous sommes si corrompus, la plus grande partie des Italiens est si perverse, que la peste, la guerre et la famine n’étonnent plus personne. » Et c’est à l’Église surtout qu’il s’en prend d’une chute si profonde, à l’Église temporelle, trop orgueilleuse et trop riche. « Apôtre Pierre, de quelle ville du monde étais-tu le seigneur ? Tu possédais à peine un filet et une barque, et les multitudes se convertissaient à ta parole. » Depuis quelques siècles déjà, l’Italie entendait la même plainte stérile. Dante l’avait apprise de Pierre Damien, d’Arnauld de Brescia et de saint Antoine de Padoue ; Savonarole la rendra aux Italiens qui, au premier tiers du XVIe siècle, sans schisme ni révolution religieuse, essaieront, mais bien tard, de réformer l’Église.


III

Boccace est un écrivain tout à fait aristocratique. Je reconnais toujours en lui l’hôte du roi Robert, un conteur de mœurs élégantes, ami des grands seigneurs, que Je spectacle de la vie populaire divertissait assez peu. Il ne se soucie guère des scènes de carrefour, des dialogues et des querelles, de la familiarité du petit monde. Je ne le vois pas errant, par curiosité pure, du Marché-Vieux au Vieux-Pont. Le bourgeois ne se glisse sous les ombrages fleuris du Décaméron que s’il est de vieille famille communale, bourgeois de gouvernement. L’homme du peuple maigre, le paysan, le rustre n’y pénètrent que pour figurer en quelque comédie, parfois très libre. Sacchetti, dont le goût est réaliste à l’excès, dès qu’il entend la rumeur d’une foule, ouvre la fenêtre de son logis, regarde, puis se hâte de descendre dans la rue. Le brouhaha, les cris, les horions échangés, les paniques grotesques l’amusent étonnamment, et ses récits semblent alors écrits par quelque conteur picaresque de l’Espagne, aux temps héroïques de don Pablo de Ségovie et de don Guzman d’Alfarache.

Ils étaient trois aveugles du quartier San Lorenzo, à Florence, Grazia, Salvadore, Lazzero. Chaque jour, de bonne heure, ils allaient, guidés par leurs chiens, tantôt dans les faubourgs, pour y chanter, tantôt à la porte des plus notables églises, pour y enfiler leurs patenôtres ; ils se retrouvaient volontiers, à l’heure du déjeuner, près du campanile de Santa Orsola, leur propre paroisse. Un beau matin, au dessert, ils se firent la confidence des recettes encaissées par chacun d’eux depuis le temps où il avait perdu la vue ; le gain était en proportion des années de mendicité. Lazzero, aveugle de naissance, se trouvait le plus riche. Nos trois mendians, en bons citoyens d’une ville de banquiers, conviennent de s’associer pour chanter en chœur, et de partager également les bénéfices ; désormais ils marcheront côte à côte, en se tenant par le bras, à travers la ville. L’accord conclu et les mains tendues au-dessus de la table, ils se prêtent serment de fidélité. Mais un mauvais plaisant avait assisté au colloque, et, s’attachant à leurs pas, donna cinq ou six fois par jour, toujours à Grazia, un quattrino de cuivre, en disant très haut : « Prenez ce gros d’argent, c’est pour vous trois. » Grazia grogna l’une des premières fois : « Diable ! voilà une pièce de quinze sous qui a bien l’air d’un mauvais centime. » Et les deux autres, méfians : « Vas-tu commencer à nous tromper ? » Ils décident alors de faire la caisse chaque huit jours.

Comme la mi-août approchait, ils s’acheminent de compagnie vers Pise, pour la fête de Notre-Dame, tiré chacun par son chien qui tient en sa gueule l’écuelle professionnelle. Tout en chantant dans les villages en l’honneur de la Madone, ils arrivent un samedi à Santa Gonda. « C’était le jour des comptes et du partage de la monnaie. » Ils s’arrêtent à l’hôtellerie et demandent une chambre pour trois personnes ; ils s’y établissent avec leurs chiens. Une fois l’hôte et sa famille endormis, l’opération commence. Chacun verse sur son giron les sommes qu’il a emboursées et comptées. Lazzero dénonce trois livres, cinq sous, quatre deniers, Salvadore, trois livres, deux deniers. Grazia ne trouve que quarante-sept sous. Stupeur des deux autres. « Tu agis envers nous comme un loup, toi qui as reçu tant de pièces d’argent ! « Brusquement, des gros mots on en vient aux coups de poing ; l’argent roule à terre, les bâtons se lèvent et jouent à tort et à travers ; les chiens hurlent, reçoivent leur grande part de bâton, se jettent sur les champions, arrachent des lambeaux de leurs chausses. L’hôtelier s’éveille. « Il y a des diables là-haut, » dit-il à sa femme. Le couple saute du lit, allume la lampe, monte au champ de bataille. Mais il faut enfoncer la porte. L’hôte est accueilli par un vigoureux coup de bâton à travers le visage ; il riposte et jette à terre un premier aveugle, frappe comme un sourd sur les deux autres. Les chiens s’en prennent à l’hôtesse « qui glapit comme font les femmes, » et lui déchirent la jupe à belles dents. Le combat finit quand tous, essoufflés, moulus, la figure en sang, demandent grâce. Mais il faut payer les frais de la guerre. L’hôtelier, après avoir ramassé la monnaie, dont il ne rend que la moitié, présente un compte d’apothicaire : tant pour l’écot, tant pour les coups imprimés à sa face, tant pour une blessure à l’œil et les honoraires du médecin, tant pour le dommage causé par les chiens à la cotte et aux chairs de la dame, le tout avec menace d’une plainte en justice. Les trois aveugles, épouvantés, vidèrent leurs poches secrètes entre les mains du pirate, lui demandèrent pardon, et quittèrent avec leurs chiens, en pleine nuit, le nez enflé et perclus du haut en bas de leurs personnes, cette auberge de malheur. Ils entrèrent en une taverne pour s’y laver et s’y rafraîchir, et Grazia dit à ses associés : « Les plus courtes folies sont les meilleures ; vous m’avez soupçonné de trahison et de larcin ; j’ai gagné à votre compagnie d’être ruiné, bâtonné et presque assommé ; séparons-nous, mes amis. » Et, très sagement, chacun des trois aveugles, remorqué par son chien, tira de son côté, vers Pise, en chantant la complainte du jour.

