Les Contes de Toscane et de Lombardie

Les Contes de Toscane et de Lombardie
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 36 (p. 646-675).
LES
CONTES POPULAIRES
EN TOSCANE ET EN LOMBARDIE

La Novellaja fiorentina, fiabe e novelline stenografate in Firenzeo dal dettato popolare, da Vittorio Imbriani, ristampa accresciuta di molte novelle inedite, di numerosi riscontri e di note nelle quali è accolta la Novellaja milanese dello stesso raccoglitore. — Livorno, 1877 ; Francesco Vigo.

M. Vittorio Imbriani, à qui nous devons les Contes de Pomigliano[1], avait publié précédemment des Contes florentins et des Contes milanais, il vient de les réunir dans une édition considérablement augmentée en y ajoutant la riche moisson qu’un écrivain distingué, M. Gherardo Nerucci, a recueillie en Toscane. Il a de plus intercalé dans des notes savantes un grand nombre de récits empruntés aux littératures de tous les pays et de tous les temps, le plus souvent à la littérature italienne du XVIe siècle. Fidèle à la règle qu’il s’est imposée, M. Imbriani écrit sous la dictée des simples gens, en reproduisant avec une exactitude scrupuleuse leurs incorrections et leurs naïvetés. Son livre nous donne ainsi de curieux renseignemens non-seulement sur les dialectes italiens, mais aussi sur le langage, la poétique et la psychologie populaires.

Ce volume de six cent quarante pages compte deux cents nouvelles environ, grandes ou petites. Nous regrettons d’avance les trois quarts de celles que nous serons obligé de sacrifier. — Les contes de Florence et de Milan, comme ceux de Palerme et de Pomigliano, ont de singuliers rapports avec ceux des autres peuples : on sent qu’ils viennent tous de la même source, et l’on sait que cette source commune a jailli en Orient. La parenté des races indo-européennes est un fait qui n’a plus besoin d’être démontré ; c’est toutefois une parenté bien éloignée ; n’est-il pas étonnant qu’il en reste tant de traces dans la poésie enfantine ou populaire de tous les pays ? On ne peut en douter, les enfans de toute race sont bercés par les mêmes récits merveilleux, et, ce qui nous paraît encore plus singulier, ils sont amusés par les mêmes fariboles. Nous citions ici même une filastrocca de Pomigliano, la rengaine de Micco. La Novellaja fiorentina nous en donne plusieurs à peu près pareilles ; un lecteur anonyme nous a communiqué une chanson populaire, Bricon et Briquette, qui divertit par les mêmes répétitions les bambins de la douce France ; enfin la légende de Tennisje (Petit Antoine), qu’a bien voulu nous envoyer une lectrice de Harlem, nous prouve que Micco a des frères jusque dans les Pays-Bas.

Mais c’est assez nous attarder aux bagatelles de la porte ; arrivons aux vrais contes et commençons par les milanais.


I. — LES CONTES MILANAIS.

Les plus curieux de ces contes sont de simples anecdotes, les autres ne nous offrent que des variantes émondées, souvent effeuillées et défleuries, des contes florentins. Les bonnes femmes de Milan vont droit au fait et n’aiment pas les fioritures ; elles ont à leur service un dialecte tronqué qui ne manque pas d’entrain et d’énergie, mais qui n’a pas la grâce et la douceur des dialectes méridionaux. Elles ne semblent pas non plus s’inquiéter beaucoup du but moral, Voici l’une des histoires qu’elles racontent aux enfans.

Il y avait une fois un fils, et il avait son papa et sa maman qui lui donnaient des coups et qui voulaient le chasser de la maison. Alors ce fils se met à pleurer. Son père lui dit : — Tais-toi et va chercher de l’huile et du vinaigre. — Et il lui a donné de petits pots et de l’argent. Le fils s’en va, et quand il est à mi-chemin, il laisse tomber ses pots, qui se cassent. Alors il dit : — Pauvre moi, comment vais-je faire pour rapporter à la maison le vinaigre et l’huile ? — Serviteur (ciao), il va toujours. Il va chez le marchand et lui dit : — Donnez-moi de l’huile et du vinaigre. — Où dois-je les mettre, mon cher fils, tu n’as pas d’huilier ? — Mettez-moi l’huile ici dans mon chapeau. — Et le vinaigre, où dois-je le mettre ? — Alors l’enfant retourne son chapeau, laisse tomber toute l’huile et dit : — Le vinaigre, vous le mettrez sur le chapeau. — Serviteur ! Il paie et puis s’en va dans la maison de son papa, qui lui dit : — Où as-tu mis l’huile et le vinaigre, coquin de coquin ! — Le fils montre son chapeau et répond : — De ce côté-ci est le vinaigre, et, retournant son chapeau, de ce côté-ci l’huile ! — Son papa le roue de coups et le jette dehors. Et lui se met à pleurer en disant : — Où est-ce que je vais aller ? — Tout à coup il lui vient à l’esprit qu’il a une tante très grande dame dans un pays voisin. Et il y va. Quand il est sur la route, il rencontre un bâton qui lui dit : — Cheminons ensemble. — Mais non, mais non, qu’ai-je affaire de toi ? — Tu verras que je te serai bon à quelque chose. — Serviteur. Le bâton vient avec lui. Quelques pas plus loin, le fils rencontre une roue qui lui dit : — Cheminons ensemble. — Mais non, qu’ai-je affaire de toi ? — Tu verras que je t’aiderai. — Puis il rencontre une épingle, puis un lion, puis quelque chose d’assez malpropre, et tout cela vient avec lui. Il arrive chez sa tante, qui était sortie ; alors le bâton lui dit : — Cache-moi derrière la cloison. — La roue lui dit : — Et moi derrière les chaises. — La chose malpropre : — Et moi sur la pelle. — L’épingle : — Pique-moi sur l’essuie-mains. — Le lion dit : — Moi je vais dans le lit. — Le fils monta au grenier. Rentra la tante. A peine eut-elle passé la porte, le bâton lui donne quantité de coups ; elle fait un pas, la roue lui roule sur les pieds ; elle saisit la pelle pour prendre un peu de feu et se salit les doigts ; elle va s’essuyer à la serviette et se pique : ennuyée de ces mésaventures, elle va se mettre au lit ; le lion la mange. Alors le fils descend du grenier : il a pris tout l’argent de sa tante, et il a fait le grand seigneur.

Ce n’est pas plus moral que cela. Le conte du savetier est moins enfantin. Nous en donnons une traduction littérale :

Il y avait une fois un savetier qui, las de tirer le ligneul, pensait au moyen de gagner gros. Pendant qu’il se tenait le nez en l’air à compter les poutres, il oubliait qu’il avait mis sur le bahut une jatte de lait, et les mouches, parce qu’on était en été, avaient couru en foule sur le lait, tellement qu’il était devenu tout noir. Alors le savetier s’aperçoit de la chose et se lève tout en fureur, élargit la main comme font ceux qui attrapent les mouches et donne un grand coup. Il en échappa bon nombre, mais il en resta une partie dans sa main ; il se mit à les compter : il y en avait cinq cents. Alors qu’est-ce qu’il a fait ? Il a fait un grand écriteau où était écrit : Avec une main, j’en tue cinq cents, et il a attaché ce grand écriteau devant sa boutique. Vous devez savoir qu’en ce temps-là le roi était en grande guerre contre son voisin. Mais il avait toujours été battu ; tant qu’un jour en se sauvant il passa avec sa suite devant la boutique du savetier et il vit le grand écriteau. Aussitôt il fit appeler l’homme, et l’homme, tout transi, craignant qu’on ne lui fît quelque chose, honteux aussi de se trouver en présence de sa majesté, accourut tout de suite.

— Est-ce vrai qu’avec une main vous en tuez cinq cents ? — Oui, répond l’homme, qui se tient là tout tremblant. — Le roi : — Vous sentiriez-vous le courage d’aller combattre les ennemis ? — Le savetier, qui d’une part espérait la fortune et de l’autre avait peur, se dit : — Ou mourir ou continuer à faire le savetier, je ne saurais trop lequel des deux est pire ; essayons. — Et alors il répond au roi : — Oui, majesté, donnez-moi un cheval, et je vais sur-le-champ mettre en fuite tous vos ennemis. — Bien, dit le roi, si vous réussissez, je vous donnerai ma fille en mariage. — Aussitôt dit, aussitôt fait. Le savetier monte sur un cheval (et il n’était pas même bon à se tenir dessus) et il porte une grande bannière où était écrit : Avec une main, j’en tue cinq cents. Le voilà parti contre l’ennemi. L’ennemi, qui voit arriver cet homme et qui lit ce qui est écrit sur cette grande bannière, a bientôt pris peur, et à mesure que le savetier avançait, les soldats se mirent à reculer, tant qu’en moins de rien il n’en resta plus un seul. Le roi, qui suivait de loin, voyant qu’il n’y avait plus foule, courut, lui aussi, au secours du savetier. Et quand tous les ennemis eurent disparu, les vainqueurs sont rentrés au logis, et dès le lendemain se fit le mariage avec la fille du roi. Le premier soir, le savetier était tout content ; mais, quand il se fut endormi, il rêva qu’il était devant son établi à tirer le ligneul et il donnait de grands coups de poings à sa petite femme. Celle-ci alla le matin tout en pleurs se plaindre à son papa, lequel, ne sachant comment s’en tirer, ordonna que les deux époux dormissent dans deux chambres séparées. C’est pour cela que, depuis lors, on ne dort pas ensemble mari et femme chez les rois et chez les grands seigneurs.

Cette histoire a passé les Alpes et le Rhin ; on la trouve aussi dans les livres. L’annotateur du Malmantile raconte l’anecdote d’un pauvre garçon nommé Nanni, qui un jour avait attrapé sept mouches. Une belle fée lui apparut et lui demanda ces sept mouches pour un passereau qu’elle avait, en lui promettant la richesse. Elle le conduisit dans sa caverne et lui donna des armes et de l’argent, le coiffa d’un heaume inscrit en lettres d’or du nom d’Ammazzasette (Tue sept) et l’envoya au camp des Pisans, qui, avec l’aide des Français, faisaient la guerre aux Florentins. Nanni fut bien accueilli des Pisans et leur expliqua son surnom. Les Français perdirent leur capitaine et ne purent s’accorder pour lui donner un successeur. A chaque nom proposé, bon nombre d’entre eux criaient : Nenni ! — Nanni ! Nanni ! répétèrent les Pisans, croyant que les Français voulaient Nanni pour leur capitaine. C’est ainsi que l’Ammazzasette monta en grade et devint riche comme la fée le lui avait promis.

Les Milanais aiment les facéties et les curés n’ont pas beau jeu ; ce n’est pas qu’on soit impie dans la ville de Manzoni, mais on y a l’humeur allègre. Les mangeurs de prêtres au contraire sont sérieux ou bilieux. Aussi pouvons-nous citer sans être accusé d’irréligion u ne ou deux de ces drôleries lombardes.

