Les Contemporains/Quatrième série/M. Taine et Napoléon Bonaparte

Société française d’imprimerie et de librairie (Quatrième sériep. 169-183).

M. TAINE ET NAPOLÉON BONAPARTE


On en veut beaucoup à M. Taine des deux chapitres sur Napoléon qu’il vient de publier dans la Revue des Deux-Mondes. On a trouvé le portrait faux, outré et inopportun. Peu s’en faut qu’on n’ait accusé M. Taine de manquer de patriotisme. Le Napoléon de Béranger a gardé plus de croyants que je ne l’eusse imaginé.

Quelles sont donc les choses inouïes et scandaleuses que M. Taine a osé nous dire sur Napoléon Bonaparte ? Voici les grandes lignes de ce portrait. Je n’atténue rien, et je transcris, autant que possible, les expressions mêmes du grand historien philosophe.

Démesuré en tout, mais encore plus étrange, non seulement Napoléon Bonaparte est hors ligne, mais il est hors cadre. Par son tempérament, par ses instincts, par ses facultés, par son imagination, par ses passions, par sa morale, il semble fondu dans un moule à part, composé d’un autre métal que ses contemporains.

Les idées ambiantes n’ont pas de prise sur lui. S’il parle le jargon humanitaire de son temps, c’est sans y croire. Il n’est ni royaliste, ni jacobin. Il descend des grands Italiens, hommes d’action de l’an 1400, aventuriers militaires, usurpateurs et fondateurs d’États viagers ; il a hérité, par filiation directe, de leur sang et de leur structure innée, intellectuelle et morale.

Il a d’abord, comme eux, un esprit vierge et puissant, qui n’est point, comme le nôtre, déjeté tout d’un côté par la spécialité obligatoire, ni encroûté par les idées toutes faites et par la routine. C’est un esprit qui fonctionne tout entier et qui jamais ne fonctionne à vide. Les faits seuls l’intéressent. Il a en aversion les fantômes sans substance de la politique abstraite. Toutes les idées qu’il a de l’humanité ont eu pour source des observations qu’il a faites lui-même. Joignez que sa puissance de travail, d’attention et de mémoire est prodigieuse. Il a trois atlas principaux en lui, à demeure, chacun d’eux composé « d’une vingtaine de gros livrets » distincts et perpétuellement tenus à jour : un atlas militaire, recueil énorme de cartes topographiques aussi minutieuses que celles d’un état-major ; un atlas civil, qui comprend tout le détail de toutes les administrations et les innombrables articles de la recette et de la dépense ordinaire et extraordinaire ; enfin, un gigantesque dictionnaire biographique et moral, où chaque individu notable, chaque groupe local, chaque classe professionnelle ou sociale, et même chaque peuple a sa fiche. À ces facultés si grandes, ajoutez-en une autre, la plus forte de toutes : l’imagination constructive. On connaît ses rêves de conquête orientale, de domination universelle et d’organisation du monde selon sa volonté. Il crée dans l’idéal et l’impossible. C’est un frère posthume de Dante et de Michel-Ange. Il est leur pareil et leur égal ; il est un des trois esprits souverains de la Renaissance italienne. Seulement, les deux premiers opéraient sur le papier ou le marbre ; c’est sur l’homme vivant, sur la chair sensible et souffrante que celui-ci a travaillé.

Comme par l’esprit, il ressemble par le caractère à ses grands ancêtres italiens. Il a des émotions plus vives et plus profondes, des désirs plus véhéments et plus effrénés, des volontés plus impétueuses et plus tenaces que les nôtres.

La force, qui chez lui coordonne, dirige et maîtrise des passions si vives, c’est un instinct d’une profondeur et d’une âpreté extraordinaires, l’instinct de se faire centre et de rapporter tout à soi, un égoïsme prodigieusement actif et envahissant, développé par les leçons que lui donnent la vie sociale en Corse, puis l’anarchie française pendant la Révolution. Son ambition est sans limite et, par suite, son despotisme est sans détente : « Je suis à part de tout le monde, je n’accepte les conditions de personne », ni les obligations d’aucune espèce. Il ne fait rien pour un intérêt national, supérieur au sien. Général, consul, empereur, il reste officier de fortune et ne songe qu’à son avancement. Par une lacune énorme d’éducation, de conscience et de cœur, au lieu de subordonner sa personne à l’État, il subordonne l’État à sa personne. Il sacrifie l’avenir au présent, et c’est pourquoi son œuvre ne peut être durable. Entre 1804 et 1815 il a fait tuer environ quatre millions d’hommes. Pourquoi ? Pour nous laisser une France amputée des quinze départements acquis par la République…

