Les Contes drolatiques/I/Les Ioyeulsetez du roy Loys le unziesme


LES IOYEULSETEZ DU ROY
LOYS LE UNZIESME



Le roy Loys le unziesme estoyt ung bon compaignon aymant beaucoup à iocqueter ; et, horsmis les interests de son estat de Roy et de ceulx de la religion, il bancquetoyt trez fort et donnoyt aussy bien la chasse aux linottes coëffées qu’aux conils et hault gibier royal. Aussy, les grimaulds qui en ont faict ung sournois monstrent bien qu’ils ne l’ont pas cogneu, veu qu’il estoyt bon amy, bon bricolleur et rieur comme pas ung.

C’est luy qui disoyt, quand il estoyt dans ses bonnes, que quatre chouses sont excellentes et opportunes en la vie, à sçavoir : fianter chauld, boire frais, arresser dur et avaler mou. Aulcuns l’ont vitupéré d’avoir margaudé des bourbeteuses. Cecy est une insigne bourde, veu que ses filles d’amour, dont une feut légitimée, estoyent toutes yssues de grans maisons et feirent des establissemens notables. Il ne donnoyt point dans les cannetiles et profusions ; mettoyt la main sur le solide ; et de ce que aulcuns mangeurs de peuple n’ont point treuvé de miettes chez luy, tous l’ont honny. Mais les vrays collecteurs de véritez sçavent que ledict Roy estoyt ung bon petit homme en son privé, mesmes trez aimable ; et, avant de faire couper la teste à ses amys, ou de les punir, ce dont il n’avoyt espargne, besoing estoyt qu’ils l’eussent truphé beaucoup ; tousiours sa vengeance feut iustice. Ie n’ay veu que dans nostre ami Verville que ce digne souverain se soit trompé ; mais une foys n’est pas coustume ; et encores y ha-t-il plus de la faulte à Tristan, son compère, qu’à luy, Roy. Vécy le faict, tel que le relate ledict Verville, et ie soubçonne qu’il ha voulu rire. Ie le rapporte pour ce que aulcuns ne cognoyssent pas l’œuvre exquise de mon parfaict compatriote. I’abrège, et n’en donne que la substance, les destails estant plus amples, comme les sçavants n’en ignorent :

« Loys XI avoyt donné l’abbaye de Turpenay (dont est question dans Impéria) à ung gentilhomme qui, iouissant du revenu, se faisoyt nommer monsieur de Turpenay. Il advint que le Roy estant au Plessis-lez-Tours, le vray abbé, qui estoyt moyne, vint se présenter au Roy et luy feit sa requeste, luy remonstrant que canonicquement et monasticquement il estoyt pourveu de l’abbaye, et que le gentilhomme usurpateur luy faisoyt tort contre toute raison, et, partant, qu’il invocquoyt Sa Maiesté pour luy estre faict droict. En secouant sa perruque, le Roy luy promit de le rendre content. Ce moyne, importun comme tous animaulx portant cucule, venoyt souvent aux yssues du repas du Roy, lequel, ennuyé de l’eau benoiste du couvent, appela mon compère Tristan et luy dit : — « Compère, il y ha icy ung Turpenay qui me fasche, ostez-le-moy du monde. » Tristan, prenant ung froc pour ung moyne ou ung moyne pour ung froc, vint à ce gentilhomme que toute la Cour nommoyt monsieur de Turpenay ; et, l’ayant accosté, feit tant qu’il le destourna ; puis, le tenant, lui feit comprendre que le Roy vouloyt qu’il mourust. Il voulut résister en suppliant et supplier en résistant ; mais il n’y eut aulcun moyen d’estre ouy. Il feut délicatement estranglé entre la teste et les espaules, si qu’il expira ; et, trois heures après, le compère dit au Roy qu’il estoyt distillé. Il advint cinq iours après, qui est le terme auquel les ames reviennent, que le moyne vint en la salle où estoyt le Roy, lequel le voyant demoura fort estonné. Tristan estoyt présent. Le Roy

l’appelle et luy souffle en l’aureille : — « Vous n’avez pas faict ce que ie vous ay dict. — Ne vous en déplaise, Sire, ie l’ay faict. Turpenay est mort. — Hé ! i’entendoys de ce moyne. — I’ai entendu du gentilhomme !… — Quoy ! c’est doncques faict ? — Oui, Sire. — Ores bien ! » Se tournant vers le moyne : — « Venez icy, moyne. » Le moyne s’approuche. Le Roy luy dit : — « Mettez-vous à genoilz. » Le paouvre moyne avoyt paour. Mais le Roy luy dit : — « Remerciez Dieu, qui ne ha pas voulu que vous feussiez tué comme ie l’avoys commandé. Celluy qui prenoyt vostre bien l’ha esté. Dieu vous ha faict iustice ! Allez, priez Dieu pour moy, et ne bougez de vostre convent. »

Cecy prouve la bonté de Loys unze. Il auroyt pu trez bien faire pendre ce moyne, cause de l’erreur ; car, pour ledict gentilhomme, il estoyt mort au service du Roy.

