Les Contes drolatiques/I/Le Frère d’armes

Les Contes drolatiquesGarnier frères (p. 178-194).


LE FRÈRE D’ARMES



Au commencement du règne du roy Henry secund du nom, lequel ayma tant la belle Diane, il y avoyt encores une cérémonie dont l’usaige s’est depuis beaucoup affoibly, et qui ha tout à faict disparu, comme une infinité de bonnes chouses des vieulx temps. Ceste belle et noble coustume estoyt le choix d’ung frère d’armes que faisoyent tous les chevaliers. Doncques, après s’estre cogneus pour deux hommes loyaulx et braves, ung chascun de ce gentil couple estoyt marié pour la vie à l’autre ? tous deux devenoyent frères ; l’ung debvoyt deffendre l’aultre à la bataille, parmy les ennemys qui le menassoyent, et, à la Court, parmy les amys qui en médisoyent. En l’absence de son compaignon, l’aultre estoyt tenu de dire à ung qui auroyt accusé son bon frère de quelque desloyaulté, meschanterie ou noirceur feslonne : « Vous en avez menty par vostre gorge ! …. » et aller sur le pré, vitement, tant seur on estoyt de l’honneur l’ung de l’aultre. Il n’est pas besoing d’adiouxter que l’ung estoyt tousiours le secund de l’aultre, en toute affaire, meschante ou bonne, et qu’ils partageoyent tout bon heur ou mal heur. Ils estoyent mieulx que les frères qui ne sont conioints que par les hazards de la nature, veu qu’ils estoient fraternisez par les liens d’ung sentiment espécial, involontaire et mutuel. Aussy la fraternité des armes ha-t-elle produict de beaulx traicts, aussy braves que ceulx des anciens Grecs, Romains ou aultres… Mais cecy n’est pas mon subiect. Le récit de ces chouses se treuve escript par les historiens de nostre pays, et ung chascun le sçayt.

Doncques, en ce temps-là, deux ieunes gentilshommes de Touraine, dont l’ung estoyt le cadet de Maillé, l’aultre le sieur de Lavallière, se feirent frères d’armes le iour où ils gaignèrent leurs esperons. Ils sortoyent de la maison de monsieur de Montmorency, où ils feurent nourris des bonnes doctrines de ce grant capitaine, et avoyent monstré combien la valeur est contagieuse en ceste belle compaignie, pour ce que, à la bataille de Ravennes, ils méritèrent les louanges des plus vieulx chevaliers. Ce feut dans la meslée de ceste rude iournée que Maillé, saulvé par le susdict Lavallière, avecques lequel il avoyt eu quelques noises, veit que ce gentilhomme estoyt ung noble cueur. Comme ils avoyent receu chascun des eschancreures en leur pourpoinct, ils baptizèrent ceste fraternité dans leur sang et feurent traictez ensemble, dans ung mesme lict, soubz la tente de monsieur de Montmorency, leur maistre. Il est besoing de vous dire que, à l’encontre des habitudes de sa famille, où il y ha tousiours eu de iolis visaiges, le cadet de Maillé n’estoyt point de physionomie plaisante, et n’avoyt guères pour luy que la beaulté du diable ; du reste, descouplé comme ung levrier, large des espaules et taillé en force comme le roy Pepin, lequel fut ung terrible iouteur. Au rebours, le sire de Chateau-Lavallière estoyt ung fils goldronné, pour qui sembloyent avoir esté inventez les belles dentelles, les fins haults de chausses et les soliers à fenestre. Ses longs cheveulx cendrez estoyent iolis comme une chevelure de dame ; et c’estoyt, pour estre court, ung enfant avecques lequel toutes les femmes auroyent bien voulu iouer. Aussy, un iour, la Daulphine, niepce du pape, dit en riant à la royne de Navarre, veu qu’elle ne haïoyt point ces bonnes droleries : « que cettuy paige estoyt ung emplastre à guarrir de tous les maulx ! » ce qui feit rougir le ioly petit Tourangeau, pour ce que, n’ayant encores que seize ans, il print ceste guallanterie comme ung reprouche.

