Les Contemporains/Troisième série/Octave Feuillet

Société française d’imprimerie et de librairie (Troixième sériep. 5-35).

LES CONTEMPORAINS

OCTAVE FEUILLET[1]

Je ne pourrai jamais dire beaucoup de mal des romans de M. Octave Feuillet. Ils m’ont fait tant de plaisir entre quinze et dix-huit ans que je leur en garde une reconnaissance éternelle et qu’il m’est encore difficile de les juger aujourd’hui en toute liberté. Il fallait bien que Sibylle fût charmante puisqu’elle me charmait si fort, et que Marguerite Larroque fût adorable puisque je l’adorais. Et quant à Bathilde de Palme, elle me troublait jusqu’aux moelles. Rien ne me semblait plus beau, plus noble, plus passionné et plus élégant que ces histoires d’amour. Ces sveltes amazones rencontrées dans les bois, si capricieuses et si énigmatiques ; ces jeunes hommes si beaux, si tristes et si prompts aux actes héroïques ; ces vieilles châtelaines et ces vieux gentilshommes si dignes, si polis et si fiers ; tout ce monde supérieurement distingué de ducs, de comtes et de marquis, cette vie de château et cette haute vie parisienne, ces conversations soignées où tout le monde a de l’esprit ; et, sous la politesse raffinée des manières, sous l’appareil convenu des habitudes mondaines, ces drames de passion folle, ces amours qui brûlent et qui tuent, ces morts romantiques de jeunes femmes inconsolées…, amour, héroïsme, aristocratie, Amadis, Corysandre et quelquefois Didon en plein faubourg Saint-Germain, tout cela me remplissait de l’admiration la plus naïve et la plus fervente, et m’induisait en vagues rêveries, et me donnait un grand désir de pleurer.

Définir ce charme des premiers romans de M. Octave Feuillet, chercher ce qui s’y est ajouté dans ses œuvres plus récentes et pourquoi je préfère quand même les plus anciennes, tel est le dessein qui m’est venu en lisant la Morte.


I

La plupart des romans de M. Octave Feuillet ont ceci de remarquable que ce sont des romans éminemment romanesques.

On sait que le roman, œuvre d’amusement et de pure imagination à l’origine, s’est transformé peu à peu, qu’il a serré de plus en plus la réalité, qu’il tend à devenir une peinture véridique et minutieuse de toute la vie contemporaine. Or, on pourrait presque dire que cette évolution du roman a été non avenue pour M. Feuillet. Il est trop évident que, venu après Balzac, il ne se doute même pas que Balzac ait écrit. Mais il y a plus, et, s’il est vrai qu’il procède quelque peu de George Sand et d’Alfred de Musset, on soutiendrait tout aussi justement que, sauf les modifications inévitables imposées par la différence des temps, une partie de son œuvre continue les romans d’amour et d’aventures du XVIIe siècle et, par delà, les anciens romans grecs, et que M. Octave Feuillet est en quelque façon le descendant d’Héliodore et de Mlle de Scudéry. Sans doute les marquis et les comtesses ont remplacé les princes d’Arménie et les reines de Trébizonde ; sans doute l’amour parle chez lui une langue moins diffuse, et les aventures qu’il imagine sont moins invraisemblables et plus intéressantes ; sans doute aussi ses amoureux et ses amoureuses ont plus de chair, plus de sang et surtout beaucoup plus de nerfs, que ceux des romans d’autrefois. Mais enfin l’amour fait le principal intérêt des histoires qu’il écrit ; l’amour y inspire des actions extraordinaires, et ses héros et ses héroïnes sont les plus distingués que puisse concevoir l’imagination des femmes et des adolescents. Ses romans sont, par excellence, des romans ; ils répondent pleinement à l’idée que ce mot éveillait jadis dans les esprits, et c’est peut-être là leur meilleure originalité.

M. Octave Feuillet a gardé le don, le précieux don du romanesque. On entend assez ce que je veux dire, et c’est fort heureux qu’on l’entende sans autre explication, car le romanesque n’est pas chose commode à définir. Si je dis qu’il consiste, chez l’écrivain, dans l’invention et dans la peinture habituelles de personnages si beaux et si accomplis, de passions si fortes, de sentiments si nobles et si héroïques qu’on n’en trouve presque point de semblables dans la réalité, on me fera remarquer que le romanesque se confond avec la poésie et que, par exemple, tout le théâtre de Corneille est donc un théâtre romanesque. Et cela est vrai peut-être ; mais il faut faire tout de suite une distinction : c’est que le romanesque n’est pourtant pas toute la poésie.

Car la poésie est évidemment beaucoup plus large ; elle a pour matière tout le monde réel, y compris ses laideurs et ses discordances ; elle fait résider la beauté moins dans les objets (spectacles de l’univers physique, êtres vivants, sentiments et passions) que dans une vision particulière de ces objets et dans leur expression. Le romanesque, beaucoup plus restreint, est presque tout entier dans l’invention d’une humanité meilleure, et il peut se passer de l’expression plastique. Homère ni Racine ne sont romanesques. La poésie proprement romanesque est de sa nature un peu vague, fuyante, inconsistante. Les personnages qu’elle construit se ressemblent presque tous, n’ont point cette variété et cette abondance de traits individuels et précis que recherche une autre poésie et que fournit seule l’observation de la réalité. Bref, le romanesque est surtout un rêve moral.

Par suite, l’esprit romanesque, considéré non plus chez l’écrivain, mais chez les lecteurs et chez le commun des hommes, est une tendance à accepter comme vraies ces imaginations d’un monde meilleur et plus beau. C’est alors le don de ne point voir les choses comme elles sont, tristes, décevantes, brutales et immorales, et d’attendre toujours de la vie plus qu’elle ne peut apporter. Faculté bienfaisante ou funeste, selon les cas, mais plutôt bienfaisante si elle est portée à un tel degré que nulle expérience ne la décourage — ou si elle est tempérée par assez de bon sens et par assez de nécessités matérielles pour qu’on ne lui lâche la bride qu’à bon escient et en manière de divertissement passager.

