Les Contemporains/Septième série/Casuistique

Boivin & Cie, éditeurs (Septième sériep. 184-190).

CASUISTIQUE.

Une femme, jeune, jolie, et qui paraît n’avoir pas été du tout une mauvaise fille, est morte ensanglantée par deux opérations chirurgicales. L’homme qui l’aimait, ancien officier, et qui semble avoir été un assez brave homme et d’une moralité au moins moyenne, s’est tué pour échapper à un procès déshonorant. Quoi qu’ils aient fait, ils ont souffert, soit physiquement, soit moralement, à peu près autant qu’on peut souffrir ; et c’est de leur vie qu’ils ont, comme on dit, « payé leur dette à la société ». Qu’ils reposent en paix ! — Quant aux deux médecins qui sont accusés d’avoir été leurs complices, s’ils sont coupables, ils méritent le plus dur châtiment, et je n’aurai pour eux qu’une pitié sans sympathie ; mais, comme nous ne sommes pas des magistrats, nous devons, tant que leur culpabilité n’est pas démontrée, les souhaiter innocents.

Ce qu’avaient fait cette jeune femme qui est morte et cet homme qui s’est suicidé, est qualifié de crime et par la morale religieuse et par le Code. Ce crime est une variété du meurtre.

Mais, ayons la franchise de le dire, ce meurtre est si spécial, il peut être entouré de circonstances qui en voilent et en travestissent si parfaitement l’abomination, que la conscience, même d’un honnête homme peut en être troublée et n’y plus voir très clair. Vous me permettrez donc d’y regarder d’un peu près et me ferez la grâce de ne point m’accuser d’immoralité avant d’avoir lu mes conclusions.

      *       *       *       *       *

L’acte dont il s’agit est un meurtre, oui, mais un meurtre dont la victime est cachée dans d’impénétrables ténèbres et n’est qu’une dépendance secrète d’un autre être vivant, en sorte que celui-ci peut se croire, instinctivement, une sorte de droit sur elle. C’est un meurtre, oui, mais dont on peut douter s’il tue de la vie, et quelle espèce de vie : car les médecins ne savent pas à quel moment le germe de ce qui sera un homme devient en effet une créature humaine, et les théologiens ne savent pas à quel moment il reçoit une âme.

De là des questions difficiles. Ce meurtre enveloppé, invisible, et qui ne saurait être confondu avec l’infanticide proprement dit, si quelque pauvre servante l’a commis dans un accès de désespoir et de demi-folie et parce qu’elle n’avait à choisir qu’entre cela et être jetée sur le pavé pour y mourir de faim… il ne la faut point absoudre sans doute, mais comme il faut avoir pitié d’elle, et comme il faut se demander quelle part de responsabilité revient, dans son crime, à la dureté de notre état social !

Et l’on peut imaginer — ou rencontrer — des cas plus déconcertants encore.

Voici l’un de ces « problèmes » comme en proposent d’ingénieux théologiens dans les traités de casuistique. Un mari découvre à la fois que sa femme a un amant et qu’elle doit être mère, à une échéance très éloignée, aussi éloignée qu’elle peut l’être. Je suppose qu’il aime sa femme, et qu’il lui pardonne, et qu’il la veuille garder. Si l’enfant vient au monde, le mari ne saura jamais si c’est son enfant ou celui de « l’autre », puisque la femme l’ignore la première (conséquence effroyable du « partage », et qui suffirait à le condamner). Vous prévoyez quelles tortures morales attendent les deux époux, et que l’enfant lui-même ne saurait être que malheureux dans ces conditions. Le mari n’a pas le courage d’accepter un pareil avenir.

Délivrer la femme, avec son consentement et par des moyens qui, dans ce premier moment, ne présentent aucun danger pour elle, c’est supprimer un je ne sais quoi de pas encore vivant ou qui, dans l’échelle de la vie, occupe le plus bas degré, est tout proche de la vie purement végétative ; et c’est, d’autre part, conjurer une terrifiante possibilité d’angoisse et de souffrance, épargner à la mère et au père putatif de ce je ne sais quoi des années de géhenne, et de ces douleurs sans recours, qui rendent injuste et méchant. C’est un meurtre, oui, toujours ; mais ne semble-t-il pas plus excusable en somme que tel meurtre lâchement « passionnel », avec guet-apens, sang versé, agonie de la victime, victime adulte, qui peut laisser après soi des êtres chers et qui vivaient d’elle : toutes choses qui n’empêcheront point le Code d’absoudre publiquement l’assassin ?

      *       *       *       *       *

La vérité, d’ailleurs, c’est que l’acte en question est toléré par la « morale » commune, même par celle des gens « comme il faut », — à condition de demeurer secret. Il ne devient crime qu’à partir du moment où il est dénoncé. Si la police avait les facilités d’investigation du Diable boiteux et la volonté de s’en servir… quelle belle rafle de « femmes du monde » elle pourrait faire !

