Les Contemporains/Troisième série/Albert Wolff et Émile Blavet

Société française d’imprimerie et de librairie (Troixième sériep. 261-276).

CHRONIQUEURS PARISIENS


I

MM. ALBERT WOLFF ET ÉMILE BLAVET


On vient de rendre un tardif hommage au plus grand poète de ce siècle : c’est Lamartine que je veux dire. N’allez pas, à cette occasion, relire les Méditations ou les Harmonies ; car, ou vous n’y trouveriez aucun plaisir et vous me paraîtriez par là fort à plaindre, ou vous seriez à ce point repris par cette poésie toute divine, que presque rien ne vous intéresserait plus au monde, pas même les choses de Paris ni les chroniqueurs parisiens.

Je prends un étrange chemin pour vous parler d’eux ; mais croyez que j’y arriverai d’autant plus vite que j’en suis plus loin… Lamartine est la poésie même. Certaines strophes de lui vous emplissent pour des

heures de musique et de rêve. Pourquoi celles-ci me reviennent-elles ?

  Mon cœur, lassé de tout, même de l’espérance,
  N’ira plus de ses vœux importuner le sort.
  Prêtez-moi seulement, vallon de mon enfance,
  Un asile d’un jour pour attendre la mort…

  Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile…

  Oui, la nature est là, qui t’invite et qui t’aime !
  Plonge-toi dans son sein qu’elle t’ouvre toujours.
  Quand tout change pour toi, la nature est la même,
  Et le même soleil se lève sur tes jours.

Vous êtes à la campagne. Vous retrouvez dans un coin de bibliothèque un vieil exemplaire des Méditations. Il y a, à la première page, une vignette qui représente un long poète en redingote sur un promontoire, les cheveux dans la tempête, ou un ange en robe blanche qui porte une harpe. Couché dans l’herbe, au pied d’un arbre, vous lisez les strophes que je citais tout à l’heure, ou d’autres aussi belles ; et le soleil, à travers les branches, jette sur la page des taches lumineuses et mobiles. Là-dessus, le « piéton » vous apporte le Figaro du jour, et vous parcourez, je suppose, le « Courrier de Paris » de M. Albert Wolff. Eh bien ! je vous promets une impression singulière. Je gagerais que la chronique de M. Wolff vous sera profondément indifférente et que, ainsi prévenu, la vanité de beaucoup d’autres choses vous apparaîtra très clairement.

J’ai eu, sans la chercher, une impression de cette espèce, m’étant donné la tâche de parcourir d’affilée cinq ou six volumes de chroniques parisiennes, cependant que des feuillages frissonnaient sur ma tête et que la Terre vivait autour de moi son éternelle vie. Il y a, comme cela, des moments d’illumination intellectuelle, de sagesse absolue, où nous concevons tout à coup la grandeur du monde et l’inutilité ridicule de certaines manifestations de l’activité humaine. Tout l’artificiel de la vie contemporaine m’a été soudainement révélé. Et j’ai senti amèrement que d’écrire des chroniques dans un journal est une des besognes les plus vaines auxquelles un homme puisse consacrer ses jours périssables.

Qu’est-ce, en effet, qu’une chronique ? Un certain nombre de lignes imprimées où, neuf fois sur dix, sont relatés et commentés des événements d’une parfaite insignifiance : fêtes, mariages, scandales mondains, histoires de comédiens, et ce qu’ont dit ou fait les hommes du jour, qui sont souvent les hommes d’un jour. Ces événements négligeables se passent dans un monde excessivement restreint, dans un très petit groupe humain, et ne deviennent intéressants (quelquefois, et pas pour tout le monde) que parce que ce petit groupe s’agite sur un point imperceptible du globe qui s’appelle Paris. Quant aux commentaires, vous y trouverez, neuf fois sur dix, la philosophie la plus banale, ou la plus vulgaire ironie, ou le scepticisme le plus grossier et le plus accessible, ou même le plus niais pédantisme, et, aux meilleurs endroits, de l’esprit fabriqué, des plaisanteries que l’on sent déduites selon d’immuables formules. La sensation totale est celle d’un vide profond. Quand ces morceaux de style ont quelques mois de date, ou quelques jours, l’insignifiance en est telle qu’ils sont absolument illisibles — à moins qu’on ne prenne un méchant et triste plaisir à constater cette insignifiance même.

