Les Contes d’Hoffmann (opéra-comique)

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Les Contes d’Hoffmann
(opéra en quatre actes)
Calmann Lévy, éditeur.
OPÉRA


Représenté pour la première fois, à Paris,
Sur le théâtre de l’opéra-comique, le 10 février 1881.

PERSONNAGES
HOFFMANN MM. Engel.
COPPÉLIUS } Isnardon.
LE Docteur MIRACLE
SPALANZANI
CRESPEL Seguier.
COCHENILLE Nerval.
FRANTZ. Vanderlinden.
MAITRE LUTHER
NATHANAEL Larbaudière.
HERMANN Renaud.
GIULIETTA } Mlles Vuillaume.
OLYMPIA
ANTONIA
NICKLAUSSE Legault.
Un Fantôme Wolf.
Étudiants, Garçons de Taverne,
Invités de Spalanzani,
Valets,
Esprits de la Bière et du Vin.

PROLOGUE
LA TAVERNE DE MAÎTRE LUTHER.

Intérieur d’une taverne allemande. Au fond, à droite, en pan coupé, grande porte donnant sur la rue. À gauche, en pan coupé, une fenêtre à petits vitraux. Dans le milieu un large enfoncement de petits tonneaux symétriquement rangés autour d’un tonneau colossal surmonté d’un petit Bacchus tenant une banderolle qui porte en exergue:« AU TONNEAU DE NUREMBERG. » – Au-dessus des tonneaux s’étagent des rayons garnis de flacons de toutes formes. Devant le grand tonneau un petit comptoir. Portes latérales. Sur le premier plan à gauche un grand poêle; à droite, une horloge de bois et une petite porte cachée dans la boiserie. Cette boiserie s’étend sur la muraille, tout autour de la salle, à hauteur d’homme. Ça et là des tables et des bancs.


Scène PREMIÈRE

LINDORF, LUTHER, NATHANAEL, WOLFRAMM, HERMANN, WILHELM, Étudiants, Garçons de taverne.
CHŒUR DES ÉTUDIANTS.
Drig ! drig ! drig ! maître Luther,
Tison d’enfer !
Drig ! drig ! drig ! à nous ta bière,
A nous ton vin !
Jusqu’au matin,
Remplis mon verre
Jusqu’au matin,
Remplis les pots d’étain !
NATHANAEL.
Luther est un brave homme ;
Tire la laire !
C’est demain qu’on l’assomme ;
Tire lan la !
LE CHŒUR.
Tire lan la !

Les étudiants frappent les gobelets sur les tables.

LUTHER, allant de table en table avec les garçons et servant les étudiants
Voilà, Messieurs, voilà !
HERMANN.
Sa cave est d’un bon drille ;
Tire la laire,
C’est demain qu’on la pille !
Tire lan la !
LE CHŒUR.
Tire lan la !

Bruit de gobelets.

LUTHER.
Voilà, Messieurs, voilà !
WILHELM.
Sa femme est fille d’Ève ;
Tire la laire !
C’est demain qu’on l’enlève ;
Tire lan la !
LE CHŒUR.
Tire tan la !
LUTHER.
Voilà, Messieurs, voilà !
LE CHŒUR.
Drig ! drig ! drig ! maitre Luther,
Tison d’enfer !
Drig ! drig ! drig ! à nous ta bière
A nous ton vin !
Jusqu’au matin,
Remplis mon verre !
Jusqu’au matin,
Remplis les pots d’étain !

Les étudiants s’assoient, boivent et fument dans tous les coins.

LUTHER.
Eh ! bien, Stella ?…
NATHANAEL.
Vrai Dieu ! la belle créature !
Comme au chef-d’œuvre de Mozart
Elle prête l’accent d’une voix ferme et sûre !
C’est la grâce de la nature,
Et c’est le triomphe de l’art !
Que mon premier toast soit pour elle !
Je bois à la Stella !
TOUS.
Je bois à la Stella ! Vivat ! à la Stella !
NATHANAEL.
Comment Hoffmann n’est-il pas là
Pour fêter avec nous cette étoile nouvelle !
Eh ! Luther !… ma grosse tonne !
Qu’as-tu fait de notre Hoffmann ?
WILHELM.
C’est ton vin qui l’empoisonne !
HERMANN.
Tu l’as tué, foi d’Hermann !
TOUS.
Rends-nous Hoffmann !
LINDORF, à part.
Au diable Hoffmann !…
NATHANAEL.
Morbleu ! qu’on nous le rapporte,
Ou ton dernier jour a lui !
LUTHER.
Messieurs, il ouvre la porte,
Et son ombre est avec lui !
TOUS.
Vivat ! C’est lui !
LINDORF, à part.
Veillons sur lui !

Scène II

Les Mêmes, HOFFMANN, NICKLAUSSE.
HOFFMANN, d’un air sombre.
Bonjour, amis !
NICKLAUSSE.
Bonjour, amis ! Bonjour !
HOFFMANN.
Bonjour, amis ! Bonjour ! Un tabouret ! un verre !
Une pipe !…
NICKLAUSSE, railleur.
Une pipe !… Pardon, seigneur !… Sans vous déplaire,
Je bois, fume et m’assieds comme vous !… part à deux !
LE CHŒUR.
C’est juste !… Place à tous les deux !

Hofmann et Nicklausse s’assoient ; Hoffmann se prend la tête entre les mains.

NICKLAUSSE, fredonnant.
Notte è giorno mal dormire…
HOFFMANN, brusquement.
Tais-toi, par le diable…
NICKLAUSSE, tranquillement.
Tais-toi, par le diable… Oui, mon maître !…
NATHANAEL, à Hoffmann.
Oh ! oh ! d’où vient cet air fâché ?
WILHELM.
C’est à ne pas te reconnaître.
HERMANN.
Sur quelle herbe as-tu donc marché ?
HOFFMANN.
Hélas ! sur une herbe morte
Au souffle glacé du nord !…
NICKLAUSSE.
Et là, près de cette porte,
Sur un ivrogne qui dort !
HOFFMANN.
C’est vrai !… Ce coquin-là, pardieu ! m’a fait envie !
A boire !… et comme lui couchons dans le ruisseau
NATHANAEL.
Sans oreiller ?…
HOFFMANN.
Sans oreiller ?… La pierre !
WILHELM.
Sans oreiller ?… La pierre ! Sans rideau ?
HOFFMANN.
Le ciel !
HERMANN.
Le ciel ! Sans couvrepied ?
HOFFMANN.
Le ciel ! Sans couvrepied ? La pluie
NATHANAEL.
Mais qu’as-tu donc, Hoffmann ?…
Pour t’égayer, bois et chante !
Nous ferons chorus.
HOFFMANN.
Nous ferons chorus. Soit !…
WILHELM.
Nous ferons chorus. Soit !… Quelque chose de gai !
HERMANN.
La chanson du Rat !
NATHANAEL.
La chanson du Rat ! Non ! moi, j’en suis fatigué.
Ce qu’il nous faut, c’est de la légende
De Klein-Zach !…
TOUS.
De Klein-Zach !… Oui, bravo ! Klein-Zach !…
HOFFMANN.
De Klein-Zach !… Oui, bravo ! Klein-Zach !… Va pour Klein-Zach !
Il était une fois à la cour d’Eysenack
Un petit avorton qui se nommait Klein-Zach !
Il était coiffé d’un colbac
Et ses jambes faisaient cric crac !
Cric, crac !…
Voilà Klein-Zach !
LE CHŒUR.
Cric, crac !
Voilà Klein-Zach !
HOFFMANN.
Il avait une bosse en guise d’estomac ;
Ses pieds ramifiés semblaient sortir d’un sac
Son nez était noir de tabac,
Et sa tête faisait cric crac,
Cric, crac !
Voilà Klein-Zach !
LE CHŒUR.
Cric, crac !
Voilà Klein-Zach !
HOFFMANN.
Quant aux traits de sa figure…

Il semble s’absorber peu à peu dans son rêve.

Quant aux traits de sa figure…

Il se lève.

Ah ! sa figure était charmante !… Je la vois.
Belle comme le jour où, courant après elle.
Je quittai comme un fou la maison paternelle
Et m’enfuis à travers les vallons et les bois !
Ses cheveux, en torsades sombres,
Sur son col élégant jetaient leurs chaudes ombres.
Ses yeux, enveloppés d’azur,
Promenaient autour d’elle un regard frais et pur !
Et, comme notre char emportait sans secousse
Nos cœurs et nos amours, sa voix vibrante et douce
Aux cieux qui l’écoutaient jetait ce chant vainqueur
Dont l’éternel écho résonne dans mon cœur !
NATHANAEL.
O bizarre cervelle !
Qui diable peins-tu là ?… Klein-Zach ?…
HOFFMANN.
Qui diable peins-tu là ?… Klein-Zach ?… Je parle d’elle !
NATHANAEL, lui touchant l’épaule.
Qui ?
HOFFMANN, sortant de son rêve.
Qui ? Non !… personne !… rien ! mon esprit se troublait !
Rien !… Et Klein-Zach vaut mieux tout difforme qu’il est !…
Quand il avait trop bu de genièvre ou de rack,
Il fallait voir flotter les deux pans de son frac
Comme des herbes dans un lac !…
Et le monstre faisait flic, flac !…
Flic, flac !
Voilà Klein-Zach !
LE CHŒUR.
Flic, flac !
Voilà Klein-Zach !
HOFFMANN, jetant son verre.
Peuh !… Cette bière est détestable !
Allumons le punch ! grisons-nous !
Et que les plus fous
Roulent sous la table !…
LE CHŒUR.
Oui, grisons-nous !…

Mouvement général. On éteint les lumières ; Luther allume un immense bol de punch : une lumière bleuâtre éclaire la scène.

NICKLAUSSE.
A la bonne heure, au moins ! voilà que l’on se pique
De raison et de sens pratique !
Peste soit des cœurs langoureux !
NATHANAEL.
Gageons qu’Hoffmann est amoureux !
HOFFMANN.
Amoureux !…
LE CHŒUR.
Écoutons ! il est doux de boire
Au récit d’une folle histoire
En suivant le nuage clair
Que la pipe jette dans l’air !
HOFFMANN, s’asseyant sur le coin d’une table
Je commence.
LE CHŒUR.
Silence !
LINDORF, part.
Dans une heure, j’espère, ils seront à quia
HOFFMANN.
Le nom de la première était Olympia !



ACTE PREMIER

OLYMPIA.

Un riche cabinet de physicien donnant sur une galerie dont les portes sont closes par des tapisseries. Portes latérales fermées également par des portières. Le théâtre est éclairé par des bougies.


Scène PREMIÈRE

SPALANZANI, seul. Il tient la portière de droite soulevée.

Là ! charmante !… Voilà une belle fille, et qui est bien à moi, je m’en vante !… (Il laisse retomber la portière.) C’est qu’elle vaut des millions, oui !… chère enfant !… Elle me fera regagner les cinq cents ducats que vient de me coûter la banqueroute du juif Élias !… (Se frottant les moins.) Allons ! allons ! tout va bien ; et n’était Coppélius !… Diable de Coppélius !… Pourvu qu’il ne vienne pas réclamer sa part de paternité !… Bah ! Je l’ai payé en bons écus et il voyage à l’heure qu’il est loin de Munich avec ses baromètres et ses lunettes. Ne nous mettons pas martel en tête et ne songeons qu’à rendre ma fête splendide et digne de mes hôtes !


