Les Contes du lundi/Monologue à bord

A. Lemerre (p. 214-220).


MONOLOGUE À BORD



Depuis deux heures, tous les feux sont éteints, tous les abords fermés. Dans la batterie basse qui nous sert de dortoir, il fait noir et lourd, on étouffe. J’entends les camarades qui se retournent dans leurs hamacs, rêvent tout haut, gémissent en dormant. Ces journées sans travail, où la tête seule marche et se fatigue, vous font un mauvais sommeil, plein de fièvres et de soubresauts. Mais même ce sommeil-là, moi je suis long à le trouver. Je ne peux pas dormir ; je pense trop.

En haut, sur le pont, il pleut. Le vent souffle. De temps en temps, quand le quart change, il y a une cloche qui sonne dans le brouillard, tout au bout du navire. Chaque fois que je l’entends, ça me rappelle mon Paris et le coup de six heures dans les fabriques ; — il n’en manque pas de fabriques autour de chez nous ! Je vois tout notre petit logement, les enfants qui reviennent de l’école ; la mère au fond de l’atelier en train de finir quelque chose contre la croisée, et s’efforçant de retenir ce brin de jour qui baisse, jusqu’à la fin de son aiguillée.

Ah ! misère, qu’est-ce que tout ça va devenir, maintenant ?

J’aurais peut-être mieux fait de les emmener avec moi, puisqu’on me le permettait. Mais qu’est-ce que vous voulez ! C’est si loin. J’avais peur du voyage, du climat pour les enfants. Puis il aurait fallu vendre notre fonds de passementerie, ce petit avoir si péniblement gagné, monté pièce à pièce en dix ans. Et mes garçons, qui n’auraient plus été à l’école ! Et la mère, obligée de vivre au milieu d’un tas de traînées !… Ah ! ma foi, non. J’aime mieux souffrir tout seul… C’est égal ! quand je monte là-haut sur le pont et que je vois toutes ces familles installées là comme chez elles, les mères cousant des chiffons, les enfants dans leurs jupes, ça me donne toujours envie de pleurer.

Le vent grandit, les vagues s’enflent. La frégate file, penchée sur le côté. On entend crier ses mâts, craquer ses voiles. Nous devons aller très vite. Tant mieux, on sera plus vite arrivé…

Cette île des Pins, qui m’effrayait tant au moment du procès, à présent elle me fait envie. C’est un but, un repos. Et je suis si las ! Il y a des moments où tout ce que j’ai vu depuis vingt mois me tourne devant les yeux, à me donner le vertige. C’est le siège des Prussiens, les remparts, l’exercice ; ensuite les clubs, les enterrements civils avec des immortelles à la boutonnière, les discours au pied de la Colonne, les fêtes de la Commune à l’Hôtel de ville, les revues de Cluseret, les sorties, la bataille, la gare de Clamart et tous ces petits murs où l’on s’abritait pour tirer sur les gendarmes ; ensuite Satory, les pontons, les commissaires, les transbordements d’un navire à l’autre, ces allées et venues qui vous faisaient dix fois prisonniers par les changements de prisons ; enfin la salle des conseils de guerre, tous ces officiers en grand costume assis au fond en fer à cheval, les voitures cellulaires, l’embarquement, le départ, tout cela confondu dans le tangage et l’abasourdissement des premiers jours de mer.

Ouf !

J’ai comme un masque de fatigue, de poussière, de je ne sais pas quoi collé sur la figure. Il me semble que je ne me suis pas lavé depuis dix ans.

Oh ! oui, ça va me sembler bon de prendre pied quelque part, de faire halte. Ils disent que là-bas j’aurai un bout de terrain, des outils, une petite maison… Une petite maison ! Nous en avions rêvé une, ma femme et moi, du côté de Saint-Mandé ; basse, avec un petit jardin étalé devant, comme un tiroir ouvert plein de légumes et de fleurs. On serait venu là le dimanche, du matin au soir, prendre de l’air et du soleil pour toute la semaine. Puis, les enfants grandis, mis au commerce, on s’y serait retiré bien tranquille. Pauvre bête, va ! te voilà retiré maintenant, et tu vas l’avoir ta maison de campagne !