Et l’on se demande : À quoi bon ? Voilà un genre d’écrits dont on s’est passé pendant six mille ans. De rares gazettes, pendant les deux derniers siècles, contentaient amplement le besoin qu’ont les hommes de savoir (pourquoi ? pour rien) les petites choses qui se passent autour d’eux. Il y a cinquante ans, Paris n’avait guère qu’une dizaine de journaux, que se partageaient la politique et la littérature. La chronique, comme on l’entend aujourd’hui, en était à peu près absente. Personne n’en souffrait. On peut donc vivre sans elle. Depuis, elle a envahi toute la presse. Est-ce la curiosité de la foule qui a provoqué ce développement de la chronique ? ou bien est-ce la chronique qui a développé cette badauderie ? Mystère.

Mais qui donc, Seigneur ! lit toutes ces chroniques parisiennes qui s’étalent tous les jours à la première ou à la seconde page des journaux ? Les gens du métier ne les lisent guère. Les délicats les effleurent tout au plus du bout des cils. Les hommes occupés aux travaux de l’esprit n’ont même pas le temps et n’auraient point le goût de les parcourir. Toutes ces chroniques ont les lecteurs qu’elles méritent et auxquels d’ailleurs elles s’adressent. Et ce sont exactement les mêmes qui se délectent aux romans de M. Georges Ohnet.

Et comment sont-elles faites, ces chroniques ? Ô grande misère du métier de journaliste ! Ces considérations sur l’événement parisien de la veille, que des milliers d’âmes simples lisent avec tant de candeur et de foi, un malheureux homme de lettres les a écrites tantôt avec un inexprimable dégoût, tantôt avec l’indifférence résignée qu’on apporte à une corvée journalière. Il s’est dit : « Il faut qu’aujourd’hui, comme hier, comme demain, je raconte des histoires et fournisse des idées — des idées ? — à cinquante mille abrutis qui me sont parfaitement indifférents. De quoi vais-je leur parler, mon Dieu ? Un sujet ! donnez-moi un sujet ! » Et sur n’importe quoi il écrit n’importe quoi. Il est enjoué, il est sérieux, il est sceptique, il est ému, il fait de l’esprit, il fait de la philosophie, parce que c’est son métier, à tant la ligne. Comme cela est bizarre, quand on y songe ! Entretenir le public de choses qui ne vous intéressent pas du tout et, là-dessus, faire semblant d’avoir des impressions pour les gens qui n’en ont pas, mais qui pourraient si bien se passer d’en avoir ! Est-il rien de plus artificiel et de plus vain ?

Tout cela est vrai. Et cependant, à mesure que j’exprime ces vérités, banales elles-mêmes comme une chronique, je n’en suis plus si sûr. Ce que je dis de la chronique peut se dire de tout le journal, et aussi de la littérature tout entière ; et la littérature est vaine si vous voulez ; mais dire que tout est vain, ce n’est rien dire. Des fragments de la réalité reflétés dans un esprit, les plus beaux livres ne sont pas autre chose. Mais cette définition convient aussi au moindre article de journal, avec cette différence qu’il s’agit, dans ce dernier cas, de fort petits fragments d’une réalité journalière et superficielle. La chronique sera donc, si vous voulez, de la poussière de littérature ; mais c’est de la littérature encore.

