Les Contes du lundi/Un soir de première

A. Lemerre (p. 261-266).


UN SOIR DE PREMIÈRE

impressions de l’auteur



C’est pour huit heures. Dans cinq minutes, la toile va se lever. Machinistes, régisseur, garçon d’accessoires, tout le monde est à son poste. Les acteurs de la première scène se placent, prennent leurs attitudes. Je regarde une dernière fois par le trou du rideau. La salle est comble ; quinze cents têtes rangées en amphithéâtre, riant, s’agitant dans la lumière. Il y en a quelques-unes que je reconnais vaguement ; mais leur physionomie me paraît toute changée. Ce sont des mines pincées, des airs rogues, dogmatiques, des lorgnettes déjà braquées qui me visent comme des pistolets. Il y a bien dans un coin quelques visages chers, pâlis par l’angoisse et l’attente : mais combien d’indifférents, de mal disposés ! Et tout ce que ces gens apportent du dehors, cette masse d’inquiétudes, de distractions, de préoccupations, de méfiances… Dire qu’il va falloir dissiper tout cela, traverser cette atmosphère d’ennui, de malveillance, faire à ces milliers d’êtres une pensée commune, et que mon drame ne peut exister qu’en allumant sa vie à toutes ces paires d’yeux inexorables… Je voudrais attendre encore, empêcher le rideau de se lever. Mais non ! il est trop tard. Voilà les trois coups frappés, l’orchestre qui prélude… puis un grand silence, et une voix que j’entends des coulisses, sourde, lointaine, perdue dans l’immensité de la salle. C’est ma pièce qui commence. Ah ! malheureux, qu’est-ce que j’ai fait ?…

Moment terrible. On ne sait où aller, que devenir. Rester là, collé contre un portant, l’oreille tendue, le cœur serré ; encourager les acteurs quand on aurait tant besoin d’encouragements soi-même, parler sans savoir ce qu’on dit, sourire en ayant dans les yeux l’égarement de la pensée absente… Au diable ! J’aime encore mieux me glisser dans la salle et regarder le danger en face.

Caché au fond d’une baignoire, j’essaie de me poser en spectateur détaché, indifférent, comme si je n’avais pas vu pendant deux mois toutes les poussières de ces planches flotter autour de mon œuvre, comme si je n’avais pas réglé moi-même tous ces gestes, toutes ces voix et les moindres détails de la mise en scène, depuis le mécanisme des portes jusqu’à la montée du gaz. C’est une impression singulière. Je voudrais écouter, mais je ne peux pas. Tout me gêne, tout me dérange. Ce sont des clefs brusques aux portes des loges, des tabourets qu’on remue, des quintes de toux qui s’encouragent, se répondent, des chuchotements d’éventails, des étoffes froissées, un tas de petits bruits qui me paraissent énormes ; puis des hostilités de gestes, d’attitudes, des dos qui n’ont pas l’air content, des coudes ennuyés qui s’étalent, semblent barrer tout le décor.

Devant moi, un tout jeune homme à binocle prend des notes d’un air grave, et dit :

« C’est enfantin. »

Dans la loge à côté, on cause à voix basse :

« Vous savez que c’est pour demain.

— Pour demain ?

— Oui, demain sans faute. »

Il paraît que demain est très important pour ces gens-là, et moi qui ne pense qu’à aujourd’hui !… À travers cette confusion, pas un de mes mots ne porte, ne fait flèche. Au lieu de monter, d’emplir la salle, les voix des acteurs s’arrêtent au bord de la rampe et retombent lourdement dans le trou du souffleur, au fracas bête de la claque… Qu’est-ce qu’il a donc à se fâcher, ce monsieur, là-haut ? Décidément, j’ai peur. Je m’en vais.

Me voilà dehors. Il pleut, il fait noir ; mais je ne m’en aperçois guère. Les loges, les galeries tournent encore devant moi avec leurs rangées de têtes lumineuses, et la scène au milieu, comme un point fixe, éclatant, qui s’obscurcit à mesure que je m’éloigne. J’ai beau marcher, me secouer, je la vois toujours, cette scène maudite, et la pièce, que je sais par cœur, continue à se jouer, à se traîner lugubrement au fond de mon cerveau. C’est comme un mauvais rêve que j’emporte avec moi et auquel je mêle les gens qui me heurtent, le gâchis, le bruit de la rue. Au coin du boulevard, un coup de sifflet m’arrête, me fait pâlir. Imbécile ! c’est un bureau d’omnibus… Et je marche, et la pluie redouble. Il me semble que là-bas aussi il pleut sur mon drame, que tout se décolle, se détrempe, et que mes héros, honteux et fripés, barbotent à ma suite sur les trottoirs luisants de gaz et d’eau.

Pour m’arracher à ces idées noires, j’entre dans un café. J’essaie de lire ; mais les lettres se croisent, dansent, s’allongent, tourbillonnent. Je ne sais plus ce que les mots veulent dire ; ils me semblent tous bizarres, vides de sens. Cela me rappelle une lecture que j’ai faite en mer, il y a quelques années, un jour de très gros temps. Sous le rouffe inondé d’eau où je m’étais blotti, j’avais trouvé une grammaire anglaise, et là, dans le train des vagues et des mâts arrachés, pour ne pas penser au danger, pour ne pas voir ces paquets d’eau verdâtre qui croulaient sur le pont en s’étalant, je m’absorbais de toutes mes forces dans l’étude du th anglais ; mais j’avais beau lire à haute voix, répéter et crier les mots, rien ne pouvait entrer dans ma tête pleine des huées de la mer et des sifflements aigus de la bise en haut des vergues.

Le journal que je tiens en ce moment me paraît aussi incompréhensible que ma grammaire anglaise. Pourtant à force de fixer cette grande feuille dépliée devant moi, je vois s’y dérouler, entre les lignes courtes et serrées, les articles de demain, et mon pauvre nom se débattre dans des buissons d’épines et des flots d’encre amère… Tout à coup le gaz baisse, on ferme le café.

Déjà ?

Quelle heure est-il donc ?

… Les boulevards sont pleins de monde. On sort des théâtres. Je me croise sans doute avec des gens qui ont vu ma pièce. Je voudrais demander, savoir, et en même temps je passe vite pour ne pas entendre les réflexions à haute voix et les feuilletons en pleine rue. Ah ! comme ils sont heureux tous ceux-là qui rentrent chez eux et qui n’ont pas fait de pièces !… Me voici devant le théâtre. Tout est fermé, éteint. Décidément, je ne saurai rien ce soir ; mais je me sens une immense tristesse devant les affiches mouillées et les ifs à lampions qui clignotent encore à la porte. Ce grand bâtiment que j’ai vu tout à l’heure s’étaler en bruit et en lumière à ce coin du boulevard est sourd, noir, désert, ruisselant comme après un incendie… Allons ! c’est fini. Six mois de travail, de rêves, de fatigues, d’espérances, tout cela s’est brûlé, perdu, envolé à la flambée de gaz d’une soirée.

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