Ceci n’est encore qu’un petit tableau de genre, à la flamande, un croquis bouffon de gueuserie italienne prise sur le vif. Mais notre conteur pratique aussi volontiers la grande peinture héroï-comique. Par l’accumulation des détails et le grossissement continu de la vision, il sait obtenir ces effets de crescendo grotesque où Rabelais manifestera toute sa verve. Nous sommes à Macerata, cité ecclésiastique qu’assiègent deux armées, l’une commandée par le comte Lazzo, l’autre, par le comte Rinalduccio da Monteverde, seigneur de Fermo. La ville, provisoirement fidèle au Saint-Père, a fermé ses portes, tandis qu’on bataille aux pieds de ses murs. Lazzo parvient à ouvrir trois brèches dans les remparts, près de la porte de Saint-Sauveur ; il perd beaucoup de monde et n’ose pousser plus avant. Une nuit de violent orage, l’eau du ciel envahit la ville, entraînant ordures et décombres, et bouche un égout : voilà tout un quartier inondé. Une femme descendait à sa cave pour y chercher le vin du souper ; tout à coup, elle se trouve, dans la fraîcheur de l’eau, plongée jusqu’à la ceinture. Elle crie au secours ! (accorr’uomo ! ). Son mari se précipite, une chandelle à la main, vers la cave ; il s’abîme à son tour, sa lumière s’éteint, il cric désespérément. Les voisins effrayés descendent dans la rue : les voilà en plein déluge. Leur clameur monte jusqu’à l’oreille du veilleur dans sa tour : l’homme prend sa trompe, appelle les gardes du rempart, appelle le chancelier pontifical et les prieurs. « On crie : Aux armes ! à la porte Saint-Sauveur, » dit-il aux magistrats accourus, effarés, au bas de la tour. « Et que dit-on encore ? » interrogent les prieurs. « Que l’ennemi est dans la ville, » répond le veilleur. On fait sonner incontinent le tocsin d’alarme. Les gardes courent aux armes, ferment de chaînes les rues aboutissant à la place de la Seigneurie et crient : Aux armes ! aux armes ! Les bourgeois se ruent, armés, hors de leurs maisons. Les uns disent : « Qui va là ? » Les autres : « Vive messer Ridolfo ! » ou bien : « Amis ! amis ! » Déjà c’était une foule hérissée de hallebardes, confuse, désordonnée. On assurait que l’ennemi s’était avancé jusqu’à l’église de Saint-George, à mi-chemin de la porte et de la place communale. Les prieurs expédient de ce côté des éclaireurs, qui ne reviennent plus. Parmi ces gens était un frère de Saint-Antoine qui, seul, eut le courage de remplir sa mission militaire et de revenir avec des nouvelles. Il marchait, le bras enserré dans l’anse d’un pavois (uno palvesé), le battant d’une cloche de son couvent attaché au cou. Le malheureux moine tomba tout de son long, incrusté dans son bouclier, impuissant à s’en détacher. Le bruit de sa chute fut tel que l’on crut à l’arrivée des envahisseurs. Et, dans le nocturne tumulte, les cris disparates s’entre-croisaient : « À moi, amis ! » « Par ici, par là ! » « Qui es-tu ? rends-toi, traître ! » « Qui vive ? » « À mort ! à mort ! » Le frère gémissait : « Aidez-moi, pour l’amour de Dieu ! » On le releva en fort piteux état. Le crochet de son battant, engagé dans le scapulaire, l’avait malencontreusement frappé au flanc ; il se croyait plus qu’à demi mort. Enfin il put expliquer tout le mystère, l’orage, l’inondation, les cris de détresse partis de Saint-Sauveur. « Les prieurs retrouvèrent leurs pouls qu’ils avaient presque perdu, » et le bon moine jura que jamais plus il ne partirait en guerre.

Traduisez cette scène en ottava rima : elle ne ferait point mauvaise figure entre deux chants du Morgante Maggiore, et Pulci a peut-être emprunté au frère de Saint-Antoine le battant dont il arma son géant. Et la fausse alarme de Macerata avec la mésaventure du moine n’est-elle point une esquisse de la nuit tragique où Sancho Pança, rudement empaqueté entre deux pavois (dos paveses) et gisant à terre sur le seuil du palais seigneurial, sent piétiner sur son dos tous les mauvais sujets de Barataria ?

Et le cheval du vieux Rinuccio di Nello, citoyen très antique d’années et jeune de caractère, ne vous rappelle-t-il point Rossinante ? « C’était une sorte de chameau, avec l’échine bossue, une tête en forme de cloche, la croupe d’un bœuf maigre ; au coup d’éperon, il se mouvait d’une seule pièce, comme s’il était de bois, levant son mufle vers le ciel ; il semblait toujours endormi, sinon quand il voyait de loin une jument. » Le maître le nourrissait non d’avoine et de paille, mais de sarmens secs. Un jour, une cavale lâchée file devant lui : le brave cheval rompt la grosse bride à laquelle il était attaché dans la rue, à la porte de son maître, et de courir furieusement. Rinuccio ne trouve plus que la bride brisée. Un savetier lui dit : « Mon ami, votre cheval s’en va là-bas, en aventure, vers Sainte-Marie-Majeure. » Le cavalier prend sa course, tout éperonné, à la poursuite de l’impudente haridelle ; les enfans, les gens de loisir le suivent à toute vitesse. Il criait : « Saint George ! Saint George ! » On arrive au Mercato Vecchio. C’est alors un torrent de foule humaine. Les fripiers, croyant à une émeute, ferment précipitamment leurs boutiques. Les deux bêtes se précipitent contre l’étal d’un boucher dont elles bousculent les viandes. Le boucher s’enfuit chez un pharmacien. Rinuccio criait toujours : « San Giorgio ! » Le maître de la jument, survenu à son tour, bâtonnait, mais en vain, les deux héros de la fête. Le quartier de la draperie s’émeut, voit passer le tourbillon ; les marchands lancent les pièces de drap au fond des échoppes. Le long de la ruelle qui mène à l’Or-San-Michele, et qu’occupent les comptoirs de grains, le ravage est formidable : bêtes et gens passent sur le corps des grainetiers et les monceaux de denrées. Les aveugles groupés à la porte de l’Oratoire, ne comprenant rien au tumulte, se mettent sur la défensive et reçoivent à coups de canne la multitude. Voilà les chevaux et le populaire qui débouchent enfin sur la place des Prieurs. Les magistrats regardent de leurs fenêtres et pensent que la révolution vient d’éclater. On ferme le palais, on arme les sbires, la milice du capitaine. Les deux coursiers se jettent dans la cour de l’exécuteur des hautes œuvres, qui monte chez son notaire et se cache sous un lit. Déjà le peuple en venait aux mains, les armes luisaient, le sang coulait. On parvient alors à s’emparer des deux quadrupèdes. Rinuccio emmena « son Bayard, » toujours suivi de quelques centaines de Florentins. Les prieurs, voyant la foule s’écouler et le péril dissipé, montèrent à cheval et parurent sur la place en criant : « Où sont-ils ? par où sont-ils partis ? » Mais ce fut une affaire de découvrir la retraite du bourreau. On le tira de dessous le lit du notaire, couvert de brins de paille et de toiles d’araignées.

Partout où, dans Florence, se réunit le petit monde, nous sommes assurés d’y rencontrer Sacchetti. Il nous mène à la fête d’une noce. La nuit venue, quand on a bien soupe et bien dansé et que les époux se sont retirés, les jeunes gens, plus gais que de raison, se portent, avec leurs torches, vers une hôtellerie, pour y finir la soirée. Ils rencontrent une patrouille de police à cheval ; le capitaine les querelle au sujet d’une torche qui n’a pas le poids légal ; on lui répond par un mot trop vif, et la bande joyeuse est lestement poussée au palais du Podestat. Nous entrons au sermon nocturne, à Santa-Reparata, pendant le carême que prêche un jeune ermite. « Là viennent tous les pauvres ouvriers de la laine, quand les boutiques et les ateliers sont clos, les serviteurs, les servantes, les laquais. » Le prédicateur tonne hors de propos contre l’usure. Un fidèle lui crie, du fond de l’église ténébreuse : « Messire frère, nous sommes tous criblés de dettes et bien loin de faire l’usure ; prêchez-nous pour nous consoler. » Il a raison, murmure toute l’assistance. Et le moine achève son carême sur le texte réconfortant : Beati pauperes !