Et c’est aussi ou ce peut être de la poussière d’histoire. Si vous relisez les chroniques du mois dernier, il est probable qu’elles vous sembleront insipides, superflues, et que vous n’y apprendrez rien. Mais lisez, pour voir, des recueils de chroniques d’il y a vingt ans. Là encore vous trouverez sans doute beaucoup de fatras et un vide lamentable ; mais parfois, noyé dans cette insignifiance, un détail vous frappera, un détail caractéristique d’une époque et dont l’écrivain n’avait peut-être pas soupçonné la valeur future. Les chroniques des journaux, en vieillissant, deviennent mémoires. Celles d’aujourd’hui paraîtront prodigieusement intéressantes dans cent ans. Seulement, il y en aura trop.

Enfin j’ai raisonné jusqu’à présent comme si le chroniqueur était toujours et nécessairement un esprit médiocre. Mais il n’en est pas toujours ainsi. Quelques-uns sont des esprits originaux et charmants. Et alors ils ont beau écrire trop vite et trop souvent ; ils ont beau écrire par métier, sans goût, sans plaisir, sans conviction : la qualité, le tour de leur esprit se révèle toujours par quelque endroit. Ces réflexions improvisées et que rien ne les poussait à faire sur un sujet qui leur est fort égal, ces considérations ou ces plaisanteries qu’ils griffonnent d’une plume rapide et dédaigneuse portent quand même leur marque, trahissent leur philosophie habituelle, leur conception de la vie, leur tempérament. Et, plus souvent qu’on ne croirait, une fois mis en train, il leur arrive de se laisser prendre à ce travail forcé, de penser ce qu’ils écrivent et d’achever avec intérêt ce qu’ils avaient commencé avec ennui. En somme, tant vaut le chroniqueur, tant vaut la chronique. Nous rencontrerons tel journaliste dont la personne même, devinée à travers le tas énorme des improvisations quotidiennes, nous séduira étrangement. Et d’autres, moins originaux, nous frapperont du moins par l’adroite accommodation de leur esprit à la besogne qu’ils font et au public qu’ils entretiennent.


I

C’est au Figaro que vous trouverez ces derniers. Le Figaro, ayant quelque cent mille lecteurs, est condamné, s’il les veut garder, à une certaine médiocrité littéraire. L’homme intelligent et fin qui le dirige s’y est résigné. Les esprits vraiment originaux traversent ce journal, mais n’y séjournent pas. Ainsi M. Émile Zola ; ainsi M. Émile Bergerat. Sa clientèle ne les supporte qu’à titre de curiosités, de phénomènes qu’on lui exhibe. Je suis même étonné qu’Ignotus, qui n’est souvent qu’un Jocrisse à Patmos, mais qui a quelquefois, parmi tout son galimatias, des visions saisissantes et comme des lueurs de génie, soit resté si longtemps dans la maison. MM. Wolff, Blavet et Millaud, voilà le vrai fond du Figaro. Tous trois sont hommes d’esprit ; M. Wolff a notamment celui de n’en pas avoir trop : juste ce qu’il faut pour la clientèle du journal, qui est foncièrement bourgeoise et, je crois, plus provinciale que parisienne.

Admirable journal d’ailleurs, à l’affût de tout ce qui surgit un moment sur l’horizon de Paris ; le journal-barnum, le mieux informé des journaux, c’est-à-dire rempli jusqu’aux bords de choses superflues ; souple et accommodant comme l’aimable valet de comédie dont il porte le nom ; étalant en première page les opinions politiques du comte Almaviva et entr’ouvrant la quatrième aux menues industries du mari de Rosine.

M. Albert Wolff est une des lumières de ce surprenant journal. Il mérite de nous arrêter un moment, car il offre un cas fort singulier et qui suffirait à le tirer de pair.

