Les Contemporains/Première série/J.-K. Huysmans

Société française d’imprimerie et de librairie (Première sériep. 311-335).

J.-K. HUYSMANS


Faire partie d’une École, être enrôlé sous un drapeau, cela peut être utile à l’écrivain qui débute, mais cela peut ensuite se retourner contre lui. Les lecteurs superficiels ne sont pas éloignés de regarder, encore aujourd’hui, les auteurs des Soirées de Médan comme de simples imitateurs d’Émile Zola. On met à part Guy de Maupassant dont l’originalité saute aux yeux ; mais, pour les autres, on se figure volontiers que le goût des réalités brutales est leur tout ; que ce caractère, qui leur est commun, est aussi leur unique caractère ; qu’ils sont pareils et indiscernables. Pourtant MM. Huysmans, Céard, Hennique diffèrent de leur maître par plus d’un côté et ne se ressemblent point entre eux. M. Huysmans, surtout, a sa vision du monde, ses manies et sa forme, et est assurément un des écrivains les plus personnels de la jeune génération.

Allez au fond de son œuvre : vous trouverez d’abord un Flamand très épris du détail, avec un vif sentiment du grotesque ; puis le plus dégoûté, le plus ennuyé et le plus méprisant des pessimistes ; un artiste enfin, très incomplet, mais très volontaire, très conscient et raffiné jusqu’à la maladie : le représentant détraqué des outrances suprêmes d’une fin de littérature.

Voyons comment s’est développé ce qu’il y a de personnel dans son talent jusqu’au jour où il s’est lui-même décrit et défini ; comment l’esprit de des Esseintes perce dans ses premiers romans, comment tout y est déjà pris à rebours et comment tout y prépare le livre qui porte ce titre inquiétant.


I

Sac au dos est peut-être le récit le plus vraiment triste des Soirées de Médan, celui qui implique la conception la plus méprisante des choses humaines. C’est la guerre vue dans les wagons de bestiaux et dans les salles puantes d’hôpital, une interminable enfilade de détails médiocres et misérablement douloureux. L’unité d’intérêt, où est-elle ? Dans les entrailles du héros (il ne s’agit point des « entrailles » prises au figuré). Sa préoccupation dominante est celle-ci : quand pourra-t-il se soulager dans un endroit propre ? La bassesse excessive et paradoxale de la donnée, la vision très nette et un peu fiévreuse des détails infimes de la vie extérieure, un atroce sentiment de la platitude et de l’ennui de l’existence, un style brusque, inégal et violent, voilà ce qui frappe déjà dans Sac au dos et ce que vous retrouverez dans les autres romans de M. Huysmans.

C’était le temps héroïque du roman naturaliste, le temps où beaucoup croyaient (et quelques-uns le croient encore) que la peinture exclusive et farouche des hideurs de la réalité est le dernier mot de l’art. Dès lors, quel meilleur sujet que l’histoire d’une fille hystérique dans le Paris populaire ou bohème ? Marthe, dépravée de bonne heure, est chanteuse de café-concert, traverse une maison de filles, se partage entre un vieux cabotin de Bobino et un homme de lettres, vit quelque temps avec l’artiste qui se lasse d’elle, puis avec le cabot, devenu marchand de vin et qui la bat quand il est ivre. Entretenue un moment par un imbécile qui l’ennuie et qu’elle lâche, elle rentre enfin, éreintée, abrutie, dans la maison de joie. Le cabot alcoolique finit par l’hôpital, l’homme de lettres par le mariage.

Voici maintenant les Soeurs Vatard : Céline qui fait la noce, Désirée qui est sage et rêve d’un honnête mariage. Toutes deux, bonnes filles. Céline a d’abord pour amant Anatole, un alphonse loustic, puis le peintre impressionniste Cyprien Tibaille, qui l’aime parce qu’elle est « peuple », tout en souffrant de sa bêtise et qui la traite du reste comme un être inférieur : si bien qu’elle le quitte un beau jour pour revenir à Anatole. — Désirée pendant ce temps-là aime un brave ouvrier un peu timide, Auguste. Mais ils finissent par se fatiguer l’un de l’autre et chacun se marie de son côté. Et puis c’est tout.