Scène II

SPALANANZI, HOFFMANN.
HOFFMANN, saluant.

Monsieur !…

SPALANZANI.

Eh ! bonjour, mon cher Hoffmann !… Quelle exactitude !… (Lui serrant la main.) Enchanté de vous voir, mon ami. Vous êtes de tous mes élèves celui que j’estime le plus !

HOFFMANN.

Monsieur, je…

SPALANZANI.

Nous avons renoncé à nos rêves de poète, n’est-ce pas ? nous voulons devenir un savant ? nous prenons goût à la physique ! et pourquoi cette métamorphose ?…

SPALANZANI.

Bien ! bien !… il ne faut pas rougir pour cela !… quoi de plus naturel que de lorgner une belle fille ?… Eh bien, sa beauté n’est rien, mon ami !… Elle est pétrie de talents !… et quel caractère !… Vous verrez ! vous verrez !… Ah ! la physique !… belle chose que la physique !… Vous verrez ma fille, un ange.

HOFFMANN, à part.

Quel diable de rapport trouve-t-il entre la physique et sa fille ?…

SPALANZANI.

Holà ! Cochenille !


Scène III

Les Mêmes, COCHENILLE.
COCHENILLE, bégayant.

Mon… onsieur…

SPALANZANI.

Fais allumer partout, vite !

COCHENILLE.
Et le Cham… ampagne ?
SPALANZANI.

C’est juste !… on aura soif !… Excusez-moi, mon cher Hoffmann, je reviens dans l’instant. À la cave, Cochenille !… à la cave !…

Il sort par le fond, suivi de Cochenille et des laquais.


Scène IV

HOFFMANN seul.
Allons ! courage et confiance !
Je deviens un puits de science !
Il faut tourner selon le vent
Pour mériter celle que j’aime,
Je saurai trouver en moi-même
L’étoffe d’un savant !
Elle est là !… si j’osais !…

Il soulève tout doucement la portière de droite.

Elle est là !… si j’osais !… C’est elle !…
Elle sommeille !… qu’elle est belle !…
Oh ! vivre deux !… n’avoir qu’une même espérance.
Un même souvenir !
Partager le bonheur, partager la souffrance,
Partager l’avenir !…
Laisse, laisse ma flamme
Verser en toi le jour !
Laisse éclore ton âme
Aux rayons de l’amour !
Foyer divin !… Soleil dont l’ardeur nous pénètre
Et nous vient embraser !…
Ineffable délire où l’on sent tout son être
Se fondre en un baiser !…
Laisse, laisse ma flamme
Verser en toi le jour !
Laisse éclore ton âme
Aux rayons de l’amour !…

Il soulève de nouveau la portière : Nicklausse parait.


Scène V

HOFFMANN, NICKLAUSSE.
NICKLAUSSE.
Pardieu !… j’étais bien sûr de te trouver ici ?
HOFFMANN, laissant brusquement retomber sa portière.
Chut !…
NICKLAUSSE.
Chut !… Pourquoi ?… C’est là que respire
La colombe qui fait ton amoureux souci,
La belle Olympia ?… Va, mon enfant ! admire !
HOFFMANN.
Oui, je l’adore !
NICKLAUSSE.
Oui, je l’adore ! Attends à la connaître mieux !
HOFFMANN.
L’âme qu’on aime est aisée à connaître !
NICKLAUSSE, railleur.
Quoi ? d’un regard ?… par la fenêtre ?
HOFFMANN.
Il suffit d’un regard pour embrasser les cieux !
NICKLAUSSE.
Quelle chaleur !… Au moins sait-elle que tu l’aimes !
HOFFMANN.
Non !
NICKLAUSSE.
Non ! Écris-lui !
HOFFMANN.
Non ! Écris-lui ! Je n’ose pas.
NICKLAUSSE.
Pauvre agneau ! Parle-lui !
HOFFMANN.
Pauvre agneau ! Parle-lui ! Les dangers sont les mêmes.
NICKLAUSSE.
Alors, chante, morbleu ! pour sortir d’un tel pas !
HOFFMANN.
Monsieur Spalanzani n’aime pas la musique !
NICKLAUSSE, riant.
Oui, je sais ! Tout pour la physique !…
Une poupée aux yeux d’émail
Jouait au mieux de l’éventail
Auprès d’un petit coq en cuivre ;
Tous deux chantaient à l’unisson
D’une merveilleuse façon,
Dansaient, caquetaient, semblaient vivre.
HOFFMANN.
Plait-il ! pourquoi cette chanson ?
NICKLAUSSE.
Le petit coq, luisant et vif,
Avec un air rébarbatif,
Tournait par trois fois sur lui-même ;
Par un rouage ingénieux,
La poupée, en roulant les yeux,
Soupirait et disait : je t’aime !…
HOFFMANN.

Est-ce à Olympia que tu fais allusion ?

NICKLAUSSE.

Moi ?… Dieu m’en garde !…

HOFFMANN, allant à la porte de droite et soulevant la portière.

Étrange immobilité !… Il semble, en effet, que la vie manque à ce regard, le sang à ce visage, comme si son âme avait quitté son corps !… À quoi pense-t-elle ?…

Nicklausse lève les épaules et remonte vers le fond ; – Hoffmann reste absorbé dans sa contemplation. – Coppélius entre tout doucement par la porte de gauche ; il a un sac sur l’épaule et des baromètres à la main.


Scène VI

Les Mêmes, COPPÉLIUS.
COPPÉLIUS.
C’est moi, Coppéluis !… à nous deux, mon vieux Spalanzani !… (Apercevant Hoffman.) Quelqu’un !…
NICKLAUSSE, se retournant.

Hein ?…

COPPÉLIUS.

Ce monsieur paraît bien absorbé dans sa contemplation. (Regardant par dessus l’épaule d’Hoffmann). Ah ! ah !… notre Olympia !..

NICKLAUSSE, à part.

Leur Olympia ?…

COPPÉLIUS.

Eh ! jeune homme !… Monsieur !…

HOFFMANN, se retournant.

Plaît-il ?…

COPPÉLIUS, saluant.

Belle fille, n’est-ce pas ? Belle fille tout à fait !…

HOFFMANN, avec humeur.

Monsieur, je…

COPPÉLIUS.

Vous ne regardiez pas Olympia, la fille de mon ami Spalanzani ?

HOFFMANN.

Votre ami, dites-vous ?…

COPPÉLIUS.

Oui, Monsieur, c’est moi qui lui vends des baromètres ; (Saluant.) Coppélius, fabricant de baromètres, thermomètres, hygromètres. – Monsieur n’aurait pas besoin d’un baromètre ?…

HOFFMANN.
Non, merci !…
COPPÉLIUS.

Préférez-vous l’optique !… J’ai des yeux, de beaux yeux !…

Coppélius vide à terre son sac rempli de lunettes, de lorgnettes et de lorgnons.

NICKLAUSSE.

Des lunettes ?…

COPPÉLIUS, accroupi.

Non, Monsieur ! Des yeux véritables, des yeux vivants comme ceux de la nature, verts, noirs, bleus, tristes, gais, perçants et clairs !… Chacun de ces verres a une âme qui colore, transforme, anime ou flétrit les objets !…

HOFFMANN, entre ses dents.

Charlatan !…

COPPÉLIUS, avec flegme.

Pardon !… Opticien. – Tenez ! ce lorgnon, par exemple ; une pièce rare !… trois ducats !… Essayez !…

Il présente un lorgnon à Hoffmann.

HOFFMANN.

Pardieu, je veux savoir…

Il prend le lorgnon.

NICKLAUSSE.

Qu’eut-ce qu’on voit là-dedans ?…

COPPÉLIUS.

Tout ce qu’on veut.

HOFFMANN, soulevant la portière de droite et regardant avec le lorgnon.
Ciel !…
COPPÉLIUS, remettant les lunettes dans le sac.

Oui, n’est-ce pas ? L’enfant est plus belle encore ?… Hein ! Comme ses yeux s’animent ! Comme ses joues se colorent ! Comme son front resplendit !… (Se relevant). Trois ducats !…

HOFFMANN, dans l’extase.

Olympia !…

COPPÉLIUS, allant faire retomber la portière.

Trois ducats !…

HOFFMANN.

Ah ! pourquoi me ravir cette apparition divine ?…

NICKLAUSSE.

Il veut ses trois ducats !…

HOFFMANN.

Eh ! bien ! donne-les !…

NICKLAUSSE.

C’est juste !… privilège de l’amitié ! C’est lui qui regarde et c’est moi qui paie. – (Donnant de l’argeut à Coppélia.) Monsieur…

COPPÉLIUS.
Monsieur !… (A part.) Eh ! eh !… quel est l’amoureux qui n’a pas sa paire de lunettes ?…

Scène VII

Les Mêmes, SPALANZANI, puis COCHENILLE.
SPALANZANI, entrant en se frottant les mains.

Tout est prêt !… (Il se rencontre nez à nez avec Coppélius.) Hein !

COPPÉLIUS.

Bonjour !

SPALANZANI.

Commen ? vous voilà revenu !…

COPPÉLIUS.

Est-ce que cela vous fâche ?

SPALANZANI.

Il était convenu…

COPPÉLIUS.

Rien d’écrit !

SPALANZANI.

Et votre parole ?

COPPÉLIUS.

Je la reprends !

SPALANZANI.

Diable ! (Se tournant vers Hoffmann.) Pardon, mon cher Hoffmann, une petite affaire à terminer…

HOFFMANN.

Comment donc, cher maître !…

Il se retire avec Nicklausse dans fond du thêatre.
SPALANZANI, à Coppélius.

Alors ?

COPPÉLIUS.

Cinq cents ducats et je vous tiens quitte.

SPALANZANI.

Encore ?…

COPPÉLIUS.

Aimez-vous mieux tout partager ?

SPALANZANI.

Mais Olympia est ma fille, que diable !

COPPÉLIUS.

Pardon !… elle a mes yeux !

SPALANZANI.

Je vous les ai payés.

COPPÉLIUS.

Misérablement.

SPALANZANI, à part.

Bien te prend, vieux coquin, que je ne sache pas ton secret. – Mais j’y pense… eh ! eh ! c’est une idée cela !…

COPPÉLIUS.

Eh bien ?…

SPALANZANI.
Eh bien !… puisqu’il le faut, signez-moi la cession pleine et entière d’Olympia, y compris ses yeux, et je vous donne vos cinq cents ducats.
COPPÉLIUS.

Espèces ?

SPALANZANI, tirant un papier de sa poche.

C’est tout comme… Une traite à vue sur le juif Élias.

COPPÉLIUS.

Oui, maison solide.

SPALANZANI.

Est-ce dit ?

COPPÉLIUS.

C’est dit. (Il tire ses tablettes de sa poche et écrit.) Pauvre chère enfant !… C’est pour rien !… Enfin ! (Déchirant une feuille de ses tablettes et la présentant à Spalanzani.) Tenez !

SPALANZANI.

Donnant, donnant !

Ils échangent les papiers.

COPPÉLIUS.

Savez-vous une idée qui me vient ?

SPALANZANI.

Laquelle ?

COPPÉLIUS.

Vous devriez marier Olympia.

SPALANZANI.

Ah ! ah !… bonne idée, bonne idée !

COPPÉLIUS.
Vous croyez que je plaisante ?… (Montrant Hoffmann.) Demandez à cet imbécile !…
SPALANZANI.

