Les Conteurs français au XVIIe siècle

Les Conteurs français au XVIIe siècle
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 2 (p. 97-122).
LES
CONTEURS FRANÇAIS
AU XVIIe SIÈCLE

L’histoire littéraire des règnes de Louis XIII et de Louis XIV se résume tout entière pour nous dans quelques grands noms, et l’on peut justement appliquer aux écrivains contemporains de Corneille, de Pascal, de La Bruyère, de Molière, de La Fontaine, la vieille et classique image des étoiles qui disparaissent devant le soleil. La plupart reposent en paix dans ces nécropoles de la pensée humaine qu’on appelle des bibliothèques, et c’est à peine si de loin en loin quelque critique à court de sujets, quelque bibliographe passionné pour les livres que personne ne lit, viennent les troubler dans leur tranquille sommeil. Ont-ils tous mérité l’oubli profond sous lequel ils sont restés comme ensevelis? le succès que quelques-uns d’entre eux ont obtenu de leur temps n’a-t-il été qu’une affaire de mode, comme la poudre, les mouches et les paniers? Nous ne le pensons pas, et, tout en nous défiant des réhabilitations tardives, nous croyons que parmi les conteurs du XVIIe siècle il en est quelques- uns, même un assez bon nombre, qui méritent un souvenir. L’hôtel de Rambouillet a monopolisé à son profit la curiosité des chercheurs. On ne s’est point donné la peine, du haut des fenêtres du salon bleu d’Arthénice, de regarder dans la rue, ou de fureter dans la boutique de Toussaincts Du Bray, qui étalait bien avant Barbin les nouveautés du jour dans la galerie des prisonniers, au Palais de Justice. On y aurait cependant trouvé quelques livres qui ont fait dans leur temps les délices de la cour, et qui peuvent encore aujourd’hui, qu’il n’y a plus de cour, être lus avec plaisir par la ville, comme on disait dans les vieilles préfaces. Les maîtres de la critique moderne nous ont promenés dans les grandes allées du jardin de Versailles, au temps des perruques à marteau, des gardes de la manche, des gentilshommes à bec-de-corbin; nous allons aujourd’hui suivre les petits sentiers, en cherchant dans les grandes herbes quelques-unes de ces fleurs de l’esprit qui ne se fanent jamais, et peut-être constaterons-nous qu’en ce XVIIe siècle, qui nous apparaît si grave et si sérieux dans sa majesté classique, le vieil esprit gaulois ne s’est point réfugié seulement dans Pourceaugnac et les contes de La Fontaine.


I.

Malgré son enthousiasme pour l’antiquité grecque et romaine, malgré ses tendances positives et railleuses, le XVIe siècle à son début se sentait encore attiré vers la littérature féodale et chevaleresque. Les manies guerrières de Charles VIII, qui voulait montrer aux dames de sa cour que, « s’il était petit de taille, il était grand de cœur, » et la gentilhommerie vaniteuse de François Ier avaient remis en honneur le cycle de Charlemagne et les romans d’aventures. Les douze pairs, les neuf preux, les Amadis, retouchés, allongés et défigurés, avaient fait la campagne d’Italie dans les bagages du vainqueur de Marignan; ils étaient les héros du jour, lorsque le grand mouvement de la réforme provoqua contre eux une violente réaction. Les terribles réalités des guerres de religion, où périrent plus de 800,000 personnes par le fer ou la faim, rendirent complètement ridicules aux yeux des contemporains, « tout saignans encore des batailles, » les exploits contre les enchanteurs et les géans, et quand Henri IV eut rétabli la paix dans le royaume, les esprits et la curiosité publique prirent une autre direction.

L’année même où le poignard de Ravaillac enlevait à la France un de ses plus grands rois, Honoré d’Urfé inaugurait par l’Astrée un genre nouveau. Il faisait dans ce livre la peinture des bergers du Lignon, et le public accueillait avec une faveur extrême cette fade idylle, qui le reposait, comme un rêve de l’âge d’or, du souvenir de ses malheurs. Pierre Camus, évêque de Belley, créait en même temps le roman dévot; il dramatisait les coups de la grâce, les épanouissemens de l’amour divin, et lorsqu’à la fin de ses jours il quitta son évêché pour se retirer aux Incurables de Paris et soigner las malades, il n’avait pas écrit moins de cent quatre-vingt-neuf volumes divers, où la bizarrerie des sujets le dispute à la bizarrerie du style et des titres, car le vertueux et prolixe évêque est l’un des premiers écrivains français qui aient cherché à attirer les cliens par l’étrangeté des étiquettes : Élise ou l’innocence coupable, Hélène et son heureux malheur.

Quoiqu’il portât la crûsse et la Mitre, Pierre Camus a donné aux aventures d’amour une grande place dans ses romans, mais au lieu de les dénouer, suivant l’usage, par un enlèvement, un mariage, un suicide ou un assassinat, il les dénoue par une conversion. Rien n’est plus édifiant et plus monotone que ce scénario mystique tout parsemé d’homélies, et cependant les cent quatre-vingt-neuf volumes ont trouvé dans leur temps des lecteurs empressés parmi les femmes, car au XVIIe siècle comme aujourd’hui les âmes dévotes étaient indulgentes aux pauvretés littéraires ; il suffisait pour les attendrir de leur parler des joies du paradis. Les moines, encouragés par l’exemple d’un évêque, s’adonnèrent à ce genre facile, et publièrent de pieux volumes avec la double approbation du roi et des supérieurs de leurs ordres. En 1622, le Dijonnais Lourdelot, des frères prêcheurs, fit paraître la Courtisane solitaire « pour opposer, disait-il dans sa préface, les triomphes du parfait amour aux triomphes de l’amour mondain,-et faire germer dans les cœurs, au lieu des myrtes que la concupiscence y cultive, l’herbe salutaire que Dioscoride nomme vitex, autrement agnus castus, et qui a la propriété d’émousser les aiguillons de la chair. » L’intention était excellente, mais le livre n’en fut pas meilleur. Lourdelot et Pierre Camus étaient venus trop tard. Le mysticisme, effarouché par la réforme, s’était envolé vers le paradis, comme les mouches qui pétris- saient leur miel dans la main d’Asseneth, et seul, sous le règne de Louis XIII, saint François de Sales rappelait les grands docteurs des siècles de foi, saint Thomas, Hugues de Saint-Victor ou Bonaventure. Le roman dévot eut le même sort que l’Astrée, parce qu’il était tout aussi faux au point de vue de la réalité humaine, et chacun le croyait mort et bien mort lorsqu’on le vit tout à coup reparaître, il y a une trentaine d’années, en même temps que les miracles.

Ce n’étaient pas les gémissemens de la colombe mystique qui charmaient sous Louis XIII le peuple de Paris, c’était la voix criarde et narquoise des petits-fils de la Mère Sotte et de l’abbé Mau-Gouverne. En 1618, la foule se portait sur la place Dauphine pour s’égayer aux contes et aux joyeux propos de Tabarin, ce bateleur « fertile en gaillardises, » qui forme comme le trait d’union entre le XVIe siècle et le XVIIe, entre Rabelais et Molière. En compagnie de son associé Mondor, il débitait aux badauds des baumes et des lazzis, et dans un dialogue improvisé les deux triacleurs qui savaient « des merveilles merveilleusement merveilleuses » faisaient oublier à leur auditoire populaire la cherté du pain, la taille et les gabelles:. Tabarin posait une question : « en quel temps on a commencé à froncer les chemises? — Pourquoi les femmes sont plus blanches que les hommes? — Qui doit visiter le malade, du médecin ou de sa mule? » — Mondor, qui était chargé « de verser le suc emmiellé du langage éloquent et scientifique, » donnait toujours la raison des choses par la philosophie et le pédantisme, comme Macroton, Desfonandrès ou Vadius ; Tabarin au contraire la donnait par le simple bon sens, comme Toinette ou Martine, plus souvent encore par des facéties rabelaisiennes, et c’est dans ce contraste qu’est la force comique des Tabarinades. Si loin qu’elles soient de Sganarelle, de Pourceaugnac ou du Malade imaginaire, il est impossible cependant de ne point reconnaître dans Mondor et son compagnon les précurseurs enfarinés du Contemplateur'', et c’est un fait digne de remarque que le signal de la réaction contre les vaines subtilités de la scolastique et l’empirisme de la science ait été donné chez nous par les contes, les farces populaires et les comédies. Rabelais avait le premier ouvert la voie; Béroalde de Verville, Guillaume Bouchet, Henri Etienne, y étaient entrés après lui, et Molière, les résumant tous, vint à son tour combattre, à côté de Descartes, le vain savoir qui se payait de mots.