Si mal que j’aie su distinguer la poésie et le romanesque, on a pu voir que le romanesque doit être principalement la poésie des créatures sentimentales, de celles qui connaissent peu la vie, qui n’éprouvent pas un grand besoin de vérité et pour qui l’art ne consiste pas avant tout dans l’expression : c’est-à-dire la poésie des enfants, des vierges et des jeunes femmes. Et c’est pourquoi le romanesque ne repoussera point, dans sa forme, un idéal de beauté un peu fade et d’élégance un peu convenue ; il aimera les cavaliers bruns, les amazones blondes, les ruines, les clairs de lune. — Pour la même raison l’amour lui paraîtra le plus intéressant des sentiments, et de beaucoup, et même le seul digne d’intérêt. Et la vertu ne lui plaira qu’à la condition d’être excessive et héroïque. Amours passionnées, sacrifices sublimes, mœurs et décors aristocratiques, voilà les éléments essentiels du roman romanesque, et vous les retrouverez dans les délicieuses histoires de M. Octave Feuillet. Ce sont rêves de jeune fille très pure : je suis heureux et un peu fier de m’y être plu. Et je souscris pleinement à ce petit discours de la grand’mère de Charlotte d’Erra :

Ah ! mon Dieu ! ce n’est pas contre les idées romanesques qu’il faut mettre en garde la génération présente, mon bon monsieur, je vous assure… Le danger n’est pas là pour le moment… Nous ne périssons pas par l’enthousiasme, nous périssons par la platitude… Mais, pour en revenir à notre humble sexe, qui est seul en question, voyez donc les femmes dont on parle à Paris — je dis celles dont on parle trop ; — est-ce leur imagination poétique qui les perd ? est-ce la recherche de l’idéal qui les égare ? Eh ! Seigneur ! ce sont, pour les trois quarts, les cervelles les plus vides et les imaginations les plus stériles de la création !… Mesdames et mesdemoiselles, croyez-moi, ne vous gênez pas !… soyez enthousiastes, soyez romanesques tout à votre aise…

Et, comme je serais flatté que les anges enviassent mes larmes, j’approuve tout à fait ces lignes du Journal d’une femme :

Mais tu me restes, ma fille… J’écris ces dernières lignes auprès de ton berceau… J’espère mettre un jour ces pages dans ta corbeille de jeune femme, mon enfant ; elles te feront peut-être aimer ta pauvre mère romanesque… Tu apprendras peut-être d’elle que la passion et le roman sont bons quelquefois avec l’aide de Dieu, qu’ils élèvent les cœurs, qu’ils leur enseignent les devoirs supérieurs, les grands sacrifices, les hautes joies de la vie… — Je pleure, c’est vrai, en te le disant ; mais il y a, crois-moi, des larmes qui font envie aux anges !


II

Vous vous les rappelez, ces premiers romans de M. Octave Feuillet : le Roman d’un jeune homme pauvre, l’Histoire de Sibylle et plus récemment, par un heureux retour à la manière de ses débuts, le Journal d’une femme ? Quelles amours ! quelles croyances ! quels enthousiasmes ! quelles aventures ! quelles élégances physiques et morales ! Et quels jolis voyages à travers le pays bleu !

Maxime est beau, spirituel, instruit, excellent cavalier, habile à tous les sports, noble, fier, héroïque ; et, s’il se fait appeler Maxime Odiot, il s’appelle aussi Maxime de Champcey d’Hauterive. Dans ces conditions-là ce n’est rien d’être pauvre. Il entre comme intendant chez les Larroque, et tout de suite il trouble profondément Mlle Marguerite. Mais cette jeune fille, horriblement malheureuse d’être riche et craignant toujours qu’on n’en veuille à sa dot, le traite avec la dernière impertinence. En vain il expose sa vie une première fois pour sauver le chien favori de l’orgueilleuse et amère enfant. Une autre fois il se trouve enfermé avec elle, par un accident imprévu, dans une vieille tour en ruines et manque de se casser le cou pour ne point la compromettre. Avant de se précipiter dans le vide, il a juré de ne l’épouser que lorsqu’elle serait aussi pauvre que lui, ou lui aussi riche qu’elle. Sur quoi Marguerite et sa mère sollicitent l’autorisation d’abandonner tous leurs biens à une congrégation religieuse ; mais heureusement une vieille demoiselle fort riche meurt en léguant sa fortune à son cousin Maxime. Et c’est exquis, car les princes Charmants ne sont-ils pas créés et mis au monde pour épouser les princesses des Hespérides ?

Mlle Sibylle de Férias, élevée au milieu des bruyères de Bretagne par un grand-père et une grand’mère qui ressemblent à deux pastels fanés et très anciens, veut, à cinq ans, chevaucher un cygne pour aller sur l’eau, apprivoise un fou, catéchise son vieux curé et l’amène à un sentiment plus élevé de sa profession, vient à Paris et, amoureuse d’un beau jeune homme qui s’appelle Raoul, tombe en syncope le jour où il déclare « qu’il a le malheur de ne pas croire ». Elle retourne désespérée dans ses landes. Il se déguise en peintre pour se rapprocher d’elle (mais beaucoup moins gaiement que dans le Sicilien de Molière) et vient barbouiller les murs de l’église dont elle est paroissienne. Rencontre, explication passionnée : elle ne comprend point le mariage sans la communauté absolue des croyances et des sentiments. Conclusion : ils ne s’épouseront pas, mais ils seront bons amis. Cependant elle a, sans le dire, offert sa vie à Dieu pour qu’il ramène Raoul au bercail. Tous deux font, à travers la lande, par le brouillard, une promenade sentimentale d’où elle rapporte une pleurésie, et Raoul, subitement touché de la grâce, met sur le front de la mourante le baiser des fiançailles. Et cela est doux comme un rêve blanc de première communiante ; et ce roman pieux est un roman troublant ; Sibylle est une folle adorable qu’on voudrait rencontrer sur son chemin ; et comme on mentirait pour lui prendre son cœur !