À Florence, comme en toute ville civilisée, c’est dans le léger brouillard des nuits d’automne que les mauvais garçons, les compagnacci, jouent quelque méchant tour aux habitans paisibles, voire aux hommes d’Église. Franco, si fort ami du bon ordre bourgeois, paraît néanmoins indulgent à cette aimable jeunesse, qui lui permet de nous montrer les œuvres ironiques d’un peuple spirituel. Tel, un soir de Toussaint, le rapt d’une oie fort grasse, cuite à point, et fortifiée intérieurement d’une nichée de grasses alouettes et de becfigues. C’était la coutume des servantes et des valets d’aller quérir aux fours de leurs quartiers le traditionnel rôti des bonnes familles. Quatre ou cinq polissons, voisins de la cathédrale, s’étaient promis de manger, sans bourse délier, leur oie d’Ognisanti. Ils attendirent que le valet de messire Filippo Cavalcanti, chanoine de Santa Reparata, vînt chercher le succulent souper et suivirent dans l’ombre ce garçon jusqu’au logis de son maître, au pied même du campanile, « là où est une taverne et un recoin fort obscur. » Le valet frappe à la porte bien close du révérend ; au même moment, il sent glisser et s’évanouir entre ses bras l’ecclésiastique volaille. « Messire Filippo ! l’oie s’en va ! — Comment, elle s’en va ? répond le chanoine qui descend, ému, son escalier ; triple sot, elle n’est donc pas cuite ? » Il ouvre sa porte et se jette dans la rue. « Hélas ! messire, des gloutons me l’ont prise. » Le chanoine crie : « Au voleur ! Arrêtez-le ! » Tout le voisinage accourt. « Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? — Comment, diable, qu’y a-t-il ? C’est mon oie qu’on m’a volée toute chaude, sortant du four. » Les uns éclataient de rire, les autres criaient : « Patience, messire Filippo. — Comment, patience ? n’y a-t-il pas de quoi renier sa foi ? » — Les bonnes âmes disaient : « Venez souper chez nous. » « Mais il était si enflammé qu’il n’entendait plus ; » il ne pensait qu’aux alouettes qui remplissaient le ventre de l’oie et l’avaient aidée à s’envoler.

Moins cruelle fut la plaisanterie imaginée par une confrérie de jeunes gens qui, « soupant en une église de Florence, » reçurent la visite de l’ourse du Podestat, bête de mœurs affables, qui rôda doucement autour de la table. C’était encore en novembre. L’un des convives dit : « Emmenons l’ourse à Santa-Maria-in-Campo, où l’évêque de Fiesole a son tribunal, et dont la porte n’est jamais verrouillée. Nous attacherons l’animal par les pattes de devant aux cordes des deux cloches, puis nous filerons très vite et vous verrez alors un beau spectacle. » Aussitôt dit, aussitôt fait. L’ourse exaspérée sonne à grandes volées. Le curé et son clerc se réveillent en sursaut. Au dehors, on crie déjà : Au feu ! au feu ! La Badia répond par son tocsin, qui met sur pied tout l’Art de la laine. La foule des lanajuoli s’agite éperdument. « Où est le feu ? où est le feu ? » Cependant le curé a dépêché son clerc, muni d’un cierge bénit, au pied du campanile. Le jeune homme, les cheveux tout droits, alla, « avançant d’un pas et reculant de deux ; » à la vue du monstre, il fit le signe de la croix et s’enfuit en criant : « In manus ! Mon père, le diable est dans l’église et sonne les cloches. — Comment, le diable ? prends vite l’eau bénite. » Mais, au lieu de marcher vers l’infernal sonneur, nos deux braves se sauvent par la porte du cloître dans la rue. Le populaire accourait de toutes parts. « Où est le feu, prêtre ? » Le pauvre curé pouvait à peine répondre, car il avait « le tremblement de la mort. » Enfin, d’une voix flûtée et chevrotante : « Il n’y a pas d’incendie et je ne sais qui sonne les cloches ; mon clerc est allé voir ; il croit que c’est une chose diabolique. » On s’approcha avec des lanternes et l’ourse sonnante apparut en toute sa simplicité. L’aventure finit par un immense éclat de rire. Bien entendu, les joyeux compagnons, poètes de ce drame, se tenaient à leurs fenêtres et avaient crié plus haut que les autres : Au feu ! au feu !


IV

Le conteur qui s’amusait ainsi des mœurs en plein air de ses compatriotes fut un témoin fort attentif et sensé des perversités de moyenne importance, des travers et des ridicules de la vieille Florence. Le charlatanisme effronté, la sottise, les superstitions puériles, la cupidité des âmes médiocres, toutes les misères bourgeoises du caractère et du cœur forment la matière de ses nouvelles. Sa psychologie est toute simple et sa verve comique peu raffinée ; ses personnages n’ont point le trait personnel, si finement accusé, des figures de Boccace ; mais la Commedia dell’ arte qu’il nous donne nous rend sans doute l’image ironique de son temps, malicieusement altérée par les préjugés du parti communal et des rancunes de clocher.

Ne lui parlez pas des sciences dont le monde guelfe se méfie le plus, par la bonne raison qu’elles sont en grande faveur parmi les gibelins. Il a le droit écrit en horreur, ce droit de l’antique Rome qui justifiait les plus arrogantes prétentions des empereurs germaniques sur l’Italie. Pour lui, le juriste, le juge sont la peste des cités. Un gentilhomme campagnard, Rinaldello, assiste au défilé d’un cortège nuptial. Il distingue, dans la foule des invités, de graves personnages dont les robes sont ornées de petit-gris. « Qu’est-ce que ces gens-là ? — Ce sont des juges. » Il en compte jusqu’à sept. « Y en a-t-il encore d’autres en cette ville ? — Certes oui, messire. » Rinaldello fait le signe de la croix et lève avec inquiétude les yeux vers les toits de Florence. « Je suis bien surpris, dit-il, que tous les monumens et les maisons ne soient point encore en ruines et couchés sur la terre. » On l’invite à parler plus clairement : « Eh bien ! écoutez ceci, réplique le bonhomme. Notre ville à nous était en paix profonde. L’un des nôtres, riche citoyen, eut l’idée d’envoyer à Bologne son fils pour y étudier le droit. Il en a fait un juge. Et, depuis le retour du jeune homme, nous sommes en guerre civile. Je m’étonne que tant de jurisconsultes n’aient point encore détruit Florence, quand il a suffi d’un seul pour bouleverser notre patrie. » Il avait raison, ajoute Sacchetti : les gens fourrés de petit-gris ne font que troubler la concorde. Jamais Venise, la mieux gouvernée des communes, n’a voulu connaître ce fléau, ni Norcia, un petit endroit, la plus sage des bicoques italiennes, qui fait sortir de son conseil les hommes trop savans, en criant : A la porte, les docteurs !