Lors, au retourner d’Italie, le cadet de Maillé treuva ung bon chaussepied de mariaige, que luy avoyt trafficqué sa mère en la personne de madamoiselle d’Annebault, laquelle estoyt une gracieuse fille, riche de mine et bien fournie de tout, ayant ung bel hostel en la rue Barbette, guarny de meubles et tableaux italians, et force domaines considérables à recueillir. Quelques iours après le trespassement du roy Françoys, adventure qui planta la terreur au fund de tous les caz, pour ce que ledict seigneur estoyt mort par suite du mal de Naples, et que doresnavant il n'y avoyt point de sécuritez, mesmes avecques les plus haultes princesses, le dessus dict Maillé feut contrainct de quitter la Court pour aller accommoder aulcunes affaires de griefve importance dans le Piedmont. Comptez qu’il luy desplaisoyt beaucoup de laisser sa bonne femme, si ieunette, si friande, si noiseuse, au milieu des dangiers, poursuites, embusches et surprinses de ceste guallante compaignie où estoyent tant de beaulx fils, hardis comme des aigles, fiers de reguard et amoureux de femmes autant que les gens sont affamez de iambons à Pasques. Dans ceste hautlte ialousie, tout luy estoyt bien desplaisant ; mais, force de songier, il s’advisa de cadenasser sa femme, ainsi qu’il va estre dict. Il invita son bon frère d’armes à venir au petit iour, le matin de sa departie. Ores, dès qu’il entendit le cheval de Lavallière dans sa court, il saulta hors de son lict, y laissant sa doulce et blanche moitié sommeillant encores de ce petit sommeil brouïnant, tant aymé de tous les friands de paresses. Lavallière vint à luy, et les deux compaignons se mussant dans l’embrazure de la croisée, ils s’accollèrent par une loyale poignée de main ; puis, de prime face, Lavallière dit à Maillé : — Ie seroys venu ceste nuict sur ton advis, mais i’avoys ung procez amoureux à vuyder avecques ma dame qui me bailloyt assignation : doncques ie ne pouvoys aulcunement faire deffault ; mais ie l’ay quittée de matin… Veux-tu que ie t’accompaigne ? Ie luy ay dict ton départ, elle m’a promis de demourer, sans aulcun amour, sur la foy des traictez… Si elle me truphe, ung amy vault mieux qu’une maistresse ! …

— Oh ! mon bon frère, respondit Maillé tout esmeu de ces paroles, ie veulx te demander une preuve plus haulte de ton brave cueur… Veux-tu avoir la charge de ma femme, la deffendre contre tous, estre son guide, la tenir en lesse et me respondre de l’intégrité de ma teste ? … Tu demoureras icy pendant le temps de mon absence, dans la salle verde, et seras le chevalier de ma femme…

Lavallière fronssa les sourcils et dit :

— Ce n’est ny toy, ny ta femme, ny moy, que ie redoubte, mais les meschans, qui proufficteront de cecy pour nous brouiller comme des escheveaux de soye…

— Ne sois point en deffiance de moy, reprint Maillé, serrant Lavallière contre luy. Si tel estoyt le bon vouloir de Dieu que i’eusse le malheur d’estre cocqu, ie seroys moins marry que ce feust à ton advantaige… Mais, par ma foy ! i’en mourroys de chagrin, car ie suis bien assotté de ma bonne, fresche et vertueuse femme.

Sur ce dire, il destourna la teste pour ne point monstrer à Lavallière l’eaue qui luy venoyt aux yeulx ; mais le ioly courtizan veit ceste semence de pleurs, et lors, prenant la main de Maillé :

— Mon frère, luy dit-il, ie te iure ma foy d’homme que, paravant qu’ung quelqu’ung touche à ta femme, il aura senty ma dague au fund de sa fressure… Et, à moins que ie ne meure, tu la retrouveras intacte de corps, sinon de cueur, pour ce que la pensée est hors du pouvoir des gentilshommes…

— Il est doncques dict là-hault, s’escria Maillé, que ie seray tousiours ton serviteur et ton obligé…