Qui ?… Hoffmann ?…

COPPÉLIUS.

Il en est amoureux fou !

SPALANZANI, riant.

Oui, je sais.

COPPÉLIUS.

Quel nigaud !…

SPALANZANI.

C’est jeune ! c’est jeune !

COPPÉLIUS, ramassant tout son bagage de lunettes et de baromètres.

Allons ! je vous laisse à votre petite fête… Adieu !

SPALANZANI.

Bonsoir !

COPPÉLIUS, en passant devant Hoffmann.

Eh ! eh !

COCHENILLE, paraissant.

Hi ! hi !…

NICKLAUSSE.

Ah ! ah !

Coppélius sort. – Des rires étranges se font entendre dans la coulisse, comme des échos.

SPALANZANI, riant le dernier.

Oh ! oh !

HOFFMANN, à part.
Qu’ont-ils à rire ?…
SPALANZANI, à part.

Va, mon bon ami, va le faire payer chez le juif Élias !…

COCHENILLE.

Mon… onsieur, voi… oilà vos invités.

SPALANZANI.

Enfin !… (A Hoffmann.) La physique, mon cher !… la physique !

HOFFMANN, bas, à Nicklausse.

C’est une manie !

Les laquais ouvrent les tapisseries. Les invités, qui remplissent la galerie du fond entrent en scène.


Scène VIII

HOFFMANN, SPALANZANI, COCHENILLE, NICKLAUSSE, Invités, Laquais.
LE CHŒUR DES INVITÉS.
Non, aucun hôte vraiment,
Ne reçoit plus richement !
Par le goût sa maison brille !
Tout s’y trouve réuni.
Ça, monsieur Spalanzani,
Présentez-nous votre fille.
On la dit faite à ravir,
Aimable, exempte de vices.
Nous comptons nous rafraîchir
Après quelques exercices.
Non, aucun hôte vraiment
Ne reçoit plus richement !
SPALANZANI.
Vous serez satisfaits, Messieurs, dans un moment.

Il fait signe à Cochenille de le suivre et sort avec lui par la droite. Les invités se promènent par groupes en admirant la demeure de Spalanzani. Nicklausse s’approche d’Hoffmann.

NICKLAUSSE, à Hoffmann.
Enfin, nous allons voir de près cette merveille,
Sans pareille !
HOFFMANN.
Silence !… la voici !

Entrée de Spalanzani conduisant Olympia. Cochenille les suit. Curiosité générale.


Scène IX

Les Mêmes, OLYMPIA.
SPALANZANI.
Silence !… la voici ! Mesdames et Messieurs,
Je vous présente
Ma fille Olympia.
LE CHŒUR.
Ma fille Olympia. Charmante !
Elle a de très beaux yeux !
Sa taille est fort bien prise
Voyez comme elle est mise !
Il ne lui manque rien !
Elle est très bien !
SPALANZANI, à Olympia.
Tu vois comme on te complimente !
LE CHŒUR.
Charmante ! charmante !
SPALANZANI.
Mesdames et Messieurs, fière de vos bravos
Et surtout impatiente
D’en conquérir de nouveaux,
Ma fille, obéissant à vos moindres caprices,
Va, s’il vous plait…
NICKLAUSSE, à part.
Va, s’il vous plait… Passer à d’autres exercices !
SPALANZANI.
Vous chanter un grand air en suivant de la voix,
Talent rare !…
Le clavecin, la guitare,
Ou la harpe, à votre choix.
COCHENILLE, au fond du théâtre, en voix de fausset.
La harpe !

Une voix, de basse répond dans le coulisse à la voix de Cochenille.

SPALANZANI.
La harpe ! Fort bien !… Cochenille !
Va vite nous chercher la harpe de ma fille !

Cochenille entre dans l’appartement d’Olympia.

HOFFMANN, à part.
Je vais l’entendre… ô joie !
NICKLAUSSE, à part.
Je vais l’entendre… ô joie ! O folle passion.
SPALANZANI, à Olympia.
Maîtrise ton émotion,
Mon enfant !
OLYMPIA.
Mon enfant ! Oui !
COCHENILLE, rentrant en scène avec une harpe.
Mon enfant ! Oui ! Voilà !…
SPALANZANI, s’asseyant auprès d’Olympia et plaçant sa harpe devant lui..
Mon enfant ! Oui ! Voilà !… Messieurs, attention !…
COCHENILLE.
A… attention !
LE CHŒUR.
A… attention ! Attention !
OLYMPIA, accompagnée par Spalanzani. – De temps à autre sa voix faiblit, Cochenille lui touche l’épaule et l’on entend le bruit d’un ressort.
Les — oi — seaux — dans — la — char — mille,
Dans — les — cieux — l’as — tre — du — jour,
Tout — parle — à — la — jeu — ne — fil — le
D’a — mour !
D’a — mour !
Voi —là
La — chan — son — gen — tille,
Voi — là
La — chan — son — d’O — lym — pia !
— Ha !
Tout — ce — qui — chante — et — ré — sonne
Et — sou — pi — re — tour — à — tour
É — meut — son — cœur — qui — fris — sonne
D’a — mour
Voi — là
La — chan — san — mig — non — ne
Voi — là
La — chan — son — d’O — lym — pi — a
— Ha !
LE CHŒUR.
Quel effet !
C’est parfait !
L’oreille en est surprise !
Comme elle vocalise !
Il ne lui manque rien !
Elle est très bien !
HOFFMANN, à Nicklauss.
Ah mon ami ! quel accent !…
NICKLAUSSE.
Ah mon ami ! quel accent !… Quelles gammes !…

Cochenille a enlevé la harpe et tout le monde s’est empressé autour d’Olympia qui remercie tour à tour de la main droite et de la main gauche. Hoffmann la contemple avec ravissement. Le laquais veut dire quelques mots à Spalanzani.

SPALANZANI.
Allons, Messieurs !… La main aux dames !…
Le souper nous attend !
LE CHŒUR, avec force.
Le souper nous attend ! Le souper !… Bon cela !
SPALANZANI.
A moins qu’on ne préfère
Danser d’abord…
LE CHŒUR, avec énergie.
Danser d’abord… Non !… non !… le souper !… bonne affaire…
Ensuite on dansera.
SPALANZANI.
Comme il vous plaira !
HOFFMANN, s’approchant d’Olympia.
Oserai-je ?…
SPALANZANI, intervenant.
Elle est un peu lasse ;
Attendez le bal.
OLYMPIA.
Attendez le bal. Oui !
SPALANZANI.
Attendez le bal. Oui ! Vous voyez !… Jusque-là
Voulez-vous me faire la grâce
De tenir compagnie à mon Olympia ?
HOFFMANN.
O bonheur !
SPALANZANI, à part, en riant.
O bonheur ! Nous verrons ce qu’il lui chantera.
NICKLAUSSE, à Spalanzani.
Elle ne soupe pas ?
SPALANZANI.
Elle ne soupe pas ? Non !
NICKLAUSSE, à part.
Elle ne soupe pas ? Non ! Ame poétique !

Spalanzani passe un moment derrière Olympia. On entend de nouveau le bruit d’un ressort qu’on remonte. Nicklausse se retourne.

Plait-il ?
SPALANZANI.
Plait-il ? Rien !… La physique !… Ah ! Monsieur !… La physique !

Il conduit Olympia à un fauteuil et l’y fait asseoir ; puis il sort avec ses invité.

LE CHŒUR, avec un enthousiasme croissant.
Le souper, le souper, le souper nous attend !
Non, aucun hôte vraiment,
Ne reçoit plus richement !

Scène X

HOFFMANN, OLYMPIA.
HOFFMANN.
Ils se sont éloignés !… Enfin !… Ah ! je respire !…
Seuls ! seuls tous deux !

S’approchant d’Olympia.

Seuls ! seuls tous deux ! Que j’ai de choses à te dire,
O mon Olympia !… Laisse-moi t’admirer !…
De ton regard charmant, laisse-moi m’enivrer !

Il touche légèrement l’épaule d’Olympia.

OLYMPIA.
Oui.
HOFFMANN.
Oui. N’est-ce pas un rêve enfanté par la fièvre ?
J’ai cru voir un soupir s’échapper de ta lèvre !…

Il touche de nouveau l’épaule d’Olympia.

OLYMPIA.
Oui.
HOFFMANN.
Oui. Doux aveu, gage de nos amours !
Tu m’appartiens ! nos cœurs sont unis pour toujours !
Ah ! comprends-tu, dis-moi, cette joie éternelle
Des cœurs silencieux ?…
Vivants, n’être qu’une âme, et du même coup d’aile
Nous élancer aux cieux !
Laisse, laisse ma flamme
Verser en toi le jour !
Laisse éclore ton âme
Aux rayons de l’amour !

Il presse la main d’Olympia avec passion ; comme si elle était mue par un ressort, se lève aussitôt, parcourt la scène en différents sens et sort enfin par une des portes du fond, sans se servir de ses mains pour écarter la tapisserie. Hoffmann se lève et suit Olympia dans ses évolutions.

Tu me fuis ?… Qu’ai-je fait ?… Tu ne me réponds pas ?…
Parle !… T’ai-je irritée !… Ah ! je suivrai tes pas !

Au moment où Hoffmann va s’éloigner à la suite d’Olympia, Nicklausse paraît à l’une des portes opposées et l’interpelle.


Scène XI

HOFFMANN, NICKLAUSSE.
NICKLAUSSE.
Eh ! morbleu ! modère ton zèle !
Veux-tu qu’on se grise sans toi ?…
HOFFMANN, avec ivresse.
Nicklausse ! je suis aimé d’elle !…
Aimé, Dieu puissant !
NICKLAUSSE.
Aimé, Dieu puissant ! Par ma foi !
Si tu savais ce qu’on dit de ta belle !…
HOFFMANN.
Qu’en peut-on dire ? Quoi ?
NICKLAUSSE.
Qu’elle est morte !…
HOFFMANN.
Qu’elle est morte !… Dieu juste !…
NICKLAUSSE.
Qu’elle est morte !… Dieu juste !… Ou ne fut pas en vie.
HOFFMANN.
Ange que l’envie
Suit en frémissant !…
Justice éternelle !…
Nicklausse !… je suis aimé d’elle !…
Aimé !… Dieu puissant !…

Il sort rapidement ; Nicklausse le suit.


Scène XII

COPPÉLIUS, entrant, furieux, par la petite porte de gauche.
Voleur… Brigand !… Quelle déroute !…
Élias a fait banqueroute !…
Va je saurai trouver le moment opportun
Pour me venger !… Volé ! moi !.. Je turai quelqu’un !…
Les tapisseries du fond s’écartent. Coppelius se glisse dans la chambre d’Olympia, à droite.

Scène XIII

SPALANZANI, HOFFMANN, OLYMPIA, NICKLAUSSE, COCHENILLE, Invités, Laquais, puis COPPÉLIUS.
SPALANZANI.
En place les danseurs !… Voici la ritournelle !
HOFFMANN.
C’est la valse qui nous appelle.
SPALANZANI, à Olympia.
Prends la main de monsieur, mon enfant !…

Lui touchant l’épaule.

Prends la main de monsieur, mon enfant !… Allons !…
OLYMPIA.
Prends la main de monsieur, mon enfant !… Allons !… Oui !

Hoffmann enlace la taille d’Olympia et ils commencent à valser. On leur fait place et ils disparaissent par la gauche. Le chœur les suit des yeux. Spalanzani cause sur le devant de la scène avec Nicklausse.