Charlotte d’Erra est venue passer un mois chez la grand’mère de son amie Cécile de Stèle. Il y a là deux jeunes hommes, le commandant d’Eblis — un soldat superbe et doux, — et son ancien compagnon d’armes, Roger de Louvercy, un pauvre infirme qui a le bras gauche mutilé et une jambe rétractée. Charlotte et d’Eblis ne tardent pas à s’aimer ; mais Roger étant devenu de son côté amoureux de Charlotte, le commandant se sacrifie en épousant Cécile, et Charlotte s’immole en offrant sa main à l’estropié. Hélas ! Cécile s’aperçoit bientôt que son mari ne l’aime pas et, dans une heure de folie, se livre au premier fat qui lui fait la cour. Puis, épouvantée de sa chute, elle s’en vient la raconter à Charlotte et va mourir la nuit dans la neige, en robe de bal. Charlotte, qui est devenue veuve, pourrait alors épouser d’Eblis, mais elle veut sauver au moins la mémoire de sa petite amie, et, bien que Cécile l’ait priée de remettre au commandant un billet où elle confesse sa faute, elle lui laisse croire que sa jeune femme est morte digne de lui, morte de n’être pas assez aimée. Si bien que d’Eblis se croit obligé d’expier et s’en va… Sacrifices sur sacrifices : en voilà quatre bien comptés, et qui tous supposent le courage le plus héroïque dans la plus haute délicatesse morale. On admire, on s’étonne, on est abasourdi par cette avalanche de générosités. Et l’on se sent si incapable d’une telle sublimité de conduite qu’on entre en confusion et qu’un peu d’irritation se mêle à notre émerveillement.

Et là-dessus des doutes vous viennent sur la justesse des propos de la vieille douairière prêchant le romanesque aux jeunes gens et aux jeunes filles. Dans la réalité, Maxime se casserait le cou la seconde fois s’il ne se noyait la première, et Mlle Marguerite serait bien avancée ! Si Mlle Sibylle n’était pas une jeune personne aussi romanesque, elle ne mourrait point et elle épouserait son Raoul, qui ferait un excellent mari et qui n’aurait d’ailleurs aucune répugnance à l’accompagner à la messe. Et voyez comme le romanesque réussit à Charlotte et au commandant d’Eblis : ce sont eux les vrais meurtriers de la pauvre Cécile. Ainsi grogne en nous Sancho Pança. Mais qu’importe que notre vertu nous soit peut-être une source aussi abondante de souffrances que nos instincts mauvais et nos passions intéressées ! La douleur qui nous vient du sacrifice accompli porte d’ailleurs avec soi sa consolation. Et, si ce sont là actions pures, au moins nous avons vécu pendant une heure au milieu d’une humanité plus belle et plus noble, ce qui est un grand plaisir pour ceux qui n’aiment pas la réalité ou qui ne savent pas la voir. Ce plaisir, on le trouve un peu puéril et on a quelque peine à le goûter tout d’abord quand on s’est laissé corrompre par d’autres livres où le besoin de la vérité, même triste, surtout triste, s’étale avec quelque chose de maladif et d’outré ; mais, avec un peu d’effort, on s’affranchit de cette impression première ; on sent se réveiller au fond de son âme, sous les tristesses d’une expérience morose, sous le positivisme et le pessimisme acquis, cet amour des fables et des fictions, ce goût de l’irréel qu’apporte tout homme venant en ce monde. Les romans de M. Octave Feuillet apparaissent alors comme de ravissants mensonges, et peut-être comme les plus gracieux qu’on ait imaginés en ce siècle pour bercer les âmes jeunes et enchanter les esprits innocents.


III

Heureusement, du reste, parmi ces histoires si souvent chimériques et surtout dans les livres dont je n’ai pas encore parlé, circulent, piaffent, caracolent, pleurent, souffrent et meurent des femmes bien vivantes, d’un charme singulier et dangereux. On les voit, on les aime, on voudrait les étreindre, et on éprouve, à les découvrir là, un peu du plaisir qu’on sentirait à rencontrer des créatures de chair, élastiques et désirables, dans les clairières bleues du pays des ombres.

Car les autres personnages, s’ils ont plus de consistance que les « mânes » fabuleux, n’ont pourtant pas un relief assez fort pour rester longtemps dans l’esprit ; et leurs physionomies sont si faiblement individuelles que la mémoire les confond les uns avec les autres et ne tarde pas à brouiller leurs noms. Il y a d’abord les beaux ténébreux tels que Maxime Odiot et le commandant d’Eblis ; puis M. de Camors et les sous-Camors tels que Philippe et M. de Vaudricourt ; les jeunes gens élégants et insignifiants comme M. de Bévallans et d’autres dont le nom m’échappe ; les vieux gentilshommes un peu maniaques comme M. des Rameures ou M. de Courteheuse ; les vieilles femmes aimables et charitables comme Mme de Férias ou Mme de Louvercy ; les vieilles femmes évaporées comme Mme de Combaleu ou venimeuses comme Mme de la Roche-Jugan.

M. de Camors mis à part, presque toutes ces figures s’effacent et se mêlent un peu après qu’on les a vues. Mais les yeux des amoureuses nous suivent longuement, nous tiennent, nous hantent ; et nous les revoyons toujours. C’est Mme de Palme, c’est Marguerite, c’est Sibylle, c’est la comtesse des Amours de Philippe, c’est Julia, c’est Sabine, c’est Mme de Campvallon. À vrai dire, elles aussi se ressemblent entre elles : ce sont variétés d’un même type. Mais ce type est saisissant, séduisant, vraiment féminin, et l’on peut dire qu’il appartient presque en propre à M. Octave Feuillet. Si l’on en voulait chercher les origines, je crois bien qu’il faudrait remonter aux femmes de Racine et, par delà, jusqu’à la Phèdre d’Euripide. Mais les femmes de M. Octave Feuillet sont plus singulières ; leur détraquement nous est moins expliqué. C’est peut-être avec la mystérieuse Amélie de René qu’on leur trouverait, à la rigueur, le plus de ressemblance.