Dans les premiers temps de son séiour au Plessis-lez-Tours, ledict Loys, ne voulant faire ses beuvettes et se donner ses bonnes ratelées en son chasteau, par révérence de Sa Maiesté (finesse de roy que ses successeurs n’ont point eue), s’enamoura d’une dame, nommée Nicole Beaupertuys, laquelle estoyt, pour vray dire, une bourgeoise de la ville, dont il envoya le mary dans le Ponent, et mit ladicte Nicole en ung logis prouche le Chardonneret, en l’endroict où est la rue Quincangrogne, pour ce que c’estoyt ung lieu désert, loing des habitations. Le mary et la femme estoyent ainsy à sa dévotion, et il eut de la Beaupertuys une fille qui mourut religieuse. Ceste Nicole avoyt le bec affilé comme une papegay, se treuvoyt de belle corpulence, guarnie de deux grans, beaulx et amples coussins de nature, fermes au déduict, blancs comme les aëles d’ung ange, et cogneue, du reste, pour estre fertile en fassons péripathéticques qui faisoyent que iamais avecques elle mesme chouse ne se rencontroyt en amour, tant elle avoyt estudyé les belles résolutions de la science, manières d’accommoder les olives de Poissy, courroyeries des nerfs et doctrines absconses du breviaire, ce que aymoyt fort le Roy. Elle estoyt gaye comme ung pinson, tousiours chantoyt, rioyt, et iamais ne chagrinoyt personne, ce qui est le propre des femmes de ceste nature ouverte et franche, lesquelles ont tousiours une occupation… Équivocquez ! … Le Roy s’en alloyt souvent avecques de bons compaignons, ses amys, en ladicte maison ; et, pour ne point estre veu, s’y rendoyt à la nuict, sans suite. Mais, comme il estoyt deffiant et craignoyt des embusches, il donnoyt à Nicole tous les chiens de son chenil qui estoyent les plus hargneux, et gens à mangier ung homme sans crier gare, lesquels chiens royaux ne cognoissoient que Nicole et le Roy. Quand le sire venoyt, Nicole les laschioyt dans le iardin ; et la porte dudict logiz estant suffisamment ferrée, bien close, le Roy en gardoyt les clefs, et, en toute sécurité, s’adonnoyt avecques les siens aux plaisirs de mille sortes, ne redoubtant nulle trahison, rigolant à l’envy, se faisant des niches et montant de bonnes parties. En ces nuicts-là, le compère Tristan veilloyt sur la campaigne, et ung qui se seroyt pourmené sur le Mail du Chardonneret auroyt esté ung peu promptement mis en estat de donner aux passans sa bénédiction avecques les pieds, à moins qu’il n’eust la passe du Roy, veu que souvent Loys unze envoyoyt quérir des garses pour ses amys ou des gens pour soy divertir, par des subtilitez deues à Nicole ou aux convives. Ceulx de Tours estoyent là pour les menus plaisirs du Roy, qui leur recommandoyt légierement le silence ; aussi ne ha-t-on sceu ses passetemps que luy mort. La farce de Baise mon cul feut, dit-on, inventée par ledict sire. Ie la rapporte, bien que ce ne soit le suiet de ce Conte, pour ce que elle faict voir le naturel comicque et facétieux du bon homme Roy. Il y avoyt à Tours trois gens avaricieux notez. Le premier estoyt maistre Cornelius, qui est suffisamment cogneu. Le second s’appeloyt Peccard, et vendoyt des doreloteries, dominoteries et ioyaulx d’ecclise. Le troisiesme avoyt nom Marchandeau, et estoyt ung vigneron trez riche. Ces deux Tourangeaulx ont faict souche d’honnestes gens, nonobstant leurs ladreries. Ung soir que le Roy se treuvoyt chez la Beaupertuys, en belle humeur, ayant beu du meilleur, dict des drosleries et faict avant les vespres sa prière à l’oratoire de Madame, il dit à Le Daim, son compère, au cardinal La Balue et au vieulx Dunois qui roussinoyt encores : — Faut rire, mes amys ! … Et ie crois que ce seroyt bonne comédie à veoir que avare devant sac d’or sans pouvoir y touchier… Holà !

Oyant ce, un sien varlet comparut. — Allez, dit-il, quérir mon threzorier, et qu’il apporte céans six mille escuz d’or, et tost. Puis vous irez apprehender au corps, d’abord mon compère Cornelius, le dorelotier de la rue du Cygne, puis le vieux Marchandeau, en les amenant icy, de par le Roy.