Comment en serait-il autrement, quand le crime dont je parle est si pareil, dans son fond, à d’autres actes, absous ceux-là par le Code, ou dont la loi ne saurait connaître, et que la « morale » commune, non seulement supporte, mais avoue ? N’avez-vous point entendu dire que, rassurées par la bienfaisante antisepsie, des noceuses, les unes du monde et les autres d’ailleurs, hésitaient peu à se faire délivrer une fois pour toutes afin d’être tranquilles, attendu que sublata causa tollitur effectus ; et que cette opération, préservatrice de la maternité, était presque à la mode, au point qu’un humoriste a pu écrire que ce dont elles se débarrassent « ne se porte pas cette année ? »

Or, quelle différence y a-t-il entre cette opération et celles qui tombent sous le coup de la loi, sinon une différence de date ; et qu’est cette manœuvre allégeante, sinon un meurtre en masse, sournois, anticipé, préventif et radical ? — Et que dire même des pratiques prudentes, non point conseillées par cet honnête Malthus, mais suggérées par ses théories, et auxquelles il a eu la malchance de donner son nom : pratiques si atrocement déplaisantes à concevoir, mais qui n’en sont pas moins devenues, chez nous, presque nationales et qu’un vers d’Émile Augier a publiquement absoutes un jour, avec une bonhomie désarmante, sur les planches d’un théâtre subventionné par l’État ?

      *       *       *       *       *

Ma conclusion ? Je n’en ai point d’autre que le commandement du Décalogue : « Tu ne tueras point ». Cela est absolu. Il ne faut pas tuer, jamais, sous quelque forme que ce soit. Hic murus aheneus esto. Si l’on se met à subtiliser, à distinguer, pour les absoudre, des meurtres atténués, des dixièmes ou des centièmes de meurtre, on ne sait plus jusqu’où l’on sera conduit. Voltaire répète très souvent, dans son Dictionnaire philosophique, une maxime de Zoroastre : « Lorsque tu doutes si une action que tu es sur le point de faire est bonne ou mauvaise, abstiens-toi ». Le vrai, en morale, c’est le rigorisme pour soi-même. Toute excuse sur un cas douteux est égoïste, donc suspecte. Quelles que soient nos défaillances dans la pratique, il faut toujours reconnaître, en théorie, la loi stricte, et sincèrement. C’est encore une façon de vertu que de savoir discerner, sans complaisance, le mal du bien.

Les remèdes ? Je vous confesse que je n’en ai pas. La réforme de l’humanité, ou simplement de notre état social (ce qui est la même chose), dépasse tout à fait mon pouvoir. Il est très facile, mais complètement inutile — et d’ailleurs quels titres y aurais-je ? — de conseiller au peuple et aux bourgeois d’avoir des mœurs pures, de « maîtriser leurs appétits », d’être moins égoïstes, de moins aimer l’argent, de renoncer à ces besoins de luxe relatif et de vanité qui déterminent les ménages français à limiter par tous les moyens le nombre de leurs rejetons. Il serait seulement souhaitable que les hommes qui parlent à la foule prissent à tâche d’incliner du moins l’opinion publique à certaines rigueurs, — et aussi à certaines générosités.

Les rigueurs, il faudrait que l’opinion les exerçât contre toute une bohème de médecins, « gynécologues » prétendus et vrais meurtriers. (Meurtriers pleins de gentillesse et de fantaisie quelquefois : on m’en a signalé un qui invite de temps en temps une de ses faciles amies à venir le voir « opérer » dans sa clinique, et qui lui offre, pour divertissement, le spectacle des pauvres filles endormies dont il taille les chairs secrètes.) Et il faudrait être sans pitié aussi pour toute une catégorie des clientes de ces gens-là, pour leurs clientes riches, pour les perruches et les poupées sans cœur qui ne veulent pas être mères, parce que cela gâte la taille et interrompt le plaisir.

Corollairement, et pour enlever à ces meurtres, s’il se peut, un reste d’excuse, il faudrait qu’il devînt « de bon ton » de n’être pas dur aux filles-mères, — ni même aux jeunes veuves du monde qui se trouvent subitement « dans l’embarras ». Il faudrait plier l’opinion à honorer, partout et toujours, la maternité, à la considérer comme auguste et purificatrice, à penser qu’elle lave les souillures même d’où elle est sortie, par la souffrance, par le devoir accepté, et par ce qu’elle apporte de renfort possible à la communauté humaine dont nous faisons partie. Bref, il faudrait tâcher de mettre la maternité à la mode, comme Rousseau, jadis, l’allaitement maternel.