Là-dessus, le compaignon partit, pour ne point mollir dans les interiections, pleurs et aultres saulces que respandent les dames en adieux ; puis Lavallière, l’ayant conduict à la porte de la ville, revint en l’hostel, attendit Marie d’Annebault au deshuchier du lict, lui apprint la departie de son bon mary, luy offrit d’estre à ses ordres, et le tout avecques des manières si gentilles, que la plus vertueuse femme eust esté chatouillée du dezir de guarder à soy le chevalier. Mais de ces belles patenostres n’estoyt aulcun besoing pour endoctriner la dame, veu que elle avoyt presté l’aureille aux discours des deux amys et s’estoyt grantement offensée des doubtes de son mary. Hélas ! comptez que Dieu seul est parfaict ! Dans toutes les idées de l’homme, il y aura tousiours ung costé maulvais ; et c’est, oui da, une belle science de vie, mais science impossible, que de tout prendre, mesmes ung baston, par le bon bout. La cause de ceste grant difficulté de plaire aux dames est qu’il y a chez elles une chouse qui est plus femme qu’elles, et n’estoyt le respect qui leur est deu, ie diroys ung aultre mot. Ores, nous ne debvons iamais resveigler les phantaisies de ceste chouse malivole. Mais le parfaict gouvernement des femmes est œuvre à navrer ung homme, et nous fault rester en totale soubmission d’elles ; c’est, ie cuyde, le meilleur sens pour desnouer la trez-angoisseuse énigme du mariaige. Doncques, Marie d’Annebault se tint heureuse des bonnes fassons et offres du guallant ; mais il y avoyt en son soubrire ung malicieux esperit, et, pour aller rondement, l’intention de mettre son ieune garde-chouse entre l’honneur et le plaisir ; de si bien le requérir d’amour, le tant testonner de bons soings, le pourchasser de resguards si chauds, qu’il feust infidelle à l’amitié au prouffict de la guallantise.

Tout estoyt en bon poinct pour les menées de son dessein, veu les accointances que le sire de Lavallière estoyt tenu d’avoir avecques elle par son séiour en l’hostel. Et, comme il n’y ha rien au monde qui puisse destourber une femme de ses visées, en toute occurrence la cingesse tendoyt à l’empiéger dans ung lacqs.

Tantost le faisoyt rester sis près d’elle, devant le feu, iusques à douze heures de la nuict, luy chantant des refrains, et, sur toute chouse, luy monstrant ses bonnes espaules, les tentations blanches dont son corsaige estoyt plein, enfin, luy gectant mille resguards cuysans ; le tout sans avoir la physionomie des pensées qu’elle gardoyt soubz son aureille.

Tantost elle se pourmenoyt avecques luy, de matin, dans les iardins de son hostel, et s’appuyoyt bien fort sur son bras, le pressoyt, sospiroyt, luy faisoyt nouer le lasset de son brodequin, qui tousiours se destortilloyt à poinct nommé.

Puis c’estoyent mille gentilles paroles, et de ces chouses auxquelles entendent si bien les dames ; petits soings pour l’hoste, comme venir veoir s’il avoyt ses aises ; si le lict estoyt bon ; si la chambre propre ; s’il y avoyt bon aër ; si, la nuict, il sentoyt aulcuns vents coulis ; si, le iour, avoyt trop de soleil ; lui demandant de ne luy rien celer de ses phantaisies et moindres voulentés, disant :

— Avez-vous coustume de prendre quelque chouse au matin, dans le lict… soit de l’hydromel, du laict ou des espices ? Mangez-vous bien à vos heures ? Ie me conformeray à tous vos dezirs… dictes… Vous avez paour de me demander… Allons !

Elle accompagnoyt ces bonnes doreloteries de cent mignardises, comme de dire en entrant :

— Ie vous gehenne, renvoyez-moy ! … Allons ! besoing est que vous soyez libre… Ie m’en vais…

Et tousiours estoyt gracieusement invitée à rester.

Et tousiours la rusée venoyt vestue à la légiere, monstrant des eschantillons de sa beaulté à faire hennir ung patriarche aussy ruyné par le temps que debvoyt l’estre le sieur de Mathusalem à neuf cent soixante ans.

Le bon compaignon, estant fin comme soye, laissoyt aller toutes les menées de la dame, bien content de la veoir occupée de luy, veu que c’estoyt autant de gaigné ; mais, en frère loyal, il remettoyt tousiours le mary absent soubz les yeulx de son hostesse.