Les Caquets de l’accouchée sont du même temps que les Tabarinades, mais la donnée est différente. Ce ne sont plus des triacleurs qui amusent la foule du haut d’un théâtre en plein vent, ce sont des commères en visites de politesse qui échangent des médisances et de joyeux propos. Une riche bourgeoise vient de donner le jour à un fils, et, suivant un usage qui remontait fort loin dans le passé, elle reçoit dans sa chambre ses parentes, ses amies et ses voisines. Les visiteuses font cercle autour de son lit et du berceau du nouveau-né sur de petits fauteuils fort à la mode sous Louis XIII, et qu’on appelait des caquetoires, parce que les femmes qui venaient y prendre place tenaient à honneur de montrer a qu’elles n’avaient point le bec gelé. » Pendant huit jours, les après-midi se passent à raconter les aventures et les scandales de la ville. C’est une véritable revue parisienne où la fiction tient plus de place que la vérité, ce qui n’empêche pas, comme le dit la préface, d’y voir les actions et les façons de faire du monde. Depuis le grand seigneur jusqu’au plus petit bourgeois, personne n’est épargné, et, comme toujours dans les joyeux devis, les infortunes conjugales y tiennent la première place. Mme " La Bruyne, « nouvellement érigée de tavernière en grosse marchande, » excelle surtout dans ce genre de récit. Le Pèlerinage de trois bourgeoises de Paris à Notice-Dame des Vertus est un modèle de raillerie, et l’on ne peut s’empêcher de plaindre en riant les trois époux qui s’étaient déguisés en religieux pour surveiller les dévotions de leurs femmes et qui rentrent chez eux « actéonisés, » — c’est un mot du temps, — sans avoir pu remettre leurs chaperons sur leur tête.

Les Essais de Mathurine font suite aux Caquets de l’accouchée ; ils roulent, comme eux, sur les mauvais tours que « les femmes jouent aux pauvres hommes, » et l’école de la reine de Navarre se continue ainsi en plein XVIIe siècle dans une foule de petits livres[1] où la source gauloise jaillit comme aux meilleurs jours de la gaie science. Les auteurs de ces livres s’inquiètent fort peu de la gloire littéraire. Ils n’écrivent que « pour chasser les humeurs mélancoliques et inciter les rêveurs à vivre de gaité. » Ils y réussissent quelquefois ; le Facétieux réveille-matin égale en plus d’une page les Cent nouvelles nouvelles ou l’Heptaméron, et Verboquet le Généreux dans ses Discours récréatifs ne fait point mentir le sixain qui sert de préface à son volume :

<poemMon livre, si d’adventure Quelqu’un de bonne nature Te demande qui je suis, Dis-lui que je suis un homme Qui son temps point ne consomme En tristesse et en ennuis.</poem>

L’historiette des Trois ivrognes et de leurs femmes peut soutenir la comparaison avec les contes de Henri Etienne. Ces trois compagnons s’enivrent dans une taverne avec « les meilleurs biberons » de l’ordre des frères prêcheurs. Rentrés chez eux, ils se couchent et s’endorment comme les guerriers de l’Énéide, vino sepulti. Leurs femmes conviennent entre elles de leur donner une leçon. « La première commère, dit Verboquet, voyant son mari surpris d’un si profond sommeil qu’on l’eût plutôt écorché qu’éveillé, prend des ciseaux, lui fait une couronne de la grandeur de celle d’un moine, lui mettant le froc en sa tête et le vêtement de moine qu’elle avait emprunté de l’un de ses confesseurs ; elle le laisse en cet équipage reposer jusqu’au matin que le jour commençait à poindre, et que le compagnon, ayant accoutumé de déjeuner, dressa la tête pour demander pâture. La femme, tout étonnée, commence à lui dire : — Comment, monsieur le beau père, vous êtes endormi ! voulez-vous pas aller après ceux de votre religion ? Je le dis pour ce que vos compagnons sont partis, craignant que vous ne demeuriez seul, qui ne serait chose honnête et décente à personne de tel habit. — Le mari, tout ébloui, se sentant la tête rasée, enfroqué comme un moine, se tâte de tous côtés et s’écrie : — Dieu! Est-ce pas moi? est-ce pas Jean? — Sa femme, continuant de l’appeler monsieur avec mille révérences, le manie si bien du plat de la langue qu’il ne se souvient que des moines avec lesquels il avait bu; pour se voir ainsi habillé, il crut que par vengeance divine il était transmué en moine, tellement qu’à cette opinion il voulut courir après eux. « Sa femme, en le voyant si convaincu, le prie de dire une messe pour elle, le conduit à l’église voisine, et lui fait vêtir les ornemens propres à chanter le Requiem. Pendant ce temps, la deuxième commère, qui ne voulait faillir à l’entreprise, en voyant son mari éveillé, lui dit que son compère a pris l’habit religieux, qu’il va dire sa première messe, et elle l’engage à aller lui demander l’absolution. Le mari, quasi malade du regret de trop boire, commence à pleurer ses péchés, va tout de suite à l’église, et, voyant son ami Jean prêt à dire l’office, prend une poignée de chandelles et les présente à deux genoux, demandant le pardon de ses fautes. La troisième commère, qui désirait avoir le prix de la tromperie, avait fait porter son mari le matin dans une bière découverte à l’église, lequel, ouvrant les yeux et se sentant encore des fumées du soir, douta fort bien de sa vie. Ils demeurèrent ainsi dans l’église, se croyant moine, se croyant mort ou se confessant, jusqu’à ce que le soleil un peu plus haut leur eût éclairci la vue, et fait connaître quelles dévotions peuvent engendrer le bon vin et la malice des femmes.

On ne s’attend pas à rencontrer au XVIIe siècle des plaisanteries aussi peu édifiantes ; elles abondent cependant, et nous en retrouvons de la même force à peu près partout dans les recueils destinés « à égayer le pauvre monde. » Il suffira de citer encore l’Écolier qui trompe une villageoise. Cet écolier, mal garni d’argent, passe devant la porte d’une paysanne; celle-ci lui demande d’où il vient : — De Paris, lui dit-il. — Elle entend mal et s’écrie : — Quoi ! vous venez du paradis? — Oui, madame, ma mie, répond l’écolier.

« Lors la villageoise le fit entrer et asseoir, puis lui dit : — J’ai eu autrefois un mari nommé Hans, trépassé depuis trois ans. mon cher Hans, Dieu veuille avoir ton âme; je crois qu’elle est en paradis, car tu étais bon homme. Mon ami, l’avez-vous pas vu là-haut? Le connaissez-vous point ?

— Quel est son surnom ?

« — On ne l’appelait que Hans Bonne Brebis, et est un peu louche.

« — Oui, oui, je le connais.

« — Lors, mon. ami, comment se porte-t-il, ce bon Hans ? « — Pas trop bien, car ce pauvre homme n’a ni accoutremens ni argent, et si aucunes gens de bien ne lui eussent aidé, il serait mort de faim.

« — Ah ! mon cher Hans, dit la femme en pleurant, rien ne vous a manqué chez nous, et si j’avais un messager, je vous les enverrais avec quelque argent.

« — S’il ne faut qu’un messager, je les lui porterai bien moi-même, car je vais bientôt retourner en paradis. »

La villageoise, aise au possible, présenta à boire et à manger à l’écolier, et chercha quelques habits du défunt, quelques chemises et quelques mouchoirs, qu’elle mit en une mallette pour être plus facilement portés, avec quelques ducats et une pièce d’argent pour l’écolier, afin qu’il fît le voyage avec plus de diligence. — On devine le reste : l’écolier, bien réconforté, se remit en route avec la mallette, et la paysanne pleura de joie en songeant que le bonhomme Hans ne resterait pas dans le paradis sans un sou et sans chemises.

Nous sommes loin, on le voit, de Pierre Camus et du Dijonnais Lourdelot; mais il en est ainsi dans toutes les littératures, car l’esprit humain est emporté par deux courans contraires, dont l’un l’entraîne vers l’idéal, et dont l’autre le ramène vers la réalité la plus triviale et souvent même la plus cynique. Celui-ci a coulé pour ainsi dire à pleins bords sous Louis XIII et la régence d’Anne d’Autriche. Richelieu n’y mit point d’obstacle et laissa les conteurs s’ébattre librement, à la condition qu’ils ne toucheraient point à la politique. Mazarin, qui créait l’Opéra pour distraire les Parisiens des impôts et des banqueroutes sur les rentes de l’Hôtel de Ville, ne se montra point plus sévère; mais, quand Louis XIV émancipé eut pris le pouvoir en main, il voulut faire oublier par les rigueurs de la pruderie officielle le scandale des galanteries publiquement affichées. Il fallut aller chercher, pour les joyeusetés, des imprimeurs en Hollande ou se résigner à livrer aux ciseaux des censeurs le Réveille-matin, le Chasse-ennui, les Délices de Verboquet le Généreux ou la Gibecière de Mome ; les petits contes en prose qui rappelaient par leur brièveté, leurs gaillardises et leurs vives allures nos plus anciens fabliaux, devinrent de plus en plus rares dans les dernières années du siècle. Les auteurs cherchèrent à plaire au roi plutôt qu’au public. Arlequin lui-même s’attrista, et les Parisiens, qu’il avait tant de fois fait rire, ne trouvèrent plus dans ses menus propos, publiés en 1693[2], qu’un vieillard morose comme le roi lui-même.

II.