Ce résumé, je le sais, est fort décharné. Chaque proposition dans M. Taine s’appuie sur des faits significatifs et rigoureusement ordonnés. Les propositions s’enchaînent et, au-dessous d’elles, les séries de faits se commandent. Cela ressemble aux assises successives d’un vaste monument. M. Taine construit un portrait moral comme on construirait une pyramide d’Égypte. Ce que sa bâtisse a de grandiose a dû disparaître dans le plan très sommaire que j’en ai donné. Mais, enfin, ce plan est fidèle ; et qu’y voyons-nous ? La première partie nous montre que Napoléon fut un homme d’un surprenant génie ; et la seconde, que ce génie fut égoïste, et, au bout du compte, malfaisant. Nul ne l’a peut-être établi avec plus de force et de méthode que M. Taine ; mais bien d’autres l’ont dit avant lui, et, pour ma part, je l’ai toujours cru. D’où vient donc ce soulèvement contre le nouvel historien de Napoléon Bonaparte ?

Ces protestations si vives partent d’un sentiment qui paraît excellent quoiqu’il ne le soit pas, et que j’examinerai tout à l’heure, — pour le repousser.

Mais on ne fait pas seulement à M. Taine des objections sentimentales. On lui reproche de manquer de critique, de s’appuyer sur des documents arbitrairement choisis et sans valeur sérieuse. « Il nous cite toujours, dit-on, les Mémoires de Bourrienne, qui sont en grande partie apocryphes, et ceux de Mme de Rémusat, qui sont d’une ennemie, d’une femme qui avait contre l’empereur des griefs personnels, — et des griefs féminins. Quelle base fragile et menteuse pour y édifier l’histoire ! »

Eh bien ! non, ce n’est pas tout à fait cela. M. Taine (et nous pouvons nous en rapporter là-dessus à sa conscience d’historien, qui est difficile et exigeante) a évidemment lu tout ce que les contemporains ont écrit sur son héros. Lui-même nous avertit que sa principale source est la Correspondance de Napoléon, en trente-deux volumes. S’il cite volontiers Bourrienne et Mme de Rémusat, c’est sans doute que leur témoignage concorde avec l’idée qu’il se fait de l’empereur. Mais cette idée, il ne se l’est pas formée sur la seule foi de ces deux témoins ; elle est le résultat d’une vaste enquête préalable, qu’il n’avait pas à nous étaler. Quand il nous rapporte un mot de Mme de Rémusat (et il en rapporte aussi de Miot, de Talleyrand, de Roederer, de Lafayette, etc.), ce mot n’est point pour lui la preuve unique, mais simplement une confirmation de ce qu’il croit et sent être la vérité.

Puis, le témoignage de Mme de Rémusat n’est peut-être pas aussi suspect, aussi partial, aussi calomnieux qu’on le prétend. L’empereur, dit-on, lui avait fait une injure que les femmes ne pardonnent point. L’auteur des Mémoires est une femme dédaignée et qui se venge. De plus, nous n’avons de ces Mémoires qu’une seconde rédaction, et qui date de 1817, d’une époque où il était utile de penser et de dire du mal du demi-dieu déchu. — Mais, d’abord, il n’est nullement prouvé que Mme de Rémusat eût contre l’empereur le genre de griefs qu’on a dit : ce n’est qu’une supposition de notre malignité. Et quand même ici cette malignité aurait raison, s’ensuit-il nécessairement que les Mémoires de cette aimable femme soient une œuvre de rancune longuement recuite ? Je n’ai pas du tout cette impression.