Ores, ung soir, la iournée ayant esté trez-chaulde, Lavallière, redoubtant les ieux de la dame, luy dit comme Maillé l’aymoyt fort, qu’elle avoyt à elle ung homme d’honneur, ung gentilhomme bien ardent pour elle et bien chatouilleux de son escu…

— Pourquoy doncques, dit-elle, s’il en est chatouilleux, vous ha-t-il mis icy ?

— N’est-ce pas une haulte prudence ? … respondit-il. N’estoyt-il pas besoing de vous confier à quelque deffenseur de vostre vertu, non qu'il luy en faille ung, mais pour vous protéger contre les maulvais ? …

— Doncques, vous estes mon guardien ? feit-elle.

— I’en suis fier ! s’escria Lavallière.

— Vère ! dit-elle, il ha bien mal choisy…

Ce proupos feut accompaigné d’une œillade si paillardement lascive, que le bon frère d’armes print, en manière de reprouche, une contenance fresche, et laissa la belle dame seule, laquelle feut picquée de ce reffus d’entamer la bataille des amours.

Elle demoura dans une haulte méditation, et se mit à quérir l’obstacle véritable que elle avoyt rencontré : car il ne sçauroyt venir en l’esprit de aulcune dame qu’ung bon gentilhomme puisse avoir du desdaing pour ceste baguatelle qui ha tant de prix et si haulte valeur. Ores, ces pensiers s’entrefilèrent et s’accointèrent si bien, l’ung accrochant l’aultre, que, de pièces en morceaulx, elle attira toute l’estoffe à elle, et se treuva couchiée au plus profund de l’amour ; ce qui doibt enseigner aux dames à ne iamais iouer avecques les armes de l’homme, veu qu’à manier de la glue il en demeure tousiours aux doigts.

Par ainsy, Marie d’Annebault fina par où elle auroyt deu commencer, à sçavoir : que, pour se saulver de ses pièges, le bon chevalier debvoyt estre prins à celluy d’une dame ; et, en bien cherchant autour d’elle où son ieune hoste pouvoyt avoir treuvé ung étuy de son goust, elle pensa que la belle Limeuil, l’une des filles de la royne Catherine, mesdames de Nevers, d’Estrées et de Giac, estoyent les amyes desclairées de Lavallière, et que de toutes, il debvoyt en aymer au moins une à la follie.

De ce coup, elle adiouxta la raison de ialousie à toutes les aultres qui la convioyent de séduire son messire Argus, dont elle ne vouloyt point couper, mais perfumer, baiser la teste, et ne faire aulcun tort au reste.

Elle estoyt certes plus belle, plus ieune, plus appetissante et mignonne que ses rivales ; du moins, ce feut le mélodieux arrest de sa cervelle. Aussy, meue par toutes les chordes, ressorts de conscience et causes physicques qui font mouvoir les femmes, elle revint à la charge pour donner nouvel assault au cueur du chevalier, car les dames ayment à prendre ce qui est bien fortifié.

Alors elle feit la chatte, et se roula si bien près de luy, le chatouilla si gentement, l’apprivoisa si doulcement, le patepelua si mignottement, que, ung soir où elle estoyt tombée en de noires humeurs, quoique bien gaye au fund de l’ame, elle se feit demander par son frère guardien :

— Qu’avez-vous doncques ?

A quoy, songeuse, elle luy respondit, en estant escoutée par luy comme la meilleure des musicques :

Qu’elle avoyt espousé Maillé à l’encontre de son cueur, et qu’elle en estoyt bien malheureuse ; qu’elle ignoroyt les doulceurs d’amour ; que son mary ne s’y entendoyt nullement, et que sa vie seroyt pleine de larmes. Brief, elle se feit pucelle de cueur, et de tout, veu qu’elle advoua n’avoir encore perceu de la chouse que des desplaizirs. Puis dit encores que, pour le seur, ce manège debvoyt estre fertile en sucreries, friandises de toutes sortes, pour ce que toutes les dames y couroyent, en vouloyent, estoyent ialouses de ceulx qui leur en vendoyent, car, à aulcunes, cela coustoyt chier ; que elle en estoyt si curieuse, que, pour ung seul bon iour ou une nuictée d’amour, elle bailleroyt sa vie et seroyt tousiours subiecte de son amy, sans aulcun murmure ; mais que celluy avecques qui la chouse lui seroyt plus plaisante à faire ne vouloyt pas l’entendre ; et que, cependant, le secret pouvoyt estre éternellement guardé sur leurs coucheries, veu la fiance de son mary en luy ; finablement, que, s’il la refusoyt encores, elle en mourroyt.