M. Wolff est, pour un très grand nombre de Français, le chroniqueur parisien par excellence. Il se pique lui-même de représenter, par une grâce spéciale d’en haut, l’esprit du boulevard. Il a fait de Paris sa chose ; il célèbre, il démontre, il encourage Paris ; il est le gardien de ce lieu de plaisir. Les titres de ses volumes marquent bien cette préoccupation : l’Écume de Paris, Paris capitale de l’art, la Gloire à Paris. M. Wolff patronne les grands hommes et les tutoie ; il est lui-même un homme illustre. Un jeune romancier a récemment consacré à sa gloire un livre tout entier, qui est bien un des livres les plus extraordinairement bouffons qu’on ait jamais écrits sans le savoir. L’auteur l’appelle « le grand Wolff » et voit en lui « la plus puissante incarnation de l’esprit parisien dans le journalisme ». Enfin la Revue illustrée vient de donner son portrait, après ceux de MM. Alphonse Daudet, Massenet et de Lesseps. Et le public a évidemment trouvé cela tout naturel.

Or ce montreur et cet émule des gloires parisiennes, ce Parisien qui a le dépôt de l’esprit de Paris, est né à Cologne ; et je n’ai pu parvenir à comprendre, dans le récit de M. Toudouze, s’il s’était fait naturaliser Français. Il va sans dire que je ne lui fais pas un reproche de son origine, et je sais du reste qu’il est brave homme et galant homme et que sa conduite pendant la guerre a été exactement ce qu’elle devait être. Si je rappelle que le plus Parisien de nos chroniqueurs nous vient d’Allemagne, c’est tout simplement parce qu’il y paraît. Cet homme d’esprit n’a jamais été spirituel, du moins à ma connaissance. Et ce prince des chroniqueurs, dès qu’il cesse de nous raconter des anecdotes et s’élève à des « idées générales », écrit la plupart du temps dans une langue qui n’a pas de nom : un pur charabia de cheval d’outre-Rhin. J’avais recueilli quelques-unes de ses phrases les plus étranges ; mais faites vous-même l’épreuve. Prenez sa dernière chronique. Lisez au milieu : « L’heure est venue de réagir contre les idées prudhommesques qui nous étranglent. » Lisez à la fin : « Le génie de Molière a moins d’influence sur l’éclat d’une fête nationale que les bombes et les fusées de Ruggieri. » Et, croyez-moi, ces deux phrases, prises au hasard, son encore parmi les plus passables du moraliste du Figaro.

Je ne cède point ici au médiocre plaisir de faire le régent et le professeur de grammaire. Mais il est des choses qu’il faut dire. J’obéis à un sentiment de religieux amour pour la très belle, très claire et très noble langue de mon pays. Je vous assure que je ne mets dans ces critiques aucune espèce de pédanterie, rien de dédaigneux ni de suffisant. M. Wolff écrit fort mal ? Mais le don du style est un don gratuit, qui ne s’acquiert point, qui peut seulement se développer — et sans lequel on peut être d’ailleurs un honnête homme, un habile homme et même un grand homme. Et je conçois aisément quelque chose au-dessus du génie littéraire, à plus forte raison au-dessus du talent d’écrire congrûment. Si le choix m’en avait été laissé, j’aurais choisi d’abord d’être un grand saint, puis une femme très belle, puis un grand conquérant ou un grand politique, enfin un écrivain ou un artiste de génie. Je ne crois donc pas faire tant de tort à M. Wolff en constatant la mauvaise qualité de son style, si j’ajoute aussitôt qu’il sait merveilleusement son métier de chroniqueur, ce qui est un don aussi rare peut-être que celui de bien écrire.

Malgré tout, il reste un peu de mystère dans la fortune de M. Albert Wolff. Comment a-t-il pu, avec rien, se faire une telle renommée ? Dirons-nous qu’à force de se croire le plus Parisien des chroniqueurs, il a fini par le faire croire au public ? Louis Veuillot nous fournira peut-être une meilleure explication. Vous vous souvenez que, dans les Odeurs de Paris, il appelle M. Wolff « Lupus le respectueux ». Il se pourrait, en effet, que M. Wolff fût arrivé par le respect. Il a commencé par être un reporter plein de déférence ; puis il s’est poussé et s’est maintenu par le respect du public, entendez par le respect des opinions et des goûts présumés de la haute et moyenne bourgeoisie. Il a toujours su ce qu’il faut à ses lecteurs, la dose exacte et l’espèce de philosophie, de fantaisie et de liberté d’esprit qu’ils peuvent admettre. Il sait aussi à quoi ils ne veulent point qu’on touche. Jamais il ne les heurte, jamais il ne les dépasse. Et son procédé est tel qu’il ne les fatigue jamais.