Il y avait une fois un curé qui ne savait pas même compter les jours de la semaine. Tous les matins, il mettait un fagot sur un autre, et quand il y en avait six, il disait la messe le lendemain, jugeant que le dimanche était arrivé. Un jour la servante oublia de placer le fagot, et le curé, n’en comptant que cinq, n’alla pas dire la messe le lendemain : c’était pourtant un dimanche. Le sacristain vint le chercher dans son lit et lui dit de se lever. Le curé répondit que ce n’était point fête, et il fit ainsi perdre la messe à tous les paysans. Les paysans, mécontens, se plaignirent à l’archevêque, et l’archevêque répondit qu’il viendrait voir lui-même ce qui s’était passé. Alors le curé prit peur et courut chez la Perpétue ; la Perpétue lui dit de ne pas avoir peur et que ce n’était rien. Elle mit au feu une grande chaudière et versa l’eau bouillante dans le bénitier de l’église. L’archevêque arriva le matin même, et le curé lui dit : — Ce n’est pas moi qui suis fou, ce sont les paysans, vous le verrez tout à l’heure. — Ils allèrent ensemble à l’église, et les paysans, qui ne savaient rien, trempèrent leur main dans l’eau bénite, mais ils la retiraient aussitôt en poussant des cris et en faisant des sauts d’enragés. — Vous voyez bien ! dit le prêtre. — L’archevêque fit une grande réprimande aux paysans, et le curé rentra dans sa paix.

Passe un char d’huile d’olive.
L’histoire est belle et finie.


Les contes milanais, comme les florentins, se terminent souvent ainsi par deux vers où il n’y a ni raison ni rime.

Ne quittons pas les curés sans montrer comment les Toscans les traitent. Le peuple de Florence est indévot. On sait les fabliaux un peu risqués qu’il a fournis dès le moyen âge à Sacchetti et à Boccace. Une bonne femme de Prato-Vecchio, Maria Pierazzoli, raconte à qui veut l’entendre l’histoire d’un prêtre qui mangea de la paille : on va voir comment.

Ce prêtre avait rencontré un garçon qui était seul et qui possédait quelque argent. Il lui avait dit : — Viens chez moi, nous ferons ménage ensemble ; à cette condition pourtant que celui de nous deux qui le premier se mettra en colère paiera cent écus. — L’affaire fut conclue. — Demain matin, dit le prêtre, tu iras me semer un peu de blé, — et il lui donna un sac de grain. Le garçon prit le sac, attela les bœufs, ne creusa qu’un sillon où il jeta tout le grain et le recouvrit de terre. Cela fait, il se coucha sur le flanc et attendit le déjeuner. Le déjeuner ne venait pas, la servante n’arriva qu’à raidi avec un fiasque et une soupière. La soupière et le fiasque étaient cachetés. Le garçon pensa : — Il veut me mettre en colère. — Il fendit le ventre de la soupière, cassa le cou du fiasque et dîna tant bien que mal. La servante alla dire à la cure qu’elle avait trouvé le garçon endormi. Dieu sait quel travail il aura fait ! pensa le prêtre ; il alla voir et jeta les hauts cris. — O seigneur patron, dit le gars, êtes-vous en colère ? — Allons donc ! point du tout.

Il arriva que le garçon devint amoureux de la servante, qui se nommait Gigia. Le prêtre dit à Gigia ; — Demande-lui de quoi il a peur ; nous arriverons bien à le mettre en colère ! — Le garçon avait peur des chouettes. Quand le prêtre le sut, il fit déshabiller Gigia, l’enduisit de miel, la couvrit de plumes et lui dit de monter sur un arbre en face de la fenêtre du garçon. — Là, dit le prêtre, tu pousseras le cri de la chouette et je gagnerai les cent écus. — Marc (c’était le nom du gars), se cacha sous sa couverture, puis, perdant patience, il prit son fusil et tira sur l’arbre d’où venait la voix. Il entendit tomber quelque chose. — Chante à présent, tu as ton affaire, — et il rentra dans son lit. Le prêtre se mit à la fenêtre en entendant le coup de feu et il vit la pauvre Gigia qui était tuée. Il courut chez Marc : — Ah ! coquin, ah ! scélérat, qu’as-tu fait ? — Si vous n’êtes pas content, je tire aussi sur vous. — Quoi donc ! Marc, es-tu en colère ? — Non, est-ce que vous le seriez vous-même ?

Pas le moins du monde. — Ainsi finit l’affaire, et ils allèrent tous deux se recoucher.

Un autre jour, le prêtre lui dit : — Sais-tu, Marc, demain matin tu selleras le cheval ; nous allons chez un neveu à moi qui va se marier. — C’est bien ; faut-il que je prépare un peu de fromage, un peu de vin, quelque chose ? — Ne prépare rien : on sera vite arrivé. — Le matin venu, le prêtre à cheval et Marc à pied se mirent en route. Chemin faisant, le maître eut bientôt faim, mais le garçon avait pris ses précautions. Un peu plus loin, le petit fourbe se dit fatigué, il pria qu’on le laissât monter à cheval, mais dès qu’il y fut, il piqua des deux ; le pauvre curé resta en arrière. La nuit les gagna devant la maison d’un paysan. — Entrez, leur dit-on, vous serez au moins à couvert. — Pour faire enrager Marc, le prêtre répondit : — Merci bien, nous resterons derrière la grange. — Le garçon tira son fromage avec un bon morceau de pain et se mit à manger ; le prêtre ne le voyait pas, mais entendait le bruit des mâchoires : — Que fais-tu là ? — Que voulez-vous, seigneur patron ? je tâche de manger un peu de paille. — Oh ! oh ! est-ce qu’on peut l’avaler ? — Je le crois, pourvu qu’on la mâche. — Le prêtre voulut en goûter, et le voilà qui mange de la paille. Marc avait un joli petit fiasque de vin et se mit à boire. — Que fais-tu là ? Bois-tu ? — Que voulez-vous, seigneur patron ? toute la paille m’est restée au gosier, — et il se remit à manger. — Tu manges encore ? — J’ai une faim de loup. Eh ! seigneur patron, est-ce que vous seriez en colère ? — Moi, pas du tout. Allons donc !

Quand il fit jour, ils se remirent en route ; ils n’arrivèrent que le soir, et le repas de noces était fini. Il restait pourtant de quoi nourrir un homme, mais le prêtre, par fausse honte, protesta qu’il n’avait pas faim. On offrit à manger au garçon, qui accepta de bon cœur : il croqua les poulets qui restaient, et le prêtre lui faisait de gros yeux en chuchotant : — Donne-m’en un peu ; passe-moi un petit os. — Marc ne donnait rien, et les neveux de dire : — Avez-vous faim, oncle prêtre ? — Mais Marc répondait pour lui : — Bah ! bah ! il n’a pas faim, il a bien dîné ! — Le prêtre faisait de gros yeux au garçon, qui était près de lui. Les neveux se demandaient : — Qu’est-ce qu’il a, notre oncle ? — Rien, rien, répondait le prêtre. Et Marc ajouta : — Savez-vous ? il a honte de vous le dire, il a une indigestion ; il voudrait aller se coucher. — Figurez-vous la rage du prêtre. On le mit au lit, et Marc alla lui demander : — Êtes-vous en colère ? — Toute la nuit le malheureux se retournait dans son lit, car il mourait de faim. Il n’y tint plus et demanda au garçon où était le reste de la bouillie qu’on lui avait donnée à manger. La bouillie était dans la cuisine. Le prêtre y alla donc, et, pour retrouver son chemin, tira de sa poche un peloton de ficelle qu’il attacha au pied du lit. Dès qu’il fut sorti, Marc défit le nœud et alla sur la pointe des pieds attacher la ficelle au lit des mariés, qui étaient dans la chambre voisine. Le prêtre revint en suivant la ficelle, trébucha sur une pantoufle, et la bouillie qu’il tenait à la main se répandit sur la tête des mariés. L’épouse, réveillée en sursaut, se mit à crier au voleur ; le prêtre sauta par la fenêtre et se rompit le cou. Ce fut un grand déplaisir pour les neveux, et le bon Marc, étant retourné dans la maison du mort, se fit héritier de tout ce qu’il y trouva.

Mais revenons à Milan. Les contes des Lombards ne sont pas tous irréligieux, témoin celui-ci, qui montre la bonté de la Providence.

Il y avait une femme qui se nommait Claire : elle était pauvre et demandait la charité. Elle trouva un jour un pépin de citrouille et le sema. Peu de temps après, de ce pépin sortit une plante qui monta jusqu’au ciel. Le mari dit à la femme : — Tu devrais grimper sur cet arbre et aller chez le Seigneur pour lui demander de me donner au moins du pain. — Elle monta : Tic ! toc ! — Qui est là ? — C’est la pauvre Claire qui a besoin d’une grâce. — Quelle grâce veux-tu ? — La grâce d’avoir au moins du pain. — Va, tu l’auras. Après quoi le mari dit à Claire de remonter au ciel pour demander la grâce d’avoir de la soupe tous les jours et de la viande le dimanche. Et le Seigneur : — Tu auras de la viande le dimanche et de la soupe tous les jours. — Mais le mari, jamais content, dit à sa femme de remonter pour demander de la viande tous les jours et un grand dîner le dimanche. Le Seigneur, toujours bon, voulut lui faire encore ce plaisir. Alors le mari demanda le grand dîner tous les jours et une voiture pour aller se promener. Et le Seigneur : — Tu auras le grand dîner et la voiture. — Après la femme alla réclamer du Seigneur le titre de comtesse pour elle et de comte pour son mari. Mais le Seigneur perdit patience et lui répondit : — Va-t’en ! Ton mari sera crottin, et tu seras crotte. — L’arbre aussitôt se cassa ; la femme et le mari tombèrent dans la boue et y sont restés.

Nous rentrons dans les légendes ; celle des oies, qui nous vient aussi de Milan, rappelle par certains traits le souvenir de saint Antoine et du bon François d’Assise.

Un roi avait une fille ; quand elle fut grande, il lui demanda si elle voulait se marier. Elle répondit que sa vocation était d’être nonne. Le roi, qui n’avait que cette fille, en fut affligé ; pour ne pas la perdre tout à fait, il lui fit construire un couvent dans la ville, il lui donna de grandes terres et elle devint supérieure du couvent. Les. fermiers firent les semailles, mais vinrent douze oies sauvages qui mangèrent tout le grain. Plainte fut portée à la supérieure, qui dit aux fermiers : — Commandez de ma part à ces oies de venir ici, dans la basse-cour. — Les fermiers en prirent une et la mangèrent, pensant qu’on n’en saurait rien ; les autres oies s’en allèrent à la basse-cour sans se faire, prier, parce que la mère abbesse était une sainte. Elle leur fit une réprimande et leur dit : — Pourquoi donc avez-vous mangé le grain de ma campagne ? Est-ce que le grain est à vous ? — Les oies écoutaient. Après avoir fait cette réprimande, elle leur donna la bénédiction, et les oies montèrent en l’air, mais ne s’en allèrent point. La mère abbesse les bénit encore jusqu’à trois fois ; mais, voyant qu’elles ne s’en allaient pas, elle manda les fermiers, et leur dit : — Qu’avez-vous fait à ces oies ? Dites-moi la vérité et ne mentez point. — Ils répondirent : — Puisque nous devons dire la vérité, quand nous avons vu que les oies venaient ici, nous en avons pris une, nous lui avons tordu le cou et nous l’avons mangée. — Pourquoi donc, vous autres, mangez-vous les oies ? Est-ce qu’elles sont à vous ? — Non, elles ne sont pas à nous. — L’avez-vous mangée tout entière ? — Non, il en reste quatre os dans la terrine. — Apportez-les-moi tels quels et n’y touchez pas. — lis les lui portèrent ; elle les prit dans ses mains, et il en sortit une oie vivante qui alla rejoindre les autres. Elles firent toutes une grande fête à l’abbesse, qui leur dit d’aller où elles voudraient.