Ces amoureuses ne ressemblent point à celles de George Sand, qui sont, en général, de tempérament sanguin, ni à celles de Balzac, qui sont plutôt des « cérébrales ». Les femmes de M. Octave Feuillet sont des nerveuses. Étranges, capricieuses, se connaissant mal elles-mêmes, elles vont, d’une marche inégale et folle, jusqu’au bout de leur passion. Elles effrayent et elles attirent, et, comme elles cachent une âme démente, mue par des forces aveugles et irrésistibles, dans des corps délicieux de patriciennes, elles sont à la fois redoutables et charmantes. Elles ont toutes ceci de commun, qu’elles procèdent par à-coups, sous l’impulsion subite d’un sentiment ou d’un désir plus fort qu’elles, si bien que leur conduite a presque toujours quelque chose de décousu et d’incohérent, et que souvent le lien échappe entre leurs démarches successives. Elles ont la parole brève, hardie, directe et comme involontaire. Elles ne sont ni tendres ni même sentimentales. Elles sont extrêmement sensuelles, quelquefois sans le savoir. Elles subissent profondément les influences de la température : elles s’abandonnent plus volontiers les jours d’orage. Quand elles ont rencontré l’homme qu’elles doivent aimer, elles passent généralement par trois phases principales. Elles éprouvent d’abord à son endroit une sorte d’antipathie et de peur physique, comme si elle pressentaient vaguement qu’elles lui appartiendront tout entières et qu’elles souffriront par lui dans leur chair et dans leur cœur. Puis le désir s’allume en elles, et elles dardent alors sur l’homme, comme une arme mortelle, une coquetterie agressive, insolente, haletante, diabolique. Vient enfin la période soit de l’abandon complet et furieux, soit du désespoir et du suicide. — Quoi ! ces jolis monstres dans le « Musset des familles » ? — Je vous assure qu’ils y sont. Je suis moi-même étonné que les traits communs à ces aimables créatures, ramassés avec scrupule, finissent par composer un petit animal aussi inquiétant. Mais est-ce ma faute si le plus aristocratique des romanciers est aussi un peintre de femmes des plus audacieux, je dirais presque des plus brutaux, en dépit de la parfaite politesse et des grâces de sa forme ?

Notez, du reste, qu’aucune de ces femmes ne pourrait guère être définie plus longuement que je n’ai fait ; qu’aucune, par exemple, ne fournirait matière à une analyse comme celle que peuvent supporter Mme Bovary ou Mme de Raynal. Le charme des amoureuses de M. Octave Feuillet est dans leur étrangeté, et leur étrangeté vient de ce qu’elles nous sont très peu expliquées. Et ce n’est point certes un reproche que je lui adresse. Il n’y a point de psychologie des névrosées, et ce sont bien des névrosées que nous présente M. Octave Feuillet — des hystériques, dirait quelque mal appris. Seulement il n’étale pas leur cas pathologique, comme l’ont fait des romanciers d’une autre école. Ce sont des névropathes décentes et d’une élégance irréprochable. Et c’est pourquoi elles se ressemblent si fort. Comme elles n’ont que des apparences d’âmes dans leurs corps de jeunes possédées, comme elles ne sont presque jamais poussées que par la détente de leurs nerfs, on ne saurait dire qu’elles soient bonnes ou mauvaises. Elles diffèrent d’âge, de situation et d’éducation ; il y en a qui meurent, il y en a qui se tuent et d’autres qui tuent ou qui tueraient ; mais, malgré la diversité des dénouements, on a cette impression que la petite comtesse qui meurt après la souillure est la même femme que Julia de Trécoeur qui se tue avant ; que Julia est à son tour la même femme que Mme de Campvallon, qui demeure triomphante dans son crime, et que Mme de Maurescamp ou Mme d’Hermany, c’est encore Mme de Campvallon. Ce sont des êtres mystérieux tout pleins d’inconnu, dont on peut tout attendre et dont on ne sait jamais au juste ce qui va sortir. Si bien que ce qui se dégage des histoires du plus spiritualiste et du mieux élevé de nos romanciers, et surtout de quelques-unes de ses figures de femmes, c’est, qu’il le veuille ou non, une conception purement déterministe de l’animal féminin.

La Petite Comtesse, Julia de Trécoeur, Monsieur de Camors sont, à mon avis, les trois romans de M. Feuillet où cet animal est le plus bizarre et le plus « alliciant », dirait M. Paul Bourget. — La petite comtesse de Palme s’éprend d’un jeune homme mélancolique et austère qui l’a brutalisée. Elle le provoque, le harcèle, le supplie enfin de la sauver en l’épousant. À peine a-t-il refusé qu’elle se donne désespérément à un autre (pourquoi ?) et s’en vient mourir chez celui qu’elle aime. — Julia de Trécoeur aime le second mari de sa mère. Après avoir traversé la période de la haine amoureuse et celle de la coquetterie incohérente (voir plus haut), elle s’offre à lui, hardiment, et, repoussée, se jette à cheval dans la mer du haut de la falaise. (La vision de ce suicide équestre est, soit dit en passant, une très belle chose.) — Mlle Charlotte de Luc d’Estrelles, orpheline pauvre, s’est offerte un jour sans succès à son cousin Louis de Camors ; peu après, elle épouse pour sa fortune le général de Campvallon, puis ressaisit son beau cousin, l’oblige à se marier pour détourner les soupçons de son vieux mari, continue d’être à lui, est surprise une nuit par le général qui tombe foudroyé du coup, reprend et garde son amant épouvanté et qui ne l’aime plus, et tout cela sans l’ombre d’un remords. — Certes ce sont là, Bathilde, Julia et Charlotte, trois grandes amoureuses : elles aiment absolument, elles aiment furieusement. Mais quand on a dit cela, on a tout dit. Il est remarquable que Julia qui a quinze ans, aime exactement de la même façon que Mme de Campvallon, qui en a trente. Qu’importe ? C’est bien l’amour, l’amour des sens, ne vous déplaise, la « Vénus à sa proie attachée ». Et, comme elles aiment, nous les aimons, même folles, même criminelles, et cela est terrible.