À travers ces deux romans (dont le premier surtout, Marthe, est très imparfait), éclate un don précieux, le don de saisir et de fixer les détails des objets extérieurs, et aussi le don d’exprimer, en traits véhéments et crus, les côtés grotesques de la vie. M. Huysmans doit tenir cet héritage de ses aïeux flamands. Il a des silhouettes et des scènes qui rappellent Téniers et plus encore Jordaëns.

Mais en même temps certains partis pris se font sentir, par où se précise la physionomie littéraire de M. Huysmans. Ces détails, qu’il sait rendre avec intensité, il les choisit à plaisir bas, répugnants et misérables, et il apporte dans ce choix une espèce d’ironie cruelle et de mépris qui ne sont point, je crois, dans l’œuvre de M. Émile Zola, sereine malgré tout.

L’impression de platitude et de tristesse est encore augmentée par l’absence volontaire de plan, de composition, d’intérêt dans le récit. Les sujets sont bas : mais au moins pourraient-ils devenir dramatiques (à la façon de l’Assommoir ou de Nana), si l’auteur y marquait par larges étapes le progrès de quelque vice, de quelque dégradation, ou le développement de quelque puissance malfaisante accumulant des ruines dans la boue. Mais point : nul mouvement ordonné vers un but et qui donne l’idée d’un drame ; pas d’histoire construite en vue d’un effet d’ensemble et où toutes les parties apparaissent comme nécessaires. M. Huysmans va presque au hasard. Ses romans sont comme invertébrés ; les diverses parties ne se tiennent pas, ne dépendent point les unes des autres. L’histoire de Marthe pourrait finir beaucoup plus tôt ou traîner indéfiniment, et ce serait toujours la même chose. De même la vie de Céline et celle de Désirée, découpées par morceaux, au petit bonheur, se déroulent parallèlement avec une parfaite monotonie. L’interminable série des rendez-vous de Désirée et d’Auguste, des tête-à-tête de Céline et de Cyprien, se prolonge, on ne sait pourquoi, et, quand elle finit, on se demande pourquoi c’est à ce moment-là plutôt qu’à un autre. Il y a vingt scènes toutes pareilles dans des milieux à peine différents. Évidemment l’écrivain s’applique à nous donner une énervante impression de piétinement sur place. On rapporte de là un sentiment accablant de l’insignifiance de la vie, et c’est sans doute ce qu’il a voulu.

La manière de M. Huysmans rappelle donc, à quelques égards, celle de Flaubert, dans l’Éducation sentimentale, ce prodigieux roman où il n’arrive rien, où tout est quelconque, événements et personnages. Et, par d’autres côtés, M. Huysmans se rattache évidemment à l’auteur de l’Assommoir. Il aime, comme Zola, à exprimer la laideur de la vie et, comme Flaubert, il en fait sentir « l’embêtement » en évitant tout ce qui ressemble à une composition dramatique. Ce qui est propre à M. Huysmans, c’est d’abord, si l’on veut, cette sorte de combinaison des deux manières ; mais, de plus, M. Huysmans ne s’abstrait jamais de son œuvre : il s’y met tout entier à chaque instant. Dans chacun de ses romans un personnage le représente, et l’on dirait que c’est ce personnage qui a écrit le roman. Léo, dans Marthe, et surtout Cyprien Tibaille, dans les Soeurs Vatard, sont déjà comme un premier crayon de des Esseintes.