LE CHŒUR.
Elle danse,
En cadence !
C’est merveilleux,
Prodigieux !
Place ! Place !
Elle passe,
Elle fend l’air
Comme un éclair ! Pendant ce chœur, Hoffmann et Olympia ont repassé en valsant dans le fond de la galerie et ont disparu par la droite. Le mouvement de la valse s’anime de plus en plus.
LA VOIX D’HOFFMANN, dans la coulisse.
Olympia !…
SPALANZANI, remontant la scène.
Olympia !… Qu’on les arrête !…
LE CHŒUR.
Qui de nous les arrêtera ?…
NICKLAUSSE.
Elle va lui casser la tête !…

Hoffmann et Olympia reparaissent et descendent en scène en valsant de plus en plus vite. Nicklausse s’élance pour les arrêter.

Eh ! mille diables !…

Il est violemment bousculé et va tomber sur un fauteuil en tournant plusieurs fois sur lui-même.

LE CHŒUR.
Eh ! mille diables !… Patatra !…
SPALANZANI, s’élançant à son tour.
Halte-là !

Il touche Olympia à l’épaule. Elle s’arrête subitement. Hoffmann, étourdi, va tomber sur un canapé. Spalanzani continue en se retournant vers les invités.

Voilà !…
Assez, ma fille !
Toi, Cochenille,
Reconduis-la !…
Il touche Olympia qui se tourne vers la droite.
COCHENILLE, poussant Olympia.
Va-a donc !… va !…
OLYMPIA.
Oui.

Elle sort par la droite, suivie de Cochenille.

LE CHŒUR.
Que voulez-vous qu’on dise ?
C’est une fille exquise !
Il ne lui manque rien !
Elle est très bien !…
NICKLAUSSE, d’une voix dolente.
Est-il mort ?…
SPALANZANI, examinant Hoffmann.
Est-il mort ?… Non ! en somme,
Son lorgnon seul est en débris !
reprend ses esprits !
LE CHŒUR.
Pauvre jeune homme !…
COCHENILLE, dans la coulisse.
Ah !

Il entre en scène la figure bouleversée.

SPALANZANI.
Ah ! Quoi ?
COCHENILLE.
Ah ! Quoi ? L’homme aux lunettes !… Là
SPALANZANI.
Miséricorde ! Olympia !…
HOFFMANN.
Olympia !…

Spalanzani va pour s’élancer. On entend dans la coulisse un bruit de ressorts qui se brisent avec fracas.

SPALANZANI.
Ah ! terre et cieux ! elle est cassée !
HOFFMANN, se levant.
Cassée !…
COPPELIUS, entrant par la droite et éclatant de rire.
Cassée !… Ah ! ah ! ah !… Fracassée !…

Hoffmann s’élance et disparaît par la droite. Spalanzani et Coppélius se jettent l’un sur l’autre et se prennent au collet.

SPALANZANI.
Gredin !
COPPÉLIUS.
Gredin ! Voleur !
SPALANZANI.
Gredin ! Voleur ! Brigand !
COPPÉLIUS.
Gredin ! Voleur ! Brigand ! Païen !
SPALANZANI.
Bandit !…
COPPÉLIUS.
Bandit !… Pirate !…
LE CHŒUR, tranquillement.
Lequel a tort ? je n’en sais rien !
HOFFMANN, apparaissant pâle et épouvanté.
Un automate ! Un automate !

Il se laisse tomber sur un fauteuil. Nicklauss cherche à le calmer. Éclat de rire général.

LE CHŒUR.
Ah ! ah ! ah ! la bombe éclate !
Il aimait un automate !
SPALANZANI, avec désespoir.
Mon automate !
TOUS.
Un automate !
LE CHŒUR.
Ah ! ah ! ah ! ah !



ACTE DEUXIÈME

GIULIETTA

A Venis. – Galerie de fête, dans un palais donnant sur le grand canal. Eau praticable au fond pour les gondoles. Balustrade, escaliers, colonnes, lampadaires, lustres, coussins, fleurs. – Portes latérales sur le premier plan ; plus loin de larges portes ou arcades, en pans coupés, conduisant à d’autres galeries.


Scène PREMIÈRE

HOFFMANN, NICKLAUSSE, GIULIETTA. PITICHINACCIO, Jeunes Gens, et Jeunes Femmes, Laquais.

Giulietta et ses hôtes sont groupés debout ou étendus sur des coussins. Tableau brillant et animé.

BARCAROLLE
GIULIETTA et NICKLAUSSE.
Belle nuit, ô nuit d’amour,
Souris à nos ivresses !
Nuit plus douce que le jour !
O belle nuit d’amour !
Le temps fuit et sans retour
Emporte nos tendresses ;
Loin de cet heureux séjour
Le temps fuit sans retour !
Zéphyrs embrasés.
Versez-nous vos caresses !
Zéphyrs embrasés.
Donnez-nous vos baisers !
Belle nuit, ô nuit d’amour,
Souris à nos ivresses !
Nuit plus douce que le jour !
O belle nuit d’amour !
HOFFMANN.
Et moi, ce n’est pas là, pardieu ! ce qui m’enchante !
Aux pieds de la beauté qui nous vient enivrer,
Le plaisir doit-il soupirer ?
Non ! Le rire à la bouche, écoutez comme il chante !
CHANT BACHIQUE
Amis !… l’amour tendre et rêveur.
Erreur !
L’amour dans le bruit et le vin,
Divin.
Que d’un brûlant désir
Votre cœur s’enflamme !
Aux fièvres du plaisir,
Consumez votre âme !
Transports d’amour,
Durez un jour !
Au diable celui qui pleure
Pour deux beaux yeux !
A nous l’ivresse meilleure
Des chants joyeux,
Vivons une heure
Dans les cieux.
LE CHŒUR.
Au diable celui qui pleure
Pour deux beaux yeux !
A nous l’ivresse meilleure
Des chants joyeux… !
Vivons une heure
Dans les cieux…
HOFFMANN.
Le ciel te prête sa clarté,
Beauté.
Mais vous cachez à cœurs de fer,
L’Enfer !
Bonheur du paradis,
Où l’amour convie,
Serments, espoirs maudits,
Rêves de la vie !
O chastetés.
O puretés,
Mentez !
LE CHŒUR.
Au diable celui qui pleure
Pour deux beaux yeux !
A nous l’ivresse meilleure
Des chants joyeux.
Vivons une heure
Dans les cieux !
PITICHINACCIO.

À la bonne heure ! Voilà parler : rêvons, buvons ! chantons.


Scène II

Les Mêmes, SCHLEMIL, puis DAPERLUTTO.
SCHLEMIL, entrant en scène.
À merveille, Madame ! je vois avec plaisir que mon absence ne vous a pas coûté des larmes trop amères.
GIULIETTA.

Oh ! l’ingrat ! ces messieurs sont témoins que je vous ai pleuré trois jours, Schlemil !… Trois grands jours !

LES INVITÉS.

C’est vrai ! C’est vrai !

PITICHINACCIO.

Pas un de moins ! (Schlemil, à Pitichinaccio, avec un geste de menace : Misérable bouffon !)

GIULIETTA.

De grâce, Schlemil, faites meilleur visage à mes nouveaux hôtes. Je vous présente Hoffmann, un poète que la renommée a précédé à Venise.

SCHLEMIL, saluant de mauvaise grâce. Monsieur !…

HOFFMANN.

Monsieur !

SCHLEMIL, à part.

Elle va s’embâter d’un poète maintenant.

Schlemil cherche des yeux autour de lui.

GIULIETTA.

Que cherchez-vous ?

SCHLEMIL.

Moi… Rien !

GIULIETTA.
Le capitaine peut-être ?… (Riant.) Rassurez-vous ! ce bon Dapertutto me néglige dès que vous n’êtes plus au logis. Vous n’avez rien à craindre pour ce soir de ses petites plaisanteries.
SCHLEMIL, avec colère.

Eh ! Madame !…

DAPERTUTTO, paraissant au fond.

Bonjour, Schlemil !…

SCHLEMIL.

Là !…

GIULIETTA.

Il faut qu’il ait deviné votre retour.

NICKLAUSSE, bas, à Pitichinaccio.

Quel est ce personnage ?

PITICHINACCIO.

Le capitaine Dapertutto ; un ami de la maison.

DAPERTUTTO, s’avance vers Schlemil.

Vous avez fait un bon voyage ?

SCHLEMIL, lui tournant le dos.

Excellent, Monsieur !

DAPERTUTTO, baisant la main de Giulietta.

Belle Giulietta.

GIULIETTA, regardant un diamant que Dapertutto porte au doigt.

Ah ! le beau diamant !

DAPERTUTTO.
Oui !… C’est un des yeux du dieu Brahma. Je l’ai rapporté de l’Inde. Un véritable talisman, car il fait venir à moi toutes les femmes ! cela vaut des millions.
GIULIETTA.

Ah !… (se tournant vers Schlemil.) Regardez donc, Schlemil, le diamant du capitaine !

SCHLEMIL, brusquement.

Je le connais !

GIULIETTA, avec ironie.

À présent que vous voilà de bonne humeur, Schlemil, venez donc jouer avec nous au pharaon.

LES INVITÉS.

Vivat !… un pharaon !

NICKLAUSSE, à demi-voix.

Diable ! nous allons perdre notre argent.

PITICHINACCIO.

Jouez sur parole !…

NICKLAUSSE.

Il faut toujours payer !

PITICHINACCIO.

Jamais !

GIULIETTA, regardant Hoffmann.

Qui m’aime me suive !

SCHLEMIL.

Morbleu !…

Schlemil s’avance vivement pour prendre la main de Giulietta et s’éloigne avec elle suivi de Pitichinaccio et du chœur.

HOFFMANN, à part.
Que me veut-elle ?
DAPERTUTTO, à Hoffmann.

Ruinez donc Schlemil, Monsieur ! Je parie pour vous.

HOFFMANN.

Monsieur ?…

DAPERTUTTO.

Je parie pour vous !…

Il s’éloigne.

NICKLAUSSE, retenant Hoffmann qui se dispose à sortir.

Pardon ! un mot !

HOFFMANN.

Tout à l’heure !…

NICKLAUSSE.

Non, par le diable… tout de suite !

DAPERTUTTO, au fond de la scène, se retournant, à part.

Par le diable !… cela me regarde.

Il se cache.


Scène III

HOFFMANN, NICKLAUSSE.
NICKLAUSSE.
Ne crains rien, mon ami, je suis content de toi ! te voilà enfin sur la terre ferme, et nous pouvons y marcher de compagnie. Seulement il est bien entendu que l’amour n’est pour rien dans le hasard galant qui nous amène ici, n’est-ce pas ?
HOFFMANN, haussant les épaules.

L’amour !

NICKLAUSSE.

Oui ! on ne devient pas amoureux d’une courtisane ! Qui sait pourtant ?… Tu as aimé Olympia, un automate ; tu es bien capable d’aimer Giulietta, un sachet de parfum…

HOFFMANN.

Jamais.

NICKLAUSSE.

Soit ! je veux te croire ! mais tu sais à quelles conditions je t’ai suivi. J’ai là à l’auberge deux chevaux toujours prêts à partir ; et à la première frasque de ton imagination, je t’enlève ! Ainsi sois sur tes gardes… car le diable est fin.

HOFFMANN.