Puis se remirent à boire et à iudicieusement grabeler de ce que valoyt mieulx d’une femme faisandée ou d’une qui se savonne glorieusement ; d’une qui est maigre ou d’une qui est en bon point ; et, comme ce estoyt la fleur des sçavans, ils dirent que la meilleure estoyt celle qu’on avoyt à soy, comme ung plat de moules toutes chauldes, au moment précis où Dieu envoyoit une bonne pensée à ycelle communiquer. Le cardinal demanda qui estoyt le plus prétieux pour une dame : ou le premier ou le darrenier baiser. A quoy la Beaupertuys respondit que c’estoyt le darrenier, veu que elle sçavoyt ce qu’elle perdoyt, et, au premier, ne sçavoyt iamais ce qu’elle gagnoyt. Sur ces dires et d’aultres qui ont esté adhirez par grant malheur, vinrent les six mille escuz d’or, lesquels valoyent bien trois cent mille francs d’auiourd’huy, tant nous allons diminuant en toute chouse. Le Roy commanda que les escuz feussent mis sur une table et bien esclairez ; aussy brillèrent-ils comme les yeulx des convives, qui s’allumèrent involontairement ; ce dont ils rirent à contre-cueur. Ils n’attendirent pas longtemps les trois avares, qui le varlet amena blesmes et pantois, hormis Cornelius, qui congnoissoyt les phantasies du Roy.

— Ores çà ! mes amys, leur dit Loys, resguardez les escuz qui sont dessus ceste table.

Et les trois bourgeoys les grignottèrent de l’œil. Comptez en dà que le diamant de la Beaupertuys reluisoyt moins que leurs petits yeulx vérons.

— Ceci est à vous, adiouxta le Roy.

Sur ce, ils ne mirèrent que les escuz, mais commencèrent à se toiser entre eulx, et les convives cogneurent bien que les vieulx cinges sont plus experts en grimaces que tous aultres, pour ce que les physionomies devindrent passablement curieuses, comme celles des chats beuvant du laict ou de filles chatouillées de mariaige.

— Dà ! feit le Roy, ce sera tout à celuy de vous qui dira trois foys aux deux aultres : — « Baise mon cul ! » en boutant la main dans l’or ; mais, s’il n’est pas sérieux comme une mousche qui ha violé sa voisine, et s’il vient à soubrire en disant cette gogue, il payera dix escuz à Madame. Néantmoins, il pourra recommencer trois foys.

— Ce sera tost gaigné ! feit Cornelius, lequel, en sa qualité de Hollandoys, avoyt la bouche aussy souvent close et sérieuse que le caz de Madame estoyt souvent ouvert et riant. Aussy mit-il bravement la main sur les escuz, pour veoir s’ils estoyent de bonne forge, et les empoigna gravement ; mais, comme il resguardoyt les aultres pour leur dire civilement : « Baisez mon cul ! … » les deux avares, redoubtant sa gravité hollandoyse, luy respondirent : « A vos souhaits ! » comme s’il avoyt esternué. Ce qui feit rire tous les convives et Cornelius lui-mesme. Lorsque le vigneron voulut prendre les escuz, il sentit telles démangeaisons dans ses badigoinces, que son vieulx visaige d’escumoire laissa passer le rire par toutes les crevasses, si bien que vous eussiez dict une fumée sortant par les rides d’une cheminée, et ne put rien dire. Lors, ce feut le tour du dorelotier, lequel estoyt ung petit bout d’homme goguenard et qui avoyt les lèvres serrées comme le col d’ung pendu. Il se saisit d’une poignée d’escuz, resguarda les aultres, voire le Roy, et dit avecques un grand air raillard : — Baisez mon cul !

— Est-il breneux ? demanda le vigneron.

— Il vous sera loysible de le veoir, respondit gravement le dorelotier.

Là-dessus, le Roy eut paour pour ses escuz, veu que ledict Peccard recommença sans rire, et pour la troisième foys alloyt dire le mot sacramentel, lorsque la Beaupertuys lui feit un signe de consentement, ce qui luy feit perdre contenance, et sa bouche se fendit en esclats comme ung vray pucelaige.

— Comment as-tu faict, demanda Dunois, pour tenir ta face grave devant six mille escuz ?

— Oh ! monseigneur, i’ay pensé en premier à ung de mes procez qui se iuge demain ; et, en second, à ma femme, qui est une brosse bien chagrinante.

L’envie de gaigner ceste notable somme les feit essayer encores, et le Roy s’amusa, pendant environ une heure, des chiabrenas de ces figures, des préparations, mines, grimaces et aultres patenostres de cinge qu’ils feirent ; mais ils se frottoyent le ventre d’ung panier ; et, pour gens qui aymoyent mieulx la manche que le bras, ce feut une douleur bien cramoisie que d’avoir à compter chacun cent escuz à Madame.