Les notaires ne sont point davantage dans les bonnes grâces du conteur. Il nous esquisse, à propos d’un notaire, Bartolomeo Giraldi, envoyé comme ambassadeur à Barnabe Visconti par le seigneur d’Imola, une plaisante caricature. (« C’était un pauvre petit homme tout rétréci, tout noir et jaune, avec des yeux très jaunes où le fiel du personnage semblait s’être répandu. » Le tyran lombard montait à cheval au moment où se présente le piètre légat. Barnabò joue, pour se divertir, à Giraldi, la plaisanterie qu’imaginera chez nous le maréchal d’Hocquincourt à l’usage du père Canaye. Il l’oblige à suivre la promenade, hissé sur un grand cheval rétif, avec des étriers inabordables aux jambes trop courtes du cavalier. Le prince pique des deux et, durant quatre mortelles heures, entraîne à travers champs l’infortuné notaire, secoué, martelé, torturé, la robe au vent, les cuisses nues, — et contraint d’exposer, parmi les bonds furieux de sa monture, l’objet de sa mission. Giraldi rentre dans la cour du palais à peu près mort et d’un jaune plus livide qu’au début de l’audience. Il se laisse couler à terre en s’accrochant à la courroie de ses inutiles étriers. Il garda le lit quinze jours. Visconti lui fit tenir par un page une réponse hautaine au sire d’Imola qui avait eu l’impertinence de dépêcher au maître de Milan non point un capitaine, mais un légiste minuscule, « moins qu’un homme, un loriot, uno rigogolo. »

Sacchetti est sévère aux médecins. Son maître Gabbadeo est un grotesque fort pitoyable. Il exerçait son art à Prato, tout en mourant de faim, car il tuait tous ses malades. Il allait, coiffé d’un très haut bonnet agrémenté de bandelettes et de chaperons, et vêtu de fourrures si râpées, si pauvres en poils, qu’un pelletier n’aurait su y reconnaître les bêtes d’origine. Un malicieux Florentin lui persuade de se fixer à Florence, dont le plus fameux médecin vient justement de mourir. Sa femme détache de sa robe bleue une garniture de petit-gris afin de relever la dignité de la robe doctorale. On lui fait acheter, pour dix florins « payables à la fin du mois, » un poulain un peu jeune, sur lequel il monte gravement et se dirige vers la boutique d’un apothicaire. Là, il reçoit entre ses mains un ustensile de grande intimité et commence, toujours à cheval, son diagnostic. Malheureusement, vient à passer un Florentin muni d’un porc. Le poulain s’effarouche, se cabre et s’emporte. Le médecin vole à travers les revendeurs de ferrailles, tenant toujours le précieux vaisseau. Il accroche sa belle fourrure à quelque engin malencontreux et perd son capuchon. Il court ainsi jusqu’à la porte de Prato : les officiers de la gabelle ferment la porte et arrêtent enfin le docteur et sa bête. Mais ce fut le début d’une renommée scientifique. Gabbadeo, illustre désormais, devint un grand médecin et mourut à la tête de six cents florins.

Le conteur juge les astrologues parfaitement ridicules. Depuis le XIIIe siècle, l’astrologie, si puissante en Italie au temps de l’empire romain, était une recherche fort en honneur chez les gibelins. Frédéric II ne voyageait point sans la compagnie de son astrologue Théodoros ; Ezzelino da Romano entretenait toute une cour de magiciens, tels que Guido Bonatto et le Sarrasin Paul de Bagdad. Jusqu’au XVIe siècle, les princes, les communes, les universités consulteront les astres avant d’entreprendre quelque affaire d’importance, une guerre, un traité. Jules II, Léon X, Paul III, demanderont au ciel le secret de leurs destinées et des conseils pour le prochain consistoire. On tirait l’horoscope des enfans ; les condottières s’informaient près des sages de la porte qu’ils devaient prendre pour sortir, avec leurs bandes, d’une cité. Contre cette folie le bon sens florentin lutta de très bonne heure presque sans trêve ; le scribe inconnu du Novellino, Pétrarque, Jean et Mathieu Villani, et surtout Savonarole, se moquent des astrologues, que Pic de la Mirandole accablera sous le poids d’une réfutation théologique et scolastique. Quant à Sacchetti, qui n’est point théologien, il se contente de convaincre lui-même, d’une façon toute socratique, le devin Fazio de Pise de charlatanisme et de sottise. Il se trouvait à Gênes, sur la place des Marchands, en compagnie « d’hommes très sages venus de tous pays, » de Florence, de Lucques et de Sienne. Fazio se vantait de lire dans les astres toutes sortes de mystères, tels que le jour où chacun de ses auditeurs rentrerait en sa maison. Franco se lève alors et demande au docteur pisan s’il connaît le passé aussi bien que l’avenir. « Bien mieux, assurément, répond Fazio. — Dis-moi donc ce que tu faisais, en ce jour même, l’an passé. Où étais-tu, il y a deux mois, à cette heure où nous sommes ? Quel navire est arrivé, quel autre est parti d’ici, l’autre mois ? Qu’as-tu mangé, il y a quatre jours ; hier matin ? » L’astrologue troublé cherche, ne trouve rien, demeure confondu. « Tu as, répond-il, trop de syllogismes dans la tête. — Je me moque des syllogismes et ne te parle que des choses naturelles et vraies. Voyons encore. As-tu jamais mangé des nèfles ? — Plus de mille fois, dit le Pisan. — Tant mieux ! Combien de noyaux dans une nèfle ? — Je ne sais pas. — Et si tu ne connais pas ces petites choses, comment sauras-tu jamais les choses du ciel ? Allons ! vous autres astrologues, êtes plus sots qu’un caillou ; vous roulez les yeux en haut et vous vous tenez, la nuit, sur les toits, comme les chats ; à force de regarder le ciel, vous perdez la terre de vue. Vous n’êtes que de simples gueux, poveri in canna. »

Lui, Sacchetti, ne perd jamais la terre de vue, et les différentes sortes de poveri in canna qu’il y découvre ont les honneurs de quelques-uns de ses contes. Il nous présente plusieurs espèces de fripons et les traite, d’ailleurs, avec plus de douceur que les charlatans. Voici le pique-assiette, ser Ciolo, qui n’hésite point à s’asseoir à la table de messire Bonacorso Bellincioni, « fameux cavalier florentin, » parmi les plus nobles seigneurs de la ville. Au moment où il vient de retirer son manteau, dans l’antichambre, les laquais tout effarés accourent et lui crient : « Ser Ciolo, vous n’êtes point invité, allez-vous-en chez vous. — Je ferais vraiment honte à messire Bonacorso, répond le parasite ; ne dirait-on pas qu’il m’a chassé par avarice pure ? Si l’on ne m’a pas invité, ce n’est point ma faute, mais la faute de celui qui m’a oublié. » Il s’approche de l’aiguière et se lave les mains ; puis, très calme, va prendre sa place. L’amphitryon, surpris d’apercevoir l’étrange convive, s’informe près de ses gens et trouve excellente l’impudeur du pique-assiette ; il l’invite pour le lendemain et dit à ses serviteurs : « Chaque fois que j’aurai du monde, vous mettrez le couvert de ser Ciolo. Je vous convie, mon ami, à tous mes grands dîners. » Et ser Ciolo accepta très volontiers.