IV

Le contraste que forment ces amours fatales et effrénées avec des restes de romanesque innocent et avec un spiritualisme chrétien de plus en plus décidé, ou, si vous voulez, le contraste de certaines peintures de M. Octave Feuillet avec ses intentions, ou bien encore un mélange de réalité quelquefois brutale et de convention souvent insupportable : voilà ce qui rend, à partir de Monsieur de Camors, l’oeuvre de M. Octave Feuillet très curieuse et un peu déconcertante. Je persiste à préférer ses premiers romans, que je trouve plus harmonieux et plus parfaits dans leur genre ; mais quelles combinaisons surprenantes dans les derniers !

Les données de ses romans, réduites à leurs termes essentiels, continuent d’être à peu près les mêmes. Toujours l’histoire de la séduction de l’homme par la femme. Toujours une femme très nerveuse et très énigmatique, et très passionnée ou très perverse. Quelquefois, en face du démon, un ange. Ainsi dans Monsieur de Camors, dans les Amours de Philippe, dans la Morte. Mais, à mesure que M. Octave Feuillet avance dans son œuvre, on dirait que, subissant indirectement, malgré lui et comme par contre-coup, l’influence de l’école naturaliste, il a été pris d’un besoin croissant d’être vrai (ce qui est bien), de frapper fort (ce qui est moins heureux), et aussi, par un mouvement contraire et en manière de protestation, d’un besoin d’être moral (ce qui lui a moins réussi).

Le premier besoin nous a valu les meilleures, on pourrait presque dire les seules analyses de sentiments que M. Feuillet ait écrites : toute la première moitié d’un Mariage dans le monde, où sont démêlées très finement et avec un choix très sûr de détails les causes qui doivent finir par éloigner l’un de l’autre une jeune femme pour qui le mariage est un commencement et un homme fatigué pour qui le mariage est une fin ; la plus grande partie de la Veuve, où la série des sophismes et des séductions par où un homme d’honneur peut être amené à violer un serment, est très délicatement graduée ; et encore la seconde partie du roman de la Morte, qui nous fait assister aux lents progrès du malaise et de la désunion entre un mari incroyant et une femme très pieuse qui a entrepris de le ramener à Dieu.

L’envie d’être fort et hardi tout en restant le romancier mondain par excellence, le caprice de combiner le vitriol et l’opoponax éclate un peu partout et, s’il faut donner un exemple, dans l’Histoire d’une Parisienne. Je rappelle le drame en deux mots. Jeanne Bérengère (quel joli nom !) a été mariée étourdiment par sa mère à M. de Maurescamp, une nature grossière qui ne comprend point les délicatesses de sa jeune femme. Rebuté par cet ange, il finit par « se retirer sous sa tente ». Jeanne, esseulée, cherche des consolations dans l’amitié de Jacques de Lerne, un viveur mélancolique et séduisant dont on peut se demander s’il est converti à l’amour immatériel ou s’il en joue en attendant mieux ; mais, provisoirement, il n’est qu’un adorateur platonique, un frère. Le mari de Jeanne Bérengère n’en croit rien et le lui tue en duel. Alors, pour se venger, elle se compromet avec un officier de chasseurs très fort à l’épée, l’affole en lui tendant, un soir, après dîner, un cigare qu’elle a mouillé de ses lèvres, et fait embrocher son mari par le chasseur.

L’histoire a du montant. Certains épisodes ne manquent pas non plus de saveur. Il y a une Mme d’Hermany qui reçoit, la nuit, un bellâtre dans le salon d’un hôtel de bains, et qui, surprise par Jeanne Bérengère, lui fait la plus jolie profession de nihilisme moral. « Elle s’est résignée à déchoir, à accepter les seuls plaisirs réels dont ce monde dispose. » — Jacques de Lerne raconte à Jeanne son premier amour, si pur, si poétique ! Une nuit, il se trouvait dans la chambre de la bien aimée, moins résigné que de coutume aux scrupules qu’on lui opposait ; mais la pauvre femme se jette à ses genoux, le suppliant d’être honnête homme : il cède à ses pleurs et s’en va comme il était venu. « Adieu, imbécile ! » lui crie-t-elle par la fenêtre. — La vieille Mme de Lerne voudrait que son fils, pour se ranger, devînt l’amant de Mme de Maurescamp, et la bonne dame s’y emploie avec le plus grand zèle…

Je m’arrête : voilà qui est assez complet. Mais savez-vous ce qui arrive ? Pour peu qu’on soit de méchante humeur, quelques-unes des élégances artificielles qui recouvrent ce fond grossier étonnent comme un contresens, ou comme une naïveté, ou comme une hypocrisie. Ou plutôt non, ce n’est point la vraie raison de notre énervement, car j’admets très bien qu’il se joue entre des personnages excessivement select des drames d’une brutalité hardie. Mais c’est qu’on se lasse de tout, et qu’ils sont un peu trop « distingués » à la fin ! Jeanne, qui est « une belle fleur », avec des « yeux magnifiques », est « souverainement intelligente », encore qu’elle entende sans rire les tirades de Jacques de Lerne. Celui-ci, avec « son beau visage fatigué et hautain », a tous les talents et compose des valses et des symphonies « d’un mérite tout à fait supérieur ». M. de Maurescamp a tout au moins un torse remarquable. Le décor n’est pas moins « distingué » : bals, chasses à courre, plage aristocratique. Et l’on adore, dans ce monde-là, les « grandes scènes dramatiques de la nature ». De « magnifiques éclairs » et « les jeux de la foudre sur l’Océan » accompagnent les cascades de Mme d’Hermany. Et le style est « distingué » à l’égal des personnages et du décor. Jacques trouve que « le divorce, dont on parle beaucoup cette année, enlève au mariage le sentiment de l’infini ». Il enseigne à Jeanne, comme un simple Bellac, « le sens divin des choses ». Je lis ailleurs que « l’amour de M. de Maurescamp ne contenait aucun élément impérissable : c’était, pour employer une expression de ce temps, « un amour naturaliste ».