Quand ils feurent partis, Nicole dit bravement au Roy : — Sire, voulez-vous que i'essaye, moy ?

— Pasques Dieu ! respartit Loys unze, non ! Ie vous le baiseray bien pour moins d’argent.

C’estoit d’ung homme mesnaigier, comme de faict il feut tousiours.

Ung soir, le gros cardinal La Balue pourchassa guallamment de paroles et de gestes, ung peu plus que les Canons ne le permettoyent, ceste Beaupertuys, qui, heureusement pour elle, estoyt une fine commère à laquelle ne falloyt pas demander combien il y avoyt de poincts à la chemise de sa mère.

— Vère, dit-elle, monsieur le cardinal, la chouse que ayme le Roy n’en est point à recepvoir les sainctes huiles.

Puis vint Olivier le Daim, auquel elle ne voulut entendre non plus, et aux sornettes de qui elle dit qu’elle demanderoyt au Roy s’il luy plaisoyt qu’elle se feist la barbe.

Ores, comme ledict barbier ne la supplia point de luy guarder le secret sur ses poursuites, elle se doubta que ces menées estoyent des ruses pratiquées par le Roy, dont le soubçon avoyt peut-estre esté resveiglé par ses amys. Doncques, ne pouvant se venger de Loys unze, elle voulut au moins se mocquer desdicts seigneurs, les berner et amuser le Roy des tours qu’elle alloyt leur iouer. Adoncques, ung soir qu’ils estoyent venus souper, elle eut une dame de la ville qui vouloyt parler au Roy. Ceste dame estoyt une personne d’authorité, qui avoyt à demander la graace de son mary, et que, par suite de ceste adventure, elle obtint. Nicole Beaupertuys, ayant destourné pendant ung moment le Roy dedans ung cabinet, luy dit de faire hausser les coudes à tous leurs convives, de les poulser en nourriture ; et qu’il feust rieur, bien en train de iocqueter ; mais que, la nappe ostée, il leur cher chast aulcunes querelles d’Allemand, espluchast leurs dires, les traictast à la fourche, et que, lors, elle le divertiroyt, en lui monstrant tout le foing qu’ils auroyent en leurs cornes ; enfin, que, sur toute chouse, il feist amitié à ladicte dame, et que ce parust estre de bonne foy, comme si elle avoyt le perfum de sa faveur, pour ce que elle s’estoyt guallamment prestée à cette bonne ioyeulseté.

— Eh bien, messieurs, dit le Roy en rentrant, allons nous mettre à table : la chasse ha esté longue et bonne.

Et le barbier, le cardinal, ung gros évesque, le capitaine de la garde escossoise et ung envoyé du parlement, homme de iustice, aymé du Roy, suyvirent les deux dames dedans la salle où l’on se descrottoyt les mandibules.

Et lors ils se cotonnèrent le moule de leurs pourpoincts. Qu’est cela ? C’est se carreler l’estomach, faire la chimie naturelle, compulser les plats, fester ses trippes, creuser sa tumbe à coups de maschoires, iouer de l’espée de Caïn, enterrer les saulces, soustenir ung cocqu ; mais plus philosophicquement, c’est faire du bran avecques ses dents. Ores, comprenez-vous ? De combien est-il besoing de mots pour vous desfoncer l’entendement ? Point ne failloyt le Roy de faire distiller à ses hostes ce beau et bon souper. Il les farcissoyt de pois verds, retournant au hoschepot, vantant les pruneaulx, commentant les poissons, disant à l’ung : « Pourquoi ne mangez-vous ? » à l’aultre : « Buvons à Madame ! » à tous : « Messieurs, goustons les escrevisses ! mettons à mort cettuy flaccon ! Vous ne cognoissez pas ceste andouille ! Et ceste lamproye ! hein ! ne luy direz-vous rien ? Voilà, Pasques Dieu ! le plus beau barbeau de la Loire ! Allons ! crochetez-moy ce pasté ! Cecy est gibier de ma chasse : cil qui n’en veut pas me feroyt affront ! » Puis encores : « Beuvez, le Roy n’en sçayt rien ! Dictes ung mot à ces confictures, elles sont de Madame. Esgrappez ce raisin, il est de ma vigne. Oh ! mangeons des neffles ! » Et, tout en les aydant à grossir leur principal aposteume, le bon monarque rioyt avecques eulx, et on gaussoyt, disputoyt, crachioyt, mouchioyt, rigoloyt, comme si le Roy n’y eust pas esté. Aussy, tant feut embarqué de victuailles, tant feut succé de flaccons et ruyné de ragousts, que les trongnes des convives se cardinalisèrent et leurs pourpoincts feirent mine de crever, veu que tous estoyent bourrez comme cervelas de Troyes, depuis l’entonnoir iusques à la bonde de leurs panses. Rentrez dedans la salle, ils tressuoyent desià, souffloyent et commençoyent à mauldire leurs franches lippées. Le Roy feit le silencieux. Ung chascun se tut d’autant plus voulentiers que toutes leurs forces estoyent bandées à faire la décoction intestine de ces platées confictes en leur estomach, lesquelles se tassoyent et gargouilloyent trez fort. L’ung disoyt à part luy : « I’ay esté desraisonnable de mangier de cette saulce. » L’aultre se grondoyt d’avoir thezaurisé d’ung plat d’anguilles arrangées avecques des caspres. Cettuy-là pensoyt en luy-mesme : « Oh ! oh ! l’andouille me cherche chicquane. » Le cardinal, qui estoyt le plus ventru d’eulx tous, siffloyt par les narines comme ung cheval effrayé. Ce feut luy qui, premier, feut contrainct de donner yssue à ung notable rot ; et lors il eust bien voulu estre en Allemaigne, où l’on vous salue à ce subiect ; car, entendant ce langaige gastréiforme, le Roy resguarda le cardinal en fronssant les sourcils.