L’Astrée sous le règne de Louis XIII était resté dans le genre noble l’œuvre magistrale, la plus haute expression des fictions romanesques à l’usage des gens de qualité; mais pendant la minorité de Louis XIV il trouva des rivaux, et d’Urfé s’éclipsa devant Madeleine de Scudéry. Le premier roman de la « vierge du Marais, » comme l’appelaient ses contemporains, Ibrahim, parut en 1641, et, suivant le mot consacré de nos jours, ce fut un grand événement littéraire. Les fadaises de l’hôtel de Rambouillet, qui jusqu’alors étaient restées renfermées dans le cercle étroit des alcôvistes, se vulgarisèrent rapidement; Artamène ou le Grand Cyrus et Clélie suivirent Ibrahim en 1649 et 1656. Le succès fut inoui, le Grand Cyrus fit gagner à lui seul plus de 100,000 écus à son éditeur, et peu s’en fallut que la vierge du Marais ne fût mise au-dessus du grand Corneille. Dans ses belles études sur la Société polie au XVIIe siècle, M. Cousin a fait à Madeleine de Scudéry les honneurs d’une réhabilitation : il lui attribue sur les mœurs de son temps, sur les progrès de la langue, une influence salutaire; mais peut-être son jugement n’a-t-il point infirmé l’arrêt de Boileau, qui place le Grand Cyrus au nombre des bouquins les plus redoutables du combat de lutrin. La curiosité littéraire peut seule faire supporter aujourd’hui ces Orientaux apocryphes qui couvrent leur turban d’une perruque, ces Romaines affadies qui quittent la quenouille des matrones ou le poignard de Lucrèce et d’Arria pour tracer la carte du pays de Tendre, cette carte, dessinée de la main de Clélie, qui enseignait « par où l’on pouvait aller de Nouvelle-Amitié à Tendre, et ressemblait tellement à une véritable carte qu’il y avait des montagnes, un lac, des rivières, des villes et des villages. Pour aller de Nouvelle-Amitié à Tendre, il faut commencer par cette première ville, qui est au bas de la carte, pour aller aux autres, car, afin que vous compreniez bien le dessein de Clélie, vous verrez qu’elle a imaginé qu’on peut avoir de la tendresse pour trois causes différentes : ou par une grande estime, ou par reconnaissance, ou par inclination, et c’est ce qui l’a obligée d’établir les trois villes de Tendre sur trois rivières qui portent ces trois noms, et de faire aussi trois routes différentes pour y arriver, si bien que, comme on dit Cumes sur la mer d’Ionie, et Cumes sur la mer Tyrrhène, elle fait qu’on dit Tendre sur Inclination, — Tendre sur Reconnaissance, et Tendre sur Estime. » Ces trois belles villes ne sont que les premières étapes du voyage. On passe ensuite, pour arriver à Grand-Esprit, par les villages de Jolis-Vers, de Billet-Galant et de Billet-Doux ; on va de là à Sincérité, de Sincérité à Petits-Soins et autres localités du même genre, mais il faut toujours avoir soin d’éviter les villages qui sont à la gauche, car on arriverait à Tiédeur et l’on courrait grand risque de se noyer dans le Lac d’indifférence, « qui par ses eaux tranquilles représente fort bien la chose dont il porte le nom. » Clélie termine son excursion en informant le lecteur qu’elle n’a jamais dépassé Tendre sur Estime, parce qu’elle sait que la Rivière d’inclination se jette dans une mer que l’on appelle la Mer-Dangereuse, où beaucoup de gens, hommes ou femmes, se sont noyés.

Mlle de Scudéry, qui trouvait dans sa laideur la sauvegarde de sa vertu, et qui ne fut aimée que de Fouquet, encore plus laid qu’elle[3], se proposait sans doute, comme Pétrarque l’a fait dans ses Triomphes, de ramener l’amour au Temple de Chasteté; mais ce n’étaient point les bretteurs et les aventuriers de la fronde qu’elle pouvait retenir sur les grèves glissantes de la Mer-Dangereuse, et l’une de ses plus belles lectrices s’est chargée de le lui dire dans ce joli quatrain :

Où peut-on trouver des amans
Qui nous soient à jamais fidèles?
Je n’en sais que dans vos romans
Et dans les nids des tourterelles.

Malgré leurs dix volumes, le Grand Cyrus et Clélie avaient eu dix éditions. Les imitateurs, affriandés par ce succès, s’empressèrent d’exploiter la même veine ; la vierge du Marais avait tracé la carte du pays de Tendre ; l’abbé d’Aubignac publia la Relation du royaume de Coquetterie. La question de savoir à qui appartenait l’idée première de ces belles allégories, comme on les appelait alors, mit en révolution la république des lettres. La Calprenède consacra dix-huit ans et dix volumes à Cassandre, dix volumes à Cléopâtre, sept volumes à Faramond ; l’abbé de Boisrobert dédia à Fouquet les Nouvelles héroïques et amoureuses, et le Normand Desfontaines essaya de faire concurrence à la vertueuse Clélie par l’illustre Amalasonthe. On vit ainsi se former autour de nos premiers grands classiques une école de romanciers, aussi faux que prétentieux, auxquels on pourrait justement donner le nom de classiques de l’ennui. Quoiqu’ils aient pu en bien des pages soutenir la comparaison avec Mlle de Scudéry, leurs œuvres attendaient vainement les cliens sur le perron de la Sainte-Chapelle. Ne pouvant se faire acheter par le public, ils cherchaient à se faire pensionner par le roi, et ce qu’ils ont laissé de plus curieux, ce sont leurs dédicaces, qui montrent jusqu’où la sottise humaine peut reculer les bornes de la bassesse.

Le premier ministre, Mazarin, était Italien, la reines-mère était Espagnole; les courtisans de la plume allèrent chercher leurs personnages en Italie et surtout en Espagne, ce qui était encore une manière de flatter. On put dire en littérature aussi bien qu’en politique qu’il n’y avait plus de Pyrénées, mais on n’importa guère que de la pacotille, et pendant les dix dernières années de la minorité Scarron fut à peu près le seul qui ait tenté de se frayer des voies nouvelles et qui ait produit des œuvres vraiment originales. Poète, fantaisiste burlesque, auteur dramatique, romancier, Scarron a laissé des œuvres que l’on ne saurait mieux comparer qu’à ces boutiques de bric-à-brac où s’étalent les bibelots Louis XIV. Remercîmens, chansons, rondeaux, ballets, billets, courantes, épigrammes, épîtres, épithalames, odes, stances, sonnets, tragédies, tragi-comédies, nouvelles tragi-comiques, romans, lettres, poèmes burlesques, on y trouve de tout. Aujourd’hui on ne se souvient que de l’Enéide travestie, qu’on ne lit plus, du Roman comique, qu’on lit et que l’on réimprime encore, et de quelques nouvelles qui ne manquent ni d’agrément ni de moralité. Tel est entre autres le Châtiment de l’avarice. Molière n’eût point désavoué certains traits de l’Harpagon espagnol, que le joyeux paralytique a choisi pour son héros. Cet Harpagon exotique est un jeune Navarrais, don Marcos, qui déserte ses montagnes, où les ours sont plus nombreux que les piastres, pour venir chercher fortune à Madrid. Là, il se met au service d’un gentilhomme qui lui donne toute sa confiance. Tout en s’appliquant à flatter ses goûts, à prévenir ses moindres caprices, il le vole à pleines mains, et fait si bien qu’au bout de quelques années il se trouve en possession de 10,000 écus. Les ruses qu’il emploie pour amasser ce trésor sont très agréablement racontées, et font souvenir des propos de maître Jacques. Marcos, devenu riche et rentier, fut convoité par quelques veuves qui cherchaient dans une nouvelle union un placement avantageux. L’une d’elles, dona Isidora, qui se faisait passer pour avoir 3,000 écus de rente et 10,000 livres de meubles, lui dépêche un agent matrimonial, « courtier de toute sorte de marchandises, et marchand en gros de veuves inconsolables. » — Vous devriez, lui dit ce courtier, songer à vous marier. Je connais une dame, de l’une des meilleures maisons d’Andalousie, qui vous a remarqué depuis longtemps et qui serait heureuse de vous connaître. Si vous le souhaitez, je vous présenterai chez elle. — L’offre est acceptée, don Marcos achète un habit neuf, et le voilà qui présente ses hommages à dona Isidora. Il est séduit par la beauté de l’appartement, l’élégance des suivantes, la vaisselle qui s’étale sur les dressoirs. Isidora lui présente son neveu, qui touche le clavecin, les suivantes dansent et jouent des castagnettes, et, pour achever l’enchantement, on sert un souper somptueux sur une table éclairée par quatre chandeliers d’argent massif. C’était plus qu’il n’en fallait pour séduire don Marcos ; il se dit en lui-même qu’en vendant les chandeliers, la vaisselle et les meubles, il pourra se faire de bonnes rentes. — Faites ma demande, dit-il au courtier. — La réponse arrive le lendemain, le soir même on signe le contrat, et quelques jours après l’église le ratifie.