On reconnaît, à un accent qui ne trompe pas, qu’elle a commencé par admirer sincèrement l’empereur et qu’elle ne s’est détachée de lui que lentement et malgré elle, à mesure que se découvrait la vraie nature de ce terrible homme. Qu’il l’ait un jour blessée dans son amour-propre de femme, c’est ce que nous ne saurons jamais ; mais, dans tous les cas, cette blessure dut être assez vite cicatrisée : Mme de Rémusat n’était certes pas assez naïve pour penser qu’elle retiendrait longtemps un homme comme lui ; et, d’un autre côté, nous savons par elle que Napoléon la traita toujours avec des égards et une estime particulière. Enfin, qu’on ne dise point que, écrivant ses Mémoires sous la Restauration, elle devait être plus dure pour celui qui avait été son maître. Il me semble qu’à ce moment-là les anciens serviteurs de Napoléon devaient plutôt, devant le mystère tragique de cette destinée, être pris d’une immense compassion et comme pénétrés d’une horreur sacrée où s’évanouissaient les rancunes personnelles. Pour moi, je ne sens point chez Mme de Rémusat l’âme étroite et mesquine qu’on lui prête ; je suis fort tenté de croire à la parfaite liberté de son jugement comme à la sincérité de son récit ; et je ne pense point faire preuve, en cela, de tant de naïveté.

Pour en revenir à M. Taine, l’ensemble des textes et documents de toute espèce ne s’oppose point à ce que l’on conçoive Napoléon précisément comme il l’a fait. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’ils permettent aussi de le concevoir un peu autrement. Ainsi, sans nier l’exactitude générale de la colossale image construite par M. Taine, j’y voudrais çà et là quelques atténuations. Je crains, en y réfléchissant, qu’il ne place son héros d’abord un peu trop au-dessus, puis un peu trop au-dessous — ou en dehors — de l’humanité.

Son Napoléon est comme une statue de bronze jaillie d’une matrice inconnue, un bloc impénétrable, inaltérable, tel au commencement qu’il sera à la fin, et à qui le temps ni les événements ne pourront faire aucune retouche. Nulle différence entre le lieutenant d’artillerie et l’empereur. C’est un géant immobile. J’imagine pourtant qu’il dut subir, dans une certaine mesure, les influences extérieures et les idées ambiantes ; qu’il dut se développer, se modifier et, qui sait ? traverser peut-être des crises morales. Il semble bien que le meurtre du duc d’Enghien, par exemple, marque pour lui une de ces crises, et qu’il n’ait pas été tout à fait le même avant et après cet attentat. M. Taine, qui le voit immuable, le voit aussi presque surnaturel. Il lui prête des facultés qui dépassent par trop la mesure humaine. Croyez-vous que les « trois atlas » que Napoléon portait dans sa tête fussent vraiment complets ? Moi pas ; j’y soupçonne des lacunes. Seulement Napoléon faisait croire qu’ils étaient complets.

En second lieu, M. Taine fait son héros un peu trop inhumain, ne lui laisse pas un seul bon sentiment. Mais il me paraît presque impossible qu’un homme placé au-dessus des autres hommes, un conducteur de peuples, n’ait jamais de vues supérieures à son intérêt personnel, du moins dans les choses où cet intérêt se confond avec l’intérêt général. Or, il se trouve que, jusqu’en 1809, ce qui est utile à l’empereur est utile à la France. Il a donc pu avoir cette illusion que son œuvre était bonne à d’autres qu’à lui et, par suite, lui survivrait. Son orgueil même y trouvait son compte. La gloire la plus haute, c’est de fonder ce qui dure ; et ce qui n’est fait que pour un seul ne dure pas. Napoléon n’a pas pu l’oublier toujours. Le genre d’égoïsme que M. Taine lui attribue finirait par être inconcevable. Par la force des choses, ayant besoin, pour être grand, de l’assentiment des hommes, même dans l’avenir, il lui était presque interdit d’être égoïste de la façon dont peut l’être un marchand ou un voleur.

Au reste, dans la sphère où il se mouvait, l’orgueil se teint forcément de mysticisme. Quand on n’a aucun front terrestre au-dessus de soi, on y sent l’inconnu. Se croire pétri d’un autre limon que le commun des hommes, c’était pour Napoléon une manière d’être religieux ; car dès lors il se sentait « élu ». Il lui paraissait donc légitime de tout rapporter à lui. Tandis qu’il essayait de réaliser son rêve gigantesque de domination universelle, apparemment il songeait au passé et à l’avenir, il se comparait, il se « situait » dans l’histoire, il se considérait comme l’un des grands ouvriers du drame humain, et sa destinée était pour lui-même un mystère dont il frissonnait…

 Rien d’humain ne battait sous son épaisse armure.