— Qu’est-ce à dire ? feit-il. Suis-je doncques ung simple clercq ?

Cecy feut entendu avecques terreur, pour ce que d’ordinaire le Roy faisoyt grand estat d’ung rot bien poulsé. Les aultres convives se délibérèrent de résoudre aultrement les vapeurs qui grenouilloyent desià dans leurs cornues pancréaticques. Et d’abord ils taschèrent de les maintenir. Pendant ung bout de temps, ez replis du mesentère. Ce feut alors que les voyant engraissez comme des maltostiers, la Beaupertuys print à part le bon sire, et luy dit : — Saichez maintenant que i’ay faict faire par le dorelotier Peccard deux grans poupées semblables à ceste dame et à moy. Ores, quand ceux-cy, pressez par les drogues que i’ay mises en leurs goubelets, iront au siège présidial où nous allons faire mine de nous rendre, ils treuveront tousiours la place prinse. Par ainsy, amusez-vous de leurs tortillemens.

Ayant dict, la Beaupertuys disparut avecques la dame, pour aller ployer le touret, suivant la coustume des femmes, ce dont ie vous diray l’origine ailleurs. Puis après ung honneste laps d’eaue, la Beaupertuys revint seule, en laissant croire qu’elle avoyt quitté la dame à l’officine d’alquémie naturelle. Là-dessus, le Roy, advisant le cardinal, le feit lever et l’entretint sérieusement de ses affaires, en le tenant par le gland de son aumusse. A tout ce que disoyt le Roy, La Balue respondoyt : « Oui, sire. » pour estre deslivré de ceste faveur et tirer ses chausses, veu que l’eaue estoyt dans ses caves, et que il alloyt perdre la clef de sa porte postérieure. Tous les convives en estoyent à ne sçavoir comment arrester le mouvement du bran, auquel la nature ha donné, encore mieulx qu’à l’eaue, la vertu de tendre à ung certain niveau. Leurs dictes substances se modifioyent et couloyent en travaillant, comme ces insectes qui demandent à yssir de leurs cocquons, faisant raige, tormentant et mécognoissant la majesté royale ; car rien n’est ignorant, insolent comme ces mauldicts obiects, et sont importuns comme tous les détenus auxquels on doibt la liberté. Aussy glissoyent-ils, à tous proupos, comme anguilles hors d’ung filet ; et ung chascun avoyt besoing de grans efforts et sciences pour ne point se conchier devant le Roy. Loys unze print beaucoup de plaisir à interroguer ses hostes, et se pleut beaucoup aux vicissitudes de leurs physionomies, sur lesquelles se reflétoyent les grimaces breneuses de leurs fronssures.

Le conseiller de iustice dit à Olivier : — Ie donneroys bien mon office pour estre au clos Bruneau environ ung demi-septier de minutes.

— Oh ! il n’y ha pas de iouissance qui vaille ung bon caz. Et d’aujourd’hui ie ne suis plus estonné des sempiternelles chieures de mouche, respondit le barbier.

Le cardinal, cuydant que la dame avoyt obtenu quittance en la Court des comptes, laissa le flocquard de son cordon aux mains du Roy en faisant ung hault-le-corps comme s’il avoyt oublié de dire ses prières, et se dirigea vers la porte.

— Qu’avez-vous, monsieur le cardinal ? dit le Roy.

— Pasques Dieu ! ce que i’ay. Il paroist que tout est de grant mesure chez vous, Sire !