Voyez-vous le sourire dédaigneux et pincé ? Mais je voudrais bien savoir si les trois quarts des amours que nous conte M. Feuillet ne sont pas des amours « naturalistes » ! Le monde où ils sa déroulent, il est vrai, et le style qui les enveloppe sont essentiellement aristocratiques ; mais aussi ils s’en piquent trop ! et, affectation pour affectation, celle de M. Feuillet n’est guère moins irritante que celle de M. Zola. C’est étonnant comme certains salons me font aimer le coron de Germinal. Pour Dieu ! montrez-nous une héroïne qui ne soit pas splendidement belle et mirifiquement intelligente ! Montrez-nous un amoureux qui ne soit pas un homme supérieur ! Montrez-nous en un au moins qui ne sache pas monter à cheval ! Vraiment ? tous les hommes et toutes les femmes sont comme cela au faubourg Saint-Germain ? Nous sommes forcés de vous croire sur parole, ne pouvant y aller voir, et cela nous dépite. L’étalage continuel de ce monde inaccessible a quelque chose d’impertinent et de désobligeant : vous nous faites bien durement sentir que nous ne sommes pas « nés ». Notre revanche, c’est que vos personnages, ne frayant pas avec nous, nous passionnent parfois médiocrement. Ce sont des « hommes du monde » : nous voudrions des hommes dessous. L’étrange affectation de ne regarder comme intéressante que la classe sociale la plus restreinte, et celle justement où l’originalité des individus a le plus de chances de s’effacer ou de s’atténuer ! Ouvrez les yeux : le monde est vaste, l’humanité infiniment variée, et il y a sur terre des hommes et des femmes autrement vivants et dignes d’attention que ceux qui vont à cheval au bois le matin ou celles qui ont leur loge à l’Opéra.

En même temps que le besoin de nous étonner à la fois par ses hardiesses et par sa distinction, des préoccupations de moraliste chrétien se trahissent de plus en plus dans l’œuvre de M. Octave Feuillet. Son spiritualisme va s’affirmant et, si j’ose dire, s’aggravant. Or c’est fort bien d’être spiritualiste, et nous le sommes tous ; mais par malheur le spiritualisme de M. Feuillet n’est pas toujours d’une qualité très rare : il n’est ni d’un grand philosophe ni d’un grand poète. Il s’étale avec une sécurité un peu béate : c’est comme qui dirait un spiritualisme un peu gros. Il a quelque chose de superficiel, de convenable et de convenu. Il se présente à nous non comme une foi personnelle et profondément élaborée, mais plutôt comme la doctrine officielle de la caste sur laquelle et pour laquelle M. Feuillet a coutume d’écrire. Trois ou quatre fois l’auteur de l’Histoire de Sibylle a prétendu nous démontrer qu’il n’y a point, en dehors des croyances chrétiennes, ou tout au moins en dehors des croyances spiritualistes (et je ne sais si je ne lui prête pas cette concession), de règle de vie qui puisse résister à l’assaut des passions. Or cela est contestable, l’homme n’étant pas un animal très logique. Celui qui ne se croit pas obligé par un pouvoir extérieur et divin peut fort bien se sentir obligé par lui même, par une irréductible noblesse de nature, par une générosité instinctive. Et, d’un autre côté, il est très vrai que la foi religieuse peut être un frein, que plus d’une femme qui allait à confesse avant d’avoir un amant n’y va plus après ; mais quelques-unes aussi continuent d’y aller. En somme, on ne peut dire que ce soient les croyances chrétiennes ou spiritualistes qui créent et conservent seules la conscience morale : on dirait plus justement que c’est la conscience qui se crée ces appuis extérieurs. Et il ne m’est même pas prouvé que toutes les consciences aient besoin de ces appuis. Il y a des croyants qui agissent mal en dépit de leurs croyances, et des incroyants qui agissent bien malgré leur incrédulité ; et cette remarque assurément n’a rien de rare. Il est certain que la foi religieuse apporte à certaines âmes un surcroît de force et de sécurité ; mais à quelles âmes et dans quelle mesure ? Cela est variable et impossible à déterminer. La petite comtesse, Julia de Trécoeur, Cécile de Stèle sont de bonnes catholiques, et cela ne les empêche pas de se conduire comme on sait : M. Feuillet n’y a-t-il point songé ? Si Gandrax se tue, si M. de Camors manque à l’honneur, il nous dit que c’est qu’ils ne croient pas en Dieu : nous voyons clairement, d’après le récit même de M. Feuillet, que c’est encore pour bien d’autres raisons. Et c’est fort heureux pour lui qu’il ne prouve pas sa thèse : ses personnages ne la démentent, en effet, que parce qu’ils sont encore très suffisamment vrais et vivants. Mais ses illusions de moraliste candide ne m’en gâtent pas moins quelques-uns de ses plus beaux livres.