Cela n’est vrai que d’une vérité simplifiée et lyrique. Napoléon à Sainte-Hélène parlait de « ce pays qu’il avait tant aimé ». Pourquoi ne pas le croire un peu ? Il l’aimait, dit M. Taine, comme le cavalier aime sa monture. Mais cet amour du cavalier pour son cheval peut être profond. L’empereur aimait dans la France sa propre gloire, dont elle était l’indispensable instrument. Quand il passait sur le front de sa grande armée, et qu’il songeait que ces milliers d’hommes étaient prêts à mourir pour son rêve, savons-nous ce qui remuait en lui ? Tout n’était pas jeu dans la cordialité brusque avec laquelle il traitait ses vétérans. On aime toujours ceux pour qui on est un dieu. La conception de M. Taine suppose chez Napoléon une possibilité de se passer de sympathie, à laquelle j’ai peine à croire. Il le parque dans un tel isolement moral que l’air y doit être irrespirable pour une poitrine humaine. Lui seul d’un côté, — et l’univers de l’autre ! Une telle situation serait effroyable. Je doute qu’un homme né de la femme la puisse soutenir. Je suis sûr que l’égoïsme de Napoléon avait des défaillances. Néron même a eu des amis.

Puis, malgré tout, l’empereur était un peu de son temps. Il aimait la tragédie. En littérature, il avait le goût, si j’ose dire, un peu « pompier ». — Il n’était pas proprement cruel ; j’entends qu’il n’a fait tuer presque personne en dehors des champs de bataille. Il a certainement aimé Joséphine. Il s’est bien conduit avec Marie-Louise, peut-être parce qu’elle était « née ». M. Taine nous dit qu’en certaines circonstances, par exemple à la mort de quelque vieux compagnon d’armes, il avait des accès de sensibilité et de douleur, — suivis de rapides oublis. Qu’est-ce à dire, sinon qu’il était quelquefois comme nous sommes presque tous ? Bref, c’était un être humain à peu près normal, — sauf par les points et dans les moments où il était anormal et surhumain.

Et c’est ainsi que, par un détour, je donne raison à M. Taine. Il n’avait à tenir compte que de ces moments-là. Il est probable que Napoléon ne donnait pas tous les jours un coup de pied dans le ventre à Volney. Il y a apparence qu’il n’était pas, à tous les instants de sa vie, et dans les proportions énormes qu’on a vues, l’effrayant condottiere échappé de l’Italie du quinzième siècle. Mais il l’était au fond. Or, c’est ce fond intime et permanent que M. Taine a voulu dégager. M. Taine peint les hommes en philosophe plus qu’en historien ou en romancier. Il ne fait pas évoluer son modèle dans l’espace et dans le temps, et il ne tient pas compte de ce qu’il peut avoir de commun avec les autres hommes. Il le décompose ; il saisit et définit ses facultés maîtresses, et élimine le reste. Et assurément, ces facultés n’agissent pas, dans la réalité, d’une façon continue : mais elles sont pourtant le véritable et suprême ressort d’une âme. Les analyses de M. Taine seraient donc justes, si elles restaient inanimées.

Le malheur, c’est que ce philosophe a l’imagination d’un poète ; c’est qu’il a, à un degré surprenant, le don de la vie, et alors voici ce qui se passe. Ces ressorts généraux d’un caractère et d’un esprit, après les avoir atteints et définis, il les rapproche, il les anime, il les met en branle. Nous voyons les « facultés maîtresses » agir à la manière de roues reliées par des courroies ou mues par des engrenages. Les âmes qu’il a décomposées et réduites à leurs éléments essentiels prennent des airs de machines à vapeur, de léviathans de métal d’une force effroyable et aveugle. Ils vivent, mais d’une vie qui ne paraît plus humaine. C’est donc la méthode et le style de M. Taine qui font paraître son Napoléon monstrueux, — monstrueux comme son Milton ou son Shakespeare, monstrueux comme ses jacobins. Au fond, il n’est point si faux.