M. Huysmans est une espèce de misanthrope impressionniste qui trouve tout idiot, plat et ridicule. Ce mépris est chez lui comme une maladie mentale, et il éprouve le besoin de l’exprimer continuellement. En moins de vingt pages (les Soeurs Vatard, pp. 128-sqq.), il souffre de la joie grossière des Parisiens le dimanche, il note « le sentimentalisme pleurnichant du peuple », il a des « écoeurements » à voir « les bandes imbéciles des étudiants qui braillent » et cette « tiolée de nigauds qui s’ébattent dans des habits neufs, de la place de la Concorde au Cirque d’été ». Ces mépris, au reste, n’ont rien de bien original, ni de bien philosophique non plus. Mais voici qui est particulier : bien que personne ne supporte plus mal que lui la platitude de l’humanité moyenne, c’est cette platitude qu’il s’obstine à peindre. De même, il est extrêmement sensible à la saleté, à l’odeur, à la misère, aux spécimens d’art grotesque et lamentable des rues de faubourgs et aux lugubres paysages de la banlieue. Et cependant il les préfère à tout, il s’y confine avec délices. Il est, comme Cyprien, « à l’affût de sites disloqués et dartreux », et s’il nous mène, par exemple, « près de la place Pinel, derrière un abattoir », il nous vantera « la funèbre hideur de ces boulevards, la crapule délabrée de ces rues ».

Comment cela ? N’y a-t-il point là quelque contradiction ? Nous touchons au fond même du « naturalisme ». Ce que M. Huysmans méprise en tant que réalité, il l’apprécie d’autant plus comme matière d’art. D’ordinaire, ce qui intéresse dans l’œuvre d’art, c’est à la fois l’objet exprimé et l’expression même, la traduction et l’interprétation de cet objet : mais quand l’objet est entièrement, absolument laid et plat, on est bien sûr alors que ce qu’on aime dans l’œuvre d’art, c’est l’art tout seul. L’art pur, l’art suprême n’existe que s’il s’exerce sur des laideurs et des platitudes. Et voilà pourquoi le naturalisme, loin d’être, comme quelques-uns le croient, un art grossier, est un art aristocratique, un art de mandarins égoïstes, le comble de l’art, — ou de l’artificiel.

Il semble pourtant que le cas de M. Huysmans soit encore plus singulier, qu’il ait une espèce d’amour du laid, du plat, du bête, qu’il l’aime pour le plaisir de le sentir bête, plat et laid. Après tout, ce sentiment, continuel et outré chez M. Huysmans, ne nous est pas entièrement étranger. Qui ne s’est délecté parfois, dans quelque café-concert, à prendre un bain de bêtise et de crapule ? C’est un plaisir d’orgueil et c’est aussi un plaisir d’encanaillement. Même à la fin, parmi cette volupté paradoxale, nous sentons naître en nous un imbécile et une brute, et ces trivialités et ces sottises flattent je ne sais quoi de bas et de mauvais que nous portons au fond de notre âme depuis la chute originelle.

Une affectation de mépris pour la réalité vulgaire, et, en même temps, une prédilection exclusive pour cette réalité même dès qu’il s’agit d’art : ces deux sentiments s’engendrent peut-être l’un l’autre et forment, en tout cas, le naturalisme de M. Huysmans, qui n’est pas un naturalisme très naturel.

Et, par exemple, il se monte vraiment un peu trop la tête sur la beauté particulière des rues de Paris. Hé ! nous les connaissons, nous les aimons, nous savons qu’elles sont vivantes et pittoresques. Mais M. Huysmans fait de cela un grand mystère. Il nous enseigne à un endroit que chaque quartier de Paris a sa physionomie propre et il se vante d’avoir découvert la formule de la rue Cambacérès. Ce qui fait le caractère de cette rue, c’est qu’elle est habitée par une bourgeoisie riche et rechignée et par une valetaille surtout anglaise. «… Voyons, mettons un peu d’ordre dans nos idées : ce quartier est complexe, mais je le démêle. Deux éléments dissemblables et découlant l’un de l’autre, pourtant, le marquent d’un cachet personnel (M. Huysmans, j’ai hâte de le dire, n’écrit pas toujours comme cela). Sur la triste et banale opulence de la toile du fond se détache toute la joviale crapule des domestiques. Ah ! c’est là la note vraie, etc. » Et là-dessus M. Huysmans s’excite et s’émerveille. Il n’y a peut-être pas de quoi.