Don Marcos, en entrant pour la première fois dans la chambre nuptiale, avait oublié de mettre les verrous; le matin, il sommeillait doucement auprès d’Isidora, lorsque tout à coup Inès, l’une des suivantes, entre à grand bruit. « Ma compagne Marcelle, dit-elle, s’est levée la nuit, elle a emporté mes bardes, et volé du même coup les habits de noces de monsieur et de madame, qui n’avaient point fermé leur porte. » Don Marcos saute au bas du lit, Isidora se dresse sur son séant, sa perruque roule sur le parquet, et elle voit avec terreur l’une de ses dents postiches accrochée dans les moustaches de son époux. La pauvre dame, qui n’avait pas eu le temps de donner à son visage « les façons journalières, » se sauve dans un cabinet voisin, et don Marcos, qui trouvait la neige des hivers là où il avait cru trouver les roses du printemps, tombe anéanti dans les bras d’un fauteuil. Il se lamentait et se frappait la cuisse, lorsque dona Isidora sortit de son cabinet avec de nouveaux cheveux et si bien peinte, que Marcos s’imagina qu’on lui avait encore une fois changé sa femme. Après quelques éclats de colère, les choses s’arrangèrent au mieux, et le soir les époux étaient à table, lorsque deux hommes vinrent prier Isidora de rendre au maître d’hôtel de l’Amiral de Castille la vaisselle qu’il lui avait prêtée. Il fallut s’exécuter. Les envoyés du maître d’hôtel étaient à peine sortis qu’un fripier, accompagné de valets et de portefaix, vient enlever les meubles qu’il avait loués pour quinze jours, et qu’on avait gardés un mois sans le payer. Une lutte s’engage. Le propriétaire de la maison accourt au bruit, et donne l’ordre aux malencontreux locataires de déguerpir au plus vite, car ils faisaient trop de tapage, et le terme était dû. Don Marcos se met en quête de logemens, et, pendant qu’il en cherche, Isidora charge sur un chariot les 10,000 écus renfermés dans le coffre-fort qu’il avait eu l’imprudence d’apporter au domicile conjugal. Il trouve en rentrant la maison vide et se livre, comme Harpagon après le vol de sa cassette, à des lamentations, qui, suivant le mot d’un poète épique du temps, auraient fendu l’estomac d’une roche.

Nous laisserons don Marcos courir l’Espagne à la recherche de son coffre, et nous arriverons tout de suite à Barcelone, où il trouve, avec ses dix mille écus, le châtiment de son avarice. En entrant dans cette ville déguisé en pèlerin, il voit Isidora, son neveu le joueur de clavecin et la suivante Inès, qui font charger son coffre sur la chaloupe d’un navire prêt à partir pour Naples. Il rabat son chapeau sur ses yeux, se drape dans son manteau, et sans être reconnu prend place auprès des fugitifs. Au moment où la chaloupe accoste le navire, un matelot attache une corde au coffre-fort pour le hisser sur le pont, Marcos saisit la corde; Isidora et son neveu, qui l’ont reconnu, la saisissent en même temps pour lui disputer leur proie, et les voilà tous trois suspendus en l’air le long des flancs du navire; mais, au moment même où ils vont atteindre le pont, la corde casse, et le coffre tombe avec eux au fond de la mer sans qu’il soit possible de les repêcher. La suivante Inès, qui avait survécu à la catastrophe, arriva seule à Naples sans autre ressource qu’une chaîne d’or qu’elle avait volée à Marcos; elle y vécut en courtisane, comme l’avait fait à Madrid sa maîtresse Isidora, et mourut, dit Scarron, en courtisane, c’est-à-dire à l’hôpital.

Bien qu’elle soit vieille de plus de deux siècles, la nouvelle dont nous venons de donner un rapide aperçu a un fond qui est encore vrai et le sera toujours. Le burlesque chez Scarron s’allie avec un sentiment très vif de la réalité, et c’est ce qui donne à ses nouvelles une verdeur que le temps ne leur a point fait perdre. Il savait que la fiction ne doit être que le voile de la vérité et le roman le miroir du monde. Au lieu d’aller chercher ses personnages sur les bords du Lignon ou dans le royaume des Mèdes, au lieu de déguiser en précieuses des princesses ostrogothes et wisigothes, il a peint les hommes tels qu’il les voyait autour de lui, avec les vices éternels de leur nature et les ridicules, qui sont comme les modes changeantes des mœurs. Le Roman comique est sorti de cette donnée, et la tentative fut heureuse. Scarron eut le rare mérite de créer des types qui lui ont survécu, et que nous avons vus plus d’une fois reparaître dans les œuvres contemporaines. Il a ouvert la carrière que Le Sage et l’abbé Prévost ont parcourue avec tant d’éclat, et s’il n’avait point rabaissé son talent à des œuvres grotesques comme l’Enéide travestie, il aurait pris rang parmi les réformateurs littéraires de son siècle. Toujours est-il qu’à dater du Roman comique une nouvelle école tend à se fonder, et que le genre se modifie, comme la comédie s’était modifiée après le Menteur. Cependant l’Astrée et le Grand Cyrus étaient loin d’avoir perdu leur prestige. Louis XIV, qui avait dansé en 1656 et 1659 dans les ballets de la Nuit et de Psyché, montrait un goût très vif pour les allégories mythologiques et bocagères ; il patronnait le Grand Cyrus, parce qu’il y retrouvait l’image du despotisme galant dont il était la vivante incarnation. Ses sujets, pendant la période ascendante et glorieuse du règne, se firent un devoir d’admirer ce qu’il admirait lui-même, et Madeleine de Scudéry eut longtemps encore des lecteurs et des imitateurs. Dans la seconde moitié du siècle, Nicandre, l’Amant de bonne foi, Asterio et Tamerlan, Axiamire, et quelques autres romans de la même force vinrent de temps en temps consoler les vieux alcôvistes des progrès du goût : mais c’était le glorieux privilège du XVIIe siècle de faire oublier dans chaque genre les pauvretés littéraires par un chef-d’œuvre ; et ce chef-d’œuvre, ce fut l’année 1664 qui le vit éclore par l’apparition de Joconde.


III.

Nous ne reviendrons pas après tant d’autres sur les contes de La Fontaine ; ils sont connus des lecteurs français. Nous n’aurions rien à en dire dans l’éloge ou dans la critique qui n’ait été dit vingt fois ; nous ferons seulement remarquer que leur influence, comme type littéraire, a été beaucoup plus grande qu’on ne le pense généralement. Au XVe siècle, le fabliau s’était absorbé dans la farce, et quand il essaya de revivre au XVIe il abandonna, sauf avec Passerat, Sébillet et les auteurs de la Vie de saint Raisin et de saint Harenc, glorieux martyrs, sa forme primitive, qui était la forme poétique. La Fontaine le fit remonter vers sa source ; il le replaça, en le rajeunissant, dans le cadre étroit où il s’était enfermé d’abord, et c’est par lui, et par lui seul, qu’il a refleuri sur la vieille terre gauloise. Louis XIV fit à Joconde un très maussade accueil. Jupiter fronça le sourcil ; mais cette fois les sujets n’attendirent pas, pour lire et pour admirer, que le maître leur en donnât la permission. Le succès se fit sans privilège du roi ; il fut très grand, et les contes comme les fables créèrent toute une école. À dater de Joconde en effet, le conte en vers reprend dans notre littérature la place que le fabliau y avait tenue au moyen âge. La source, une fois rouverte, jaillit avec une intarissable abondance[4], et c’est de La Fontaine que procèdent l’Homme à bonnes fortunes de Boursault, l’Esprit fort de Perrault, les Complimens de Desmarets, le Serpent mangeur de Kaimack de Sénecé, les Jeux olympiques de Fontenelle. Écrite la plupart en vers libres, les contes de cette époque se distinguent par la vivacité de leur allure, une grande finesse d’observation, et surtout par une simplicité charmante. Les poètes n’affichent aucune prétention à la gloire; on dirait qu’elle ne les regarde pas, et la manière dont ils parlent d’eux-mêmes et de leurs œuvres forme un singulier contraste avec les apothéoses que nos bardes contemporains se décernent volontiers.

Lorsque je fais des vers, c’est par amusement;
J’entre avec mon esprit au chemin qu’il me montre,
J’y chemine au hasard : tôpe, si je rencontre...
Pour coudre une pensée au bout de quelques rimes,
Suis-je en droit de prétendre à des honneurs sublimes,
Me consacrer moi-même et dire arrogamment :
Ce que Malherbe écrit dure éternellement?

Voilà en quels termes Sénecé parlait au public en lui présentant ses œuvres, et ces quelques vers suffisent à montrer qu’il était en même temps homme d’esprit et homme de bon sens, ce qui ne se rencontre pas toujours.

Ce ne fut pas seulement sur les poètes que s’exerça l’influence souveraine de l’auteur de Joconde. Les prosateurs comprirent comme lui que les longs ouvrages font peur, ils se renfermèrent dans de plus étroites limites, et ceux dont on a gardé le souvenir tournèrent plus particulièrement à l’étude des mœurs et à l’allusion politique ; le Roman bourgeois fit une concurrence heureuse au Roman comique. Comme tous les écrivains de son temps, Furetière, dans sa première page, entre amicalement en conversation avec son lecteur. « Quoique tu n’achètes, dit-il, et ne lises ce livre que pour ton plaisir, si néanmoins tu n’y trouvais autre chose, tu devrais avoir regret à ton temps et à ton argent; aussi je puis t’assurer qu’il n’a pas été fait seulement pour divertir; comme il y a des médecins qui purgent avec des potions agréables, il y a aussi des livres plaisans qui donnent des avertissemens fort utiles. On sait combien la morale dogmatique est infructueuse; on suit les bonnes maximes avec plus de peine encore qu’on ne les écoute, mais quand nous voyons le vice tourné en ridicule, nous nous en corrigeons, de peur d’être l’objet de la risée publique. » Peut-être Furetière s’abusait-il en attribuant au ridicule une aussi grande puissance de correction, mais du moins il ne se trompait pas en annonçant au public qu’il lui offrait « une potion agréable. » Le Roman bourgeois est en effet une œuvre alerte et discursive, où les Parisiens du XVIIe siècle revivent avec une vérité saisissante : les amours de Javotte, la jolie quêteuse des messes de midi à l’église des carmes de la place Maubert, qui trouvait dans sa bourse autant de cœurs que de pistoles, servent de cadre au récit, mais l’auteur ne s’attache pas longtemps au même sujet. Il quitte Javotte pour Lucrèce la Parisienne, qu’il ne faut pas confondre, dit-il, avec Lucrèce la Romaine, car elles ne se ressemblent guère, et il quitte Lucrèce pour raconter l’Historiette de l’Amour égaré. « S’il y eut jamais, dit-il, un enfant incorrigible, ce fut le petit Cupidon. » Il mettait en rumeur la cour céleste. Diane se plaignait qu’il lui débauchait ses nymphes, Junon qu’il troublait son ménage. Vénus, assourdie par les réclamations des habitans de l’Olympe, le menaça de lui donner le fouet; elle fit tremper des branches de myrte dans du vinaigre pour procéder à la correction, et Cupidon, sachant, comme tous les enfans terribles, que les grand’mères sont indulgentes, prit son arc et ses flèches et se sauva chez Thétis.