Le cardinal s’évada, laissant les aultres estonnez de sa subtilité. Il marcha glorieusement vers la chambre basse, en laschant ung petit les cordons de sa bourse ; mais, quand il ouvrit la benoiste huysserie, il trouva la dame en fonctions sur la chaire, comme ung pape en train d’estre sacré. Lors, renguaisnant son fruict meur, il descendit la vis pour aller au iardin. Cependant, aux darrenières marches, l’aboyement des chiens le mit en grant paour d’estre mordu à ung de ses précieux hémisphères ; et, ne saichant où se délivrer de ses produits chimicques, il revint en la salle, tout frissonnant comme ung homme qui ha esté à l’aër. Les aultres voyant rentrer ledict cardinal, cuydèrent qu’il avoyt vuydé ses réservoirs naturels et desgraissé ses boyaux ecclésiasticques, et le cuydèrent bien heureux. Aussy le barbier se leva-t-il vitement, comme pour inventorier les tapisseries et compter les solives, mais gaigna, avant qui que ce feust, la porte ; et, desserrant son sphincter par advance, il fredonna ung refrain en allant au retraict.

Arrivé là, force luy feut, comme à la Balue, de murmurer des paroles d’excuses à ceste breneuse éternelle, en fermant l’huys avecques autant de promptitude qu’il l’avoyt ouvert. Puis revint avec son arrière-faix de molécules agrégées qui encombroyent ses conduicts intimes. Ainsy feirent processionnellement les convives, sans pouvoir se délibérer du plus de leurs saulces, et se retrouvèrent bientost tous en présence de Loys unze, aussy empeschez qu’auparavant, et se resguardèrent avecques intelligence, en se comprenant du cul mieulx qu’ils ne se comprirent iamais de bouche ; car iamais il n’y ha d’équivocque dans les transactions des parties naturelles, et tout y est rationnel, de facile entendement, veu que c’est une science que nous apprenons en naissant.

— Ie cuyde, dit le cardinal au barbier, que ceste dame hantera iusques à demain. Qu’ha doncques eu la Beaupertuys d’inviter icy une telle diarrhétique ?

— Voilà une heure qu’elle travaille à ce que ie feroys en ung poulce de temps. Que les fiebvres la prennent ! s’écria Olivier le Daim.

Tous ces courtizans, entreprins de cholicques, piétinoyent pour faire patienter leurs matières importunes, lorsque ladicte dame reparut en la salle. Croyez qu’ils la treuvèrent belle, gracieuse, et l’auroyent bien baisée là où leur desmangioyt si fort ; et iamais ne saluèrent le jour avecques plus de faveur que ceste dame libératrice de leurs paouvres ventres infortunez. La Balue se leva. Les aultres cédèrent, par honneur, estime et révérence de l’Ecclise, la place au clergié. Puis prenant patience, ils continuèrent à faire des grimaces, dont le Roy rioyt en luy-mesme avecques Nicole, qui l’aidoyt à couper la respiration à ces desvoyez. Le bon capitaine escossois, qui avoyt plus que tous les aultres mangié d’ung mets auquel le cuisinier mit une pouldre de vertu laxative, embrena son hault-de-chausses, en cuydant ne laschier qu’un légier pet. Il s’en alla honteux dans ung coin, espérant que, devant le Roy, la chose seroyt assez sage pour ne rien sentir. En ce moment, le cardinal revint horrificquement matagrabolizé, pour ce qu’il avoyt treuvé la Beaupertuys sur le siège épiscopal. Ores, dans son torment, ne saichant si elle estoyt en la salle, il revint et feit ung : Oh ! diabolicque en la voyant près de son maistre.

— Qu’est cecy ? demanda le Roy, en resguardant le prebstre à lui donner la fiebvre.

— Sire, dit insolemment La Balue, les chouses du purgatoire sont de mon ministère, et ie doibs vous dire qu’il y ha de la sorcellerie dans ceste maison.

— Ah ! petit prebstre, tu veulx plaisanter avecques moi, dit le Roy.

A ces paroles, les assistans ne sceurent plus distinguer leurs chausses de la doublure, et se conchièrent de paour, à se rompre la gorge.

— Oh ! me manquez-vous de respect ? dit le Roy, qui les feit blesmir. Holà, Tristan, mon compère ! cria Loys unze par la fenestre, en la levant soubdain, monte icy !

Le grand prevost de l’hostel ne tarda point à paroistre, et, comme ces seigneurs estoyent tous gens de rien, eslevez par la faveur du Roy, Loys unze, par un temps de cholicque, pouvoyt les dissoudre à son gré ; de sorte que, hormis le cardinal qui se fioyt sur sa soutane, Tristan les treuva tous roides et pantois.

— Conduis ces messieurs au prétoire, sur le Mail, mon compère ; ils se sont embrenés à trop mangier.

— Suis-je pas une bonne raillarde ? luy dit Nicole.