Cette légende a été racontée par une femme de Nusto-Artizio : on ne sait où elle l’a prise. Une autre légende met en scène saint Ambroise, qui est, comme on le sait, le protecteur de Milan.

Il y avait une fois trois garçons pauvres, qui ne savaient plus comment faire pour vivre et qui n’avaient plus ni papa ni maman. Et ces pauvres garçons devaient aller à la messe un à un parce qu’ils n’avaient qu’un seul habit pour eux trois. Un jour, saint Ambroise passa devant leur maison et vit, sur le toit, danser les anges. Il entra et dit au garçon : — Qui est-ce qui demeure ici ? est-ce vous ? — C’est nous, mais nous sommes pauvres, pauvres, et n’avons pas même de quoi manger. — Il leur répondit : — C’est bien ; le Seigneur me l’a fait entendre, et je sais que vous êtes bons. Il posa sur la table une bourse et leur dit : — Je vous donne cette bourse ; tirez-en autant d’argent que vous en voudrez, il y en aura toujours. Mais si vous êtes mauvais et que vous jetiez l’argent par les fenêtres, prenez bien garde, le Seigneur vous punira. — Un mois après, il passa de nouveau devant la maison, il regarda le toit, et au lieu d’anges il y vit danser des diables. Il entre alors et voit quantité de jeunes gens habillés de soie, la maison en fête et la table servie : un dîner de prince. Aussitôt il s’avance doucement, doucement, reprend la bourse et dit aux garçons : — Est-ce là la promesse que vous me faisiez d’être sages ? Est-ce le bien que vous voulez au Seigneur ? Vous ne sauverez pas votre âme si vous n’allez pas dans un désert pour y faire pénitence et y mourir. — Les garçons alors sont partis et ont couru dans un désert, où ils ne faisaient que prier et pleurer. Quand ils sont morts, on a vu trois colombes monter au ciel : c’étaient les âmes de ces garçons.


II. — LES CONTES TOSCANS.

Nous allons maintenant en Toscane, et notre tâche devient plus facile ; le toscan, c’est à peu près de l’italien. Nous disons à peu près, c’est le mot juste. Nous avions cru longtemps, sur la foi de Manzoni, que les nourrices florentines pouvaient donner des leçons de grammaire aux académiciens de la Crusca ; cependant la prononciation populaire est défectueuse, même au bord de l’Arno ; les voyelles initiales des mots sortent avec des soupirs ; telle consonne manque à l’appel ou se fait remplacer par une autre. Un plébéien du Marché-Vieux nous dira : Hâte vo’ fatta la tal hosa au lieu de : Avete voi falta la tal cosa ? A force d’aspiration, le dialecte de Florence et de Pise (beaucoup moins ceux de Sienne et de Pistole) paraissent aussi haletans, aussi essoufflés que l’allemand. De là le proverbe qu’on répète à satiété : « Langue toscane dans une bouche romaine. » Ce dicton est doublement inexact : dans le peuple, qui est seul en cause, la bouche romaine a de mauvaises habitudes, et la langue toscane se permet de fortes incorrections que M. Imbriani se plaît à relever. L’une des plus coupables, selon nous, est le déplacement de l’accent. L’accent est l’âme de la langue. Les Florentins disent Trinita au lieu de Trinità ; nous avons entendu les savans justifier cette faute par de doctes, considérations sur l’accent et la quantité ; mais de quel droit les Toscans disent-ils sédere au lieu de sedére ! Un improvisateur, qui s’était fait prier une heure pour montrer son petit talent, finit par se lever et par dire en estropiant le verbe vedére :

Oh che bel védere,
Se spunta il di..


Un assistant l’interrompit aussitôt par une rime qui reproduisait la même dislocation d’accent :

Si ponga a sédere,
Basta cosi[2].


Malgré ces réserves, nous reconnaissons que le toscan est le dialecte le plus pur de l’Italie ; plein de grâce, de finesse, de câlinerie, d’agacerie piquante, riche en diminutifs caressans qui se multiplient pour flatter l’oreille et cajoler l’attention. Les bonnes femmes de Florence et de Pistole racontent vivement et avec entrain, ne craignant pas le détail, s’entendant à la mise en scène, et si elles n’ont pas cette fougue d’imagination, cette mobilité de pensée qui nous frappent chez les Siciliennes, elles montrent en revanche une aisance de mouvement, une vivacité d’allure, une pétulance et une volubilité qui donnent de la vie à leurs moindres récits. Elles ne se contentent pas comme les Milanaises d’aller droit au fait et de servir leur repas sans dessert ni hors-d’œuvre. Elles savent développer leurs romans et en compliquer l’intrigue. Voici par exemple comment elles racontent une anecdote rapportée en trois mots par le savant Bebelius et à peine indiquée par Voltaire dans la préface des fameux récits de Guillaume Vadé.

Une veuve avait trois fils ; l’un d’eux, Angelot, dormait toujours. Marions-le, dit la veuve, ça le réveillera. — Mais bah ! à peine marié, Angelot (Angiolino) défendit à sa femme de se lever : on ne les voyait qu’à table. Les frères se mirent en colère et dirent à la veuve : — Il était seul à dormir, maintenant ils sont deux. Partageons notre bien et qu’ils s’en aillent. — Angelot et Caroline sa femme prirent leur part et s’en allèrent ; chemin faisant ils mangèrent tout. Angelot alla pêcher dans la rivière, il y trouva un poisson superbe et voulut le porter au roi. Une sentinelle l’arrêta à la première porte du palais et ne le laissa passer qu’à la condition de partager avec lui par moitié la récompense qui lui serait donnée. Arrivé au haut de l’escalier, Angelot trouva une seconde sentinelle qui lui demanda de même un quart de la récompense ; dans l’antichambre, une troisième sentinelle réclama également une part de butin. Angelot arriva enfin devant le roi, qui lui offrit cent écus pour le poisson merveilleux. Angelot refusa. — Que veux-tu donc ? demanda le roi. — Je veux cent coups d’étrivières. Le roi le crut fou, mais, Angelot tenant bon, finit par accepter le marché. Il fit appeler quatre soldats et voulut que l’exécution eût lieu à l’instant même dans la salle d’audience, afin que tout le monde pût y assister assis. Angelot fit alors appeler la première sentinelle. — Celui-ci, dit-il au roi, m’a demandé la moitié de la récompense : la justice exige qu’il soit payé comptant. Ainsi fut fait, et le soldat, qui sautait comme un chevreau, reçut cinquante coups de verge. Angelot fit venir la seconde sentinelle, qui en reçut vingt-cinq, puis la troisième, qui tremblait comme une feuille et qui eut aussi ce qui lui revenait. Le roi dit alors : — Il en reste douze pour toi. — C’est juste, répondit Angelot, mais je veux voir si je trouve quelqu’un qui les achète. Sur quoi il sortit et courut la ville ; il trouva une boutique où l’on vendait des étrivières, il demanda ce qu’elles coûtaient : — Douze paoli pièce. — J’en ai douze chez le roi, reprit Angelot ; je vous les vends deux paoli. — Je les prends. — Mais il faut que vous veniez avec moi. Ils arrivèrent à la salle d’audience, et Angelot présenta le marchand. — Voici l’homme qui vient d’acheter les étrivières. — Est-ce vrai ? demanda le roi en souriant. — Oui, votre majesté. — Qu’on les lui donne donc à l’instant même. — L’homme eut beau se débattre en disant qu’il avait acheté les étrivières et non les coups : le même mot en italien comme en français sert à désigner le supplice et l’instrument du supplice. L’aventure divertit si fort le roi qu’Angelot eut depuis lors une pension de cinq lires par jour. Il fit un très beau dîner et y invita sa mère et ses frères. La nouvelle, écrite manu propria, par un simple ouvrier du Montale Pistojese, nommé Pietro de Canestrino, se termine par ces deux vers, aussi mal rimes en italien qu’en français :

Ma nouvelle n’est pas longue,
Coupez-vous le nez, je me coupe les ongles.


Les Toscans se plaisent aux récits de fourberies, surtout quand ils peuvent montrer les plus fins jouant les plus forts et les plus simples jouant les plus fins : témoin l’histoire de Manfane, Tanfane et Zufilo, que racontent les vieilles femmes de Prato. On y retrouvera le sac de Tabarin et de Scapin, ce sac bouffon que Triboulet a rendu tragique.

C’étaient trois frères qui élevaient en commun des bêtes à cornes. — Partageons-nous le troupeau, dirent les deux premiers ; que chacun de nous s’enferme dans un enclos et qu’il ait pour sa part toutes les bêtes qui viendront à lui. — Ainsi décidé, chacun arrangea sa clôture : celles de Manfane et de Tanfane furent de belles branches feuillues et vertes ; Zufilo, qui était simple, se fit une palissade de bois sec. Tout le troupeau alla donc chez Manfane et Tanfane, et le pauvre Zufilo n’eut qu’une vache toute maigre, maigre, qui montrait toutes ses côtes. Il consulta sa femme, qui fut de son avis (chose rare), et, d’accord avec elle, tua la bête, fit sécher le cuir au soleil, le mit sur son épaule, courut à la ville et cria dans les rues : — Qui veut acheter une belle peau ? je la vends un sou le poil. — On le crut fou, le soir tomba, les boutiques se fermèrent. — Rentrons chez nous, dit Zufilo. — L’homme et la femme sortirent de la ville et marchèrent longtemps ; quand ils furent fatigués, ils montèrent sur un chêne ; passe une bande de brigands qui s’assirent sous l’arbre, allumèrent des torches, ouvrirent un gros sac d’écus et se mirent à jouer. Ici l’honnêteté nous oblige à passer quelques détails. Les brigands crurent qu’il pleuvait ; mais autre chose tomba sur eux du haut du chêne : ce fut le cuir de la vache qui, étant tout sec, fit dans les feuilles et dans les branches un bruit d’enfer. « Le diable ! le diable ! » crièrent les malandrins, et ils se sauvèrent à toutes jambes en laissant derrière eux les piastres, que Zufilo et sa femme se hâtèrent de ramasser. Ils rentrèrent chez eux extra-riches. — Où avez-vous gagné tout ça ? dirent les frères. — Nous avons vendu la peau de la vache à un sou le poil. — Aussitôt Manfane et Tanfane abattent leurs deux plus grosses bêtes et courent à la ville, où ils crient de toutes leurs forces : — Belles peaux à vendre à deux sous le poil ! qui en veut ? — La foule s’amasse et leur rit au nez ; ils sont chassés à coups de pieds et à coups de triques. Manfane et Tanfane se dirent alors l’un à l’autre : — Cet idiot nous a joués ; il doit le payer. — Tuons-le, conseilla Manfane ; mais Tanfane dit : — Bah ! c’est notre frère, le péché serait trop gros ; cousons-le plutôt dans un sac, nous le laisserons au bord de la mer, et les poissons ou l’eau l’emporteront. — Ainsi fut fait. Zufilo geignait dans son sac. Survint un berger qui rentrait ses moutons en jouant de la flûte : — Que fais-tu là dedans, qui es-tu ? demanda le berger. — Zufilo répondit : — Je n’ai pas voulu épouser la fille du roi, et on m’a mis dans ce sac au bord de la mer jusqu’à ce que j’aie dit : Je la veux bien ; mais je ne la veux pas. — Quel bœuf ! (che bue !) dit le berger ; si on me la donnait à moi, je la prendrais tout de suite. — Oui-da, reprit Zufilo, voici ce que tu as à faire : ouvre mon sac et mets-toi à ma place, demain on viendra voir si tu as changé d’avis, cette bonne fortune te reviendra ; je ne te l’envie guère. — D’accord, dit le berger. — Zufilo le mit dedans, prit la fuite et partit avec les moutons. Le berger, dans le sac, attendit les ambassadeurs du roi ; il les attend encore. En apprenant ce nouveau tour, Manfane et Tanfane devinrent si furieux qu’ils s’entre-tuèrent. Zufilo resta maître de tous leurs biens et vécut longtemps en paix. Haussons le ton, nous allons entrer dans l’épopée populaire. Léonbrun, le cher Léonbrun, disent les Florentins, comme les Espagnols disaient mon Cid, et comme Virgile disait le pieux huée, est le héros de plusieurs poèmes et de quantité de légendes répandues en Toscane et ailleurs. Alfred de Musset demandait qu’on lui prêtât le manteau de Faust ; plusieurs poètes italiens invoquèrent le manteau de Léonbrun, qui rendait invisible. Le mythe de Ganymède et celui de Cybèle reparaissent dans la longue histoire que nous allons abréger, car elle pourrait remplir tout un cycle épique. Les Toscans ont la geste de Léonbrun comme nous avons celle de Roland.