A peine arrivé chez la reine de l’humide empire, le fils de Vénus recommence ses espiègleries. Il met en révolution les tritons et les néréides, les huîtres et les cancres. Thétis le gronde et cueille une branche de corail pour le fustiger. Cette fois encore il n’attend pas le châtiment, et, comme ses ailes étaient mouillées, il se sauve à la nage et gagne la terre ferme. Des bergers qui le voient prendre terre lui prodiguent leurs soins et s’empressent de lui donner des habits. Touché de ce bienveillant accueil, il leur enseigne l’art d’aimer et l’art de plaire, et ses élèves profitent si bien de ses leçons que bientôt il n’a plus rien à leur apprendre. Cependant son carquois était encore bien garni, et, pour utiliser ses flèches, il se rendit dans une ville voisine; là il se mit en condition chez une dame nommée Landore, et lui décocha quelques traits en la visant au cœur; par une rare exception, ce cœur était si dur que les traits tombaient émoussés aux pieds de la belle. — Si je reste ici, dit l’Amour, j’aurai bientôt vidé mon carquois pour rien; cherchons ailleurs.

Du service de Landore, Cupidon passe au service de Polymathie, la fille la plus studieuse et la plus insensible de son temps. Il la vise au cœur, et les flèches s’émoussent encore. Il ne savait plus de quelles pointes les armer, lorsque l’idée lui vint d’en garnir une de la lame du canif avec lequel Polymathie taillait ses plumes pour écrire ses romans. On voit qu’il s’agit ici de Madeleine de Scudéry. Cette fois le trait porta juste, et depuis ce moment Cupidon eut à faire un rude service. « Il n’avait pas sitôt porté quelque poulet dans la ville, qu’il fallait reporter des stances, et pendant le temps qu’il employait à ce message un madrigal se trouvait fait qu’il fallait encore porter tout frais éclos. » La fatigue était grande, la cuisine était maigre. Cupidon chercha un autre emploi, il entra chez Archélaïde, qui lui confia la haute mission de porter les queues de ses robes; mais Archélaïde recevait si nombreuse compagnie qu’il avait presque épuisé son carquois contre les visiteurs, et, comme il trouvait cette fois la victoire trop facile, il résolut de tenter quelque entreprise plus glorieuse, et fut s’offrir chez Poléone, jeune et belle marchande, citée dans son quartier pour sa vertu ombrageuse et sauvage. Quelques flèches furent d’abord tirées sans succès, parce que Poléone ne s’occupait que de son commerce et de sa caisse. Comment blesser ce cœur bourgeois, tout entier aux soucis de l’achat et de la vente? — Si je prenais une flèche à pointe d’argent, dit Cupidon, elle entrerait peut-être mieux. — Le moyen lui sourit, et il en use. Cette fois Poléone est percée de part en part. Les cliens, qui jusqu’alors n’avaient acheté que la marchandise, vinrent en foule acheter la marchande. « C’est ainsi qu’en souvenir de la flèche de Poléone l’amour mercenaire est devenu à la mode depuis la duchesse jusqu’à la soubrette, de sorte que l’on a pu appliquer aux dames le proverbe inventé autrefois pour les Suisses : « point d’argent, point de femmes. » Pendant ce temps, Vénus, qui était bonne mère, s’ennuyait fort de l’absence de son fils; un beau matin, elle alla dans son colombier « prendre deux pigeons de carrosse, » elle fit atteler et se mit à la recherche de son cher enfant, qu’elle trouva installé dans la grande ville, c’est-à-dire dans Paris. Après une verte réprimande, elle l’embrassa, et lui fit promettre de ne plus se servir de flèches d’argent; il le promit, et l’on sait comment il a tenu parole.

La satire littéraire marche de front dans le Roman bourgeois avec la satire des mœurs. Comme Molière et Boileau, Furetière est sans pitié pour les pédans. Le catalogue de la fantastique bibliothèque du savant Mythophilacte lui fournit un cadre heureux pour bafouer les interminables poèmes ou romans qui « s’allongent en autant de volumes que les libraires veulent bien en payer. » Il fabrique pour eux des titres imaginaires : la Vis satis fin ou le roman perpétuel, l’Amadisiade ou Gaudéide, contenant les dits, faits et prouesses d’Amadis de Gaule et autres nobles chevaliers, divisé en vingt-quatre volumes, et chaque volume en vingt-quatre chants, et chaque chant en vingt-quatre chapitres, et chaque chapitre en vingt-quatre dizains, le tout formant une œuvre de 1,724,800 vers, sans compter les argumens. La critique se glisse ainsi en de nombreuses pages dans les romans du XVIIe siècle, mais elle y prend toujours, comme dans Molière, une forme légère et railleuse, et ce n’est que dans les querelles entre savans qu’elle tourne au pédantisme.

A côté du Roman bourgeois et dans la même veine spirituelle et gaie, il faut citer le Recueil des diverses pièces comiques de Préfontaine. Les filous, les filles perdues, les procureurs chargés de leurs sacs à procès, les apothicaires armés du pistolet d’Esculape, défilent dans cette joyeuse revue parisienne comme dans une ronde de carnaval; mais c’est surtout contre les Vadius et les Trissotin « qui barbotent dans les roseaux du Permesse, » et contre leurs confrères en platitudes, auteurs de « vers impotens, » que s’exerce la verve de Préfontaine; il les peint de main de maître dans le Poète extravagant, dont il fait le type accompli du rimeur orgueilleux et famélique qui va recruter ses admirateurs parmi les garçons de cabaret et les débardeurs du quai Saint-Jean. Ce poète, vêtu d’un pourpoint de satin blanc moucheté, d’un haut-de-chausse de drap de Berry noir, d’une roupille de serge couleur de musc, porte un chapeau de castor gris, des bas de soie jaunes, et des souliers qui respirent par la semelle. Son cerveau, détraqué par les muses, est à l’avenant de son costume; il enfante trente mille vers en quatre jours, et quand l’argent lui manque pour acheter des plumes, ce qui arrive souvent, il taille un de ses ongles, qu’il conserve pour cet usage aussi longs que le bec d’un héron, et, le trempant dans l’encre, il en griffonne ses inspirations. « Ce parnassien, » ne se relit jamais que pour s’admirer, et, quand on lui parle de corriger et d’améliorer son œuvre, il répond : «Pour parler sans vanité, j’appelle gâter ce que d’autres appelleraient une belle réformation, et suis persuadé que, chaque personne aimant sa géniture, un homme n’aurait pas agréable, s’il avait un enfant bossu, que pour le rendre droit on lui rasât sa bosse. » Que de parnassiens aujourd’hui pensent encore comme le poète au pourpoint de satin blanc moucheté !