Et toutes ces paraphrases du petit canticque, que sçavent toutes les dames en venant au monde, feurent desbagoulées entre mille silences entrecoupez de sospirs arrachiés du cueur, aornés de force tortillemens, appels au ciel, yeulx en l’aër, petites rougeurs subites, cheveulx graphinés… Enfin, toutes les herbes de la Sainct-Jean feurent mises dans le ragoust. Et, comme au fond de ces paroles il y avoyt ung pinçant dezir qui embellit mesmes les laiderons, le bon chevalier tomba aux pieds de la dame, les luy print, les luy baisa, tout plourant. Faictes estat que la bonne femme feut bien heureuse de les luy laisser à baiser ; et mesmes, sans trop resguarder à ce qu’il vouloyt en faire, elle luy abandonna sa robbe, saichant bien que besoing estoyt de la prendre par en bas pour la lever ; mais il estoyt escript que ce soir elle seroyt saige, car le beau Lavallière luy dit avecques désespoir :

— Ah ! madame, ie suis ung malheureux et ung indigne…

— Non, non, allez ! … feit-elle.

— Hélas ! le bonheur d'estre à vous m’est interdict.

— Comment ? … dit-elle.

— Ie n’ose vous advouer mon cas ! …

— Est-ce doncques bien mal ? …

— Ha ! ie vous feray honte ! …

— Dictes, ie me cacheray le visaige dans mes mains.

Et la rusée se mussa de manière à bien veoir son bien aymé par ses entre-doigts.

— Las ! … feit-il, l’autre soir, quand vous m’avez dict ceste si gracieuse parole, i’estoys allumé si traistreusement, que, ne cuydant point mon bonheur prouche et n’osant vous advouer ma flamme, i’ay couru en un clappier où vont les gentilshommes ; là, pour l’amour de vous, et pour saulver l’honneur de mon frère dont i’avoys honte de salir l’escu, i’ay esté pippé ferme, en sorte que ie suis en dangier de mourir du mal italian…

La dame, prinse de frayeur, gecta ung cry d’accouchée, et, toute esmeue, le repoulsa par ung petit geste bien doulx ; puis, le paouvre Lavallière, se treuvant en trop piteuse occurrence, se departit de la salle ; mais il n’estoyt pas tant seulement aux tapisseries de la porte, que Marie d’Annebault l’avoyt derechief contemplé, disant à part elle : « Ah ! quel dommaige ! … » Lors elle recheut en grant mélancholie, plaignant en soy le gentilhomme et s’enamourant d’autant plus qu’il estoyt fruict par trois fois deffendu.

— N’estoyt Maillé, luy dit-elle ung soir qu’elle le trouvoyt plus beau que de coustume, ie vouldroys gaigner vostre mal ; nous aurions ensemble les mesmes affres…

— Ie vous ayme trop, dit le frère, pour ne pas estre saige.

Et il la quitta pour aller chez sa belle Limeuil. Comptez que, ne pouvant se reffuser à recepvoir les flambantes œillades de la dame, il y avoyt, aux heures du mangier et pendant les vesprées, ung feu nourry qui les eschauffoyt beaucoup ; mais elle estoyt contraincte de vivre sans touchier au chevalier, aultrement que du resguard. A ce mestier, Marie d’Annebault se trouvoyt fortifiée de tout poinct contre les guallans de la Court : car il n’y ha pas de bornes plus infranchissables et meilleur guardien que l’amour ; il est comme le diable : ce qu’il tient, il l’entoure de flammes. Ung soir, Lavallière, ayant conduict la dame de son amy à ung ballet de la royne Catherine, dançoyt avecques sa belle Limeuil, dont il estoyt affolé. Dans ce temps-là, les chevaliers conduisoyent bravement leurs amours deux par deux et mesmes par troupes. Ores, toutes les dames estoyent ialouses de la Limeuil, qui délibéroyt en ce moment de soy donner au beau Lavallière. Avant de se mettre en quadrille, elle luy avoyt donné la plus doulce des assignations pour lendemain pendant la chasse. Nostre grant royne Catherine, laquelle, par haulte politicque, fomentoyt ces amours et les remuoyt comme patissiers font flamber leurs fours en les fourgonnant, ladicte royne doncques donnoyt son coup d’œil à tous les gentils couples enlassez dedans son quadrille de femelles, et disoyt à son mary :

— Pendant qu’ils bataillent ici, peuvent-ils faire des ligues contre vous ? … Hein ?