Un pêcheur tire de l’eau un serpent qui lui demande : — Combien as-tu de fils ? — J’en ai douze. — Donne-m’en un, sinon je les tuerai tous et toi avec eux, — Le pêcheur va chaque matin offrir au serpent un de ses fils pour sauver les autres ; mais le serpent refuse les onze premiers : c’est le dernier qu’il veut, le Benjamin de la famille, Léonbrun. Au moment où Léonbrun va être livré, un aigle l’enlève et le transporte dans une île, la plus haute qui soit au monde, sur le toit de dame Aquilina ! C’était une reine et une fée ; elle accueillit Léonbrun et l’épousa. Elle lui dit un jour : — Mon cher Léonbrun, je suis dans votre âme et je sais la pensée que vous avez. Vous donneriez beaucoup pour aller faire visite à M. votre père, à madame votre mère et à vos onze frères. Vous partirez demain. — Le lendemain, elle lui dit : — Vois-tu, cher Léonbrun, voici les cadeaux que j’envoie à mon beau-père, à ma belle-mère et à mes onze beaux-frères. Voici les cassettes et les clés ; quand chacun aura ouvert sa cassette, il deviendra richissime, tous pourront acheter la croix de chevalier, une épée, des villas, des terres, et vivre en grands seigneurs. Ton père te conduira dans le casino des nobles, et on te demandera si tu as à toi quelque rareté. Ne réponds jamais : J’ai une très belle femme ; si tu le fais, tu seras trahi. — Puis elle tira un anneau de son doigt et le mit à celui de Léonbrun. — Viens, cher Léonbrun, quand tu auras envie de quelque chose, frotte cet anneau contre le mur et tout ce que tu voudras, tu l’auras aussitôt. Seulement, souvenez-vous bien, mon cher Léonbrun, de ne jamais dire que vous avez une très belle femme, sans quoi vous serez trahi. Adieu ! adieu ! — En un clin d’œil Léonbrun fut transporté avec les voitures, les portefaix et tout chez M. son père. Il descendit de voiture, on déchargea les malles et les carrosses avec les portefaix, qui disparurent aussitôt. Léonbrun ne fut pas reconnu d’abord et jouit quelque temps de son grand air de chevalier ; mais quand il eut ôté son chapeau et montré sur sa tête la cicatrice d’une blessure qu’il s’était faite en roulant sur l’escalier : — C’est Léonbrun, dirent le père et la mère, et ils tombèrent évanouis. On leur fit respirer de l’eau parfumée et ils reprirent connaissance ; les caisses furent ouvertes, et chacun les trouva pleines de barres d’or. Le père acheta une croix de chevalier, une épée, et conduisit son fils au casino des nobles. Là, chacun se vantait de son bien. L’un disait : — J’ai une très belle villa ; l’autre : — J’ai une très belle maison. — Léonbrun se tenait dans un coin et ne soufflait mot. — Et vous, monsieur, lui demanda-t-on, n’avez-vous rien de beau ? — Il répondit : — J’ai une très belle épouse légitime. — Une très belle épouse ! Nous vous donnons trois jours pour nous la montrer. — C’est impossible, elle demeure beaucoup trop loin, et je ne saurais comment la transporter au casino. — Nous voulons la voir d’ici à trois jours, ou vous le paierez de votre tête. — Le premier jour, Léonbrun frotta le mur avec son anneau : apparut une belle camériste d’Aquilina vêtue en reine. — Est-ce là votre légitime épouse ? — Non, répondit Léonbrun, et la camériste disparut. (Tête de goujon ! s’écrie la bonne femme qui raconte l’histoire, il aurait pu répondre oui.) — Le second jour, il frotta de nouveau le mur : apparut une seconde camériste d’Aquilina, plus belle que la première. — Est-ce là votre légitime épouse ? — Non, répondit Léonbrun. — La camériste lui tourna le dos et s’évapora comme une ombre. — Seigneur chevalier, dirent les assistans, c’est demain le dernier jour. Il y va de votre tête si nous ne voyons pas la légitime épouse que vous dites avoir. — Le troisième jour, il pria si fortement la dame Aquilina de venir qu’elle apparut en personne. — Est-ce là votre légitime épouse ? — Oui, messieurs. — Ah ! enfin on l’a vue. — Elle va droit à Léonbrun, lui arrache l’anneau, lui donne un revers de main (manrovescio) et disparaît en disant : — Adieu, tu l’as eue, ton épouse.

Léonbrun s’en revient avec M. son père, pleurant et soupirant. — Que pleures-tu et que soupires-tu, mon cher fils ? Tu as apporté tant de richesses, il y a de quoi vivre nous tous, et si tes frères se marient, tous leurs enfans aussi. Léonbrun répondit à M. son père : — Écoutez, je n’aurai point de paix si je ne vais pas chercher ma légitime épouse. Le père lui donne de l’argent, des lettres de change, Léonbrun embrasse tout le monde, promet d’écrire, et adieu, adieu ! Il marche, marche, marche encore, marche toujours, trouve une auberge, y descend. Il se rafraîchit, paie l’aubergiste et lui demande : — Sauriez-vous où demeure une certaine Mme  Aquilina ? — Allons donc ! (ché !) on n’a jamais entendu de nom pareil ! — Et Léonbrun se remet en chemin, trotte de plus belle, trotte encore et toujours et arrive dans un endroit où deux hommes se disputaient. Il regarde au fond du ravin, et il les voit qui se partageaient des richesses : c’étaient deux assassins. — Non, disait l’un, tu n’as pas fait les parts égales, ici il y en a plus, là il y en a moins. — Léonbrun, qui les regarde : — Hé ! jeunes gens, qu’avez-vous à vous disputer ? — Ils relevèrent la tête : — Soyez juge, regardez, faites-nous le plaisir de descendre. — Il alla rejoindre les jeunes gens. — Donc qu’y a-t-il entre vous ? Soyez de bons garçons. — Vous devez savoir que ce sont là des objets volés, nous sommes deux assassins, nous autres. — Ah ! je m’en réjouis avec vous. — Vous devez savoir que les parts ne me semblent pas égales. — Tenez-vous tranquilles, c’est moi qui ferai les parts. — Il prend une répétition (une montre à répétition) dans une main, une répétition dans une autre et les balance ; ainsi des colliers, des bagues, et de tout ce qu’ils avaient volé. — Voici les parts, dit-il. — Mais il y a encore deux choses d’une grande valeur : une paire de bottes qui vont comme le vent et un manteau. Quand on endosse ce manteau, on n’est plus vu de personne. — Voilà qui est très bien, dit Léonbrun. — Il dit alors à l’un des assassins d’enfiler les bottes, de prendre le manteau sur son bras et de monter sur la montagne. En un clin d’œil l’assassin arrive au sommet. — A présent endosse le manteau, lui dit Léonbrun. — L’assassin obéit. — Me voyez-vous ? — Eh non, tu peux descendre. — Le second assassin prend à son tour les bottes et le manteau, atteint d’un bond le sommet et devient invisible. — Descends, lui dit Léonbrun. Écoutez, mes enfans, j’ai été bon garçon, j’ai fait le partage : est-ce que vous ne me laisserez pas, moi aussi, essayer les bottes et le manteau ? — Bien sûr, dirent les deux hommes. — Léonbrun se chausse et court au sommet, se drape et crie : — Me voyez-vous, jeunes gens ? — Non. — C’est que vous ne voulez pas me voir ! — et il ne se laisse plus voir, le cher Léonbrun. Les deux assassins tombent alors l’un sur l’autre et se rouent de coups si fort qu’ils se tuent : il ne reste que le cher Léonbrun, qui des deux parts n’en fait qu’une, et, chargé de toutes ces richesses, il se remet en chemin. Il marche, marche, marche encore et toujours et arrive à une auberge. Il demande à l’aubergiste si on sait où demeure une certaine Mme Aquilina : l’aubergiste lui montre sept montagnes et lui dit que beaucoup de gens en quête de cette dame ont essayé de les gravir et n’y sont jamais parvenus. — J’y arriverai, moi, dit Léonbrun. — Il mange et boit, donne à l’hôtelier une très belle répétition et deux bagues, passe au cou de l’hôtelière un très beau collier avec un fermoir en or, leur laisse de plus deux lettres de change de deux cents écus l’une, et fait du bien à tous les gens de la maison ; puis, avec les bottes qu’il a, monte une à une, commodément, les sept montagnes. Il arrive dans un pré et voit au milieu du pré… comment dit-on ? l’ermite. Il frappe, frappe encore ; l’ermite crie (avant d’ouvrir) : — Diable que tu es, qui t’a transporté jusqu’ici ? Va-t’en au plus profond de ton abîme. — Il me prend pour le grand diable, dit Léonbrun, et il refrappe. — L’ermite se met à la fenêtre : — Quel vent t’a enlevé jusqu’ici ? — Ma pensée, cher ermite. — L’ermite a ouvert ; Léonbrun est entré. — Que désirez-vous, beau jeune homme ? — Je désirais savoir où demeure une certaine dame Aquilina. — Écoutez, beau jeune homme, je ne peux vous le dire, mais vous devez savoir que tous les sept vents viennent se reposer chez moi.

