Les Contes du lundi/Le Caravansérail

A. Lemerre (p. 160-166).


LE CARAVANSÉRAIL



Je ne peux pas me rappeler sans sourire le désenchantement que j’ai eu en mettant le pied pour la première fois dans un caravansérail d’Algérie. Ce joli mot de caravansérail, que traverse comme un éblouissement tout l’orient féerique des Mille et une Nuits, avait dressé dans mon imagination des enfilades de galeries découpées en ogives, des cours mauresques plantées de palmiers, où la fraîcheur d’un mince filet d’eau s’égrenait en gouttes mélancoliques sur des carreaux de faïence émaillée ; tout autour, des voyageurs en babouches, étendus sur des nattes, fumaient leurs pipes à l’ombre des terrasses, et de cette halte montait sous le grand soleil des caravanes une odeur lourde de musc, de cuir brûlé, d’essence de rose et de tabac doré…

Les mots sont toujours plus poétiques que les choses. Au lieu du caravansérail que je m’imaginais, je trouvai une ancienne auberge de l’Île-de-France, l’auberge du grand chemin, station de rouliers, relais de poste, avec sa branche de houx, son banc de pierre à côté du portail, et tout un monde de cours, de hangars, de granges, d’écuries.

Il y avait loin de là à mon rêve des Mille et une Nuits ; pourtant cette première désillusion passée, je sentis bien vite le charme et le pittoresque de cette hôtellerie franque perdue, à cent lieues d’Alger, au milieu d’une immense plaine qu’horizonnait un fond de petites collines pressées et bleues comme des vagues. D’un côté, l’Orient pastoral, des champs de maïs, une rivière bordée de lauriers-roses, la coupole blanche de quelque vieux tombeau ; de l’autre, la grand’route, apportant dans ce paysage de l’Ancien Testament le bruit, l’animation de la vie européenne. C’est ce mélange d’Orient et d’Occident, ce bouquet d’Algérie moderne, qui donnait au caravansérail de Mme Schontz une physionomie si amusante, si originale.

Je vois encore la diligence de Tlemcen entrant dans cette grande cour, au milieu des chameaux accroupis, tout chargés de burnous et d’œufs d’autruche. Sous les hangars, des nègres font leur kousskouss, des colons déballent une charrue modèle, des Maltais jouent aux cartes sur une mesure à blé. Les voyageurs descendent, on change de chevaux ; la cour est encombrée. C’est un spahi à manteau rouge qui fait la fantasia pour les filles de l’auberge, deux gendarmes arrêtés devant la cuisine, buvant un coup sans quitter l’étrier ; dans un coin, des juifs algériens en bas bleus, en casquette, qui dorment sur des ballots de laine, en attendant l’ouverture du marché ; car deux fois par semaine un grand marché arabe se tenait sous les murs du caravansérail.

Ces jours-là, en ouvrant ma fenêtre le matin, j’avais en face de moi un fouillis de petites tentes, une houle bruyante et colorée où les chéchias rouges des Kabyles éclataient comme des coquelicots dans un champ, et c’était jusqu’au soir des cris, des disputes, un fourmillement de silhouettes au soleil. Au jour tombant, les tentes se pliaient ; hommes, chevaux, tout disparaissait, s’en allait avec la lumière, comme un de ces petits mondes tourbillonnants que le soleil emporte dans ses rayons. Le plateau restait nu, la plaine redevenait silencieuse, et le crépuscule d’Orient passait dans l’air avec ses teintes irisées et fugitives comme des bulles de savon… Pendant dix minutes, tout l’espace était rose. Il y avait, je me rappelle, à la porte du caravansérail, un vieux puits si bien enveloppé dans ces lueurs du couchant, que sa margelle usée semblait de marbre rose ; le seau ramenait de la flamme, la corde ruisselait de gouttes de feu…