Va ! va ! Je le défie, tout diable qu’il est !… Allons, Nicklausse, au jeu !…

NICKLAUSSE.

Allons !

Ils sortent. Le capitaine Dapertutto rentre en scène.


Scène IV

DAPERTUTTO, seul, suivant Hoffmann et Nicklausse des yeux.

Allez ! Ah ! c’est moi qu’on défie ? Soit ! À nous deux, mon maître !… Il a suffi d’un regard de Giulietta pour ensorceler Schlemil. Foi de diable et de capitaine, tu seras ensorcelé comme lui !… Il s’agit de la prévenir !… Ah ! ce diamant !…

Tirant de son doigt une bague où brille un gros diamant et la faisant scintiller.

CHANSON
Tourne, tourne, miroir où se prend l’alouette !…
Scintille, diamant ! fascine, attire-la !…
Femme, oiseau, le chasseur est la !
Qui vous voit, qui vous guette,
Le chasseur noir.
Scintille, diamant ! tourne,
Tourne, tourne, miroir.
L’alouette ou la femme,
A cet appât vainqueur,
Vont de l’aile ou du cœur,
L’une y laisse sa vie et l’autre y perd son âme !…
Tourne, tourne, miroir !
Au filet ravisseur
Va tomber la proie
Qui déjà tournoie.
A toi chasseur !
Tourne, tourne, miroir où se prend l’alouette !…
Scintille, diamant ! fascine, attire-la !…
Femme, oiseau, le chasseur est là !
Qui vous voit, qui vous guette,
Le chasseur noir.
Scintille, diamant ! tourne,
Tourne, tourne, miroir.

(Écoutant.) C’est elle !

Giulietta parait et s’avance comme fascinée vers le diamant que Daperlutto tend vers elle.

Scène V

DAPERTUTTO, GIULIETTA.

DAPERTUTTO, passant la bague au doigt de Giulietta Charmante !

GIULIETTA.

Merci ! vous avez quelque chose à me demander ?

DAPERTUTTO.

Parbleu !

GIULIETTA.

De quoi s’agit-il ?

DAPERTUTTO.

De cet écervelé qui sort d’ici.

GIULIETTA.

Qui ?… Hoffmann ?

DAPERTUTTO.

Lui-même. Tu m’as donné l’ombre de Peter Schlemil ; c’est le reflet d’Hoffmann qu’il me faut aujourd’hui.

GIULIETTA.

Son reflet ?

DAPERTUTTO.

Oui, je me suis fort diverti à voir ton Schlemil devenir diaphane et soupirer après son ombre absente. Hoffmann ne sera pas moins divertissant et je me promets quelque joie de le voir se chercher de miroir en miroir sans jamais rencontrer son image. Schlemil et lui feront la paire. Qu’as-tu donc ? Tu hésites… C’est que tu doutes de la puissance de tes yeux ?…

GIULIETTA.

Que veux-tu dire ?

DAPERTUTTO.

Je veux dire que tout à l’heure, ici même, Hoffmann te défiait, toute belle que tu es, de le rendre sérieusement amoureux.

GIULIETTA.

Est-ce vrai ?

DAPERTUTTO.

Son indifférence te le prouvera. Bonsoir.

Fausse sortie.

GIULIETTA.

Arrête !…

DAPERTUTTO.

Plaît-il ?

GIULIETTA.

Ce n’est pas demain, c’est cette nuit même qu’il t’appartiendra.

DAPERTUTTO.

À la bonne heure (Lui baisant la main.) et si le drôle n’est pas ingrat, il vous devra encore des remerciements, ma chère !

GIULIETTA.
Non ! Il faut qu’il soit à moi sans que je sois à lui.
DAPERTUTTO.

Décidément, les femmes sont encore plus diables que nous.


Scène VI

DAPERTUTTO, GIULIETTA, HOFFMANN.
GIULIETTA, voyant paraître Hoffmann.

Le voici…

Hoffmann traverse le théâtre et fait mine de s’éloigner.

GIULIETTA, élevant la voix,

Vous partez ?

HOFFMANN, redescendant en scène.

M. Schlemil m’a gagné tout mon argent, Madame, je ne vaux plus un kreutzer.

DAPERTUTTO.

Parbleu ! c’est tout juste ce que vaut Schlemil avec ses millions.

HOFFMANN, regardant Dapertutto avec étonnement.

Monsieur ?…

GIULIETTA, présentant Dapertutto.

Je ne vous ai pas encore présenté le capitaine, un de mes bons amis, monsieur Hoffmann. Je désire qu’il soit le vôtre.

DAPERTUTTO.
Giulietta n’a jamais aimé personne que je ne fusse de moitié dans son affection.
HOFFMANN, souriant.

Même à l’égard de M. Schlemil.

DAPERTUTTO.

Ah ! Schlemil !… décavé, mon cher ami.

HOFFMANN.

Vous dites ?

DAPERTUTTO.

Je vais un peu vite en amitié, n’est-ce pas ? Ma foi ! c’est que Giulietta m’a parlé de vous dans des termes… (Mouvement de Giulietta.) Bien ! bien ! Je ne veux pas être indiscret. Ah ! vous êtes malheureux au jeu ? Eh ! eh ! ce pauvre Schlemil ! Je vais lui porter mes consolations.

Il sort en riant.


Scène VII

HOFFMANN, GIULIETTA.
GIULIETTA.

Ne prenez pas garde à ce que dit le capitaine, je vous prie !… Il est fou !

HOFFMANN.

Ne craignez rien, Madame ! je sais ce qu’on doit aux millions de M. Schlemil.

GUILIETTA, se laissant tomber sur un fauteuil.
Ah !
HOFFMANN.

Qu’avez-vous ?

GIULIETTA, en larmes avec une exaltation croissante.

Ses millions ! ses millions ! (Se relevant.) C’est bien, partez ! Je sais trop qu’on ne peut pas m’aimer, moi ! Est-ce que je suis digne d’être aimée ?… Oh ! ce Schlemil, je le hais !… Ne croyez pas que je veuille me justifier au moins, en rejetant sur autrui ma propre honte !… Allez !… je me rends justice !… Seulement j’ignorais que je puisse aimer… et maintenant !

HOFFMANN.

Maintenant ?

GIULIETTA.

Partez.

HOFFMANN.

Giulietta !

GIULIETTA.

Je porte malheur à tout ce qui m’approche, Hoffmann… Pars !…

HOFFMANN, l’enlaçant de ses bras.

Tu m’aimes ?

GIULIETTA, faiblement.

Non.

HOFFMANN, tombant à ses pieds.

Je t’adore !

GIULIETTA.
Tais-toi !… tais-toi ! Schlemil te tuera !
HOFFMANN, se relevant.

Schlemil !

GIULIETTA.

Tu partiras ?

HOFFMANN, après un silence.

Demain ! Non… ce soir.

HOFFMANN.

Où te dirai-je adieu ?… dans ton boudoir ?

GIULIETTA.

Impossible !… Schlemil en a la clé. (Mouvement d’Hoffmann.) Tu es fou !… je veux que tu partes !

HOFFMANN.

Quand je la lui aurai prise, Giulietta. Et alors nous partirons ensemble !

DUO.
Malheureux ! mais tu ne sais donc pas
Qu’une heure, qu’un moment peuvent t’être funestes,
Que mon amour te perd à jamais si tu restes ?
Qu’avant demain il peut te frapper dans mes bras ?
Ne repousse pas ma prière,
Ma vie est à toi tout entière.
Partout je te promets d’accompagner tes pas !
HOFFMANN.
O Dieu ! de quelle ivresse embrases-tu mon âme ?
Comme un concert divin, ta voix m’a pénétré !
D’un feu doux et brûlant, mon être est dévoré.
Tes regards dans les miens semblent verser la flamme
Comme des astres radieux,
Et je sens, ô ma bien-aimée,
Passer ton haleine embaumée
Sur mes lèvres et sur mes yeux.
GIULIETTA.
Oui, plus de craintes, plus d’alarmes !
Aujourd’hui les larmes
Mais demain les cieux.
ENSEMBLE
Aujourd’hui les larmes
Mais demain les cieux !
GIULIETTA.
Jusque-là cependant affermis mon courage,
En me laissant quelque chose de toi !
HOFFMANN.
Que veux-tu, parles ?
GIULIETTA.
Que veux-tu, parles ? Écoute, et ne ris pas de moi !

Elle enlace Hoffmann dans ses bras et prend un miroir qui est sur la table.

Ce que je veux, c’est ta fidèle image,
Qui reproduit tes traits, ton regard, ton visage,
Ce reflet que tu vois sur le mien se pencher.
HOFFMANN.
Quoi ! Mon reflet ? quelle folie !
GIULIETTA.
Non, car il peut se détacher
De la glace polie
Pour venir tout entier dans mon cœur se cacher.
HOFFMANN.
Dans ton cœur ?
GIULIETTA.
Dans ton cœur ? Dans mon cœur, c’est moi qui t’en supplie
Hoffmann, comble mes vœux
HOFFMANN.
Mon reflet ?
GIULIETTA.
Mon reflet ? Ton reflet ! Oui, sagesse ou folie,
Je l’attends, je le veux.
ENSEMBLE.
HOFFMANN.
Extase ! ivresse inassouvie,
Étrange et doux effroi !
Mon reflet, mon âme et ma vie
A toi, toujours à toi.
GIULIETTA.
Si ta présence m’est ravie,
Je veux garder de toi
Ton reflet, ton âme et ta vie.
Ami, donne-les-moi !

Scène VIII

Les Mêmes, SCHLEMIL, DAPERTUTTO, NICKLAUSSE, PITICHINACCIO, Quelques Invités.
SCHLEMIL, entrant le premier.
Ensemble ! J’en étais sûr.
DAPERTUTTO, à mi-voix.

Il prend sa revanche !

SCHLEMIL, aux invités.

Venez donc, messieurs !… Venez avec moi disputer Giulietta aux élégies de M. Hoffmann.

HOFFMANN.

Monsieur !

GIULIETTA, à Hoffmann.

Silence !

PITICHINACCIO, à Sohlemil.

Tuons-le ?

SCHLEMIL.

Patience.

FINALE :
GIULIETTA.
Écoutez, messieurs,
Voilà les gondoles,
L’heure des barcarolles
Et celle des adieux.

Schlemil reconduit les invités jusqu’au fond de la scène. Giulietta, suivie de Pitichinaccio, sort par la gauche après avoir jeté un dernier regard à Hoffmann qui la suit des yeux. Dapertutto reste au fond de la scène. Nicklausse, voyant qu’Hoffmann ne le suit pas, revient à lui et lui touche l’épaule.

NICKLAUSSE.

Viens-tu ?

HOFFMANN.
Pas encore.
NICKLAUSSE

Pourquoi ? Bien, je comprends ! Adieu ! (A part.) Mais je veille sur toi ! (Il salue Schlemil et sort.) Qu’attendez-vous, Monsieur ?

HOFFMANN.

Que vous me donniez certaine clef que j’ai juré d’avoir.

SCHLEMIL.

Vous n’aurez cette clef, Monsieur, qu’avec ma vie.

HOFFMANN.

J’aurai donc l’une et l’autre.

SCHLEMIL.

C’est ce qu’il faut voir ! En garde !

DAPERTUTTO.

Vous n’avez pas d’épée. (Lui présentant son épée.) Prenez la mienne !

HOFFMANN, prenant l’épée.

Merci !

CHŒUR DANS LA COULISSE.