A une certaine heure, arrive le vent marin. — Ah ! bonsoir, ermite, qui est ce jeune homme ? — Eh ! c’est un jeune homme qui cherche à retrouver son épouse, une certaine Mme Aquilina. — Oh ! voyez, j’arrive de chez elle, j’en reviens à l’instant, cher beau jeune homme. Je dois te dire une chose, que demain quelque autre vent, ou Sirocco, ou Ponant, ou Levant, ou Pisan, ou Tramontane… qui sait si ce ne sera pas le tour de la Tramontane d’aller demain chez Mme Aquilina ? car son île ne reste jamais sans ventilation. — Oh ! cela me fait plaisir, répond Léonbrun. Viennent tout doucement les sept vents ; le dernier est le septième, et c’est la Tramontane. — Prenez garde, beau jeune homme, n’ayez pas peur : la Tramontane va venir, et ma cellule branlera de tous côtés ; la Tramontane l’emporte çà et là. Elle est de force à arracher les murs. — Oh ! je n’ai pas peur. — En attendant, Léonbrun cause avec les autres vents, qui lui apprennent que dame Aquilina a mis deux gros lions devant sa porte ; les pauvres diables qui veulent entrer sont dévorés aussitôt. — Je n’ai pas peur, dit Léonbrun. — Brrr ! brrr ! la cellule branle, la Tramontane arrive ; elle demande qui est ce jeune homme, elle cherche à le détourner de son projet et à l’effrayer. — Je n’ai pas peur, dit Léonbrun. — La Tramontane le laisse aller et lui dit : — Écoute et ne t’en fâche pas : il y a les caméristes de ta légitime épouse qui font la lessive ; quand elles seront sur le point de l’étendre, j’arriverai, et je lancerai tout leur linge en l’air. — Jette tout leur linge en l’air, répond Léonbrun, ça m’est parfaitement égal. — Il court à l’île, met son manteau, passe entre les lions et s’assied (invisible) sur une chaise, à côté de dame Aquilina. — Hélas ! dit-elle, et elle tire la sonnette. — Que voulez-vous, reine ? — Apportez-moi quelque chose, je me sens défaillir. On lui apporte une belle soupière avec du bouillon, mais Léonbrun prend sa soupière et la vide. — Hélas ! dit-elle, c’est mon pauvre Léonbrun ; qui sait quelle faim il a ! vite qu’on m’apporte autre chose. — On lui apporte autre chose, mais c’est Léonbrun qui le mange. — Dis-moi qui es-tu, toi qui es ici près de moi ? fais-moi le plaisir, laisse-toi voir, si c’est toi. — Il ôte son manteau. — Oui, c’est moi, ma très chère femme. — Elle le voit et l’embrasse avec bonheur. Là-dessus Léonbrun raconte son histoire et ajoute que sans son manteau il aurait été dévoré par les lions. — Ces lions, répond dame Aquilina, seront tes fidèles et te sauveront de la mort ; sur quoi elle frotte le mur avec son anneau. Toute la famille apparaît ; le père, la mère et les onze frères, le père avec sa croix et l’épée au côté. Aquilina leur donne à tous une croix en diamant. Noce triomphale ! Banquets somptueux, on donne à manger et à boire à tous les pauvres gens : les époux se remarient.

Nous avons choisi ce conte parce qu’il est fort répandu en Toscane, et nous en passons vingt autres, mieux racontés peut-être, mais rappelant trop ceux qui courent partout. Barbe-Bleue, le Petit Poucet, Peau d’âne, Cendrillon surtout, reparaissent dans la littérature populaire de tous les peuples italiens avec des amplifications et des variantes pleines d’intérêt. Nous laissons de côté le Roi cochon (il Re porco), qui rappelle naïvement la Belle et la Bête, et nous supprimons la belle Ostessina (la Belle Petite Hôtesse) parce que cette histoire merveilleuse, aussi riche en incidens qu’un roman d’aventures, enchâsse la fable trop connue de la Belle au bois dormant. Mais après avoir résumé quelques nouvelles florentines, en conservant autant que possible les simplicités et les naïvetés du texte toscan, nous voudrions traduire mot à mot un de ces récits pour montrer le talent du conteur. Nous choisissons la Nouvelle de monsieur Jean, qui a déjà obtenu beaucoup de succès, non-seulement en Italie, mais aussi en Allemagne. Nous ne voulons rien y corriger, nous nous permettrons seulement çà et là de petites coupures franches pour ménager le temps et la patience des lecteurs pressés.


III. — LA NOUVELLE DE MONSIEUR JEAN, DE CONSTANTINOPLE.

Je vous raconterai la nouvelle de monsieur Jean, de Constantinople, qui était un très riche monsieur. Comme il était au balcon de sa terrasse, il vit passer une femme mariée tenant par la main un bambin qu’elle accompagnait à l’école. — Femme mariée ! — Que commandez-vous, monsieur Jean ? et elle leva la tête. — Pourriez-vous monter avec votre garçon ? — Oui, monsieur Jean. — Et elle monta. — Ah ! monsieur Jean, bonjour à vous, bon réveil. Que me commandez-vous ? — Est-il à vous cet enfant ? — Oui, monsieur, il est à moi. — Ah ! je n’ai personne en ce monde ! Pour moi, je suis seul, unique ! Un monsieur comme je suis, plein de richesses et tout, je n’aurai à ma mort personne à qui laisser mon bien. — Il dit encore : Voyez, je le prendrais volontiers pour mon fils, dans mon appartement. Je lui donnerais un maître ; s’il voulait apprendre un état ou chose semblable, je lui ferais donner aussi toutes les leçons. Je vous offrirais de plus en présent un sac plein de louis d’or. Ce n’est pas pour acheter le garçon : liberté aux époux de venir faire visite à leur fils quand et comme il leur plaira. — Cher monsieur Jean, il faut que j’aille à la maison et que je le dise à mon mari, parce que, si mon mari est content, je vous amènerai le garçon. Savez-vous, monsieur Jean, j’ai aussi une fille. — Ah ! ne me parlez pas des femmes, car je ne peux pas les voir. Le garçon oui, mais pas de femme.

Elle va à la maison, chez son mari, en tenant l’enfant par la main. Elle va à la maison et elle frappe. L’homme se met à la fenêtre. — Eh bien, qu’as-tu fait, tu ne l’as pas accompagné à l’école, le bambin ? — Elle dit : Non. Ouvre, j’ai à te dire quelques mots. C’est monsieur Jean, de Constantinople, qui m’a appelée et m’a dit ceci : qu’il voudrait mon fils chez lui, que l’enfant serait l’héritier de toutes les richesses de monsieur Jean, de Constantinople. — Bah ! que veux-tu ! ça me fait de la peine. — Mais avec cela, sais-tu, permis à nous d’aller voir notre fils quand et comme il nous plaira. Et de plus il nous donne un sac de louis d’or. Un besoin qui nous viendrait, tu entends, nous irions là et nous serions secourus. — Il dit : Va et donne-le-lui. Viens, pauvre Petit François (le fils s’appelait François). — Il l’embrasse et : Adieu ! adieu ! adieu !

La mère le prend par la main et le mène auprès de monsieur Jean, de Constantinople. Monsieur Jean, de Constantinople, qui était là-haut au balcon et qui voit revenir la mère avec l’enfant, le cœur lui sautait d’allégresse. — Qu’y a-t-il, chère petite femme mariée ? — Mon mari est content. — Dorénavant tenez ma maison pour la vôtre. — La mère prend l’enfant et l’embrasse : Adieu, petit François ! adieu, Petit François ! Elle ne pouvait s’en détacher. Monsieur Jean va chez lui et prend le sac de louis d’or ; il le donne à la mère et dit : — Adieu, comptez bien que, quand vous voudrez voir le garçon, vous entrerez ici comme chez vous, — Adieu ! adieu ! — La mère s’en va.

— Ah ! pauvre Petit François ! dit monsieur Jean. — Il vous le prend, vous l’embrasse et vous le met sous un maître très parfait pour lui apprendre l’éducation. L’enfant se fait grand et dit : — Monsieur Jean, je voudrais apprendre tel métier, — selon la fantaisie qui lui venait, et on lui mettait un maître. Petit François commençait avec ce maître et, quand il arrivait à la perfection, il disait : — Je veux faire tel métier, tel autre, je veux faire le doreur, le ciseleur, — selon son caprice. Il devint un très brave jeune homme… un grand peintre tout à fait brave.

Un jour, il était à table avec monsieur Jean, qui le tenait près de lui à l’heure du déjeuner, à l’heure du dîner de même, à l’heure du goûter de même ; il le voulait toujours à ses côtés. L’idée vint à monsieur Jean de lui dire : — Petit François, je veux que tu me fasses cadeau d’un très beau tableau avec un cadre sculpté, doré et tout. Fais-moi une drôlerie, sais-tu ? Ce qui te plaira, mais non une figure de femme, prends garde. Ne t’y frotte pas, sais-tu ? — Vous serez servi, monsieur Jean, lui dit Petit François. — Petit François entre dans un atelier, se met à travailler et commence. Le tableau fut fait, mis sous verre, doré et tout ; et il fit une très belle peinture d’une très belle figure de Vénus. On sait fort bien que les peintres ! .. Que fait Petit François ? Il arrange bien son tableau, et à l’heure du repos, il vous le porte dans la chambre de monsieur Jean et vous le met près du miroir. Le matin, monsieur Jean se lève et va dans sa chambre, devant son miroir, pour faire sa toilette. Tout à coup : Ohimé ! dit-il, qu’est-ce que cela ? et il reste stupéfait. Petit François ! Petit François ! — Plaît-il, monsieur Jean ? — Viens çà, devant moi : qu’est-ce que je t’ai dit ? Qu’une figure de femme, je ne la voulais pas. — Que voulez-vous, monsieur Jean, pardonnez-moi et plaignez-moi : les peintres sont folâtres. Quand il leur passe une chose par la tête, ils sont forcés de la faire. Ceci m’est passé par la tête et j’ai fait ceci. — Éloignez-vous de moi.

A l’heure du déjeuner, Petit François n’était plus appelé, à l’heure du dîner, il n’était plus appelé. Mais tout ce dont il avait besoin lui était porté dans son atelier. — Même ainsi l’on va son chemin, même ainsi je mange. Il ne m’importe pas de manger avec monsieur Jean. Tout ce qu’il mange vient ici : on mange partout, dit Petit François. — Au bout de quelque temps, monsieur Jean l’appelle : — Petit François ! — Que commandez-vous, monsieur Jean ? — Tu dois prendre ce petit tableau que tu as fait ; tu dois le mettre dans la poche de ton habit et t’en aller au bord de la mer de Constantinople et faire démarrer mon bâtiment. Tant à pied que dans le bâtiment, tu dois courir le monde entier et me promettre de m’apporter un portrait comme tu l’as fait (une femme qui ressemble exactement à la figure que tu as peinte. Je te donne une année pour cela.

Petit François va au bord de la mer, détache le navire, entre dedans, ouvre les voiles au vent. Adieu, pour aller courir le monde. Vire d’ici, vire de là, vire d’en haut, vire d’en bas, et vire de partout, Petit François ne trouvait jamais un visage semblable à celui qu’il avait fait. En route, et toujours en route sur le navire du seigneur Jean. On jour, il voit de loin des flammes sur une île : on eût cru que des choses avaient pris feu. — Abordons ici, dit-il au pilote ; arrivons là-bas à cette île, nous pourrons nous y rafraîchir. — En montant sur l’île, au sortir du bâtiment, François avise une fillette. Il va vers son compagnon : — Regarde, sais-tu ? si elle était à point, ce serait tout à fait le portrait. Mais laisse-moi faire. Elle vient d’entrer dans cette boutique de charcutier. Attendons qu’elle sorte et je veux lui demander combien ils sont dans la famille. — La fillette sort de la boutique du charcutier. François dit : — Bambine, excusez-moi ; venez ici. — Que voulez-vous, messieurs ? fait cette enfant aux deux jeunes gens, aussi bien à François qu’à l’autre. — Et il lui dit : — N’y a-t-il personne ici qui donne de quoi se rafraîchir ? — La petite fille répond : — Entrez, messieurs, parce qu’en ce moment monsieur mon père va se mettre à table : il donne à boire et à manger à tous les voyageurs qui viennent ici.