Peu à peu cette belle couleur de rubis s’éteignait, passait à la mélancolie du lilas. Puis le lilas lui-même s’étalait en s’assombrissant. Un bruissement confus courait jusqu’au bout de l’immense plaine ; et tout à coup, dans le noir, dans le silence, éclatait la musique sauvage des nuits d’Afrique, clameurs éperdues des cigognes, aboiements des chacals et des hyènes, et de loin en loin, un mugissement sourd, presque solennel, qui faisait frissonner les chevaux dans les écuries, les chameaux sous les hangars des cours…

Oh ! comme cela semblait bon, en sortant tout transi de ces flots d’ombre, de descendre dans la salle à manger du caravansérail et d’y trouver le rire, la chaleur, les lumières, ce beau luxe de linge frais et de cristaux clairs qui est si français ! Il y avait là, pour vous faire les honneurs de la table, Mme Schontz, une ancienne beauté de Mulhouse, et la jolie Mlle Schontz, que sa joue en fleur un peu hâlée et sa coiffe alsacienne aux ailes de tulle noir faisaient ressembler à une rose sauvage de Guebwiller ou de Rouge-Goutte sur laquelle se serait posé un papillon… Ètaient-ce les yeux de la fille ou le petit vin d’Alsace que la mère vous versait au dessert, mousseux et doré comme du champagne ? Toujours est-il que les dîners du caravansérail avaient un grand renom dans les camps du sud… Les tuniques bleu de ciel s’y pressaient à côté des vestons de hussards galonnés de soutaches et de brandebourgs ; et bien avant dans la nuit, la lumière s’attardait aux vitres de la grande auberge.

Le repas fini, la table enlevée, on ouvrait un vieux piano qui dormait là depuis vingt ans et l’on se mettait à chanter des airs de France ; ou bien, sur une lauterbach quelconque, un jeune Werther à sabretache faisait faire un tour de valse à Mlle Schontz. Au milieu de cette gaieté militaire un peu bruyante, dans ce cliquetis d’aiguillettes, de grands sabres et de petits verres, ce rythme langoureux qui passait, ces deux cœurs qui battaient en mesure, enfermés dans le tournoiement de la valse, ces serments d’amour éternel qui mouraient sur un dernier accord, vous ne pouvez rien vous figurer de plus charmant.

Quelquefois, dans la soirée, la grosse porte du caravansérail s’ouvrait à deux battants, des chevaux piaffaient dans la cour. C’était un aga du voisinage qui, s’ennuyant avec ses femmes, venait frôler la vie occidentale, écouter le piano des roumis et boire du vin de France. Une seule goutte de vin est maudite, dit Mahomet dans son Coran ; mais il y a des accommodements avec la loi. À chaque verre qu’on lui versait, l’aga prenait, avant de boire, une goutte au bout de son doigt, la secouait gravement, et, cette goutte maudite une fois chassée, il buvait le reste sans remords. Alors, tout étourdi de musique et de lumières, l’Arabe se couchait par terre dans ses burnous, riait silencieusement en montrant ses dents blanches et suivait les ronds de la valse avec des yeux enflammés.

… Hélas ! maintenant où sont-ils les valseurs de Mlle Schontz ? où sont les tuniques bleu de ciel, les jolis hussards à taille de guêpe ? Dans les houblonnières de Wissembourg, dans les sainfoins de Gravelotte… Personne ne viendra plus boire le petit vin d’Alsace au caravansérail de Mme Schontz. Les deux femmes sont mortes, le fusil au poing, en défendant contre les Arabes leur caravansérail incendié. De l’ancienne hôtellerie si vivante, les murs seuls — ces grands ossements des bâtisses — restent debout, tout calcinés. Les chacals rôdent dans les cours. Çà et là un bout d’écurie, un hangar épargné par la flamme se dressent comme une apparition de vie ; et le vent, ce vent de désastre qui souffle depuis deux ans sur notre pauvre France, des bords du Rhin jusqu’à Laghouat, de la Saar au Sahara, passe chargé de plaintes dans ces ruines et fait battre les portes tristement.

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