Qui se termine au baisser du rideau.

Belle nuit, ô nuit d’amour !
Souris à nos ivresses !
Nuit plus douce que le jour !
O belle nuit d’amour !

Hoffmann et Schlemil se battent ; après quelques passes Schlemil est blessé à mort et tombe. Hoffmann jette son épée, se penche sur le corps de Schlemil et lui prend une petite clef pendue à son cou. Hoffmann s’élance dans l’appartement de Giulietta. Pitichinaccio regarde Schlemil avec curiosité et s’assure qu’il est bien mort. Dapertutto ramasse tranquillement son épée et la remet au fourreau, puis il remonte vers la galerie. Giulietta parait dans une gondole ; au même moment rentre Hoffmann.

HOFFMANN.

Personne !

GIULIETTA, riant.

Ah ! ah ! ah !

HOFFMANN.

Giulietta.

DAPERTUTTO.

Qu’en fais-tu, maintenant ?

GIULIETTA.

Je te l’abandonne.

PITICHINACCIO, entre dans la gondole.

Cher ange !

Giulietta le prend dans ses bras.

HOFFMANN.

Misérable !

NICKLAUSSE.

Hoffmann ! Hoffmann ! les sbires !

Nicklausse entraîne Hoffmann.

Giulietta et Dupertutto rient.



ACTE TROISIÈME

ANTONIA

A Munich, chez Crespel. – Une chambre bizarrement meublée ; à droite un clavecin, à gauche, canapé et fauteuil. Violons suspendus au mur ; au fond, deux portes en pan coupé formant enfoncement et donnant sur un balcon. – Soleil couchant. Au fond, entre les deux portes, un grand portrait de femme au mur.


Scène PREMIÈRE

ANTONIA, seule.

Elle est assise devant le clavecin et chante.

Elle a fui, la tourterelle,
Elle a fui loin de toi !

Elle s’arrête et se lève.

Ah ! souvenir trop doux ! Image trop cruelle !…
Hélas à mes genoux je l’entends, je le voi !…

Elle descend sur le devant de la scène.

Elle a fui, la tourterelle,
Elle a fui loin de toi !…
Mais elle est toujours fidèle
Et te garde sa foi !
Bien-aimé, ma voix t’appelle,
Tout mon cœur est à toi.

Elle se rapproche du clavecin et continue en feuilletant la musique.

Chère fleur qui viens d’éclore,
Par pitié, réponds-moi,
Toi qui sais s’il m’aime encore,
S’il me garde sa foi !…
Bien-aimé, ma voix t’implore !
Que ton cœur vienne à moi !
Elle se laisse tomber sur la chaise qui est devant le clavecin.

Scène II

CRESPEL, ANTONIA.
CRESPEL, entrant brusquement.

Malheureuse enfant, tu m’avais promis de ne plus chanter !… Je crois toujours entendre la voix de ta mère et cela me brise le cœur. Si tu m’aimes ! ne chante plus jamais, jamais !…

ANTONIA.

Qu’exigez-vous de moi ?… Ma mère !… la plus grande cantatrice de l’Allemagne !… Ah ! ce sont tous mes rêves que vous brisez.

CRESPEL.

Je suis un égoïste, c’est vrai ! mais… c’est plus fort que moi, depuis que j’ai perdu ta mère, je ne peux plus entendre chanter une note. (Prenant un violon.) Voyons ! il faut te distraire ! veux-tu démonter un violon ? (Antonia ne répond pas.) A quoi pense-tu ? Ah ! toujours à cet Hoffmann, n’est-ce pas ? Les jeunes gens aiment vite et ils oublient de même !

ANTONIA.

Non !… il était absent lorsque vous avez quitté brusquement la maison pour me conduire à Munich. Qui sait s’il a vu nos lettres ? Je ne puis comprendre son silence, mais je suis sûre qu’il ne m’a pas oubliée.

Elle fait quelques pas pour sortir.

CRESPEL.

Tu me quittes ?

ANTONIA.
Je vais démonter ce violon.
CRESPEL.

Embrasse-moi d’abord.

Il la baise au front.

Va, ma chérie, va !

Antonia sort.


Scène III

CRESPEL, seul. Il regarde le portrait.

Cette ressemblance est effrayante !… Il me semble toujours voir monter sa joue cette coloration fiévreuse qui annonçait la mort de sa mère en la rendant plus belle !… Ah ! c’est ce maudit Hoffmann qui lui a tourné la tête !… Pauvre Antonia !… avec six mois de vie d’artiste, c’en était fait de toi !… Hoffmann ! ah ! il ne saura jamais où j’ai caché mon trésor.


Scène IV

CRESPEL, FRANTZ.

Frantz entrant par le fond. Il tient à la main une lampe qu’il pose sur la table.

FRANTZ.

Monsieur, on vous attend à la société philharmonique.

CRESPEL.

Mon chapeau !

FRANTZ, regardant par la croisée.

Très beau, Monsieur.

CRESPEL.
Comment très beau ?
FRANTZ.

À moins qu’il ne pleuve.

CRESPEL.

Je te demande mon chapeau, animal !

FRANTZ.

Ah ! très bien !… vous ne prononcez pas !

Il présente une canne à Crespel.

CRESPEL, prenant sa canne.

Bélître.

FRANTZ, sautant en arrière.

Holà !

CRESPEL.

Écoute ici !… Tu ne recevras personne.

FRANTZ.

Vous croyez ?

Il fait un pas pour sortir.

CRESPEL.

Où vas-tu ?

FRANTZ.

Je vais voir si l’on sonne, comme vous me l’avez commandé.

CRESPEL.

Peste soit du butor !… (Élevant la voix.) J’ai dit : Tu ne recevras personne.

FRANTZ.
Ah ! très bien !… il faut prononcer.
CRESPEL.

Personne, tu m’entends ! (Frantz ne répond pas : Crespel reprend d’une voix de stentor.) Tu m’entends ?…

FRANTZ, de même.

Eh ! oui ! Monsieur !… je ne suis pas sourd !

CRESPEL.

Je m’en aperçois. Ainsi, c’est convenu, n’est-ce pas ?

FRANTZ.

Je l’ignore, Monsieur ! j’étais sorti.

CRESPEL, furieux.

Que le diable t’emporte !…

FRANTZ.

Oui, Monsieur, à double tour.

Crespel hausse les épaules et sort.


Scène V

FRANTZ, seul.

Eh bien ! qu’est-ce qu’il a ? qu’est-ce qu’il a ?… Mon Dieu ! que ces maîtres sont exigeants !… Il n’y a jamais moyen de les contenter.

COUPLETS.
Jour et nuit, je me mets en quatre,
Au moindre signe je me tais,
C’est tout comme si je chantais !…
Encore non, si je chantais
De ses mépris il lui faudrait rabattre !
Je chante seul quelquefois ;
Mais chanter n’est pas commode !…
Tra la la ! Tra la la !
Ce n’est pourtant pas la voix
Qui me fait défaut, je crois !…
Tra la la ! Tra la la !
Non !… C’est la méthode.
Dame ! on n’a pas tout en partage !
Je chante pitoyablement ;
Mais je danse agréablement !
Je me le dis sans compliment ;
Corbleu ! la danse est à mon avantage !…
C’est là mon plus grand attrait !
Et danser n’est pas commode !
Tra la la ! Tra la la !

Il danse.

Il s’arrête.

Près des femmes le jarret
N’est pas ce qui me nuirait !
Tra la la ! Tra la la !

Il tombe.

Non !… C’est la méthode.

Hoffmann entre par le fond suivi de Nicklausse.


Scène VI

FRANTZ, HOFFMANN, NICKLAUSSE.
HOFFMANN.

Voilà ce brave Frantz, c’est bien ici. (Frappant sur l’épaule de Frantz qui est resté à genoux.) Hé ! Frantz !

FRANTZ, se relevant.

Hein ! monsieur Hoffmann !… Monsieur Nicklausse !…

NICKLAUSSE.
Oui, nous n’avons pas le temps de nous étonner. Voilà six mois qu’Hoffmann me fait courir bon gré mal gré après la fille de M. Crespel ! tu comprends, je suis forcé d’en finir.
HOFFMANN.

Comment se porte Antonia ?

FRANTZ.

Il vient de sortir, Monsieur.

NICKLAUSSE.

Imbécile !

FRANTZ.

Comme à l’ordinaire.

HOFFMANN, élevant la voix.

Je te parle d’Antonia.

FRANTZ.

Mademoiselle Antonia ?… Vous ne prononcez pas ! Ah ! Monsieur, toujours fraîche et jolie comme une… comme un… comme qui dirait…

NICKLAUSSE.

C’est bon ! on te dispense de la comparaison. Va-t-en !

FRANTZ.

À peu près.

HOFFMANN, criant.

Va-t-en !

FRANTZ.

Ah ! fort bien ! (Fausse sortie.) Mais non, diable !… Monsieur m’a défendu de recevoir qui que ce soit.

NICKLAUSSE, lui parlant dans le tuyau de l’oreille.

Eh bien !… Est-ce que nous sommes qui que ce soit ?

FRANTZ.

C’est juste.

NICKLAUSSE, tranquillement.
Idiot ! animal ! crétin ! bête brute !
FRANTZ.

Oh ! non, Monsieur, pas avant une heure.

Il sort.


Scène VII

HOFFMANN, NICKLAUSSE.
NICKLAUSSE.

Enfin, tu la retrouves, mon cher Hoffmann !… ce n’est pas sans peine. Peut-être eût-il été plus sage après tes aventures avec les autres ?…

HOFFMANN, s’éloignant de Nicklausse.

Ah !… tu doutes de tout !…

NICKLAUSSE.

Oui, je te vois venir ; prends à témoin ce chant délicieux où se mêlaient vos voix et vos cœurs !

HOFFMANN, s’asseyant devant, le clavecin et s’accompagnant.
C’est une chanson d’amour,
Qui s’envole,
Triste ou folle
Tour à tour !
ANTONIA, entrant précipitamment en scène.

Hoffmann !…

HOFFMANN, se relevant et recevant Antonia dans ses bras.

Antonia !…

NICKLAUSSE, à part.

Je suis de trop… bonsoir !…

Il s’esquive.

Scène VIII

HOFFMANN, ANTONIA.
ANTONIA.
Ah ! je le savais bien que tu m’aimais encore !
HOFFMANN.
Mon cœur m’avait bien dit que j’étais regretté !…
Mais pourquoi nous a-t-on séparés ?
ANTONIA.
Mais pourquoi nous a-t-on séparés ? Je l’ignore !
HOFFMANN.
Antonia, dis-moi la vérité !
Pourquoi ce long silence,
Cette cruelle absence,
Et ce départ précipité ?
ANTONIA.
J’ai vainement interrogé mon père !
HOFFMANN.
C’est lui qui t’éloigne de moi !
D’où viennent ses craintes ?… Pourquoi ?…
Il est temps d’éclaircir cet étrange mystère.
ANTONIA.
Que dis-tu là, cher bien-aimé ?
N’est-ce pas lui qui mit cette main dans la tiennes
N’est-ce pas lui ?… Qu’il t’en souvienne !
HOFFMANN.
Je veux te croire !… En vain mon cœur s’est alarmé !
Loin de moi cette crainte folle !
Un seul de tes regards m’enivre et me console !
Antonia !
ANTONIA.
Antonia ! Cher bien-aimé !
ENSEMBLE.
HOFFMANN.
Ah ! j’ai le bonheur dans l’âme !
Demain tu seras ma femme !
Heureux époux,
L’avenir est à nous !
A l’amour soyons fidèles !
Que ses chaînes éternelles
Gardent nos cœurs
Du temps même vainqueurs !
ANTONIA.
Ah ! j’ai le bonheur dans l’âme !
Demain je serai ta femme !
Heureux époux,
L’avenir est à nous !
Chaque jour chansons nouvelles !
Ton génie ouvre ses ailes !
Mon chant vainqueur
Est l’écho de ton cœur !
HOFFMANN, souriant.
Pourtant, ô ma fiancée,
Te dirai-je une pensée
Qui me trouble le malgré moi ?…
La musique m’inspire un peu de jalousie ;
Tu l’aimes trop !
ANTONIA, souriant.
Tu l’aimes trop ! Voyez l’étrange fantaisie !
T’aimé-je donc pour elle, ou l’aimé-je pour toi ?
Car toi tu ne vas pas sans doute me défendre
De chanter, comme a fait mon père ?
HOFFMANN.
De chanter, comme a fait mon père ? Que dis-tu ?
ANTONIA.
Oui, mon père, à présent, m’impose la vertu
Du silence !…

Vivement.