L’hôtelier Basso della Penna, de Ferrare, invente un jeu innocent qui lui rapporta, un jour, cinquante livres en sous d’argent de Bologne. Quelques jeunes tireurs à l’arc étaient entrés dans son auberge. Il les invite à placer chacun sur une table sa pièce de monnaie, avec cette condition que le propriétaire du sou où se posera la première mouche recueillera l’enjeu tout entier ; il y va lui-même de son bolonais d’argent, mais il le frotte d’abord contre une poire blette cachée sous la table. Cet artifice, subtilement répété, lui permet d’embourser tous les sous « bien secs et arides » de cette candide jeunesse. Ce même Basso donnait des draps sales aux voyageurs qui lui demandaient des draps blancs, et, le lendemain, il répondait à leurs plaintes : « Vos draps étaient-ils bleus, noirs ou rouges ? n’étaient-ils pas blancs ? » — « Agréable raisonnement, ajoute Sacchetti, qui sert à tous les hôteliers. Quant à moi, édifié par cette histoire, je demande toujours lenzuola di bucato, des draps venant de la lessive. » Mais le conteur est, au fond, bienveillant pour l’hôte astucieux, homme piace-vole, d’humeur plaisante. N’a-t-il pas légué par testament la rente d’un panier de poires blettes aux mouches de sa maison ? C’est grand dommage qu’il soit mort, car il était « un élément de vie pour les voyageurs s’arrêtant à Ferrare. »

La miséricorde de Sacchetti en faveur des fourbes très ingénieux est inépuisable. Que deux escrocs s’associent pour obtenir une forte indemnité d’un jeune étourdi, qui réclame le paiement d’une dette déjà remboursée à son propre père, que Sandro Tornabelli, le débiteur, se laisse d’abord emprisonner et, pour cette tache à sa réputation, extorque trois cents florins ; qu’enfin le complice, un galant homme, à qui le bourreau a jadis coupé le poignet, reçoive de son côté seize florins, Sacchetti qualifie simplement l’opération de « subtile malice. » Et il ajoute, avec une tranquille bonhomie : « Si Sandro avait eu un fils ou un cousin d’humeur folle, cela pouvait coûter plus cher à ce pauvre jeune homme. » Évidemment, celui-ci, qui n’a point reçu, un soir, au détour de quelque ruelle, un coup de poignard entre les épaules, était encore l’obligé de Sandro Tornabelli.


V

C’est à l’église que Sacchetti réserva les plus sérieuses sévérités de ses contes. Ici encore, il différait de Boccace. Le Décaméron ne montre point d’hostilité amère à l’égard des clercs et des moines. Il continue, avec plus d’élégance, un esprit plus délicat d’observation, la tradition ironique de nos fabliaux. Ses ecclésiastiques ont bien de la grâce et leurs chutes sont amusantes. Boccace n’enfle jamais sa voix, ne fronce point les sourcils, ne se croit pas chargé de purifier le sanctuaire. Sacchetti se préoccupe toujours des intérêts du parti guelfe. Il fait la police de l’Église parce qu’il ne peut souffrir que l’Église forme un État dans la cité. Il lui reproche, parfois avec violence, quatre ou cinq péchés capitaux. Boccace, plus bienveillant, s’était contenté d’un seul.

De Boniface VIII, le pape superbe que Dante marqua d’infamie, Sacchetti n’a point gardé un trop mauvais souvenir. Il lui prête, en quelques-uns de ses récits, une bonhomie de vieux curé assez surprenante. Le hautain pontife, le despote sans pitié et toujours magnifique, — peccator magnanimus, disaient les contemporains, — figure ici, avec une belle humeur indulgente, en des péripéties fort triviales. Pour une réponse que Rabelais oublie de s’approprier, le grand simoniaque octroie un gras bénéfice au « méchant petit clerc, chericone, » qui lui traduisait de façon singulière le mot thuribulum. L’écrivain se contente d’ajouter à l’histoire : « C’est ainsi que la grossièreté élève la fortune des gens qui portent Notre-Seigneur dans leurs mains et montrent moins de sagesse que les simples bêtes. »

L’évêque Marino, prélat romagnol, n’avait certes point le caractère apostolique. Il s’est plu, soit justement, soit « pour se divertir, » à excommunier le Florentin Dolcibene. Celui-ci, désireux de se réconcilier avec l’Église, afin de rentrer chrétiennement à Florence, obtient, grâce au crédit d’un ami, que Marino pardonnera. L’excommunié s’agenouille aux pieds de l’évêque armé de la baguette symbolique et, tandis qu’il répète, tout contrit, la formule : Miserere mei, Domine, secundum magnam misericordiam tuam, le pasteur bâtonne si vigoureusement la tête du pénitent que celui-ci, furieux, se redresse, tombe à poings fermés sur Marino et le roue de coups en criant : Et secundum magnam multi-tudinem pugnorum !

« Il a bien fait, dit Sacchetti, car cet évêque avait grand besoin de discipline, pour se jouer ainsi des choses sacrées. » Cet autre prélat, de l’ordre des servîtes, prêchant le jour de l’Ascension, déploie une éloquence toute familière. « Jésus-Christ monta au ciel plus vite qu’on ne peut le dire, plus vite qu’un oiseau qui vole, qu’une flèche lancée par l’arc, qu’un trait sorti de l’arbalète ; oui, mes frères, comme si mille paires de diables l’avaient emporté. » C’était, ajoute le conteur, qui assistait au sermon, un saint homme d’évêque, mais un peu faible d’esprit ; il ne prêchait que des sottises et les frères s’en servaient comme d’un appât pour attirer les fidèles. Un jour, Sacchetti l’aperçut qui marchandait des figues au Mercato Vecchio et mangeait ces fruits en plein air. Une autre fois, il le vit qui clouait son camail sur le rebord de la chaire. « Il remarquait les moqueries qu’on faisait sur sa personne autant qu’une bête. » Et le candide prélat tombe sous la même sentence que le clerc trop naïf de Boniface VIII. Car Franco ne varie pas beaucoup la formule de ses jugemens.

Mais voici une procession de clercs et de moines dont la mine est fort inquiétante. Messer Francesco, chanoine de Todi, est tout à fait dépourvu de charité chrétienne. Il trouve en son logis un capitaine d’aventure, quelque peu brigand qui, trempé de pluie, se chauffe au feu de la cuisine, où Catarina, servante pérugine, assai leggiadra e giovane, jeune et jolie, fait cuire, pour ces messieurs du chapitre, un dîner excellent. Francesco, furieux, saute sur son épée et prétend déloger son hôte par la force ; celui-ci dégaine à son tour et pousse le révérend hors de sa maison ; puis il entasse le mobilier contre la porte, se barricade solidement, renvoie les invités en leur jetant des pierres par la fenêtre, mange le dîner avec Catarina, et ne sort que le lendemain, après le déjeuner, par une porte dérobée. Le cardinal légat auquel Francesco se plaint amèrement, donne raison au capitaine de l’Église et Sacchetti approuve cette audacieuse violation de domicile ecclésiastique. « Je voudrais, dit-il, que les laïques, les séculiers prissent de la sorte à messieurs les chanoines leur superflu, toutes les douceurs et délicatesses de la vie, les plats fins et les mille sensualités qu’ils recherchent sous le couvert de l’honnêteté et de la religion. »