Charles Coypeau, qui s’était donné le surnom de d’Assoucy, et s’intitulait empereur du burlesque premier du nom, se rattache à l’école de Scarron et de Préfontaine; s’il les égale quelquefois, il reste le plus souvent au-dessous d’eux, parce que chez lui la gaîté est toujours cherchée, et que sous le conteur on retrouve toujours le goinfre et le bohème, qui remplace le comique par le trivial et le burlesque. Né dans un temps où les fous des rois commençaient à passer de mode, il fut chargé d’amuser Louis XIV enfant; mais la cour ne pouvait convenir à son humeur vagabonde, et, comme les trouvères du moyen âge, il se mit à courir les châteaux en compagnie de deux prétendus pages, quêtant avec des sonnets et des dédicaces des habits et des dîners, tantôt fêté, tantôt éconduit, et, comme il le dit lui-même, « mâchant souvent à vide. » Décrié pour ses mœurs et discrètement voleur quand il en trouvait l’occasion, il eut de nombreux démêlés avec la justice sans perdre jamais sa gaîté, et, tandis qu’il mangeait dans les prisons le pain du roi, il se consolait en travaillant à l’Enlèvement de Proserpine et à l’Ovide en belle humeur, parodies du poème de Claudien et des Métamorphoses. De tous ses ouvrages, les Aventures burlesques sont le seul dont on se souvienne aujourd’hui. On leur a même fait dans la Bibliothèque elzévirienne les honneurs de la réimpression, et, si l’on tourne impatiemment bien des feuillets sans les lire, on est du moins arrêté çà et là par quelques pages agréables. C’est surtout lorsqu’il raconte ses mésaventures culinaires que d’Assoucy se montre véritablement écrivain; mangeur infatigable plutôt que gastronome raffiné, il ne célèbre pas, comme Berchoux ou Brillat-Savarin, les délicatesses de la table : il préfère les gros morceaux aux morceaux friands, les dîners: solitaires aux dîners d’apparat. Une épaule de mouton et la liberté lui plaisent mieux que les cailles farcies et les perdrix rouges qui défilent six par six au milieu des gênantes solennités de l’étiquette sur la table des grands, « où les sauces, si excellentes qu’elles soient, paraissent toujours insipides, parce qu’il y manque cette sauce des sauces qu’on appelle l’appétit, où l’on ne commence à manger que quand les viandes sont froides, où, dans la presse qui s’y rencontre, on a grand’peine à trouver pour fa moitié d’une cuisse la moitié d’un siège; le plaisir d’honorer ses amis à sa table surpasse d’ailleurs infiniment celui d’être honoré à la table des autres, car il n’est pas de plus grand plaisir au monde que de commander dans son petit empire, d’y être maître de son plat, d’y recevoir au sortir de la broche une éclanche de mouton toute fumante, et, la dissection faite, d’en voir les morceaux nager dans une chopine de jus. » Cette critique des grands dîners n’est pas seulement la protestation fantaisiste d’un goinfre, c’est aussi une vive satire contre les mœurs du temps. L’art de manger était poussé au XVIIe siècle à la dernière limite. Tandis que le peuple mourait de faim, la noblesse et la riche bourgeoisie déployaient un luxe de table vraiment insensé. On payait les primeurs un prix fabuleux. En 1663, les premiers petits pois qui parurent sur le marché furent achetés 100 fr. le litron; en 1693, on alla jusqu’à 50 écus, ce qui équivaut à 500 francs de notre monnaie. Le bouillon était surtout l’objet d’un soin particulier ; la bisque aux écrevisses figure dans tous les menus à côté du potage de perdrix aux choux verts et du potage de canards aux navets, mais les perdrix et les canards n’étaient là que pour la forme, et comme accompagnement des grosses viandes, surtout lorsqu’il s’agissait du bouillon du roi, car, pour douze assiettes de cet auguste bouillon, on n’employait pas moins de 64 livres de mouton et de bœuf. Avec un pareil régime, Louis XIV, qui était un des plus grands mangeurs de son royaume, avait besoin de précautions, et, pour parer aux accidens, ses médecins, dans une seule et même année, lui firent prendre une centaine de purges et le saignèrent pour le moins autant[5].

Sous une forme badine, les aventures du Louis d’or politique et galant sont au fond plus sérieuses que celles de d’Assoucy, et que ne semble le promettre leur titre. L’auteur raconte qu’un soir, au moment où il allait s’endormir, il entendit dans sa chambre un bruit singulier. D’où venait ce bruit? Il chercha longtemps sans pouvoir s’en rendre compte, et finit par découvrir qu’il venait des poches de sa culotte, qu’il avait placée sous son chevet. Était-ce quelque souris qui venait y faire tapage ? Il voulut s’en assurer, et, vidant ses poches sur une table, il en fit rouler sa monnaie. En ce moment, il entendit un louis d’or qui lui demandait d’une voix claire et brève : « Cherches-tu la pistole parlante? Tu la chercheras en vain, car il y a longtemps qu’elle est muette. Moi, qui suis d’or fin, j’ai, seul au milieu des louis de pacotille qui circulent aujourd’hui, conservé le don de la parole. Ce soir, je m’ennuyais dans tes poches; voilà pourquoi j’ai fait tapage. Maintenant que te voilà réveillé, si tu le veux, je te dirai mon histoire, car j’ai grande envie de causer. — Parle, dit l’auteur, je t’ écoute. » Sur ce, le louis d’or raconte avec beaucoup d’esprit les grands services qu’il avait rendus au roi dans ses négociations et ses guerres, les embarras-des ministres quand il fut parti le dernier des. caisses du trésor, les vilaines actions que les financiers lui firent commettre, l’amour profond et sans mélange qu’il avait inspiré à une foule de femmes qui quittaient tout pour lui; mais personne ne se serait douté que c’était à lui et à lui seul qu’était due l’une des plus belles découvertes de la médecine. Avalé par un voleur qui voulait le faire disparaître pour éviter d’être convaincu, il s’était promené par tout son corps. En arrivant près du cœur, il entendit un petit bruit « à peu près comme celui de la chaussée d’un moulin où les eaux entrent par un côté et sortent par l’autre, » et quand il eut bien écouté, il reconnut que ce bruit était produit par le mouvement du sang. Sorti peu de jours après de sa prison vivante, comme Jonas du ventre de la baleine, il passa aux mains d’un médecin, auquel il fit part de ses observations, et ce médecin, qui n’était autre qu’Hervey, écrivit sous sa dictée le traité célèbre : Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in animalibus, d’où l’auteur conclut que l’or, qui est la clé des cœurs, est aussi la clé du cabinet de la science.


IV.

L’année même où La Fontaine publiait le premier de ses contes, Bussy-Rabutin inaugurait un genre nouveau, auquel on a donné le nom de roman historico-satirique. Né en 1618, de la même famille que Mme de Sévigné, Bussy fut activement mêlé à toutes les intrigues de son temps. Sous la première fronde, il prit le parti de Condé; sous la seconde, il prit le parti du roi, et quand la paix fut rétablie, il chercha dans les lettres les distractions qu’il avait jusque-là cherchées dans la guerre civile. Pour occuper ses loisirs, il écrivit l’Histoire amoureuse des Gaules « sans aucun dessein d’en faire mauvais usage contre les intéressés. » Des copies manuscrites en furent prises à son insu : elles causèrent un grand scandale, car une foule de personnages importans s’y trouvaient compromis. Louis XIV l’envoya pendant un an réfléchir à la Bastille sur le danger des indiscrétions littéraires qui s’attaquent, sous un gouvernement despotique, à l’entourage du prince. Quand il sortit de la vieille forteresse, il se retira dans ses terres en Bourgogne, et c’est là qu’il réunit et mit en ordre sa correspondance, l’un des livres les plus piquans du XVIIe siècle.

On a quelquefois reproché à La Bruyère de s’être montré sévère à l’excès dans le chapitre des femmes ; mais l’Histoire amoureuse des Gaules justifie pleinement le grand moraliste, du moins en ce qui touche l’époque de Louis XIV. En prenant Mmes d’Olonne et de Châtillon pour types des aventurières de la galanterie, Bussy-Rabutin a montré combien la corruption était profonde, souvent même vénale, dans certains recoins de cette société en apparence si élégante et si polie. Les tristes héroïnes qu’il met en scène avaient encore plus de rivales en effronterie qu’en beauté; la dégradation des mœurs qui déshonora la régence et le règne de Louis XV s’annonçait déjà sous la fronde, et ce n’étaient pas les exemples d’un maître qu’on imitait pour le flatter jusque dans les désordres de sa vie privée qui pouvaient arrêter les progrès du mal. Il faut sans doute, dans le livre de Bussy, faire une large part à la fantaisie du conteur, aux rancunes personnelles, aux exagérations de la satire; il faut enlever de ce musée du vice le portrait de Mme de Sévigné, que l’auteur accuse d’avoir aimé le comte de Lude « sans soupirs, sans larmes et sans hélas! » parce qu’elle avait peut-être refusé de l’aimer lui-même. Cependant, si le roman pénètre et s’insinue un peu partout, la vérité historique se retrouve aussi en de nombreuses pages, et bien des misères morales se découvrent derrière la tenture magnifique qui nous dérobe trop souvent les perspectives du XVIIe siècle.

Le Pays de Braquerie soulève aussi bien des voiles, et peut-être même en fait de révélations scandaleuses dépasse-t-il l’Histoire des Gaules. Dans cet étrange pays, habité par les cornutes, les braques, les ruffiens et les prudomagnes, les femmes connues par leurs aventures sont métamorphosées en villes de guerre et décrites stratégiquement. Les unes, protégées par des ouvrages avancés, c’est-à-dire par des pères ou des maris, n’ont battu la chamade qu’après une vigoureuse résistance; les autres, en plus grand nombre, ont capitulé aussi promptement que Namur devant les canons de Louis XIV, et les premières capitulations ont été suivies de beaucoup d’autres. Quelques-unes, malgré les sièges, sont restées agréables, les voyageurs aiment encore à s’y arrêter ; mais la plupart, comme des bastions démantelés, n’offrent que des ruines, et c’est à peine si de loin en loin elles trouvent pour gouverneurs, au lieu des ducs et pairs qu’elles avaient eus d’abord, quelques vieux satrapes comme M. de Clairembault, quelques ecclésiastiques en froideur avec la morale comme l’abbé Fouquet.