— Oui, mais les ceulx de la Religion ?

— Bah ! nous les y prendrons aussy ! dit-elle en riant. Tenez, vécy Lavallière, que l’on soupçonne estre des hugonneaulx, converty à ma chiere Limeuil, qui ne va pas mal, pour une damoiselle de seize ans… Il l’aura bientost mise dans son greffe…

— Ha ! madame, n’en croyez rien, feit Marie d’Annebault, car il est guasté par le mal de Naples. qui vous ha faict royne !

A ceste bonne naïveté, Catherine, la belle Diane et le Roy, qui estoyent ensemble, s’esclattèrent de rire, et la chouse courut dans toutes les aureilles. Alors ce feut pour Lavallière une honte et des mocqueries qui ne finèrent plus. Le paouvre gentilhomme, monstré aux doigts, auroyt bien voulu d’ung aultre dans ses chausses, car la Limeuil, à qui les corrivaulx de Lavallière n’eurent rien de plus hasté que de l’advertir en riant de son dangier, feit une mine de heurtoir à son amant, tant grant estoyt l’espantement, et griefves estoyent les appréhensions de ce mauvais mal. Aussy Lavallière se veit, de tout poinct, abandonné comme ung lépreux. Le Roy luy dit ung mot fort desplaisant, et le bon chevalier quitta la feste suivi de la paouvre Marie au désespoir de ceste parole. Elle avoyt de tout poinct ruiné celluy qu’elle aimoyt, luy avoyt tollu son honneur et guasté sa vie, veu que les physicians et maistres myres advançoyent, comme chouse non équivocque, que les gens italianisez par ce mal d’amour y debvoyent perdre leurs meilleurs advantaiges, n’estre plus de vertu générative, et noircis dans leurs os.

En sorte que nulle femme ne se vouloyt plus laisser chausser en légitime mariaige par le plus beau gentilhomme du royaulme, s’il estoyt seulement soupçonné d’estre ung de ceulx que maistre Françoys Rabelais nommoyt ses croustes-levez trez-pretieux.

Comme le beau chevalier se taisoyt beaucoup et restoyt en mélancholie, sa compaigne luy dit en retournant de l’hostel d’Hercules, où se donnoyt la feste :

— Mon chier seigneur, ie vous ay faict ung grant dommaige ! …

— Ha ! madame, respondit Lavallière, le mien est réparable, mais dans quel estrif estes-vous tombée ? Debviez-vous estre au faict du dangier de mon amour ? …

— Ah ! feit-elle, ie suis doncques bien seure maintenant de tousiours vous avoir à moy, pour ce que, en eschange de ce grant blasme et deshonneur, ie doibs estre à iamais vostre amye, vostre hostesse et vostre dame, mieulx encores, vostre meschine. Aussy ma voulenté est-elle de m’adonner à vous pour effacer les traces de ceste honte, et vous guarrir par mille soings, par mille veilles ; et, si les gens de l’estat desclairent que le mal est trop entesté, qu’il y va pour vous de la mort comme au roy deffunct, ie requiers vostre compaignie, affin de mourir glorieusement en mourant de vostre mal. En da ! feit-elle en plourant, il n’y a pas de supplices pour payer le tort dont ie vous ay entaché.

Ces paroles furent accompaignées de grosses larmes ; son trez-vertueux cueur s’esvanouit, elle tomba vraiement pasmée. Lavallière, espouvanté, la print et luy mit sa main sur le cueur, audessoubz d’ung sein d’une beaulté sans secunde. La dame revint à la chaleur de cette main aymée, sentant de cuysantes délices à en perdre la cognoissance de nouveau.