Les mœurs de ce siècle troublé, la triomphante anarchie qui bouleversait l’Italie désertée par le Pape et l’Empereur, envahissaient le sanctuaire. Sacchetti s’indigne des désordres qui faisaient rire nos trouvères et Boccace. « On fuit de tous côtés les moines et les prêtres. Et la république de Venise a sagement décidé qu’il serait permis aux époux et aux pères de se venger sur eux de leurs injures, » pourvu qu’ils ne meurent pas de leurs blessures. « Allez là-bas et vous verrez que bien peu de clercs vont sans de grandes balafres à travers le visage. » Le clerc qui dépouille nuitamment les morts, déjà signalé au Décaméron, reparaît ici. Dérangé dans son opération scélérate par le crieur public, il sort à demi du sarcophage, frappant des mains, tout noir et la face blanche, et l’officier de justice se sauve éperdument, persuadé qu’il a vu l’âme d’un Bardi dressée toute droite sur son tombeau. Un seigneur lombard fait jeter dans la fosse d’un mort, par-dessus le cercueil, un curé et son clerc qui prétendaient être payés de leurs prières funèbres ; le défunt n’était qu’un obscur pèlerin, sans amis ni parens, qui s’était endormi du sommeil éternel au bord d’un sentier. Les deux hommes de l’Église attendront, près de leur paroissien de hasard, le jugement dernier. Sacchetti ne voit, en cet acte sauvage, qu’une œuvre de justice, légèrement féroce. Il est inexorable pour l’avarice des mauvais pasteurs, l’insatiable soif de rapine que Dante avait flétrie chez les simoniaques pontificaux. Avarice sacrilège chez le curé du contado florentin, qui laisse en ruines le toit de son église, où la pluie tombe sur l’autel. Il répond à ses ouailles irritées d’une telle négligence : « Que voulez-vous, bonnes gens, s’il plaît à Dieu d’être trempé par l’eau du ciel ? D’un seul mot, fiat, il a créé le monde ; qu’il dise une parole encore et l’église sera couverte et Dieu ne sera plus à la pluie. » Un jour, comme il portait à un mourant le saint viatique, ce curé aperçut un jeune garçon en train de lui manger les fruits de son figuier : entre le prêtre, « malandrin désespéré, » et le larron s’échangent des propos très vifs. Le premier continue son voyage « tutto gonfiato, » tout gonflé de colère, bien préparé pour le sacrement qu’il allait administrer. Mauvais arbre ne peut donner de bons fruits, ajoute le conteur. « Le monde est plein de ces impies, et le bon Dieu sait bien en quelles mains il est tombé. »

Sacchetti ne se lasse point de dénoncer les vendeurs du Temple, les faussaires de piété, les prêtres de conscience légère, qui recherchent en leurs fonctions saintes de joyeuses distractions. L’évêque inquisiteur de Sienne et son ami Guccio s’amusent de la candeur d’un pauvre d’esprit, Alberto, en qui ils feignent d’avoir découvert l’exécrable hérésie des patarins. « Es-tu cet Alberto qui ne croit ni à Dieu ni aux saints ? — Monseigneur, répond l’autre ; cela n’est pas vrai, car je crois à tout. » Alors l’évêque : « Mais si tu crois à tout, tu crois donc au diable, et cela me suffit pour te brûler comme patarin. Sais-tu seulement le Pater noster ? — Oui, messire. — Eh bien ! récite-le. » Mais le prétendu hérétique, bouleversé par la peur du bûcher, balbutie, perd le fil de l’oraison, ne peut sortir du da nobis hodie. « Tu vois bien, s’écrie l’inquisiteur ; les hérétiques ne peuvent réciter les paroles sacrées. Reviens demain matin, et je procéderai à ton égard selon tes mérites. » L’affaire ne tourne pas au tragique, les deux compères se contentent « d’en rire aux éclats pendant deux heures. » Mais Sacchetti n’entendait point plaisanter avec cette petite histoire. « Alberto fut bien heureux de n’être point riche, car l’inquisiteur lui eût fait comprendre qu’il pouvait, à prix d’or, se racheter du bûcher ou de la torture. »

Au moins tous ces personnages, les violens et les bouffons, qui déshonorent leur ministère, ne sont-ils point des hypocrites. Pour Sacchetti, comme pour Boccace, l’hypocrisie est le plus damnable vice des gens d’Église. C’est en France, il est vrai, que Franco rencontre le plus bel exemplaire de ce péché. Un abbé de Toulouse rêve « de devenir un grand évêque ou quelque très grand prélat. » Il donne, pendant des années, une étrange comédie. Il gémit au sujet des revenus trop riches de son abbaye, se nourrit strictement, invente des quatre-temps et des vigiles pour son usage personnel, fait acheter par l’économe les plus chétifs poissons de la Garonne. La France entière retentit du bruit de sa sainteté. L’évêque de Paris étant mort, il fut désigné, a furore di populo, par acclamation populaire, pour ce grand siège épiscopal. Le Pape confirme l’élection et notre homme feint de se dérober, par humilité pure, au vœu unanime de l’Église. Enfin il accepte la crosse et la mitre. « On allait à lui comme au plus catholique des pasteurs, on lui baisait les mains comme reliques très augustes. » Un jour de maigre, l’intendant gascon, qu’il avait gardé, lui sert des goujons de Seine. Le prélat s’indigne d’un si pauvre dîner, et le serviteur lui rappelle la cuisine abbatiale de Toulouse. « Fou que tu es ! dit l’évêque en souriant ; je pêchais alors aux petits poissons, afin d’en prendre de gros ; maintenant que me voilà dans l’évêché de Paris, a le soin de me servir dorénavant les mets les plus délicats. » Les Parisiens, qui s’étonnaient en ce vieux temps des phénomènes inattendus de la morale, « furent très surpris de cette rapide transformation et répétèrent un proverbe de nous autres Toscans : on ne connaît l’homme qu’à l’usage. »

Toutes les formes de l’idolâtrie, les fausses reliques, les ex-voto enfantins apparaissent dans la satire de Sacchetti. Le conteur n’est pas tendre pour les petits cultes d’invention récente qui altèrent la simple foi traditionnelle des chrétiens. « N’avons-nous pas Notre-Seigneur-Jésus-Christ, sa mère, les apôtres et les autres saints du paradis ? Qu’avons-nous besoin de saint Barduccio ? Trop souvent on oublie les vrais saints pour de faux bienheureux, on les montre en peinture, entourés de plus de luminaires et d’images de cire que Notre-Seigneur lui-même. Et l’on abandonne ainsi la vieille voie pour la nouvelle, par la faute des religieux qui découvrent un corps enterré dans leur église, lui prêtent des miracles et le mettent en tableaux pour attirer non pas de l’eau à leur moulin, mais de la cire et de l’argent. C’est ailleurs qu’est la foi véritable. »

Deux exemples édifians de paganisme italien éclairent ce très sage jugement. Un bourgeois de Florence, nommé podestat à Borgo San Lorenzo, recommande à sa femme de ne point toucher, pendant son absence, à une barrique « de vin très fin et vermeil. » La dame, trop compatissante, laisse boire peu à peu la précieuse liqueur à son confesseur, un moine de santé délicate, dont l’estomac exigeait un vin généreux. Mais, conseillée par le saint homme, elle fait vœu d’offrir un tonnelet de cire si le mari perd le souvenir de son bon vin. Le podestat n’en parla jamais plus et Notre-Dame eut son ex-voto. « J’ai vu mieux encore, ajoute Sacchetti : une femme qui, ayant perdu sa chatte, promit à Notre-Dame de l’Orto San Michèle une chatte de cire, si elle retrouvait la bête. » Anecdotes de sacristie, réflexions de marguillier raisonnable, qui ne sont point à dédaigner. C’est par cette vague échappée que Sacchetti entrevoit la crise théologique traversée, depuis l’époque d’Arnauld de Brescia, par l’Église italienne, le séculaire conflit de la foi et des œuvres, institué par saint Paul à l’origine même du christianisme.