Les portraits, qui étaient, on le sait, en grande vogue au XVIIe siècle, sont nombreux dans Bussy-Rabutin ; il y excelle, et celui du grand Condé donne peut-être en quelques lignes une idée plus juste et plus vraie du vainqueur de Lens et de Rocroi que la splendide rhétorique de Bossuet. « M. le prince, dit Bussy, avait les yeux vifs, les joues creuses et décharnées, la forme du visage longue, la physionomie d’un aigle, les cheveux frisés, les dents mal rangées et malpropres, l’air négligé, peu de soin de sa personne et la taille belle. Il avait du feu dans l’esprit, mais il ne l’avait pas juste. Il riait beaucoup et désagréablement ; il avait le génie admirable pour la guerre, surtout pour les batailles... Le jour du combat, il était doux aux amis, fier aux ennemis. Il était né fourbe, mais il avait de la foi et de la probité aux grandes occasions. Il était né insolent et sans égards, mais l’adversité lui avait appris à vivre[6]. » Tous les portraits sont de cette touche ferme et nette, et ce n’est point faire à Bussy une trop belle part dans notre histoire littéraire que de le placer entre Brantôme, qu’il continue, et Saint-Simon, qu’il fait pressentir.

Les livres à grand succès ont eu dans tous les temps le privilège de faire éclore d’autres livres; il en fut ainsi pour l’Histoire amoureuse des Gaules. Des branches nouvelles vinrent se greffer, comme dans les poèmes chevaleresques, sur l’œuvre primitive, et le pamphlet cette fois passa par-dessus la tête des courtisans pour aller souffleter le roi et ses maîtresses. Louis XIV devint le grand Alcandre. Les feuilles volantes et les petites brochures imprimées clandestinement, signées de faux noms et datées de Hollande ou de villes imaginaires, circulèrent comme les insaisissables pamphlets jansénistes en dépistant les sergens et les archers. Lavallière, Montespan, Fontanges, défilèrent en toilette d’apparat devant le public, comme les mousquetaires rouges et noirs devant le roi un jour de grande revue dans la plaine des Sablons. Mme de Maintenon eut surtout à souffrir de cette exhibition des reines interlopes, et il est curieux de voir, dans le roman historico-satirique intitulé les derniers Déréglemens de la cour, quel tableau les contemporains ont tracé de cette fortune inouie qui a fait de la fille de l’un des plus illustres chefs du protestantisme l’épouse inavouée du persécuteur implacable des protestans. L’auteur anonyme des Déréglemens nous montre Mme d’Aubigné, Guillemette, comme il l’appelle, inspirant dans un village du Bas-Poitou une passion violente au paysan le plus laid de la paroisse. Il ne se chantait pas de grand’messe qu’il n’y fût, point d’assemblée dans le village qu’il n’y eût part, et, s’il arrivait une foire de conséquence, il n’y avait aucune sorte de rubans qu’il n’achetât pour lui en faire présent; mais il n’avançait pas beaucoup dans ce langage muet, et toutes ses assiduités eussent été de nul effet, s’il n’eût trouvé l’occasion de l’aborder un jour qu’elle puisait de l’eau. « Voulez-vous que je vous aide? dit-il. — Hélas! reprit-elle, vous m’obligerez. » Il se mit en devoir, et par excès de civilité porta sa cruche jusque dans sa chambre. — C’est par cette triviale idylle que débute la biographie romanesque de la femme qui devait un jour voir à ses pieds « le plus puissant monarque du monde. » Après les hommages des paysans, Mlle d’Aubigné reçoit ceux des ducs. Chevreuse la recherche; son ambition s’allume. « Je veux l’aimer, dit-elle, il me fera grande dame, je relèverai par là l’obscurité de ma naissance; » mais déjà, songeant en elle-même qu’une conduite irréprochable est souvent pour une femme jeune et belle le plus sûr moyen de parvenir, elle cherche à concilier les réalités discrètes avec les apparences de la vertu la plus rigide et de la piété la plus fervente. Le roman roule tout entier sur cette donnée, et dans le salon de Scarron comme à Versailles l’auteur nous montre toujours Tartuffe en cornette travaillant à l’avancement de sa fortune.

Il y a là sans doute bien des exagérations, et le romancier doit être rangé parmi les calomniateurs lorsqu’il nous montre Mme de Maintenon organisant dans la maison de Saint-Cyr un sérail pour Louis XIV. Cependant on est bien forcé de convenir que la reine anonyme du déclin a parfois abusé outre mesure de l’austérité dont elle faisait un si grand étalage, et son mariage avec Louis XIV en fournit la preuve. Pour conserver intacte auprès de son royal époux la réputation de vertu qu’elle s’était faite, elle se montrait, comme Armande, jalouse de conserver la charmante douceur du nom de fille, et voulait réduire le roi à l’état de mari honoraire; mais celui-ci s’accommodait mal de cette prétention, et, pour lui montrer qu’elle tenait avant tout à se conduire saintement, elle demanda une consultation à l’évêque de Chartres. Le prélat prit des accommodemens avec le ciel et répondit par ce chef-d’œuvre de casuistique courtisanesque : « C’est une grande pureté de préserver celui qui vous est confié des impuretés et des scandales où il pourrait tomber; c’est en même temps un acte de soumission, de patience et de charité... Malgré votre inclination, il faut rentrer dans la sujétion que votre vocation vous a prescrite. Il faut servir d’asile à une âme qui se perdrait sans cela. Quelle grâce d’être l’instrument des conseils de Dieu et de faire par pure vertu ce que d’autres font sans mérite et par passion ! » Une fois munie de ce laisser-passer épiscopal, Mme de Maintenon croit avoir assez fait pour l’édification du roi, et c’est sans doute en souvenir de cette consultation que de notre temps même on lit dans des livres sérieux que la mission de la veuve Scarron était de « purifier la vieillesse de Louis XIV. » Le romancier ne lui donne pas une mission si haute; il se contente de dire qu’elle travailla fort habilement à la disgrâce de la Montespan, afin de se mettre à sa place, et, pour être juste, il convient d’ajouter que cette disgrâce était parfaitement méritée, car certains dossiers de l’affaire des poisons, longtemps soustraits à la curiosité publique, fixent définitivement le jugement de l’histoire sur la trop célèbre favorite[7]. On sait par ces dossiers à quelles indignes pratiques elle se livrait pour gagner ou fixer le cœur du roi. Elle entretenait avec les pythonisses et les empoisonneuses de l’époque des relations très suivies et très intimes, et des interrogatoires de la chambre des poisons il résulte avec la dernière évidence qu’elle eut à certain moment l’intention « de faire opérer contre le roi » les infâmes créatures qu’elle comblait de présens.

Les romans historico-satiriques eurent un grand succès de scandale, mais il fallait les imprimer, les vendre en cachette, car on jouait trop gros jeu en s’attaquant au grand Alcandre. Un petit nombre d’écrivains seulement, cinq ou six au plus, qui sont restés inconnus, abordèrent ce sujet scabreux, qui menait sûrement à la Bastille et qui pouvait mener au gibet. Les autres se bornèrent prudemment à cultiver le genre héroïque, galant, comique ou tragi-comique[8]. Renaud de Segrais s’y distingua particulièrement, et les nouvelles publiées sous le titre de Divertissemens de la princesse Aurélie sont encore aujourd’hui d’une lecture agréable. Il en est une, Floridon ou l’Amour imprudent, qui donne lieu à une curieuse remarque, c’est que Racine, dans sa tragédie de Bajazet, n’a fait qu’arranger pour la scène l’œuvre de Segrais, et qu’il s’est bien gardé de le dire. Floridon est de 1656, Bajazet de 1672. La nouvelle et la tragédie roulent sur la même catastrophe, — l’exposition, les personnages, les situations, sont les mêmes; les mêmes idées se retrouvent dans le dialogue, et souvent Racine ne fait que mettre en vers la prose de Segrais, ce qui ne l’empêche pas de dire dans sa préface que le sujet de sa pièce « ne se trouve encore dans aucun ouvrage imprimé. »

De même que pendant la minorité de Louis XIV le premier rang parmi les romanciers avait appartenu à une femme, Mlle de Scudéry, de même ce fut encore une femme, Mme de La Fayette, qui obtint les lettres de grande noblesse pendant la seconde moitié du siècle; elle a traité l’histoire avec le même sans-gêne que la vierge du Marais ; mais elle eut plus qu’elle le sentiment profond des passions, dont elle avait fait pendant vingt ans une étude pratique avec un grand moraliste, le duc de La Rochefoucauld, ce qui lui donnait sur l’auteur du Grand Cyrus l’inappréciable avantage de l’expérience. Elle eut aussi la grâce, la simplicité, la mesure, qualités fort rares parmi les romanciers de son temps, qu’elle efface tous par Zaïde.