Car cet homme, vous devez le savoir, était un charbonnier. Il faisait du charbon, et c’était pour cela qu’on voyait de loin des flammes. Entrent Petit François, son compagnon et tout. La petite fille dit : — Monsieur mon père, il y a ces deux messieurs qui veulent se rafraîchir. — Fais-les mettre à table ; on va dîner à l’instant même. — Ils se mettent à table et tout. Vient le charbonnier, vient sa femme, vient un fils et la petite fille. François brûlait d’impatience et demanda : — Dites-moi, monsieur le patron, n’y a-t-il que vous dans la famille ? — Le père répond et dit : — Quoi donc, Rosine n’est pas venue ? Qu’est-ce qu’elle fait ? — La sœur va dans l’autre chambre et crie : — Rosine, que fais-tu ? Ne viens-tu pas dîner ? C’est monsieur mon père qui l’a dit. — Rosine répond : — Écoute, je ne veux pas venir, sais-tu ? Il y a ces deux messieurs, j’ai honte. — La petite fille revient. — Savez-vous, monsieur mon père, elle ne veut pas venir parce qu’elle a honte de ces deux messieurs qui sont là. — Elle voulait parler de François et de cet autre. — Ah ! dit François, dites seulement que nous autres nous ne sommes pas des messieurs qui fassent honte aux gens. Elle peut venir, elle peut venir dîner. Qu’elle ne soit pas intimidée à cause de nous. — La petite sœur va le dire à la grande. — Je finis ma toilette, et je viens. — La voici qui apparaît pour se mettre à table. François, qui la regarde, dit à son compagnon : — Laisse-moi faire, c’est tout le portrait de point en point.

Eh ! c’est un dîner que celui-là, un dîner somptueux : bouteilles, café, confitures ; ils mangent, boivent, s’amusent. Petit François dit enfin : — Monsieur le patron, vous me direz maintenant ce que je dois. — Rien, répond l’homme ; aux messieurs qui viennent dans l’île qui est ici, je ne fais rien payer. — Savez-vous, monsieur le patron ? dit François, il faut que vous veniez voir une très belle chose dans mon bâtiment ; vous vous y amuserez beaucoup, savez-vous ? Vous devez venir la voir avec toute votre famille.

Ils se lèvent de table, s’habillent très joliment, aussi bien le charbonnier que sa femme, son fils, sa fille, pour aller dans le navire avec ces deux jeunes gens. Ils se lèvent, sortent de la maison, vont dehors, ferment la porte et s’acheminent vers le bord de la mer pour entrer dans le bâtiment. Quand ils y sont entrés, Petit François fait signe de l’œil aux matelots d’ouvrir les voiles au vent pour aller à grande vitesse à Constantinople. En attendant, Petit François montre toutes les belles raretés qui étaient sur le navire. Il y avait un très beau jardin avec des citronniers et toute sorte de plantes. Ils vont au premier étage, où il y avait un très beau salon avec un très beau déjeuner, très grand, et des chaises tout autour. On apporte des bouteilles, des confitures, des petits pâtés, d’autres choses semblables. — Vous devez vous rafraîchir, dit-il à la société du charbonnier. — Oh ! fait le charbonnier, beau ! beau ! belles choses ! Je n’ai jamais rien vu de pareil. Il en. est venu des bâtimens, mais non remplis de toutes ces belles raretés. — François dit : — Vos seigneuries viendront voir les autres étages. Elles doivent savoir que j’ai une terrasse et qu’autour de cette terrasse il y a quantité de vases où poussent des fleurs, des citronniers et des orangers. — Et ils montent sur la terrasse. Le charbonnier s’écrie alors : — Ah ! nous sommes ici dans les mains des assassins. — Petit François dit : — Comment ! dans les mains des assassins ? vous êtes dans les mains de deux jeunes gens comme il faut. — Ne voyez-vous pas qu’il y a maintenant d’ici à ma maison tant et tant de milles ? nous sommes dans les mains des assassins. — François tire de sa poche le petit portrait qu’il avait fait. — Prenez ce portrait- ci, comparez-le à vos deux filles, n’est-il pas ressemblant ? — C’est tout à fait ma fille aînée. — Donc vous n’êtes pas dans les mains des assassins, mon cher monsieur ; vous êtes dans les mains de deux jeunes gens comme il faut. Votre fille, je dois la conduire à Constantinople à son légitime époux, qui doit se marier avec elle. — Si c’est comme ça, allons de l’avant. — Elle doit tomber dans les mains d’un grand monsieur, le plus riche qui soit à Constantinople.

En avant, en avant, en avant ! Le navire allait comme la foudre. Quand on fut sur le point d’arriver à Constantinople, Petit François fit tirer un coup de canon comme pour dire : — Place ! voici le Petit François ! — Voici Petit François ! dit monsieur Jean. — Il sort de son palais, prend un petit navire et court à la rencontre du bâtiment Petit François, qui le voit, va aussi vers lui. Quand ils sont tout près, ils s’embrassent. — Qu’as-tu fait, François ? — Eh ! j’ai fait tout ce que vous m’aviez commandé. — Donc on peut voir l’épouse que je dois prendre. — Je crois bien. — Il court à la porte de la chambre et frappe. — Qui est là ? — Rosine, c’est votre légitime époux, celui qui doit l’être et qui veut vous voir. — Elle répond : — Je finis ma toilette et je vais dans ses bras. — Voici la Rosine qui sort : elle sort, la Rosine. Lui, qui la voit, vous pouvez penser les complimens et tout, Il demande : — Qui est celui-ci ? — Celui-ci est monsieur son père ; celle-là madame sa mère ; celui-ci son frère et celle-là sa sœur. — Jean salue tout le monde ; ils sortent du bâtiment tous ensemble, et ils s’en vont à terre, et en faisant du chemin ils arrivent au palais de monsieur Jean, de Constantinople.

Quand ils furent entrés dans son palais, il fit crier aussitôt qu’il prenait pour épouse une très belle femme, fille d’un charbonnier très riche. Le mariage fut hâté ; l’époux fit cadeau aux pauvres de pain, de vin et de tant de livres de viande par tête pour six mois. Un jour, le beau-père, qui était le charbonnier, dit à monsieur Jean : — Très cher gendre, vous devez savoir que j’ai tant de livres de charbon dont je ne fais rien : il faut que je retourne à mes affaires — Hé ! Petit François, viens ici, dit monsieur Jean, tu seras celui qui accompagnera chez eux mon beau-père, ma belle-mère, mon beau-frère. Dites-moi, très cher beau-père, n’avez-vous pas de parens au logis ? — Oh ! des parens éloignés. — Éloignés ou proches, je dis que vous leur cédiez tous vos biens ; et toi, Petit François, et vous tous, revenez à Constantinople, car il y a ici de quoi vivre et de quoi faire les messieurs, vous aussi, qui êtes mes égaux…

Or vous devez savoir qu’il y avait un autre monsieur, riche aussi, moins pourtant que monsieur Jean. M. Joseph étant au café, le cafetier lui dit : — Oh ! monsieur, il y a tant de temps qu’on ne vous voit pas dans ma boutique. Vous avez sans doute été invité au mariage de monsieur Jean ? — Point du tout, je n’ai pas été invité. — Eh ! monsieur Joseph, je vous dirai pourquoi vous n’avez pas été invité ; c’est que monsieur Jean sait fort bien que vous êtes le coq de l’endroit. — Moi, le coq ? vous voulez rire. Combien y a-t-il de temps que monsieur Jean n’est pas venu ici ? — Il y a bien longtemps. — S’il venait par hasard, je voudrais faire avec lui un beau pari : je gage de passer dix minutes seul à seul avec sa femme. Si j’y réussis, je demande sa tête ; il aura la mienne, si je n’y réussis pas. Voilà le pari que je fais. Si vous avez l’occasion de le voir et de l’en informer, envoyez-moi chercher, je viendrai tout de suite. — Oui, monsieur Joseph. — Adieu, cafetier. — Adieu, adieu.

M. Joseph s’en va, et une dizaine de minutes après, comme qui dirait un demi-quart d’heure, voici monsieur Jean qui entre au café : — Oh ! monsieur Jean, bien venu ! Si vous étiez arrivé tout à l’heure vous auriez trouvé M. Joseph. — Qui ? cet imbécile ? — Il a laissé ici un message pour vous. — Un message pour moi ? — Il a laissé ce message qu’il ferait volontiers un pari. — Et quel pari veut-il faire ? — De passer dix minutes avec votre femme. — Je le fais, je le fais ! Et que veut-il parier ? — Votre tête s’il y réussit ; s’il n’y réussit pas, la sienne. — Je le fais, je le fais ! Allez me l’appeler. On envoie un garçon de la boutique, d’autres courent les environs pour voir s’ils trouvent M. Joseph. Le garçon l’avise de loin. — Monsieur Joseph ! monsieur Joseph ! — Qu’y a-t-il ? — Il y a monsieur Jean qui vous attend dans la boutique. — Et en avant ! On entre au café : — Oh ! monsieur Jean ! — Oh ! monsieur Joseph ! — Et tous les deux se saluent. — C’est vous qui faites ce beau pari ? Je le fais moi aussi volontiers, dit monsieur Jean. — Il se prennent par dessous le bras, demandant licence au cafetier, et s’en vont dehors, achètent les papiers timbrés et s’en vont à la délégation de Constantinople ; là les actes sont passés et cachetés. L’un s’en va d’un côté, l’autre de l’autre. Monsieur Jean se dirige vers son palais. Quand il est entré, il salue sa femme, il salue sa belle-sœur et va se rafraîchir à table. — Je vais, très chère épouse, faire un tour dans mes propriétés. Ici vous avez tout, rien ne vous manque. Vous avez le matin la laitière qui vous apporte du lait, quelqu’un qui vous apporte du beurre, un autre la viande de boucherie ; il ne vous manque rien. Votre sœur vous tiendra compagnie. Amusez-vous, faites ce qui vous plaira, et adieu jusqu’à mon retour. Les complimens je les fais ici, car je partirai de nuit, et je ne veux réveiller aucune de vous deux.

Et il part. Le matin la laitière vint porter le lait. L’épouse eut une idée et dit à, sa sœur : — Sais-tu ? il faut fermer les volets sur la rue. Nous resterons dans les chambres de derrière, sur la terrasse et dans le beau jardin qu’il y a. C’est là qu’on s’amusera, nous autres. Les murs sont si hauts que les gens qui passent par la rue n’auront personne à voir.