Ce procédé est fort simple. Une seule idée dans un article ; que dis-je ? une seule phrase. L’article est généralement divisé en quatre paragraphes. Vous mettez, je suppose, au commencement du premier : « Paris est la capitale de l’art. » Puis, vers le milieu du second : « Paris est véritablement la ville des artistes. » Puis, quelque part dans le troisième : « Le centre de l’art est à Paris. » Et à la fin du quatrième : «Je ne crois pas trop m’avancer en affirmant que Paris est le foyer des arts. » Et dans l’intervalle de ces phrases, rien, des mots. L’article est fait.

Tel est le procédé pour les chroniques à idées générales. Pour les chroniques à anecdotes…, c’est encore la même chose. L’écrivain raconte n’importe quoi et ramène de temps en temps un thème, un refrain. Voici le refrain d’un article sur M. Rochefort (La Gloire à Paris) : 1º « L’action très grande de Rochefort est dans cette belle gaieté qui est le fond de son tempérament vraiment français » ; — 2º « Rochefort est un des rares Parisiens de l’ancien temps qui ait conservé dans l’âge mûr cette belle insouciance et cette bonne humeur qui furent autrefois les qualités maîtresses de la race française. » (Je pense qu’il faut entendre : « Rochefort est un Parisien de l’ancien temps, un des rares Parisiens qui aient conservé », etc.) ; — 3º « Chacun dans sa sphère plisse le front… Je ne vois plus guère que Rochefort qui ait conservé la gaieté de la vieille race française » ; — 4º « Après avoir exaspéré beaucoup de ses contemporains par la violence excessive de ses écrits, il les ramène aussitôt à lui par les éclats de sa gaieté si française. »

Pour Offenbach, le refrain est : « Quel artiste ! » Rien de plus ; cela dit tout. Ainsi M. Homais parlant du ténor Lagardère. Ainsi, dans Bouvard et Pécuchet, le médecin dit à Pécuchet en lui donnant une petite tape sur la joue : « Trop de nerfs…, trop artiste ! » Artiste ! vous entendez dans quel sens vague, mystérieux et saugrenu le mot est pris ici. Ah ! que M. Wolff connaît bien son public !

Et comme il sait ce qui lui convient, à ce public, et ce qu’il peut supporter ! Comme il sait faire avec lui, pour sa joie et pour son édification, l’homme à la fois dégagé et sérieux, le boulevardier et le moraliste, le monsieur qui comprend tout, mais qui pourtant respecte ce qui doit être respecté, le monsieur qui n’a pas de préjugés, mais qui a cependant des principes ! Savourez, je vous prie, ces phrases exquises où respire tout le libéralisme indulgent d’un esprit supérieur. Il s’agit du Père Hyacinthe :

… Mes convictions personnelles n’ont pas à intervenir dans cette affaire ; j’étais allé là comme un Parisien désireux d’entendre une grande parole qui jadis fit courir tout Paris à Notre-Dame, et je n’ai trouvé qu’un comédien de talent. Il m’est arrivé de subir une grande impression dans une belle cathédrale aussi bien que dans un temple protestant ou dans une synagogue. Si ce n’est pas la propre croyance ( ?) qui se réveille, c’est la foi des autres qui vous surprend.