Je ne m’arrêterai guère sur l’histoire de Gandrax (Sibylle). L’invention en est un peu enfantine. Gandrax est un chimiste athée, d’ailleurs fort honnête homme ; sa religion, c’est l’amour de la science et de l’humanité. M. Octave Feuillet nous conte que, si ce chimiste devient l’amant de Mme de Val-Chesnay et si, congédié brusquement par cette coquette, il avale une fiole d’opium, c’est parce qu’il n’est pas chrétien. Mais je ne pense pas qu’il ait jamais été nécessaire de nier l’existence de Dieu pour pécher avec une femme du monde ; et, si Gandrax s’empoisonne pour une rupture, c’est apparemment qu’il a la tête un peu faible.

Le cas de M. de Camors est moins puéril. On connaît le fier début du livre : le suicide du père de Louis de Camors, son testament, le programme de vie qu’il trace à son fils et que M. Octave Feuillet résume comme il suit :

Développer à toute leur puissance les dons physiques et intellectuels qu’il tenait du hasard, faire de lui-même le type accompli d’un civilisé de son temps, charmer les femmes et dominer les hommes, se donner toutes les joies de l’esprit, des sens et du pouvoir, dompter tous les sentiments naturels comme des instincts de servage, dédaigner toutes les croyances vulgaires comme des chimères ou des hypocrisies, ne rien aimer, ne rien craindre et ne rien respecter que l’honneur : tels furent, en résumé, les devoirs qu’il se reconnut et les droits qu’il s’arrogea.

M. Feuillet affirme que, si Louis de Camors manque à l’honneur (c’est-à-dire au seul devoir qu’il reconnaisse), d’abord en trompant un homme qui doit lui être sacré, puis en épousant Mlle de Tècle sans quitter Mme de Campvallon, c’est que l’honneur n’est rien, est emporté par la passion comme une paille, quand il ne repose pas sur la morale, et sur la morale religieuse. Et cette affirmation implique que M. de Camors résisterait à la tentation s’il était bon catholique ou peut-être s’il croyait à la philosophie de M. Cousin. Or l’impression que laisse le livre est toute différente. M. Feuillet, par une singulière inconséquence, fait de M. de Camors la proie d’une de ces passions furieuses auxquelles un homme ne résiste guère, à moins d’une force morale que la foi ne donne pas, qu’elle peut seulement augmenter. Longtemps il lutte ; il ne cède qu’aux plus diaboliques ensorcellements de la plus savante des sirènes. Je jure que, quand il croirait à l’immortalité de l’âme et quand même il irait à la messe, il agirait exactement comme nous le voyons agir. Il est bien surprenant, cet homme si fort qui sans doute, dans la pensée de M. Feuillet, devait résumer en lui César, Alcibiade et le duc de Morny. Par deux fois il est amoureux, je dis follement amoureux, et ce n’est guère le fait d’un homme qui vit les yeux fixés sur le féroce testament de son père et que l’exercice de l’esprit critique, le détachement supérieur et le scepticisme transcendantal auraient dû empêcher d’aimer de cette façon et à ce degré. Avec toutes ses affectations d’immoralité, il est constamment bon, tendre, généreux.

Vous vous rappelez, après la chute de la petite Mme Lescande, son étrange discours, puis le baiser qu’il met au bas de la robe de la jeune femme, et ses remords, et la scène bizarre du chiffonnier. Il a laissé rouler un louis dans la boue. « Ah ! monsieur, dit le chiffonnier, ce qui tombe au fossé devrait être au soldat. — Ramasse-le avec tes dents, et je te le donne. » Et, quand le louis est ramassé : « Eh ! l’ami, dit Camors, veux-tu gagner cinq louis maintenant ? Donne-moi un soufflet, ça te fera plaisir, et à moi aussi. » Cette scène fameuse est de celles qui inquiètent et dont on peut se demander si elles sont puériles ou sublimes ; mais l’homme capable d’un pareil mouvement a certainement en lui un sentiment moral assez fort pour ne succomber qu’à des tentations exceptionnelles, et telles qu’un saint pourrait seul en triompher. Remarquez que sa faute même ne suffit point à le flétrir à nos yeux, tant nous sentons, malgré tout, de générosité en lui, et tant le châtiment de la faute est effroyable : souvenez vous qu’il en meurt, tout simplement. À coup sûr, si Mme de Campvallon ne se trouvait pas sur son chemin, s’il ne survenait pas dans sa vie un accident tout à fait extraordinaire, la moralité de Louis de Camors resterait fort au-dessus de la moyenne, quoiqu’il ne croie pas en Dieu : et alors que devient la thèse de M. Octave Feuillet ? Même, chose inattendue, bien loin que sa chute soit la conséquence de son incrédulité et de l’exécution de son programme athée, on peut dire qu’il ne s’est mis dans le cas de manquer à l’honneur que parce qu’il a manqué d’abord au reste de son programme. À parler franc, Monsieur de Camors est un roman contradictoire si l’on considère la thèse dont il est la prétendue démonstration ; mais je me hâte de dire que, si cette thèse était éliminée, si le héros de ce dramatique récit nous était donné pour ce qu’il est, à savoir pour une âme tendre et faible aux prises avec une doctrine de dilettantisme absolu trop forte pour elle, et qui inflige à son programme de vie de continuels et douloureux démentis, j’aimerais beaucoup Monsieur de Camors.

Mais nulle part la louable intention de défendre les saines croyances et de foudroyer le matérialisme ne s’est plus candidement étalée que dans le dernier roman de M. Feuillet, la Morte. Mlle Sabine Tallevaut séduit son voisin de campagne M. de Vaudricourt, et pour l’épouser, empoisonne sa femme. Au bout de six mois, elle déclare posément à son mari qu’elle ne l’aime plus et qu’elle entend vivre à sa guise et avoir des amants si cela lui plaît. Peu après, M. de Vaudricourt découvre le crime de Sabine et meurt de chagrin. Pourquoi Sabine est-elle ce monstre ? M. Feuillet ne nous le dissimule point ; c’est parce qu’elle n’a pas appris le catéchisme, parce qu’elle a reçu d’un vieux médecin une éducation purement scientifique et laïque, et qu’avec son intrépide logique de femme elle pousse à leurs dernières conséquences les théories de la philosophie positiviste. M. Feuillet a voulu marquer dès le début que cette Locuste n’est qu’une darwiniste pratique, quelque chose comme un Lebiez en jupons : la première fois qu’elle apparaît à Vaudricourt, c’est en chasseresse braconnant sur les terres d’autrui et pénétrée des droits que lui confère la grande loi de la « lutte pour la vie ».