C’étaient aussi les femmes qui devaient faire revivre la littérature de la féerie. Quelques-uns des contes de Mmes de Murat et d’Aulnoy ont en effet précédé le Chat botté et la Barbe-Bleue. Quoique la Biche au bois, la Chatte blanche, le Prince Marcassin, la Belle aux cheveux d’or et l’Oiseau bleu brillent par une grande richesse d’imagination et de charmans détails, Perrault est resté dans ce genre le maître inimitable. Lorsqu’il écrivait ses contes, Perrault, comme La Fontaine, laissait courir sa plume sans s’inquiéter de savoir si les fantastiques récits que la Mère l’Oye faisait à ses petits enfans étaient venus de la Chine, de l’Inde ou de la Grèce; mais les savans ont été plus curieux, ils ont pris la piste et sont arrivés jusque sur les bords du Nil ou du Gange, et même au-delà. Suivant eux, la pantoufle de Cendrillon aurait pour aïeule directe la pantoufle qu’un aigle aurait enlevée à la courtisane Rodope pour la jeter sur les genoux d’un Pharaon au moment où il siégeait sur son trône; ce prince, qui avait pour les petits pieds une sympathie très vive, aurait fait rechercher la propriétaire de la merveilleuse chaussure, et l’aurait invitée à partager son trône. La Belle au bois dormant, d’origine âryenne, serait arrivée jusqu’à Paris, en passant par la Grèce au temps d’Hésiode, et par le Danemark au temps des Niebelungen. La mesure des bottes du petit Poucet aurait été prise sur les sandales d’or qui, dans l’Odyssée, font voyager Athéné sur terre et sur mer avec la vitesse du vent ; peut-être aussi ces fameuses bottes descendent-elles des souliers enchantés de Poutraka, roi de Cachemire. C’est une question que les frères Grimm, Max Müller et Callaway n’ont point suffisamment éclaircie[9]. Quant au terrible Barbe-Bleue, en sa qualité de mari jaloux et méchant, il a des ancêtres partout, dans les poèmes sacrés de l’Inde, où il figure sous le nom d’Indra, dans les contes grecs, slaves et armoricains. Il y a sans doute dans ces rapprochemens bien des hypothèses, mais le fond n’en est pas moins très réel. Les contes ont émigré comme les oiseaux voyageurs, et quand on voit les fables de Bidpaï arriver à La Fontaine en passant par Esope, on n’a point à s’étonner que Cendrillon et Barbe-Bleue aient fait le même chemin pour arriver à Perrault.

Les Contes des fées avaient paru en 1697; deux ans plus tard, au moment où le XVIIe siècle allait tomber dans l’éternité, un nouveau chef-d’œuvre, Télémaque, vint s’ajouter à tous ceux qu’il avait vus éclore. Ces deux livres, restés populaires, ont eu tous deux une destinée bien différente. Les contes, écrits pour l’amusement des enfans, ont trouvé un lecteur de plus dans chaque enfant qui sait lire et sont restés les amis du foyer. Télémaque, écrit pour l’enseignement des rois, a été proscrit par ceux-là mêmes qu’il devait éclairer et instruire. Fénelon avait vu tout ce que le faste d’une cour brillante, tout ce que les mensonges de la flatterie cachaient aux yeux du maître de misères et de souffrances; il connaissait les dangers que le despotisme et la corruption traînent à leur suite, et pour les prévenir il fit parler la sagesse par la bouche de Mentor. Voilà ce qui fait la beauté et le succès du Télémaque, bien plus que le charme du style, car ce roman, le dernier venu de son siècle, dépasse tous les autres par sa portée. Ce n’est pas une vaine fiction, c’est un de ces livres précurseurs qui annoncent les révolutions et la chute des trônes, comme les oiseaux de tempête annoncent les ouragans.

On le voit, au-dessous des grands classiques, des vieux illustres, comme les appelle Sainte-Beuve, le XVIIe siècle est riche encore en œuvres de pure imagination, beaucoup plus riche qu’on ne le suppose d’ordinaire. On sait à la cour de Louis XIV des contes qui ne le cèdent en rien à ceux de la reine de Navarre. Le fabliau renaît avec La Fontaine; les joyeusetés du XVIe siècle se continuent par Tabarin, le Courrier facétieux, les agréables Divertissemens français. Verboquet le Généreux; le roman se produit comme le conte et la nouvelle sous les formes les plus diverses, il est tour à tour sentimental, quintessencié, dévot, comique, tragi-comique, héroïque, pastoral, allégorique, satirique, historique, féerique et bourgeois; il côtoie la tragédie et la comédie, et donne l’exacte mesure des variations de l’esprit dans ses manifestations les plus populaires. Il serait sans doute aussi injuste que faux de chercher, dans des livres pour la plupart oubliés, des rivaux à Molière, à Boileau, à La Bruyère; mais on peut dire, sans s’écarter du respect dû à ces grands écrivains, que Charles Sorel, Scarron, Furetière, Préfontaine, Bussy-Rabutin, et d’autres encore que nous avons nommés en passant, sont de leur famille, car ils ont combattu avant eux ou à côté d’eux l’empirisme qui régnait dans les sciences, l’hypocrisie du langage ou de sentiment, les pédans et les cuistres; ils ont comme eux défendu la cause du bon sens, et c’est l’honneur de leur mémoire que leurs noms se présentent d’eux-mêmes à côté des noms qui sont la gloire de notre plus grand siècle littéraire.


CHARLES LOUANDRE.

  1. Les livres de cette série sont nombreux ; ils tenaient lieu de nos petits journaux. Voici les titres de quelques-uns, aujourd’hui presque introuvables : Trésor des récréations pour consoler les personnes qui ont été frappez au nez du vent de bise, 1603, in-8o; — la Galerie des curieux, 1646, in-8o; — les Lamentations d’un procureur, 1649, in-4o ; — la Sage folie, 1650, in-8o; — les agréables Divertissemens français, 1654, in-8o; — le Courrier facétieux, 1668, in-8o ; — le Bouffon de la cour, 1695, in-8o.
  2. Sous le titre d’Arlequiniana. —L’origine du nom d’Arlequin est assez singulière pour être indiquée en passant. La voici : sous le règne de Henri III, une troupe de comédiens italiens vint donner des représentations à Paris. L’un de ces comédiens, celui qui avait le talent de plaire le plus au public, fut très bien accueilli par la famille de Harlay, qui comptait alors parmi ses membres le célèbre président de ce nom. Ses camarades lui donnèrent, à cause de l’amitié que lui avait témoignée cette famille, le surnom d’Harlequino, petit Harlay; d’Harlequino, les Parisiens firent Arlequin, et c’est ainsi que le nom de l’un de nos plus grands magistrats est devenu, en se francisant, celui du bouffon le plus trivial des théâtres de la foire.
  3. « Je ne sais, dit Furetière, si l’amour fit d’une flèche deux coups, ou si Polymathie (Mlle de Scudéry) fut touchée des pointes poétiques que son amant (Fouquet) lui décocha, tant il y a qu’elle eut pour lui un amour réciproque, et elle fit judicieusement de ne pas laisser échapper cette occasion, car elle aurait eu de la peine à la rattraper. »
  4. Les contes en vers sont extrêmement nombreux au XVIIIe siècle ; mais, s’il en est beaucoup qui méritent l’oubli, il en est aussi d’autres qui peuvent être lus avec plaisir ; Grécourt et Piron, quand ils ne tombent point dans l’obscène, rencontrent de très heureuses inspirations. Dorat lui-même, au milieu de ses fadaises, a quelques pages vives et gaies, et sans parler de Voltaire, qui reste dans ce genre le maître de ses contemporains, La Monnoic, Du Cerceau, le chevalier de Boufflers, Florian, l’abbé Le Monnier, Imbert, le pseudo-abbé de Colibri, Pons de Verdun, forment un véritable groupe classique qui reste sans doute loin de La Fontaine, mais qui cependant l’approche de plus près que les fabulistes. L’Almanach, des Muses, qui parut pour la première fois en 1762, contient quelques jolis contes signés pour la plupart de noms complètement oubliés aujourd’hui ; quelles sont en effet, môme parmi les lettrés, les personnes qui savent que M. Guillaume, M. de La Loupière, M. de Chénevières, le chevalier de Nigris, étaient des gens de beaucoup d’esprit qui faisaient de très jolis vers ?
  5. Ces chiffres sont authentiques; on les trouve dans le Journal de la santé de Louis XIV, édité par M. Leroy, bibliothécaire de Versailles, à qui l’on doit diverses autres publications historiques très intéressantes.
  6. Quelques pamphlets du XVIIe siècle portent contre Condé une accusation qui le rabaisserait, si elle était fondée, jusqu’à l’infamie de Henri III. Une chanson latine, qui circulait en 1643, la formule en termes exprès, Condé et son ami Mussœus desdendent le Rhône en bateau; un orage, éclate, les vagues du fleuve se soulèvent, et le vainqueur de Rocroi chante ce couplet :

    Carus amicus Mussœus,
    Ah! bone Deus, quod tempus !
    Landeriretto !
    Imbre sumus perituri
    Landeriri !

    Mussœus le rassure, et, lui rappelant une catastrophe biblique, dit qu’ils ne peuvent périr que par le feu qui consuma les villes maudites :

    Igne tantum perituri
    Landeriri !

    Nous ajouterons que rien ne justifie ces allusions infamantes.

  7. Ces dossiers ont été retrouvés par M. François Ravaisson. On peut les lire dans les Archives de la Bastille, l’un des livres les plus curieux qui aient été publiés de notre temps.
  8. Nous citerons entre autres Tarsis et Zélie, par le sieur de Revay, — Nicandre, par l’Inconnu, — l’Amant de bonne foi, — Axiamire ou le Roman chinois, — Adélaïde de Champagne, — le Prince de Longueville, par Lescouvel, — le Comte d’Amboise, par Mlle Catherine Bernard, — Marie Stuart, par Le Pesant de Boisguilbert, — Zizime, prince ottoman, par Guy Allard, etc. Cette série est très nombreuse de 1670 à 1690, la plupart des livres qui la composent sont devenus très rares; mais on se console facilement de ne point les trouver en dehors de quelques bibliothèques publiques, parce que la plupart ne valent pas la peine d’être cherchés.
  9. Voyez la Chaîne traditionnelle, contes et légendes, par Hyacinthe Husson, Paris 1874.