— La farce est bonne, mais orde en diable, respondit-il en riant.

Ce mot royal feit cognoistre aux courtizans que le Roy n’avoyt pas voulu iouer ceste foys avecques leurs testes, ce dont ils bénirent le Ciel. Ce monarque aymoyt fort ces salauderies. Ce ne estoyt point d’ung meschant homme, comme le dirent les convives en se mettant à l’aise au bord du Mail, avecques Tristan, qui, en bon Françoys, leur tint compaignie et les escorta chez eulx. Voilà pourquoy depuis uncques ne faillirent les bourgeois de Tours à conchier le Mail du Chardonneret, veu que les gens de la Court y avoyent esté.

Ie ne quitterai point les chausses de ce grant Roy sans mettre par escript la bonne coyonnerie qu’il feit à la Godegrand, laquelle estoyt une vieille fille, en grand despit de ne point avoir treuvé de couvercle à son pot durant les quarante années qu’elle avoyt vivoté, enraigeant dans sa peau tannée d’estre tousiours vierge comme ung mulet. Ladicte fille avoyt son logiz de l’aultre costé de la maison qui appartenoyt à la Beaupertuys, en l’endroict où est la rue de Hiérusalem, si bien qu’en se iuchant à ung balcon iouxtant le mur, il estoyt amplement facile de veoir ce qu’elle faisoyt et de ouyr ce qu’elle disoyt dans une salle basse où elle demeuroyt ; et, souventes foys, le Roy prenoyt de bons divertissemens de ceste vieille fille, qui ne sçavoit point estre autant soubz la couleuvrine dudict seigneur. Doncques, un iour de marché franc, il advint que le Roy feit pendre ung ieune bourgeoys de Tours, lequel avoyt violé une dame noble, ung peu aagée, cuydant que c’estoyt une ieune fille. A ce, il n'y avoyt point de mal, et c’eust esté chouse méritoire pour ladicte dame d’avoir esté prinse pour vierge ; mais en recoignoissant s’estre deceu, il l’avoyt abominée de mille iniures ; et, la soupçonnant de ruse, s’estoyt avisé de luy voler ung beau goubelet d’argent vermeil, en loyer du prest qu’il venoyt de lui faire. Ce susdict ieune homme estoyt à tous crins, et si beau que toute la ville le voulut veoir pendre, par manière de regret, et aussy par curiosité. Comptez qu’il y avoyt à la pendaison, plus de bonnets que de chapeaulx. De faict, ledict ieune homme brandilla trez bien ; et, suivant l’us et coustume des pendus de ce temps, mourut en guallant, la lance en arrest, ce dont il feut grant bruit dans la ville. Beaucoup de dames dirent, à ce subiect, que c’estoyt ung meurtre de ne pas avoir conservé une si belle ame de braguette.

— Que diriez-vous si nous mettions le beau pendu dedans le lict de la Godegrand ? demanda la Beaupertuys au Roy.

— Nous l’espouvanterons, respondit Loys unze.

— Nenny ! Sire. Soyez ferme qu’elle accueillera bien ung homme mort, tant elle ha un grant amour d’ung vivant. Hier, ie l’ay veue faisant des follies à ung bonnet de ieune homme, qu’elle avoyt mis sur le hault d’une chaire, et vous auriez bien ry de ses paroles et momeries.

Ores, pendant que la vierge de quarante ans feut aux vespres, le Roy envoya despendre le ieune bourgeoys qui venoyt d’achever la darrenière scène de sa farce tragicque, et, l’ayant vestu d’une chemise blanche, deux estaffiers montèrent par-dessus les murs du iardinet de la Godegrand, et couchièrent ledict pendu dans le lict, du costé de la ruelle. Puis cela faict, s’en allèrent, et le Roy resta dans la salle au balcon, iouant avecques la Beaupertuys, en attendant l’heure du couchier de la vieille fille. La Godegrand revint bientost, ta, ta, belle, belle, comme disent les Tourangeaulx de l’ecclise de Sainct-Martin, dont elle n’estoyt point esloignée, veu que la rue de Hiérusalem touche les murs du cloistre. Elle entre chez elle, se descharge de son aumosnière, chappelet, rosaire et aultres magazins que portent les vieilles filles ; puis descouvre le feu, le souffle, se chauffe, se boutte en sa chaire, caresse son chat à deffault d’aultre chose ; puis va au gardemangier, soupe en sospirant et sospire en soupant, avale toute seule, en resguardant ses tapisseries ; et, après avoir beu, feit ung gros pet que le Roy entendit.