II

En ménage et À vau l’eau marquent un nouveau progrès de la tristesse méprisante de M. Huysmans.

Là, d’abord, la personne du romancier s’étale, déborde. C’est lui qui est au premier plan. Il y a encore des « filles », naturellement ; mais André, Cyprien et même, comme on verra, M. Folantin, c’est M. Huysmans. Du moins, il exprime par leur bouche tous ses sentiments sur la vie et ses idées sur l’art.

Puis ces deux œuvres, d’importance et de valeur très inégales (car En ménage est par endroits un beau livre, tandis que le charme spécial d’À vau l’eau, très vanté par quelques-uns, m’échappe encore), se distinguent par une bassesse volontaire de conception où M. Huysmans n’avait pas encore atteint. Je dis « bassesse » en me conformant sans y songer à l’ancienne poétique qui établissait une hiérarchie des genres et des sujets ; mais pour la nouvelle École comme pour les stoïciens, quoique dans un tout autre esprit, « rien n’est vil dans la maison de Jupiter ».

Le sujet d’En ménage, c’est l’ennui et la difficulté qu’il y a, passé trente ans, à trouver des femmes et, d’autre part, l’impossibilité de s’en passer. — André, romancier naturaliste de son état, rentrant chez lui sans être attendu, trouve sa femme avec un amant. Il s’en va sans rien dire, recommence sa vie de garçon et, après une laborieuse série d’expériences, finit par reprendre sa femme. Son ami Cyprien Tibaille (déjà vu) finit de son côté par « se mettre » avec une roulure bonne fille, qui a la vocation de garde-malade.

Ne vous y trompez point : ce n’est pas un drame psychologique. André n’avait aucune passion pour Berthe : ce n’est point par ressouvenir, regret, tendresse, faiblesse de cœur ou pitié qu’il la reprend ; ce qui lui pèse, ce n’est point la solitude morale, mais la solitude à table et au lit : le ressort de l’histoire est purement physiologique. Je ne dis point que la préoccupation qui remplit entièrement le temps que passe André loin de sa femme ne tienne pas en effet une grande place dans notre vie : je remarque que c’est peut-être la première fois qu’on cherche à nous intéresser sérieusement, sans grivoiserie comme sans vergogne, à un drame de cet ordre et à en faire le sujet d’un long roman où l’on ne rit pas — oh ! non, — où même le héros s’ennuie tant que cet ennui gagne en maint endroit le lecteur.

La morale de l’histoire n’est pas gaie. Cyprien la donne à la fin du livre :

« C’est égal, dis donc, c’est cela qui dégotte toutes les morales connues. Bien qu’elles bifurquent, les deux routes conduisent au même rond-point. Au fond, le concubinage et le mariage se valent, puisqu’ils nous ont, l’un et l’autre, débarrassés des préoccupations artistiques et des tristesses charnelles. Plus de talent, et de la santé, quel rêve ! »

L’oeuvre n’est point méprisable, il s’en faut. La monotonie de l’état d’esprit d’André, la série banale de ses recherches et de ses expériences finissent par produire une impression d’accablement telle que l’écrivain capable de la donner, d’ennuyer à ce point le lecteur tout en le retenant, a certainement une force en lui. Et le sentiment de la bêtise de la vie se relève ici d’une amertume de plus en plus féroce à l’égard des hommes et des choses. Lisez le passage où Cyprien et André remuent leurs souvenirs de collège : vous verrez à quel point l’imagination de M. Huysmans est bilieuse et noircissante. Les classiques ? des idiots. Les pions ? des brutes méchantes. La nourriture ? infâme. Le collège ? un bagne. — Eh ! là là, nous y avons tous passé, et pourtant notre enfance ne nous apparaît pas si sombre… On avait de bons moments, l’heureuse gaieté absurde et irrésistible de cet âge. Le pion n’était pas toujours un misérable ; le professeur était quelquefois un brave homme qui croyait à la beauté des vers de Virgile et nous y faisait croire. Le menu n’était pas succulent, mais il n’y avait pas toujours des cloportes dans la soupe, — et on redemandait des haricots ! On avait si bon appétit !