Il faut revenir maintenant à celui qui avait fait le pari. M. Joseph rôdait çà et là, montant et descendant la rue et ne pouvait jamais lorgner la femme de monsieur Jean, pas même la voir. Il montait et descendait désespéré : on l’eût pris pour un fou, M. Joseph. Au coin de la rue, près de la porte de monsieur Jean, une vieille femme était assise sur une chaise. — Eh ! monsieur Joseph, lui dit-elle, voilà ce que c’est que d’être vieille, vous ne me regardez plus. — Laisse-moi tranquille, j’ai autre chose en tête que de te regarder. — Faites attention à moi, monsieur Joseph ; qu’avez-vous en tête ? — Ce que j’ai, je ne peux le dire à toi, vieille intrigante, car tu n’es que ça ! — Faites attention à moi ; si dans la chose que vous avez en tête, je pouvais vous aider, eh ! que ne ferais-je pas pour vous ! — Comment veux-tu m’aider ? — C’était une vieille maligne. — Mais écoutez-moi, mais dites-moi quelque chose. — Tu veux que je t’explique tout : je te l’expliquerai. (Et il le lui expliqua.) — O pauvre monsieur Joseph, vous ne devrez pas donner votre tête. Menez-moi chez vous et habillez-moi de pied en cap comme une dame. Je prendrai une voiture, une petite voiture hors de la porte de Constantinople, et, à minuit, j’irai frapper chez monsieur Jean et je me donnerai pour sa sœur… Il l’habille et tout, il prend la petite voiture, la plante dedans et s’en va. Quand elle est devant la porte de monsieur Jean, la vieille descend de voiture et tire la sonnette. L’épouse de monsieur Jean appelle sa sœur et lui dit : — Va voir qui vient à cette heure brune ; j’ai entendu sonner. Je ne sais ce que cela peut être. — La sœur va ouvrir : — Qui est là ? — Excusez. Est-ce ici l’appartement de monsieur Jean, de Constantinople ? — Oui, c’est son appartement ; mais il n’y est pas, savez-vous ? Il est en voyage. — Ah ! ceci me fâche ; j’étais venue, ayant appris que mon frère s’était marié. J’étais venue de bien loin lui faire une visite. Mais l’épouse, n’y est-elle pas ? — Oui, je vais l’aller dire à madame. — Fais-le, oui, et dis-lui que c’est la sœur de monsieur Jean ; qu’elle ne savait même plus s’il était encore de ce monde tant il y a d’années qu’elle ne l’a point vu.

La Rosine a dit à sa sœur : — Donne-moi ma robe de chambre, et toi, va lui ouvrir et fais-la monter. — Oh ! dit la vieille en entrant, est-ce la femme de mon frère ? — Elle lui saute au cou et l’embrasse fortement avec un air d’allégresse et de bonheur. Vieille coquine ! — Très chère belle-sœur, avez-vous faim, hein ? — Je vous dirai que j’ai voyagé toute la nuit et tout le jour. — Donne-lui à manger et à boire. — On la met à table. Quand elle a bu, mangé et tout : — Vous plairait-il d’aller reposer, chère belle-sœur ? lui dit l’épouse. — Il me plairait fort, oui, allons. — Elles se lèvent et vont, bras dessus, bras dessous, dans une autre chambre. La vieille demande alors : — Dites-moi un peu, chère belle-sœur, est-ce ici la chambre de mon frère ? — Eh ! non. — Je voudrais voir la chambre de mon frère. — Vous voulez voir la chambre de votre frère ? Venez, venez. — Oh ! ce soir, puisqu’il n’y est pas, je voudrais dormir dans son lit. — Elles se déshabillent toutes les deux et se couchent. Quand la vieille s’aperçoit que la jeune femme est endormie, doucement, doucement, elle se laisse glisser du lit à terre, prend un crayon qu’elle avait sur elle et du papier et elle dessine toute la chambre comme elle était : le lit, le fauteuil et tout. Sur son buffet, sur sa commode, l’épouse avait posé tous les bijoux qu’elle portait aux doigts. La vieille prend le plus beau joyau qu’elle trouve sur le bahut ; puis fait le tour du lit et doucement, doucement, la découvre, lui prend une mèche de cheveux sur le chignon et les lui coupe pour les emporter ; puis doucement, doucement, la recouvre et rentre au lit doucement, doucement. Elle se tourne d’un côté, se tourne de l’autre et fait semblant de se réveiller. L’épouse, qui entend ce remue-ménage, lui dit : — Chère belle-sœur, êtes-vous réveillée ? — Eh ! chère belle-sœur, il est tard. Il faut que je m’en aille d’ici, parce qu’à telle heure il faut que je me trouve dans telle ville ; je ne peux faire autrement. — Attendez, je vais me lever aussi. — Non, non, restez au lit, ne vous levez pas. Ce n’est pas encore l’heure de vous lever.

La duègne ouvre la porte de la rue et court au grand galop chez M. Joseph. Le serviteur, qui entend frapper en bas, se met à la fenêtre. — Qui va là ? — M. Joseph y est-il ? — Puisses-tu tomber morte, vieille malandrine ! est-ce l’heure d’importuner les gens ? — Le serviteur alla dans la chambre de son maître. — Monsieur Joseph, monsieur Joseph ! — Qu’y a-t-il ? — Il y a telle et telle qui veut vous parler. — Fais-la entrer. — Le serviteur pense qu’ils sont décrépits tous les deux. Il la fait entrer ; elle passe dans la chambre de M. Joseph. — Toi, tu sais, tu peux retourner chez toi, dit-il au serviteur. — Ah ! monsieur Joseph, bien trouvé ! j’ai tout fait pour vous. — Elle lui donne le dessin de la chambre qu’elle avait crayonné. — Voici l’anneau, le plus beau bijou qu’elle eût au doigt. Vous pouvez dire à la délégation qu’elle vous en a fait présent de sa propre main. Voici maintenant des cheveux de son chignon. — Tu les as pris aussi ! Brava ! brava ! Va dans ma commode ici près : il y a trois cassettes ; ouvre-les, sers-toi d’or et d’argent, remplis aussi les poches de la robe que je t’ai donnée » Et va-t’en en paix, je te remercie. — La vieille s’en va.

Le jour levé, voici M. Joseph qui sort du lit, s’habille et tout, prend les papiers et court à la délégation devant les juges : — Oh ! monsieur Joseph, bien arrivé ! — Il tire de sa poche les papiers et les enveloppes ; il montre la feuille où la chambre est dessinée et tout. — Voici le plus beau joyau qu’elle eût, elle m’en a fait présent de sa propre main, et voici les cheveux de son chignon. Les juges se mettent à rire. — Voyez donc, même les cheveux du chignon ! Bravo ! bravo ! Vous pouvez aller. — Ils prennent tout, font un paquet et cachent tout. Arrestation personnelle (décrétée) contre monsieur Jean quand il reviendrait à la ville : les gardes couraient partout. On entend de loin : Tchia ! tchia ! tchia ! C’était monsieur Jean qui revenait à Constantinople avec ses chevaux, ses serviteurs et tout. L’escouade s’arrête. — Halte-là ! — Monsieur Jean qui entend crier halte-là, met la tête à la portière et voit que c’est la police. Il dit : — Messieurs, que commandez-vous ? — Eh ! monsieur Jean, vous êtes arrêté. — Oh ! puisque je suis arrêté, je paierai ce que j’ai à payer. — Il sort de voiture, donne le pourboire au cocher et s’en va au milieu des agens de police. Et le peuple de Constantinople, qui voit monsieur Jean au beau milieu de la police : — Pauvre monsieur Jean, qu’est-ce qu’il a fait ? Voyez en quelles mains il est. — Tous étaient fâchés. Conduit à la délégation, devant les juges : Monsieur Jean, bien arrivé ! — Bien trouvés ! messieurs. — Venez ici, vous l connaissez-vous votre chambre ? pourriez-vous la reconnaître ? — Je crois bien que je la reconnaîtrais. — Ils prennent alors le dessin. — Il n’y a pas un poil qui pende (il n’y a pas de différence) entre ma chambre comme elle est et le dessin qu’on a fait. — Et ce bijou, le connaissez-vous, monsieur Jean ? — Je crois bien que je le connais : c’est l’anneau de mariage. — Très bien, fait le juge. Ceci c’est une mèche du chignon de madame votre femme. La reconnaîtriez-vous ? sont-ce bien ses cheveux ? — Je crois bien, ces cheveux sont aussi à elle. A merveille ! ma tête paiera. — On l’emmena de la police, on fixa le jour et l’heure où on devait lui couper la tête sur la place de Constantinople. Un chuchotement s’éleva partout. — Voyez, pauvre monsieur Jean ! il l’a eue, la belle femme, et pour cette belle femme il doit aller à la mort ; — un chuchotement qui ne finissait plus. Je veux dire que la femme de monsieur Jean entendait aussi ce chuchotement, mais elle ne s’expliquait pas ce que cela pouvait être ou ne pas être. Elle appelle sa sœur et lui dit : — Écoute, quand viendra demain la laitière, dis-lui de monter chez moi, que j’ai besoin de lui parler. — Vient la laitière le matin. Elle monte, elle salue : — Bien levée, madame : que voulez-vous de moi ? — Quelle supériorité avez-vous pour me parler avec cette hauteur ? dit la dame. — J’ai honte, inclusivement, même de causer avec vous. — Pour quel motif ? — Le motif est que demain à onze heures, sur la place de Constantinople, on doit couper la tête à votre époux. — A mon époux, on doit lui couper la tête ? — Oui, par votre faute. — Par ma faute ! — Vous avez passé une nuit avec M. Joseph de Constantinople. — J’ai passé ! .. Qui est ce M. Joseph ? — Vous êtes restés ensemble. — Qui est ce M. Joseph ? J’aimerais à le connaître, vu que depuis qu’il a été mis en nourrice je n’ai jamais eu le plaisir de le voir. Sais-tu, laitière ? apporte du lait et du beurre, mais du bon, et viens de bonne heure ; nous déjeunerons nous trois, moi, toi et ma sœur. Et toi alors, tu m’apprendras qui est ce M. Joseph, parce que je ne le connais pas. Je ne connais pas de M. Joseph, moi. Viens, et ne manque pas, hein ? Tu déjeuneras avec moi parce que je veux délivrer de la mort mon légitime époux innocent. Tant lui que moi, innocens tous les deux. — De bon matin revient la laitière avec le beurre, et ils préparent un bon déjeuner, des semelles, des croûtes rôties et tout. La dame répond à la laitière : — Mange seulement, car je vais me préparer, je dois sortir. — Elle remplit un mouchoir blanc de bijoux et, les -met dans les poches de sa robe. Elle dit alors : — Nous allons partir pour aller sur le pont vieux de Constantinople, chez mon joaillier. — La dame et la laitière sont sorties. Elles entrent dans la boutique de l’orfèvre. — Bien venue ! bien trouvé ! orfèvre. Prenez-moi à ce pied ci la mesure d’une pantoufle, et cette pantoufle doit être garnie de tous les bijoux que voici. Que cela soit prêt à l’instant même. — L’orfèvre dit : — Eh ! est-ce qu’on marche sur un seul pied ? — Eh ! l’autre pantoufle, je me la ferai rendre par celui qui me l’a volée. — Faites un petit tour sur les quais de l’Arno, puis revenez et vous trouverez la pantoufle belle et faite. Elle revient. — Voici, madame, venez, venez, essayez-la. Elle l’essaie, la pantoufle allait fort bien. Elle l’enveloppe dans le mouchoir où étaient les bijoux et la met dans sa poche. — Adieu, tu seras averti quand tu devras venir prendre ton argent. — Allez, allez, madame. Elle s’en va avec la laitière qui lui dit : — Madame, on ne passera pas, savez-vous ? au beau milieu de la place. — Bah ! bah ! bah ! je veux passer. Toi, prends-moi par le pan de ma robe et ne me quitte pas, sais-tu ? Je passe, moi ; tu dois passer aussi, toi. — La femme de monsieur Jean veut passer. Les gardes voulaient la repousser en arrière. Elle les fait céder à droite et à gauche et passe au beau milieu de la place avec la laitière qui ne la quittait pas. En allant vers les juges, la laitière lui dit : — Voyez-vous, madame, celui-là qui est au milieu des juges, avec le chapeau blanc sur la tête : c’est M. Joseph. — Oh ! que tu as bien fait de me le dire ! Si bien que quand elle est devant les juges : — Messieurs, bien trouvés ! Je demande justice. — A présent, madame, on ne peut prendre garde à vous parce qu’il y a cette autre fête à faire. Il faut d’abord la finir, après quoi nous prendrons garde à vous. — Au contraire, je veux qu’on me rende sur-le-champ la pareille de cette pantoufle que ce monsieur m’a volée. Les juges se tournent vers M. Joseph. — Eh ! quoi, monsieur Joseph, que veut dire ceci ? — Comment est-il possible que je lui aie volé sa pantoufle, puisque je ne connais pas cette dame. Depuis qu’elle a été mise en nourrice je n’ai jamais eu le plaisir de la voir. — Donc, porc immonde, car tu n’es pas autre chose, comment peux-tu dire que tu as passé une nuit avec la femme de monsieur Jean, puisque tu viens de déclarer aux juges que depuis le jour où on m’a mise en nourrice, tu as l’honneur de me voir pour la première fois ? Vous entendez, messieurs ? ajouta-t-elle en se tournant vers les juges. — M. Joseph dut confesser en public la pure vérité ! — Il n’y a pas de mal, dirent les juges. Otez les fers que monsieur Jean porte aux mains et aux pieds et mettez-les à M. Joseph. — On envoya la patrouille chercher la vieille femme pour la transporter sur la place au milieu des juges. La patrouille va chez la vieille, on frappe. Elle se met à la fenêtre : — Que voulez-vous, messieurs ? — Face contre terre ! vous devez aller devant les juges. — Les juges n’ont pas affaire à moi ! Qu’ont-ils affaire à moi, les juges ? — Venez de bon gré, sinon on vous fera venir ! de vive force. — Elle ne voulait pas ouvrir. ON abattit la porte, on prit la vieille pieds et poings liés et on la transporta sur la place. Elle aussi dut confesser en public depuis l’i jusqu’à l’a. On la mit sur l’échafaud, et le seigneur Joseph était là pour voir tomber la tête de la vieille. Après la vieille, on fit monter sur l’échafaud M. Joseph et on le décolla, lui aussi. Le peuple battit des mains. — Vive l’épouse de monsieur Jean, de Constantinople, qui a sauvé son mari ! — On les prit tous les deux en l’air pour les transporter dans leur palais. Sur ces entrefaites reviennent Petit François avec le beau-père, la belle-mère et le beau-frère de monsieur Jean. Ils tirent le canon. La. famille arrive. Petit François (nous abrégeons la fin) épouse la belle-sœur du seigneur Jean ; le frère de Rosine épouse la sœur du Petit François. On fit deux noces en grand. On donna à manger pendant six mois du pain, du vin, et tout le nécessaire aux pauvres de Constantinople.