— Hein ! si le pendu luy disoyt : « Dieu vous bénisse ! »

Sur ce proupos de la Beaupertuys, tous deux s’esclatèrent d’ung rire muet. Et, trez attentif, le Roy trez chrestien assista au despouillement de la vieille fille, qui se desvestoyt en s’admirant, s’espilant ou se grattant ung bouton malicieusement advenu sur une narine, puis s’espluchiant les dents et faisant mille menues chouses que font, hélas ! toutes les dames vierges ou non, dont bien grant leur fasche ; mais, sans les légiers deffaults de la nature, elles seroyent trop fières et l’on ne pourroyt plus en iouyr. Ayant achevé son discours aquaticque et musical, la vieille fille se mit entre ses toiles et gecta ung beau, gros, ample et curieux cry, alors qu’elle veit, qu’elle sentit la frescheur de ce pendu et sa bonne odeur de ieunesse ; puis saulta loin de luy par cocquetterie. Mais, comme elle ne le sçavoyt point estre véritablement deffunct, elle revint, cuydant qu’il se mocquoyt d’elle et contrefaisoyt le mort.

— Allez-vous-en, meschant plaisant ! dit-elle.

Mais croyez qu’elle proferoyt ces paroles d’ung ton bien humble et bien gracieux. Puis, voyant qu’il ne bougeoyt, elle l’examina de plus près et s’estomira bien fort de ceste tant belle nature humaine en recognoissant le ieune bourgeoys, sur lequel la phantaisie la print de faire des expérimentations purement scientificques dans l’interest des pendus.

— Que faict-elle doncques ? disoit la Beaupertuys au Roy.

— Elle essaye de le ranimer. C’est une œuvre d’humanité chrestienne…

Et la vieille fille bouchonnoyt et reboistoyt ce beau ieune homme, en suppliant saincte Marie Ægyptienne de l’ayder à ravitailler ce mary, qui luy tomboyt, tout amoureux, du ciel, lorsque tout à coup, en resguardant le mort qu’elle reschauffoyt charitablement, elle creut veoir ung légier mouvement d’yeulx : alors mit la main au cueur de l’homme et le sentit battre foiblement. Enfin, aux chaleurs du lict, de l’affection, et par la température des vieilles filles, qui est bien la plus bruslante de toutes les bouffées parties des déserts africquains, elle eut la ioye de rendre la vie à ce beau et bon braguard, qui, par cas fortuit, avoyt esté trez mal pendu.

— Voilà comment les bourreaux me servent ! dit Loys unze en riant.

— Ha ! dit la Beaupertuys, vous ne le ferez pas rependre ; il est trop ioly.

— L’arrest ne dict pas qu’il sera pendu deux foys, mais il espousera la vieille…

De faict la bonne damoiselle alla d’ung pied pressé querir ung maistre myre, bon barbier, qui demouroyt en l’abbaye, et le ramena vitement. Aussytost il print sa lancette, saigna le ieune homme, et comme le sang ne sortoyt point : — Ah ! dit-il, il est trop tard, le transbordement du sang dans les poumons est faict.

Mais tout à coup ce bon ieune sang goutta ung petit, puis vint en abundance, et l’apoplexie chanvreuse, qui n’estoyt qu’esbauchiée, feut arrestée en son cours. Le ieune homme remua, devint plus vivant ; puis il tomba, par le vœu de la nature, dans ung grant affaissement et profunde attrition, prostration des chairs et flasquositez du tout. Ores, la vieille fille, qui estoyt tout yeulx et suivoyt les grans et notables changemens qui se faisoyent en la personne de ce mal pendu, print le barbier par la manche, et, luy montrant le piteux caz, par une œillade curieuse, luy dict : — Est-ce que doresenavant il sera ainsy ?

— En dà ! bien souvent, respondit le véridicque chirurgien.

— Oh ! il estoyt bien plus gentil, pendu.

A ceste parole le Roy s’esclata de rire. Le voyant par la croisée la fille et le chirurgien eurent grant paour, veu que ce rire leur sembloyt ung second arrest de mort pour leur paouvre pendu. Mais le Roy tint parole et les maria. Puis, pour que iustice feust, il donna le nom de sieur de Mortsauf à l’espoux, en lieu et place de celluy qu’il avoyt perdu dessus l’eschaffauld. Comme la Godegrand avoyt une trez ample pannerée d’escuz, ils feirent une bonne famille de Touraine, laquelle subsiste encores en grant honneur, veu que M. de Mortsauf servit très fidellement Loys unze en diverses occurrences. Seulement, il n’aimoyt à rencontrer ni potences, ni vieilles femmes, et iamais plus ne voulut recepvoir d’assignations amoureuses pour la nuict.

Cecy nous apprend à bien vérifier et recognoistre les femmes, et ne point nous tromper sur la différence locale qui existe entre les vieilles et les ieunes, veu que, si nous ne sommes pas pendus pour nos erreurs d’amour, il y ha toujours quelques larges risques à courir.