Voilà le philosophe. Voulez-vous le critique ? M. Wolff compare aux trois mousquetaires, qui étaient quatre, les quatre romanciers naturalistes : Edmond de Goncourt, « à qui la carrure des épaules et l’embonpoint donnent un certain vernis majestueux », Émile Zola, Alphonse Daudet et Guy de Maupassant. Pour lui, Maupassant est le « jeune abbé » de la petite Église naturaliste. « Guy de Maupassant, c’est Aramis. » Comme c’est bien cela ! On ne saurait mieux caractériser, n’est-ce pas ? l’auteur de Boule de suif et de Mademoiselle Fifi. Je lis dans un autre article : « Quand un homme a tenu une telle place dans l’art, quand il a exercé une si grande influence sur son temps… » De qui croyez-vous qu’il s’agisse ? Sans doute de Lamartine, de Victor Hugo ou de Balzac ? Point : il s’agit du chanteur Darcier. On ne saurait pousser plus loin que M. Wolff le sentiment des nuances.


Après le critique, voulez-vous l’homme ?

… Il y a bien longtemps qu’une polémique tapageuse (pour « bruyante ») avec Zola a été terminée (pour « s’est terminée ») par une bonne et sincère poignée de main. Les médiocres seuls cultivent le ressentiment éternel ; entre hommes intelligents on ne se brouille pas à jamais pour un coup d’épingle.

Mais si je me mets à citer, je ne m’arrêterai plus. Car ce chroniqueur sème les perles, sans s’en douter. Concluons. Ne pensez-vous pas qu’on appellerait assez justement M. Albert Wolff le Georges Ohnet de la chronique ? J’imagine, du reste, qu’il y a dans son fait plus de malice qu’il ne semble et qu’il sera le premier à sourire de mes innocentes remarques. Il faut qu’il en sourie ; car, s’il n’était pas un homme très fort, je songe avec tristesse à ce qu’il serait.


II

M. Émile Blavet ne s’élève que rarement jusqu’aux « idées générales » ; M. Blavet se contente de rapporter des faits, et il les choisit bien, et il les rend divertissants, même quand ils ne le sont guère, et cela tous les jours ; M. Blavet écrit une langue aisée, alerte, spirituelle. Il apporte dans cet horrible métier qui consiste à tenir le public au courant de ce qui se passe dans les salons, dans les théâtres, dans la rue, dans tous les mondes, une bonne grâce toujours égale et un sourire toujours prêt. Ce sont les réflexions d’un spectateur plein d’expérience, un peu désenchanté, non pas ennuyé pourtant, et jamais ennuyeux. Il est partout « le monsieur de l’orchestre », l’homme qui regarde pour son plaisir et ne veut pas en penser plus long.

Il sait, lui aussi, ce que demandent et ce qu’attendent ses lecteurs, l’immense multitude des badauds. Il a des égards pour leur naïveté, leur curiosité banale, leur hypocrisie inconsciente. S’il rend compte d’une entrevue avec le prince Victor, il n’ignore pas qu’un prince de vingt ans doit être de toute nécessité un homme remarquable, et il le dit. S’il vient à parler des petites filles qui, l’été, vendent des fleurs aux terrasses des cafés et vendraient volontiers autre chose, il sait qu’il faut s’indigner, et il s’indigne. S’il raconte quelque fête où ce qui nous reste d’aristocratie s’est encanaillé plus que de raison, il sait qu’il faut s’attrister, et il s’attriste. S’il va pendant les vacances visiter son pays natal et la maison où il a passé son enfance, il sait qu’il faut s’attendrir, et il s’attendrit. S’il parle de Mgr l’archevêque de Paris, il sait qu’il convient que le digne prélat soit « un fin prélat », et il lui prête des mots, et il nous entretient avec émotion des bons rapports du cardinal avec l’acteur Berthelier. S’il parcourt les églises pendant le carême, il sait qu’il est convenable d’y porter une âme religieuse, et il l’y porte… Mais comme on sent que tout cela lui est égal ! Il a le don de saisir avec prestesse les traits fugitifs de la comédie contemporaine, de s’en amuser et d’en amuser les autres : pas l’ombre de prétention, une bienveillance très philosophique, au fond une indifférence absolue. Celui-là est un Parisien.