— « Mais ce monstre, dit-on, a fasciné sa génération. Il a été le grand amour de millions et de millions d’hommes. Il suffisait de l’approcher pour subir l’ascendant de sa volonté et pour lui appartenir. Pendant la retraite de Russie, quand les soldats gisaient dans la neige, à demi-morts, si quelqu’un disait : « Voilà l’ennemi ! » personne ne bougeait ; mais si l’on criait : « Voilà l’empereur ! » tous se levaient comme un seul homme. C’est ce que M. Taine n’explique point. Ce qui manque dans son étude, c’est la silhouette du « petit caporal ». Oui, c’est vrai, M. Taine a publié le Napoléon de la légende. Sans doute il a répondu sur ce point en faisant le compte des conscrits réfractaires. Mais cette réponse ne vaut que pour les dernières années. Jusqu’à Moscou, le peuple aimait Napoléon. Et surtout il l’a adoré depuis sa mort. Le peuple est grand admirateur de la force et de la grandeur matérielle.

On reprend : « Le peuple a raison. Napoléon nous a donné la gloire. Ce n’est certes pas le moment d’en faire bon marché. Vous dites que les millions d’hommes qu’il a fait tuer n’ont servi de rien, puisqu’il a laissé la France plus petite qu’il ne l’avait prise ? Plus petite ! Ne le croyez pas. Il l’a laissée plus grande du souvenir de cent victoires. Il a fait la guerre pendant vingt ans : cela veut dire que, pendant vingt années, il a tenu haut l’âme de ce peuple, en exaltant chez lui le courage, la fierté, l’esprit de sacrifice. Ah ! vienne un monstre comme celui-là, qui nous secoue enfin et qui nous venge ! »

Ces considérations n’ont point ému M. Taine. Pourquoi ? Parce que ce philosophe positiviste est un homme très moral. La gloire militaire ne l’éblouit pas : car, partout ailleurs que dans la guerre défensive, elle n’est que la gloire d’opprimer et de dépouiller les autres, et ce qu’elle satisfait chez le vainqueur, ce sont les instincts les plus cupides et le plus brutal orgueil. Cette gloire, c’est la pire de ces « grandeurs de chair » dont Pascal parle avec mépris. Venir se vanter aujourd’hui des conquêtes du premier empire, c’est justifier la conquête allemande. Hoche ou Marceau, voilà ce qu’il nous faudrait Mais un Napoléon Bonaparte, le ciel nous en préserve !

Et puis, M. Taine est tendre. Ne vous récriez pas. Les quatre millions d’hommes tués, et la somme de douleurs humaines que cela suppose, le découragent d’admirer le grand empereur. Ce qui arrive ici est assez singulier. Ce sont les spiritualistes, les idéalistes, les gens bien pensants et les plus belles âmes du monde qui nous disent : — Napoléon fut un monstre ? Qu’importe, puisqu’il a fait la France glorieuse ! (entendez : puisque nous lui devons de pouvoir dire aux Allemands : « Vous avez été atroces, mais nous l’avons été encore plus il y a quatre-vingts ans, et cela nous console »). — Et c’est M. Taine, le philosophe « matérialiste », celui qui a écrit que le vice et la vertu étaient des produits comme le sucre et le vitriol, c’est lui qui réprouve, de quelque éclat qu’elles soient revêtues, l’injustice et la violence ! C’est lui, l’homme qui considère l’histoire comme un développement nécessaire de faits inévitables et qui a toujours goûté en artiste les manifestations de la force, — c’est lui qui aujourd’hui se fond en pitié ! Nul n’a peint de couleurs plus brillantes le déroulement immoral de l’histoire, — et voilà qu’il souffre, comme une femme compatissante et naïve, de cette immoralité ! Ce contraste d’une philosophie très cruelle et d’un coeur très humain me paraît charmant. Déjà le sang versé par la Révolution l’avait empli d’horreur, jusqu’à troubler, peu s’en faut, sa clairvoyance. Certes, je ne lui reproche point cette faiblesse, et je la proclame bienheureuse. Car « je hais, comme dit Montaigne, cruellement la cruauté », et j’aimerais mieux, je vous le jure, être privé des « bienfaits de la Révolution » et vivre dans la plus fâcheuse inégalité civile, — et qu’on n’eût pas coupé la tête de Marie-Antoinette et celle d’André Chénier.