Du silence !… Veux-tu m’entendre ?
HOFFMANN, à part.
C’est étrange !… Est-ce donc !…
ANTONIA, l’entraînant vers le clavecin.
C’est étrange !… Est-ce donc !… Viens là, comme autrefois !
Écoute, et tu verras si j’ai perdu ma voix !
HOFFMANN.
Comme ton œil s’anime et comme ta main tremble !
ANTONIA, le faisant asseoir devant le clavecin et se penchant sur son épaule.
Tiens, ce doux chant d’amour que nous chantions ensemble !

Elle chante accompagnée par Hoffmann.

C’est une chanson d’amour
Qui s’envole
Triste ou folle
Tour à tour !
C’est une chanson d’amour !
La rose nouvelle
Sourit au printemps
Las !… Combien de temps
Vivra-t-elle ?…
ENSEMBLE.
C’est une chanson d’amour !
Qui s’envole
Triste ou folle
Tour à tour !
C’est une chanson d’amour
HOFFMANN.
Un rayon de flamme
Pare ta beauté !
Verras-tu l’été,
Fleur de l’âme ?
ENSEMBLE.
C’est une chanson d’amour
Qui s’envole
Triste ou folle
Tour à tour !
C’est une chanson d’amour !

Antonia porte la main à son cœur et semble prête à défaillir.

HOFFMANN.

Qu’as-tu donc ?… tu souffres ?

ANTONIA.

Non ! ce n’est rien ! encore !

HOFFMANN, écoutant

Chut !

ANTONIA.

On monte l’escalier !… C’est mon père !… viens !

Elle s’élance vers sa chambre et disparaît ; Hoffmann se dispose à la suivre, puis s’arrête.

HOFFMANN.

Comment savoir ?… (Avisant la fenêtre) Ah ! là !

Il se cache dans l’enfoncement de la fenêtre. Crespel paraît.

Scène IX

CRESPEL, HOFFMANN, caché, puis FRANTZ.
CRESPEL, regardant autour de lui.

Personne !… C’est étrange !… Il m’avait semblé entendre un bruit de voix et de clavecin, et j’ai cru un moment, Dieu me pardonne !… que ce maudit Hoffmann était ici !… J’ai toujours peur qu’il ne vienne à retrouver Antonia !

HOFFMANN, à part.

Que dit-il ?…

CRESPEL.

Si encore il n’était pas musicien ! S’il était seulement avocat ou médecin !… C’est cette damnée musique dont je ne veux plus entendre parler !

HOFFMANN, épart.

Est-il fou ?

CRESPEL.

Allons ! allons ! il faudra me réfugier dans quelque coin si caché qu’il ne puisse jamais nous y découvrir.

Il s’assied près de la table ; Frantz entre en scène.

FRANTZ.

Monsieur !… (Crespel, absorbé dans ses réflexions, ne répond pas.) Il est sourd !… Monsieur !

CRESPEL.
Qu’y a-t-il ?…
FRANTZ.

C’est un homme tout noir qui demande à vous parler.

CRESPEL.

Son nom ?…

FRANTZ.

Cela suffit, Monsieur.

Fausse sortie.

CRESPEL, le retenant et haussant la voix

Son nom, te dis-je ?…

FRANTZ.

Ah ! très bien !… Le docteur Miracle !…

CRESPEL.

Le docteur Miracle !… Morbleu !… Es tu de ses amis, coquin ?

FRANTZ.

Oui, Monsieur, médecin.

CRESPEL.
Médecin ?… Non !… Ton docteur Miracle n’est qu’un assassin, un fossoyeur, un vieux croquemort ! Il était venu chez ma femme le jour même qu’elle mourut, et il m’offrit en ricanant d’affreux flacons dont il remplit ses poches !… Je sentis sur mes mains le toucher glacial de ses mains osseuses qui craquaient comme celles d’un squelette, et une sueur froide m’envahit tout le corps, tandis qu’il ricanait toujours en jouant avec ses flacons comme avec des castagnettes !… À la porte ! à la porte, le docteur Miracle !…
FRANTZ, ouvrant ta porte du fond

Entrez, Monsieur !…

CRESPEL, s’élançant sur Frantz

Ah ! coquin !…

FRANTZ.

Holà !…

Il se sauve.


Scène X

CRESPEL, MIRACLE, HOFFMANN, caché.
MIRACLE, arpentant le théâtre.

Eh bien ! Eh ! bien ! où est-il, ce bon M. Crespel, que je l’embrasse ? Et sa chère fille Antonia que j’aime de tout mon cœur ?… Comment ne sont-ils pas encore dans mes bras ? – Ah ! cette porte !…

Il se dirige vers la chambre d’Antonia.

CRESPEL, l’arrêtant.

Eh ! Monsieur !…

MIRACLE.

Ah ! ah ! vous voilà donc, Monsieur Crespel ?… Enchanté !… Eh ! bien ! notre Antonia ?… La pauvre enfant est donc malade ?

CRESPEL.
Qui vous a dit cela ?… Ce n’est pas vrai !
MIRACLE.

Ta ta ta ta !… Ce n’est pas à moi qu’on en fait accroire ! – et votre fuite soudaine ?… Et la rupture du mariage avec Hoffmann ?… et ces taches roses de fâcheux augure qui montaient aux joues d’Antonia toutes les fois que le démon de la musique s’emparait d’elle ?… ha ! ha !

HOFFMANN, à part.

Qu’entends-je ?…

CRESPEL.

Il voit tout !… Il voit tout !

MIRACLE.

Chère belle !… Nous la guérirons. Menez-moi près d’elle, je vous prie.

CRESPEL.

Pour l’assassiner ?… Si tu fais un pas de plus, je te jette par la fenêtre !

MIRACLE.

Eh ! là ! doucement ! Je ne veux pas vous déplaire, et je traiterai votre fille à distance.

Il avance deux fauteuils.

CRESPEL.

Que veux-tu faire ?

MIRACLE.
Pour conjurer le danger
Il faut le connaître.
Laissez-moi l’interroger.
CRESPEL et HOFFMANN, à part.
L’effroi me pénètre !
ENSEMBLE.
MIRACLE, la main étendue vers la chambre d’Antonia
A mon pouvoir vainqueur.
Cède de bonne grâce !…
Près de moi, sans terreur.
Viens ici prendre place.
Viens !…
CRESPEL et HOFFMANN.
D’épouvante et d’horreur
Tout mon être se glace !
Une étrange terreur
M’enchaîne à cette place.
J’ai peur.
CRESPEL, s’asseyant sur le tabouret du Clavecin
Allons parle, et sois bref !

Miracle continue ses passes magnétiques, la porte de la chambre d’Antonia s’ouvre lentement. Miracle indique par ses gestes qu’il prend la main d’Antonia, qu’il la mène près de l’un des fauteuils et la fait s’asseoir.

MIRACLE, indiquant l’un des fauteuils et s’assoyant sur l’autre.
Allons parle, et sois bref ! Veuillez vous asseoir là !
CRESPEL.
Je suis assis !
MIRACLE, sans répondre à Crespel.
Je suis assis ! Quel âge avez-vous, je vous prie ?
CRESPEL.
Qui ? moi ?…
MIRACLE.
Qui ? moi ?… Je parle à votre enfant.
HOFFMANN, à part.
Qui ? moi ?… Je parle à votre enfant. Antonia ?…
MIRACLE.
Quel âge ?…

Il écoute.

Quel âge ?… Vingt ans ?
CRESPEL.
Quel âge ?… Vingt ans ? Hein ?
MIRACLE.
Quel âge ?… Vingt ans ? Hein ? Le printemps de la vie !…

Il fait le geste d’un homme qui tâte le pouls.

Voyons la main !
CRESPEL.
Voyons la main ! La main ?…
MIRACLE, tirant sa montre.
Voyons la main ! La main ?… Chut ! Laissez-moi compter !
HOFFMANN, à part.
Dieu !… suis-je le jouet d’un rêve ?… Est-ce un fantôme ?…
MIRACLE.
Le pouls est inégal et vif ; mauvais symptôme !…
Chantez ?…
CRESPEL, se levant.
Chantez ?… Non, non, tais-toi !… ne la fais pas chanter !…

La voix d’Antonia se fait entendre dans l’air.

MIRACLE.
Voyez, son front s’anime, et son regard flamboie !…
Elle porte la main à son cœur agité !…
Il semble suivre Antonia du geste, la porte de le chambre se referme brusquement
GRESPEL.
Que dit-il ?
MIRACLE, se levant et remettant l’un des fauteuils en place.
Que dit-il ? Il serait dommage en vérité
De laisser à la mort une si belle proie !…
CRESPEL.
Tais-toi !…

Il repousse violemment l’autre fauteuil.

MIRACLE.
Tais-toi !… Si vous voulez accepter mon secours.
Si vous voulez sauver ses jours,
J’ai là certains flacons que je tiens en réserve…

Il tire plusieurs flacons de sa poche et les fait sonner comme des castagnettes

CRESPEL.
Tais-toi !…
MIRACLE.
Tais-toi !… Dont il faudrait…
CRESPEL.
Tais-toi !… Dont il faudrait… Tais-toi ! Dieu me préserve
D’écouter tes conseils, misérable assassin !…
MIRACLE.
Dont il faudrait chaque matin…
ENSEMBLE.
MIRACLE.
Eh oui, je vous entend !
Tout à l’heure ! un instant !
Des flacons ! pauvre père.
Vous en serez, j’espère,
Content.
CRESPEL.
Va-t-en ! va-t-en ! va-t-en !
Hors de chez moi, Satan !
Redoute la colère
Et la douleur d’un père !
Va-t-en !
HOFFMANN, à part.
A la mort qui t’attend
Je saurai, pauvre enfant,
T’arracher, je l’espère !
Tu ris en vain d’un père,
Satan !
MIRACLE, continuant toujours avec le même flegme.
Dont il faudrait…
CRESPEL.
Dont il faudrait… Va-t-en.
MIRACLE.
Dont il faudrait… Va-t-en. Chaque matin…
CRESPEL.
Dont il faudrait… Va-t-en. Chaque matin… Va-t-en !…

Il pousse Miracle dehors par la porte du fond et la referme sur lui.