— Las ! dit-elle, cette caresse maligne et superficielle sera doresenavant les seules iouissances de nostre amour. Elles sont encores de mille picques au-dessus des ioyes que le paouvre Maillé cuydoyt me faire… Laissez votre main là, dit-elle… Vraiement, elle est sur mon ame et la touche ! …

A ce discours, le chevalier, restant trez-piteux de mine, confessa naïfvement à sa dame que il sentoyt tant de félicitez à ce touchier que les douleurs de son mal croissoyent beaucoup, et que la mort estoyt préférable à ce martyre.

— Mourons doncques, dit-elle.

Mais la lictière estoyt en la cour de l’hostel ; et comme il n’y avoyt aulcun moyen de mourir, ung chacun d’eulx se couchia loing de l’aultre, bien encombré d’amour, Lavallière ayant perdu sa belle Limeuil, et Marie d’Annebault ayant gaigné des iouissances sans pareilles.

Par cet estrif qui n’estoyt point préveu, Lavallière se treuva mis au ban de l’amour et du mariaige ; il n’osa plus se monstrer nulle part, et il veit que la guarde d’ung caz de femme coustoyt bien chier ; mais plus il despendoyt d’honneur et de vertus, plus il rencontroyt de plaisir à ces haults sacrifices offerts à sa fraternité. Cependant son debvoir luy feut trez-ardu, trez-espineux et intolérable à faire aux derniers iours de sa guette. Vécy comme.

L’adveu de son amour qu’elle cuydoyt partagié, le tort advenu par elle à son chevalier, la rencontre d’ung plaisir incogneu, communicquèrent moult hardiesse à la belle Marie, qui cheut en amour platonicque, légierement tempéré par les menus suffraiges dont le dangier estoyt nul. De ce vindrent les diabolicques plaisirs de la petite oie, inventée par les dames qui, depuis la mort du roy Françoys, redoubtoyent de se contagionner, mais vouloyent estre à leurs amans ; et, à ces cruelles délices du touchier, pour iouer son roole, Lavallière ne pouvoyt aulcunement se reffuser. Par ainsy, tous les soirs, la dolente Marie attachoyt son hoste à sa iuppe, luy tenoyt les mains, le baisoyt par ses resguards, colloyt gentement sa ioue à la sienne ; et, dans ceste vertueuse accointance, où le chevalier estoyt prins comme ung diable dans ung benoistier, elle luy parloyt de son grant amour, lequel estoyt sans bornes, veu qu’il parcouroyt les espaces infinis des dezirs inexaulcez. Tout le feu que les dames boutent en leurs amours substantielles, lorsque la nuict n’ha point d’autres lumières que leurs yeulx, elle le transferoyt dedans les gects mysticques de sa teste, les exultations de son ame et les ecstases de son cueur. Alors naturellement et avecques la ioye délicieuse de deux anges accouplez d’intelligence seulement, ils entonnoyent de concert les doulces litanies que répétoyent les amans de ce temps en l’honneur de l’amour, antiennes que l’abbé de Thelesme ha paragraficquement saulvées de l’oubly, en les engravant aux murs de son abbaye, située, suyvant maistre Alcofribas, dans nostre pays de Chinon, où ie les ay veues en latin et translatées icy pour le prouffict des chrestiens.

— Las ! disoyt Marie d’Annebault, tu es ma force et ma vie, mon bonheur et mon threzor !

— Et vous, respondoyt-il, vous estes une perle, ung ange !

— Toy, mon séraphin !

— Vous, mon ame !

— Toy, mon dieu !

— Vous, mon estoile du soir et du matin, mon honneur, ma beaulté, mon univers !

— Toy, mon grant, mon divin maistre !

— Vous, ma gloire, ma foy, ma religion !

— Toy, mon gentil, mon beau, mon courageux, mon noble, mon chier, mon chevalier, mon défenseur, mon roy, mon amour !

— Vous, ma fée, la fleur de mes iours, le songe de mes nuicts !

— Toy, ma pensée de tous les momens !

— Vous, la ioye de mes yeulx !

— Toy, la voix de mon ame !

— Vous, la lumière dans le iour !

— Toy, la lueur de mes nuicts !

— Vous, la mieulx aymée entre les femmes !

— Toy, le plus adoré des hommes !

— Vous, mon sang, ung moy meilleur que moy !

— Toy, mon cueur, mon lustre !

— Vous, ma saincte, ma seule ioye !