Tout le monde fut fortuné…
Personne ne m’a rien donné !


Telle est la Nouvelle de monsieur Jean de Constantinople. Un savant allemand, M. Liebrecht, qui l’avait lue dans la première édition de la Novellaja, l’a trouvée assez originale, assez riche en particularités, en incidens nouveaux pour lui assigner une place à part dans le répertoire des contes européens. Cependant M. Liebrecht a été fort offensé d’une note de M. Imbriani, qui disait ceci : « Presque tous les recueils de nouvelles italiennes nous offrent une variante de ce récit, qui a fourni également beaucoup de matériaux à une médiocre tragédie de Shakspeare ; qu’ai-je osé dire : médiocre ! Gervinus, avec le bon goût germanique, avec le sens très fin du beau poétique, qui est, tout le monde le sait, le partage exclusif des Teutons, déclare que c’est le chef-d’œuvre de celui qu’on appelle le cygne de l’Avon ! » M. Liebrecht répond : « Bien que ce ne soit pas la première assertion malveillante à laquelle M. Imbriani se soit laissé aller contre les Allemands, je veux pourtant ne rien répondre et donner par là une preuve frappante que nous, Allemands, nous savons très bien ce que c’est que le bon goût. » M. Imbriani réplique : « Il n’est pas même permis de mettre en doute l’infaillibilité des Tudesques et de relever une sottise ou une bévue lancées en style de prosopopée par un de leurs gros bonnets ! Y songez-vous ? Sacrilège ! Les autres nations doivent rester le visage dans la poudre en adorant les oracles de tout professeur allemand minuscule ou majuscule jusqu’à ce qu’un professeur allemand majuscule ou minuscule daigne prouver que ce sont des sottises et des bévues. Il y a beaucoup de nigauds qui se résignent à ce rôle. Moi non, non vraiment, non, cent fois non, moi ! »

On voit par là que les Italiens commencent à regimber contre les. Allemands, mais ce ne sont pas là nos affaires. Nous ne voulons pas entrer non plus dans la discussion sur le drame anglais (Cymbeline) emprunté à des conteurs italiens, qui eux-mêmes avaient puisé à la source populaire. Ce qui nous intéresse dans la nouvelle de monsieur Jean, c’est avant tout le narrateur plébéien, un petit aveugle pouilleux, qui l’a dictée à M. Vittorio Imbriani. Comme il est bien du peuple et en même temps Florentin ! Quel mélange singulier de candeur et de finesse ! Il va grand train, mais à petits pas sautillans et saccadés. Il ne connaît pas les liaisons, la grande allure oratoire ; souvent il se répète sans avancer, piétine sur place, puis fait de grands bonds à l’endroit même où s’arrêterait volontiers un romancier de profession. Il raconte à l’indicatif présent, c’est plus court et plus simple : ainsi font les négligens et les naïfs, l’auteur qui a écrit la Pucelle de Belleville et celui qui a chanté la Chanson de Roland. Le dialogue est fréquent, rapide et coupé comme ceux d’Alexandre Dumas ; la fable est riche en incidens : quand on la croit finie, elle recommence. Mais ce n’est pas seulement l’art du narrateur qui nous étonne ; il ne sait pas lire : son alphabet commence à l’i et finit à l’a ; c’est encore sa simplicité. N’ayant jamais vu la mer que connaît si bien la Messia, la conteuse sicilienne, il croit que les navires sont des jardins flottans ; il n’y a pour lui que Florence au monde ; Constantinople ne peut être qu’une cité toscane où siège une délégation de police, où les actes se font sur papier timbré. L’Arno y coule comme dans la cité des Médicis, traversé par le Pont-Vieux sur lequel s’alignent les boutiques des orfèvres. Les gens y sont polis comme ceux du Marché-Vieux ; ils ne s’abordent pas sans se saluer, ils ne quittent pas le limonadier sans lui demander licence. Les juges font des civilités à l’homme qu’ils vont condamner à mort. Monsieur Jean, qui vit de ses rentes, dit à M. le charbonnier, son beau-père : Vous aussi, vous êtes mon égal. Il est démocrate par urbanité, ce qui ne semble pas très fréquent de ce côté-ci des Alpes. Les Toscans sont doux, polis, sociables, ils n’aiment pas les voleurs de terre ou de mer. Quand ils en rencontrent dans leurs récits, ils ne les appellent point corsaires ou brigands ; ces noms poétiques sont faits pour séduire les gens d’imagination : Byron, Schiller ou les lazzarones ; les Toscans les appellent brutalement des assassins. Ils les croient incapables de sentir et de pratiquer les arts. A-t-on remarqué comment le Petit François, sur le navire, se justifie auprès du charbonnier qui le prend pour un pirate ? Il lui montre une peinture qu’il a faite et lui dit : « Vous voyez bien que vous n’êtes pas chez des assassins. » Cette logique n’aurait eu aucune prise sur les compatriotes de Salvator Rosa, qui fut un grand peintre et un peu brigand lui-même.

On voit que ces simples récits nous enseignent la psychologie nationale et populaire. A Florence, les petits respectent les grands, quand les grands le méritent ; mais qu’une belle dame cesse d’être une honnête femme, la laitière la regarde avec un air de hauteur. Ce n’est pas tout, en faisant ainsi du haut-le-corps, la laitière se guindé et devient prétentieuse ; elle dit à la grande dame : « J’aurais honte inclusivement de causer avec vous. » Marquons encore l’honnêteté des conteurs plébéiens ; s’il y a dans leurs histoires certains détails scabreux, ils ne s’en amusent point, ne s’y arrêtent pas en pesant dessus comme l’Arétin ou en voletant tout autour comme La Fontaine ; ils les montrent si ingénument qu’il faut avoir l’imagination bien corrompue pour s’en offusquer. Ils ont une crédulité shakspearienne et admettent des engagemens aussi insensés que ceux du Marchand de Venise ; la vraisemblance de leurs fables ne les inquiète pas, et comme Shakspeare, ils se montrent sans pitié pour les méchantes gens ; le peuple bat des mains en voyant décoller M. Joseph et la vieille. En revanche ce peuple a des vertus que nous perdons et la première de toutes, le respect filial ; il observe le seul des dix commandemens qui ne soit pas une prohibition : Honore ton père et ta mère. L’enfant déjà grand, déjà mûr, donne à ses parens le titre de seigneur, signore. Enfin, à chaque mot, le narrateur montre qu’il est nécessiteux ; il s’inquiète très fort du manger, qui tient peu de place sur la table des pauvres gens, mais beaucoup dans leur pensée et dans leur existence. Monsieur Jean ne quitte pas sa femme sans la rassurer sur la question des subsistances : « Sois tranquille, lui dit-il, on t’apportera ton lait, ton pain, ta viande et tout. » La laitière va déjeuner chez la signora, le jour même de l’exécution ; quelle bombance ! Des semelles, des croûtes rôties et du beurre, et du bon ! Quand les riches se marient, les indigens auront de quoi dîner pendant six mois. C’est le côté merveilleux de la fable. Le conteur y tient si fort qu’il y revient deux fois. Il faut se préoccuper des petits ; monsieur Jean n’oublie pas le pourboire au cocher quand on le fait descendre de voiture pour le traîner en justice. Le charbonnier pense à ses parens éloignés, eux aussi ont le droit de vivre ; il leur donnera tout son charbon, qui l’inquiète même au comble de sa fortune, et viendra vivre en Turquie où il y a grande chère pour tous. Le petit mendiant aveugle et pouilleux nous donne ainsi des préceptes de charité. Son dernier mot est une leçon de résignation et de philosophie pratique. Il s’écrie sans amertume après avoir raconté la grande ripaille de Constantinople :

Tout le monde fut fortuné… Personne ne m’a rien donné !


Dans le nord, les plébéiens avinés déclament souvent sur la misère du peuple. Dans le midi, les pauvres diables à jeun fredonnent ga$pent le refrain de Béranger : « Les gueux sont des gens heureux. »


MARC-MONNIER.

  1. Voyez la Revue du 1er novembre 1877.
  2. Oh ! qu’il fait beau voir poindre le jour ! — Vous pouvez vous asseoir, cela suffit.