Ah ! le voilà dehors et ma porte est fermée !…
Nous sommes seuls enfin,
Ma fille bien-aimée !
MIRACLE, rentrant par la muraille.
Dont il faudrait chaque matin…
CRESPEL.
Ah ! misérable !
Viens ! viens !… Les flots puissent-ils l’engloutir !…
Nous verrons si le diable
T’en fera sortir !…
ENSEMBLE.
CRESPEL.
Va-t-en ! va-t-en ! va-t-en !
Hors de chez moi. Satan !
Redoute la colère
Et la douleur d’un père !
Va-t-en !
HOFFMANN, à part
A la mort qui t’attend
Je saurai, pauvre enfant,
T’arracher, je l’espère !
Tu ris en vain d’un père.
Satan !
MIRACLE.
Dont il faudrait…
CRESPEL.
Dont il faudrait… Va-t-en !
MIRACLE.
Dont il faudrait… Va-t-en ! Chaque matin…
CRESPEL.
Dont il faudrait… Va-t-en ! Chaque matin… Va-t-en !…

Il suit Miracle qui sort à reculons en faisant toujours sonner ses flacons. Ils disparaissent ensemble.


Scène XI

HOFFMANN, seul, puis ANTONIA.

Hoffmann redescend en scène.

HOFFMANN.

Ne plus chanter !… voilà son arrêt !… Que lui dire ? que faire ?… – Je ne veux pas l’épouvanter !… L’amour seul peut obtenir d’elle un pareil sacrifice.

ANTONIA, paraissant à la porte de sa chambre..
Eh bien ?… Tu as vu mon père ?… Que t’a-t-il dit ?…
HOFFMANN, lui prenant les mains.

Ne me demande rien !… Plus tard tu sauras tout !… Ce que je peux te dire, Antonia, c’est que, pour m’appartenir, il faut que tu renonces à tes rêves d’artiste !… Plus de théâtre ! plus de chant ! plus de gloire !… Auras-tu ce courage ?…

ANTONIA.

Mon Dieu !

HOFFMANN.

Tu hésites ?…

ANTONIA.

Mais… toi-même ?…

HOFFMANN.

C’est Antonia que j’aime, et non sa voix !

ANTONIA.

C’est bien ! dispose de moi !

HOFFMANN.

Tu me jures ?…

ANTONIA.

Oui !

HOFFMANN.

Chère Antonia !… Ce sera trop peu de toute ma vie pour m’acquitter envers toi !… – Ton père peut revenir d’un moment à l’autre ; je ne veux pas qu’il me retrouve ici. – A demain !

ANTONIA.

À demain…

Hoffmann sort.

Scène XII

ANTONIA, puis MIRACLE
ANTONIA, allant ouvrir une des portes latérales.

Voilà donc où devaient aboutir mes espérances !… Quel est ce secret qu’on ne veut pas me dire ?… Est-ce qu’on défend aux oiseaux de chanter ?…

De mon père aisément il s’est fait le complice !…
Allons ! Les pleurs sont superflus !
Je l’ai promis ; je ne chanterai plus !

Elle se laisse tomber sur le fauteuil

MIRACLE, surgissant tout à coup derrière elle et se penchant à son oreille.
Tu ne chanteras plus ? Sais-tu quel sacrifice
S’impose ta jeunesse, et l’as-tu mesuré ?
La grâce, la beauté, le talent, don sacré !
Tous ces biens que le ciel t’a livrés en partage
Faut-il les enfouir dans l’ombre d’un ménage ?
N’as-tu pas entendu dans un rêve orgueilleux,
Ainsi qu’une forêt par le vent balancée,
Ce doux frémissement de la foule pressée
Qui murmure ton nom et qui te suit des yeux ?…
Voilà l’ardente joie et la fête éternelle
Que tes vingt ans en fleur sont près d’abandonner
Pour les plaisirs bourgeois où l’on veut t’enchaîner
Et des marmots d’enfants qui te rendront moins belle !
ANTONIA, sans se retourner.
Ah ! quelle est cette voix qui me trouble l’esprit ?…
Est-ce l’enfer qui parle ou Dieu qui m’avertit ?…
Non, non, ce n’est pas là le bonheur, voix maudite !
Et contre mon orgueil, mon amour s’est armé !
La gloire ne vaut pas l’ombre heureuse où m’invite
La maison de mon bien-aimé !
MIRACLE.
Quelles amours sont donc les vôtres ?
Hoffmann te sacrifie à sa brutalité ;
Il n’aime en toi que ta beauté
Et pour lui, comme pour les autres.
Viendra bientôt le temps de l’infidélité !
Alors quelque femme nouvelle
Dans son cœur te remplacera ;
L’art seul alors te restera ;
Seul il console, et seul il est fidèle !

Il disparaît.

ANTONIA, se levant.
Non, ne me tente plus !… Va-t-en,
Démon !… Je ne veux plus t’entendre !
J’ai juré d’être à lui, mon bien-aimé m’attend !
Je ne m’appartiens plus et ne puis me reprendre !
Et tout à l’heure encor, sur son cœur adoré,
Quel éternel amour ne m’a-t-il pas juré !…
Ah ! qui me sauvera du démon, de moi-même ?…
Ma mère ! ô ma mère ! je l’aime !…

Elle va tomber en pleurant près du clavecin.

MIRACLE, reparaissant derrière Antonia.
Ta mère ?… Oses-tu l’invoquer ?
Ta mère ?… Mais n’est-ce pas elle
Qui parle et par ma voix, ingrate, te rappelle
La splendeur de son nom que tu veux abdiquer ?
C’est d’elle que tu tiens la vie,
D’elle ta voix et ton génie,
Et c’est sa gloire, enfin, à qui tu vas manquer !…

Le portrait s’éclaire et semble s’animer. C’est le fantôme de la mère qui apparaît à la place de la peinture.

Écoute !…
ANTONIA.
Écoute !… Ciel !…
MIRACLE.
Écoute !… Ciel !… Écoute !…
ANTONIA.
Écoute !… Ciel !… Écoute !… Dieu !… ma mère !…
ENSEMBLE.
LE FANTÔME.
Chère enfant que j’appelle
Comme autrefois,
C’est ta mère, c’est elle !
Entends sa voix !
Au Dieu qui t’inspire et t’enflamme,
Ton cœur en vain a résisté :
A lui ta vie, à lui ton âme,
Et ta jeunesse et ta beauté !
ANTONIA.
Ma mère !
MIRACLE.
C’est sa voix, l’entends-tu ?
Sa voix, meilleure conseillère,
Qui te lègue un talent que le monde a perdu
Écoute !… Elle semble revivre.
Et le public lointain de ses bravos l’enivre !…
ANTONIA, se levant.
Ma mère !
MIRACLE.
Ma mère ! Mais reprends donc avec elle !…
Il saisit un violon et accompagne avec une sorte de fureur.
ENSEMBLE.
ANTONIA.
Oui, son âme m’appelle
Comme autrefois !
C’est ma mère, c’est elle !
J’entends sa voix.
LE FANTOME.
Chère enfant que j’appelle
Comme autrefois !
C’est ta mère, c’est elle !
Entends sa voix.
ANTONIA.
Non !… assez !… je succombe !
MIRACLE.
Non !… assez !… je succombe ! Encore !
ANTONIA.
Je ne veux plus chanter !
MIRACLE.
Encore !
ANTONIA.
Encore ! Quelle ardeur m’entraîne et me dévore ?
MIRACLE.
Encore ! pourquoi t’arrêter ?
ANTONIA, haletante.
Je cède au transport qui m’enivre
Quelle flamme éblouit mes jeux !…
Un seul moment encore à vivre,
Et que mon âme vole aux cieux !…
ENSEMBLE.
LE FANTOME.
Chère enfant que j’appelle,
Etc.
ANTONIA.
C’est ma mère, c’est elle !
Etc.
ANTONIA.
Ah !

Elle vient tomber mourante sur le canapé. Miracle s’engloutit dans la terre en poussant un éclat de rire. Le fantôme disparaît et le portrait reprend son premier aspect.


Scène XIII

ANTONIA, CRESPEL, plus HOFFMANN, NICKLAUSSE, MIRACLE et FRANTZ.
CRESPEL, accourant.
Ah ! Mon enfant ! ma fille !… Antonia !…
ANTONIA, expirante.
Ah ! Mon enfant ! ma fille !… Antonia !… Mon père !…
Écoutez ! c’est ma mère
Qui m’appelle !… Et lui… de retour…
C’est une chanson d’amour…
Qui s’envole…
Triste ou folle…

Elle meurt.

CRESPEL.
Non !… un seul mot !… un seul !… ma fille… parle-moi !…
Mais parle donc !… mort exécrable !…
Non !… pitié !… grâce !… éloigne-toi !…
HOFFMANN, entrant précipitamment.
Pourquoi ces cris ?…
CRESPEL.
Pourquoi ces cris ?… Hoffmann !… Ah ! misérable !

!…

C’est toi qui l’as tuée !…
HOFFMANN, courant à Antonia.
C’est toi qui l’as tuée !… Antonia !…
CRESPEL, courant avec égarement.
C’est toi qui l’as tuée !… Antonia !… Du sang,
Pour colorer sa joue !… une arme,
Un couteau !

Il saisit un couteau sur une table et va pour s’élancer sur Hoffmann.

NICKLAUSSE, entrant en scène et arrêtant Crespel.
Un couteau ! Malheureux !…
HOFFMANN, à Nicklauss,
Un couteau ! Malheureux !… Vite !… donne l’alarme !…
Un médecin !… un médecin !…
MIRACLE, paraissant.
Un médecin !… un médecin !… Présent !

Il s’approche d’Antonia et lui tâte le pouls.

Morte !…

CRESPEL, éperdu.

Morte !… Ah ! Dieu ! mon enfant ! ma fille !…

HOFFMANN, avec désespoir.

Morte !… Ah ! Dieu ! mon enfant ! ma fille !… Antonia !

Frantz est entré le dernier et s’est agenouillé près d’Antonia.

Un nuage passe sur le devant du théâtre : on entend à l’orchestre une symphonie qui rappelle les principales scènes des actes précédents et laisse voir en se relevant la même décoration qu’au prologue.



ÉPILOGUE
HOFFMANN, NICKLAUSSE, NATHANAEL, HERMANN, LUTHER, Les Étudiants.

On retrouve tous les personnages dans la situation où on les a laissés à la fin du prologue.

HOFFMANN.

Voilà quelle fut l’histoire de mes amours. Et dans ma mémoire l’image en vivra toujours.

LES ÉTUDIANTS.

Bravo, Hoffmann ! bravo, Hoffmann ! bravo, Hoffmann !

HOFFMANN.
Rêve et démence, à nous le vertige du vin,
Des esprits, de l’alcool, de la bière et du vin !
A nous l’ivresse et la folie,
Le néant par qui l’on oublie !
Olympia ! brisée !… Antonia ! morte !…
Giulietta ah ! pour elle le dernier couplet de la chanson de Klein-Zach.
Pour le cœur de Phryné que doublait un bissac,
D’amour et de ducats il faisait un mic-mac,
Et pour en être le cornac
De sa bourse il faisait fric-frac.
Fric-frac,
Voilà Klein Zach !
LE CHŒUR.
Luther ! Luther !
Tison d’enfer !
A nous ton vin
Jusqu’au matin,
Remplis mon verre
Jusqu’au matin,
Remplis les pots d’étain !



FIN