VI

Notre conteur portait en lui une doctrine de sagesse conforme aux traditions morales de la bonne bourgeoisie florentine et qu’affermissait l’expérience personnelle due aux misères de ce temps. Cette doctrine est dépourvue d’héroïsme et la sagesse en est gâtée par une notable dose de prudence timide. Sacchetti était évidemment de ces philosophes dont parle Platon, à qui le vent et l’orage déplaisent et qui attendent, « à l’abri d’un petit mur, » que la pluie cesse de tomber.

Le siècle où la destinée l’a fait vivre lui semble mauvais. La peste et la guerre ont ruiné les particuliers comme les cités. Les hommes se sont pervertis. Il se compare, en son prologue, avec une complaisance naïve, à Dante lui-même, « qui parlait en son nom propre quand il voulait exalter les vertus d’autrui et passait la parole aux morts dès qu’il avait à flétrir quelque infamie. » La distinction est bien subtile et le rapprochement un peu téméraire. Dante condamnait, avec une extrême véhémence, tous les renoncemens à l’action, la complaisance ou la tiédeur des citoyens qui, désertant la lutte et se refusant au sacrifice, furon da sé, « n’ont été que pour eux-mêmes, » et Franco, par le tranquille égoïsme dont il témoignera devant nous tout à l’heure, tombe sous la sentence du grand justicier. Il manifeste, en outre, une indulgence trop italienne sur les matières les plus délicates. Une assez fière parole de Castruccio Interminelli : « J’aime la trahison, mais je hais le traître, » lui inspire cette réflexion singulière : « Aujourd’hui, on agit différemment et celui qui profite de la trahison honore le traître. Mais il arrive souvent qu’à son tour, il est trahi par son complice. » Ainsi lui paraît meilleure l’ancienne méthode qui, par l’excès même du cynisme, assurait la sécurité de la trahison, casuistique raffinée qui passera à Machiavel, comme la morale de Castruccio aux tyrans italiens du XVe siècle.

N’imaginez pas cependant que ce Florentin ait du goût pour lia violence et qu’il admire les incomparables brigands qui, « volant les veuves et les orphelins, » jetaient sous ses yeux les fondemens du principat. Il signale la condition de quatre cités, Crémone, Parme, Reggio, Modène, dont les grandes familles se massacraient et se proscrivaient entre elles jusqu’au jour où, dans chaque ville, la plus audacieuse demeura seule maîtresse et confisqua à son profit toutes les libertés communales. Mais alors de puissans voisins, les marquis de Ferrare et de Gonzague, les Visconti et les Scaliger formèrent une ligue pour l’écrasement des tyranneaux et se partagèrent leurs seigneuries, « et, plus tard encore, un autre barbier a rasé Parme et Reggio. » Il conte l’histoire plaisante d’un loup qui, à Porto Venere, poussé hors du bois par la faim, a sauté dans une barque pleine de provisions ; la barque se détache et prend la mer, et le loup s’en va gravement, comme un marin de profession, assis au gouvernail. Les paysans, et les pêcheurs, émerveillés, voguent à sa poursuite, l’entourent et le tuent. Voilà, dit Sacchetti, l’image saisissante de la tyrannie. De tels prodiges sont permis « par le Dieu éternel, » pour notre édification. Le tyran n’est jamais en sûreté, la mort le guette et l’enveloppe sans cesse. « Les louveteaux des seigneuries feraient bien de méditer cette nouvelle. »

Notre vieux guelfe a le respect de la hiérarchie rigoureuse imposée par le régime communal à la société italienne, il ne comprend pas, il ne permet pas qu’un citoyen trouble l’ordre vénérable de la corporation, de la paroisse, des arts et de la cité, en sortant, par orgueil ou simonie, du cadre étroit où sa naissance l’enfermait. À l’occasion d’un vieil usurier, scandaleusement riche, goutteux et méprisable, que l’empereur Charles de Bohême a créé chevalier, il s’écrie : « Je vois aujourd’hui la chevalerie traînée aux écuries et aux porcheries. On fait chevaliers des artisans, des mécaniciens, des ribauds et des filous. Est-ce une belle chose qu’un juge, pour devenir podestat, se fasse chevalier ? Je ne dis pas que la science ne convienne point au chevalier, mais que ce soit une science royale, pure de tout profit, qui se passe de consultations légales derrière un pupitre ou de plaidoiries à la barre des magistrats. Voici que les notaires prennent la chevalerie et changent leur écritoire en gaine dorée pour leur dague. Malheureuse noblesse, quelle chute profonde est la tienne ! Si cette chevalerie est valable, pourquoi ne pas la conférer aussi à un bœuf, à un âne, à n’importe quelle bête ? » Sacchetti s’indigne pareillement qu’un simple rustre reçoive la prêtrise. Il conte l’histoire d’un jeune jardinier, « qui ne savait point lire et n’avait point de grammaire, uno porcile, » et que son maître, messer Ubaldino, fit ordonner par l’évêque. Puis il en fit son propre curé. « Le monde est plein de ces prêtres-là ; ils chantent la messe et n’en comprennent point une seule parole ; on leur donne souvent deux ou trois paroisses à la fois. Et c’est en ces mains indignes que tombe Notre-Seigneur ! »

Demeurer en sa condition d’origine, ne jamais se détacher de sa fonction sociale, cette vertu n’est point sans inconvéniens pour la cité comme pour l’individu. Sacchetti n’aime ni la guerre ni les gens de guerre. Il appartient au parti de la paix à tout prix. Deux bons franciscains rencontrent l’Aguto et lui disent : « Monseigneur, que Dieu vous donne la paix ! — Vous voulez donc, répond le condottiere, que je meure de faim ? Moi, je vis de la guerre, et la paix serait ma mort. »

C’est un grand malheur pour l’Italie, remarque le conteur, que ses villes, au lieu de vivre en paix, soient possédées par la fureur de la guerre et s’agrandissent par la violence au détriment de leurs voisines. « En elle, il n’y a plus ni amour, ni bonne foi. Il vaut mieux, pour une cité libre, recevoir l’humiliation de deux ou trois insultes que de se décider à la guerre » et se livrer à la fourberie des hommes qui exercent le métier des armes.