Ah ! malheur ! quand je pense que c’est la politique qui est la cause de tout. Je m’en défiais pourtant de cette sacrée politique. J’en avais toujours eu peur. D’abord je n’étais pas riche, et, avec mon fonds à payer, je n’avais pas beaucoup le temps de lire les journaux ni d’aller entendre les beaux parleurs dans les réunions. Mais le maudit siège est arrivé, la garde nationale, rien à faire qu’à brailler et à boire. Ma foi ! je suis allé aux clubs avec les autres, et tous leurs grands mots ont fini par me griser.

Les droits de l’ouvrier ! Le bonheur du peuple !

Quand la Commune est venue, j’ai cru que c’était l’âge d’or des pauvres gens qui arrivait. D’autant qu’on m’avait nommé capitaine, et que tous ces états-majors habillés de frais, ces galons, ces brandebourgs, ces aiguillettes donnaient beaucoup d’ouvrage à la maison. Plus tard, quand j’ai vu comment tout cela marchait, j’aurais bien voulu m’en aller, mais j’avais peur de passer pour un lâche.

Qu’est-ce qu’il y a donc là-haut ? Les porte-voix ronflent. De grosses bottes courent sur le pont mouillé… Ces matelots, pourtant, quelle dure existence ça mène ! En voilà que le sifflet du quartier-maître vient de prendre en plein sommeil. Ils montent sur le pont encore tout endormis, tout suants. Il faut courir dans le noir, dans le froid. Les planches glissent, les cordages sont gelés et brûlent les mains qui s’y accrochent. Et pendant qu’ils sont pendus là-haut, au bout des vergues, ballottés entre le ciel et l’eau, à rouler de grandes toiles toutes raides, un coup de vent arrive qui les arrache, les emporte, les éparpille en pleine mer comme un vol de mouettes. Ah ! c’est une vie autrement rude que celle de l’ouvrier parisien, et autrement mal payée. Cependant ces gens-là ne se plaignent pas, ne se révoltent pas. Ils vous ont des airs tranquilles, des yeux clairs bien décidés, et tant de respect pour leurs chefs ! On voit bien qu’ils ne sont pas venus souvent dans nos clubs.

Décidément, c’est une tempête. La frégate est secouée horriblement. Tout danse, tout craque.

Des paquets d’eau s’abattent sur le pont avec un bruit de tonnerre ; puis, pendant cinq minutes, ce sont de petites rigoles qui s’écoulent de tout côté. Autour de moi, on commence à se secouer. Il y en a qui ont le mal de mer, d’autres qui ont peur. Cette immobilité forcée dans le danger, c’est bien la pire des prisons… Et dire que pendant que nous sommes là, parqués comme un bétail, ballottés à tâtons dans ce vacarme sinistre qui nous entoure, tous ces beaux fils de la Commune à écharpes d’or, à plastrons rouges, tous ces poseurs, tous ces lâches qui nous poussaient en avant, sont bien tranquilles dans des cafés, dans des théâtres, à Londres, à Genève, tout près de France. Quand j’y songe, il me vient des rages !

Toute la batterie est réveillée. On s’appelle d’un hamac à l’autre ; et comme on est tous Parisiens, on commence à blaguer, à ricaner. Moi, je fais semblant de dormir, pour qu’on me laisse tranquille. Quel horrible supplice de n’être jamais seul, de vivre à tas ! Il faut se monter à la colère des autres, dire comme eux, affecter des haines qu’on n’a pas, sous peine de passer pour un mouchard. Et toujours la blague, la blague… Quelle mer, bon Dieu ! On sent que le vent creuse de grands trous noirs où la frégate plonge et tourbillonne… Allons ! j’ai bien fait de ne pas les emmener. C’est si bon de penser à cette heure qu’ils sont là-bas, bien abrités dans notre petite chambre ! Du fond de la batterie noire, il me semble que je vois le rayon de lampe abaissé sur tous ces fronts, les enfants endormis et la mère penchée qui songe et qui travaille…

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