Cette pédante homicide a été imaginée pour nous faire peur ; mais qui veut trop prouver… Il serait ingénu de penser que l’incroyance, même radicale, conduit nécessairement au crime une créature humaine, même affamée de jouissances. Cette créature pourra fort bien n’être que modérément malfaisante ; car la bonne Nature a voulu qu’il y eût sur la terre, en dehors de toute morale, d’autres plaisirs que ceux des animaux de proie. Il y a, tout au moins, des affections naturelles, des mouvements de tendresse, une pitié humaine indépendante des religions. Opposez un peu à ce croquemitaine de Sabine l’assassin nihiliste de Crime et Châtiment, et vous verrez ce que je veux dire. La malfaisance ne semble un droit qu’aux âmes nées méchantes et perverses. Une femme qui peut faire de sa philosophie négative l’application qu’en fait Sabine est une « bête » que nul enseignement religieux n’eût pu dompter et qui d’ailleurs n’en eût accepté aucun. M. Feuillet lui-même nous montre, par l’exemple du vertueux docteur Tallevaut, qu’une doctrine vaut exactement ce que vaut l’âme qui l’embrasse : alors pourquoi rendre la philosophie du bonhomme responsable des crimes de Sabine ? Pourquoi tourner en thèse spiritualiste un vulgaire drame à la Montépin ?

Encore, l’outrance, l’injustice et la candeur de cette thèse, je les comprendrais chez un prêtre ou chez quelque chrétien exalté ; mais, je vous prie, en faveur de quel christianisme plaide donc M. Octave Feuillet ? Est-ce la foi des premiers chrétiens ou des jansénistes qui respire dans ce livre parfumé ? J’ai peur que ce ne soit simplement celle des classes dirigeantes, le catholicisme des gens « bien élevés » et, peu s’en faut, celui de la Vie Parisienne, celui qui n’interdit ni la paresse, ni les raffinements du luxe, ni les bals, ni les gorges et les bras nus livrés aux regards des hommes. C’est une chose singulière qu’une si belle orthodoxie dans les romans qui exhalent une telle odeur de femme. M. Feuillet est chrétien, je n’en doute pas ; mais il est surtout « bien pensant », ce qui est souvent une manière de ne pas penser. Pour lui comme pour beaucoup de personnes de la caste qu’il aime, le naturalisme en littérature et la démocratie en politique sont liés intimement à l’ensemble assez compliqué d’idées et de tendances qu’il nomme du nom commode de matérialisme. On se rappelle, dans Un roman parisien, l’homme foudroyé après le toast à la Matière. C’était édifiant et terrible comme ces histoires que racontent les capucins dans les missions. Il y a, certes, dans le spiritualisme de M. Feuillet, un dégoût honorable et, délicat de tout ce qui est bas et vil ; mais j’y soupçonne aussi du mécontentement et de la bouderie.

Malgré tout, j’ai ressenti, en lisant la Morte, quelque chose du ravissement où me jetaient les premières œuvres de M. Octave Feuillet. Imaginez que Sibylle ne meure point et épouse Raoul : ce sera un peu le mariage de Vaudricourt ; et Vaudricourt est proche parent de M. de Camors. Les deux premières parties du roman sont presque tout entières du Feuillet des meilleurs jours. Le comte-évêque et le vieux gentilhomme qui vit dans le XVIIe siècle, tant le nôtre l’écoeure, ne m’ont point déplu ; et rien n’est gracieux comme la scène où Vaudricourt, franchissant le saut-de-loup du parc, trouve Mlle Aliette en train de manger des groseilles. Je me suis même laissé prendre d’abord aux yeux « énigmatiques » (naturellement) de Mlle Sabine. On est touché, quoi qu’on fasse, de la mort d’Aliette, qui sait que Sabine lui verse du poison et qui se laisse mourir (un peu trop docilement), croyant son mari complice de l’empoisonneuse, et du désespoir de Vaudricourt quand il sait que sa femme l’a cru capable d’un crime et qu’il se dit qu’elle ne sera jamais désabusée, puisqu’il ne croit pas à une autre vie.

Je retrouve, en maint endroit, le dramatique nerveux, rapide et saccadé qui donne tant de prix à la Petite Comtesse, à Julia de Trécoeur et aux cinquante premières pages de Monsieur de Camors. Je retrouve ce style poli, souple, bien tenu, presque toujours précis, non pas coloré, mais fleuri, et cette allure qui me fait songer à un cheval de race, long, aux jambes fines, avec de subits frémissements à fleur de peau. Et enfin, repassant d’un coup d’œil l’œuvre, de M. Octave Feuillet, je le bénis d’avoir sauvé le romanesque, d’en avoir renouvelé le charme et de lui être resté fidèle dans les temps d’épreuve. Et, bien qu’une autre littérature m’ait fait connaître des plaisirs plus aigus, j’admire franchement de quelle grâce l’auteur du Roman d’un jeune homme pauvre a su manier le romanesque, quand je vois ce qu’est devenu ce vieil oiseau bleu entre certaines pattes.


  1. Le Roman d’un jeune homme pauvre ; Histoire de Sibylle ; Bellah ; la Petite Comtesse ; Monsieur de Camors ; Julia de Trécoeur ; les Amours de Philippe ; le Journal d’une femme ; Un mariage dans le monde ; Histoire d’une Parisienne ; la Veuve ; la Morte (chez Calmann Lévy).