Quand un bourgeois de Florence se mêle d’aller à la bataille, au lieu d’en laisser le soin aux mercenaires de la commune, Sacchetti hausse les épaules, le traite de mouche du coche et l’accable sous cette maxime : « Chi è uso alla mercatanzia non può sapere de guerra, un bon marchand n’entend rien aux choses militaires. » Qu’il imite plutôt cet Alberto de Sienne qui, au moment où ses compagnons vont engager le combat contre les gens de Pérouse, descend paisiblement de cheval, se retire à l’arrière-garde et se justifie de ce mouvement défensif de la façon la plus simple : « Si mon cheval est tué, on pourra m’en dédommager, mais, si je suis tué, qui m’en dédommagera ? » Sacchetti juge très raisonnable la conduite d’Alberto. « À la guerre, le vilain est en meilleure situation que le noble ; celui-ci est toujours fait prisonnier quand on a pris son cheval, on prend seulement le cheval de l’autre et on laisse libre le cavalier. » Et cette facile morale se montre en toutes ses applications. Un gros marchand de Florence, Bartolo Sonaglini, afin de ne point payer la patente de guerre, cric à tout venant qu’il est ruiné, que son navire, chargé de marchandises, a fait naufrage, que d’impitoyables créanciers lui veulent arracher son dernier florin. Il crie si fort que les Sept, réunis en conseil, émus d’une si grande détresse, l’exemptent de l’impôt. Et Sacchetti d’applaudir : « Moi, le narrateur, je crois que ledit Bartolo eût paru fort répréhensible si Brutus ou Caton ou leurs descendans avaient composé le conseil des Sept ; « mais, étant données les méchantes dispositions des magistrats, ennemis des marchands, je le proclame digne d’une éternelle mémoire, comme le marchand le plus avisé qui fût alors au monde. »

« Chacun pour soi » est une règle de conduite que toutes les villes italiennes pratiquaient sans mesure et qui fut pour l’Italie la cause la plus efficace de son impuissance et de sa ruine. Dante en avait dénoncé les mortels effets, Sacchetti n’en soupçonne point les conséquences, dans ce désordre social de la péninsule qui éveille en lui une si grande angoisse. Cet écrivain sincère nous fait comprendre à quel point le régime communal avait perverti, dans les plus florissantes cités, la notion de communauté humaine, à tous ses degrés. Ses vues sur la famille ne sont point supérieures à son égoïste conception de la vie civile. Il y mêle la brutalité des trouvères de fabliaux à la sécheresse de cœur des gens de comptoir. Pour lui, le mariage est un trafic. « On se marie, dit-il, de la même façon qu’on achète un cheval. C’est une grosse erreur de chercher femme au loin ; c’en est une aussi d’acheter les roncins des Allemands qui vont à Rome, plutôt que ceux de nos voisins. Ces bêtes, que nous ne pouvons connaître, sont pleines de vices. Quant au mariage, il convient de le rechercher dans son plus proche voisinage. » Et, comme preuve de ce charitable avis, il nous conte la mésaventure d’un Siennois qui s’est marié à Pise et s’aperçut à temps, au retour, qu’il emmenait dans sa suite l’amant de la jeune épouse. Son mépris de la femme paraît absolu. Il vient de nous présenter une veuve qui, après avoir arraché au mari mourant un testament favorable et versé sur le mort d’abondantes larmes, « comme elles font toutes, car cela leur coûte peu, » moins de deux mois plus tard, jette ses voiles de deuil et se remarie. L’accident est vraisemblable. Mais Sacchetti en tire toute une doctrine. « Rien ne passe et ne s’oublie si vite que la mort ; et la femme qui se répand le plus en gémissemens est la créature qui oublie le plus tôt les morts. Celle-ci l’a bien prouvé qui, à peine son mari fut enterré, se mit à en trouver un autre, et le premier a pris peut-être femme en enfer, pour se punir de son testament. Et soyez certain que la veuve n’alluma jamais un cierge pour l’âme du défunt. »

En un conte fort précieux pour l’histoire du costume des femmes et des jeunes gens en Italie, il s’élève contre les modes changeantes et de plus en plus extravagantes. Tantôt les dames vont la poitrine nue, tantôt leurs collerettes montent jusqu’aux oreilles. « Jadis, les jeunes filles allaient si honnêtement ! Aujourd’hui, elles relèvent leur capuchon en forme de barrettes, et, embéguinées à la manière des courtisanes, elles portent des colliers d’où pendent toutes sortes de bêtes appliquées à leur poitrine. Leurs manches, véritables sacs béans, sont la mode la plus désastreuse et la plus vaine ; à table, elles ne font pas un mouvement sans renverser les verres, tacher la nappe et plonger dans les sauces. » À la fin du XVe siècle, Savonarole rajeunira, contre l’indécence des costumes, la satire de Sacchetti, relevée encore par un désobligeant : Vaccæ pingues. Le conteur n’avait point pris la chose si fort au sérieux. Il connaissait d’ailleurs un remède excellent pour corriger les femmes de leurs défauts et les assouplir au plus grand avantage du foyer conjugal. J’en traduis la recette en toute sa naïveté. Il s’agit d’une veuve que le premier mari n’avait pas su améliorer et dont le second époux fit une très bonne personne, à l’aide de son bâton :

« Je crois que les maris ont à peu près l’art de rendre les femmes bonnes ou mauvaises. Un proverbe dit : bonne femme et femme mauvaise ont besoin du bâton ; moi, je pense que la mauvaise en a besoin, mais non la bonne. En effet, si les coups se donnent pour changer les défauts en qualités, ils conviennent aux méchantes, afin qu’elles se corrigent, mais non pas aux bonnes, car, si celles-ci venaient à changer, ce serait en mal, comme il arrive souvent aux bons chevaux trop battus, qui deviennent rétifs. »

On aperçoit ici l’aridité morale qui fut, après l’époque généreuse de Dante et de saint François d’Assise, le mal caractéristique de l’âme italienne. Sacchetti s’établit bien à son aise en son personnage de popolano guelfe, marchand de florins, de drap ou de velours, tyran domestique, âpre à la satire comme au profit, étranger à toute pensée haute comme à toute passion profonde, mais, dès qu’il a quitté sa maison, dont il verrouille soigneusement la lourde porte, avide du spectacle extérieur, heureux des ridicules, des extravagances ou des mésaventures de ses voisins, charmé par l’éternelle comédie que donne aux simples passans la ville la plus spirituelle de l’Italie. Rapproché du lumineux Boccace, sensuel et si tragique, si pénétré souvent de tendresse humaine, le conteur bourgeois vous paraît terne, un peu vulgaire, trop volontiers loquace ; c’est un compère qui déroule, en un réveillon de Noël, tout un chapelet d’anecdotes florentines, afin d’allumer la joie bruyante des convives. Prenez-le à part ou, plutôt, replaçez-le dans son monde du Mercato Vecchio, c’est, dans la littérature italienne, le plus sûr témoin de sa démocratie, de cette Florence si laborieuse et si tourmentée, d’esprit pratique et réaliste, portée à l’ironie plus qu’à l’enthousiasme, d’humeur difficile à l’égard de l’Église, plus soucieuse de goûter les joies terrestres que de mériter, par l’ascétisme, les béatitudes du paradis : toute une civilisation qui allait finir avec le régime social d’où elle était sortie.


EMILE GEBHART.

  1. Voyez la Revue des 1er novembre et 1er décembre 1895.