— Ie te quitte la palme de l’amour, et, tant grant soit le mien, ie cuyde que tu m’aymes plus encores, pour ce que tu es le seigneur.

— Non, elle est à vous, ma déesse, ma vierge Marie !

— Non, ie suis ta servante, ta meschine, ung rien que tu peux dissouldre !

— Non, non, c’est moy qui suis vostre esclave, vostre paige fidelle, de qui vous pouvez user comme d’ung souffle d’aër, sur qui vous devez marcher comme sur ung tapis. Mon cueur est vostre throsne.

— Non, amy, car ta voix me transfige.

— Vostre resguard me brusle.

— Ie ne veois que par toy.

— Ie ne sens que par vous.

— Oh bien, mets ta main sur mon cueur, ta seule main, et tu vas me veoir paslir quand mon sang aura prins la chaleur du tien.

Alors, en ces luctes, leurs yeulx, desià si ardens, s’enflammoyent encores ; et le bon chevalier estoyt ung peu complice du bonheur que prenoyt Marie d’Annebault à sentir cette main sur son cueur. Ores, comme dans ceste legiere accointance se bendoyent toutes ses forces, se tendoyent tous ses dezirs, se resolvoyent toutes ses idées de la chouse, il luy arrivoyt de se pasmer trez bien et tout à faict. Leurs yeulx plouroyent des larmes bien chauldes, ils se saisissoyent l’ung de l’autre en plein, comme le feu prend aux maisons ; mais c’estoyt tout ! De faict, Lavallière avoyt promis de rendre sain et sauf à son amy le corps seulement et non le cueur.

Lorsque Maillé feit sçavoir son retourner, il estoyt grantement temps, veu que nulle vertu ne pouvoyt tenir à ce mestier de gril ; et, tant moins les deux amans avoyent de licence, tant plus ils avoyent de iouissance en leurs phantaisies.

Laissant Marie d’Annebault, le bon compaignon alla au-devant de son amy iusques au pays de Bondy, pour l’ayder à passer les bois sans male heure ; et, lors, les deux frères couchièrent ensemble, suyvant la mode anticque, dans le bourg de Bondy.

Là, dedans leur lict, ils se racontèrent, l’ung ses adventures de voyaige, l’aultre les cacquets de la Court, histoires guallantes, et cætera. Mais la première requeste de Maillé feut touchant Marie d’Annebault, que Lavallière iura estre intacte en cet endroict pretieux où est logié l’honneur des marys, ce dont Maillé l’amoureux feut bien content.

Lendemain, ils feurent tous trois réunis, au grand despit de Marie, qui, par la haute iurisprudence des femelles, festoya bien son bon mary, mais du doigt elle monstroyt son cueur à Lavallière par de gentilles mignardises, comme pour dire : — Cecy est ton bien !

Au souper, Lavallière annonça son partement pour la guerre. Maillé feut bien marry de ceste griefve résolution, et vouloyt suivre son frère ; mais Lavallière le refusa tout net.

— Madame, feit-il à Marie d’Annebault, ie vous ayme plus que la vie, mais non plus que l’honneur.

Et il paslit en ce disant, et madame de Maillé paslit en l’escoutant, pour ce que iamais, dans leurs ieux de la petite oie, il n’y avoyt eu autant d’amour vray que dans ceste parole. Maillé voulut tenir compaignie à son amy iusques à Meaulx. Quand il revint, il délibéroyt avecques sa femme les raisons incogneues et causes absconses de ceste departie, lorsque Marie, qui se doubtoyt des chagrins du paouvre Lavallière, dit : — Ie le sçays, c’est qu’il est trop honteux icy, pour ce que ung chascun cognoyt qu’il ha le mal de Naples.

— Luy ! feit Maillé tout estonné. Ie l’ay veu, quand nous nous couchiasmes à Bondy, l’autre soir, et hier à Meaulx. Il n’en est rien ! Il est sain comme vostre œil.

La dame se fondit en eaue, admirant ceste grant loyauté, ceste sublime résignation en sa parole, et les haultes souffrances de ceste passion intérieure. Mais, comme elle aussy guarda son amour au fund de son cueur, elle mourut quand mourut Lavallière devant Metz, comme l’ha dict ailleurs messire Bourdeilles de Brantosme en ses cacquetaiges.




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