Non que j’entende convertir sur ce point M. Huysmans : j’en serais bien fâché, car c’est justement cette imagination haineuse qui donne à ses livres leur saveur. Il aime mépriser, il aime haïr, il aime surtout être dégoûté. À un moment il conduit André dans une infâme gargote de marchand de vin. André a des meubles précieux, est presque riche, et pourrait aller ailleurs. Pourquoi M. Huysmans le conduit-il là ? Uniquement pour le mystérieux plaisir de nous parler une fois de plus d’assiettes mal lavées, de viandes coriaces ou gâtées, de ratas infects et de l’odeur des cuisines inférieures. C’est un de ses sujets préférés ; continuellement il y revient. Et en effet M. Huysmans est dans le monde comme André dans cette gargote. Il mange mal exprès, il crache dans sa soupe, il crache sur la vie et nous dit : Comme elle est sale !

Dans À vau l’eau le sujet est encore plus vil : c’est l’histoire d’un monsieur en quête d’un bifteck mangeable. M. Folantin, employé dans un ministère, cherche un restaurant, un bouillon, une pension, un établissement quelconque où l’on puisse manger convenablement. Il se fait apporter ses repas de chez un pâtissier, et c’est aussi mauvais. Quand M. Folantin a fait ainsi un certain nombre d’expériences inutiles, l’auteur met un point final.

La vision de M. Huysmans s’assombrit encore s’il se peut. Tout est laid, sale et nauséabond. Il nous mène du restaurant qui pue à la chambre garnie du célibataire, froide et misérable, où le feu ne prend pas, où l’on rentre le plus tard possible, le soir. Et toujours la même outrance morose : M. Folantin a trois mille francs d’appointements, il ne peut pas avec cela dîner tous les jours au café Riche ; mais les gens simples auront peine à croire qu’il ne puisse manger, quelquefois, d’assez bonne viande. Seulement, voilà, même quand il demande des oeufs sur le plat, ils sont ignobles. On ne les fait pourtant pas exprès pour lui. C’est un sort.

Ce Folantin est bien extraordinaire. Ce petit employé, qui nous est présenté comme un bonhomme quelconque, a cependant, en littérature, les opinions de des Esseintes. Le Théâtre-Français dégoûte ce plumitif. Un ami l’ayant emmené à l’Opéra-Comique, il trouve Richard idiot et le Pré-aux-Clercs « nauséeux ». « M. Folantin souffrait réellement. »


III

Deux histoires de filles ; l’histoire d’un monsieur qui a la diarrhée ; l’histoire d’un monsieur qui ne veut pas coucher seul et celle d’un autre monsieur qui veut de la viande propre : voilà en résumé l’œuvre romanesque de M. Huysmans. Si j’ajoute que ces basses histoires sont contées dans un style à la fois violent et recherché, on avouera que cette littérature est bien déjà le comble de « l’artificiel ». Désormais M. Huysmans est mûr pour son œuvre maîtresse : À rebours. Et qu’a-t-il fait jusqu’ici que prendre l’art « à rebours » ?

M. Zola est un écrivain suranné, une « perruque » à côté de M. Huysmans. M. Zola raconte les vastes drames de la vie animale ; il peint des dégradations, des corruptions croissantes ; il déroule des histoires qui « marchent », qui ont un commencement et une fin. Au reste il n’a pas de mépris aristocratiques pour les choses qu’il peint et les personnages qu’il fait mouvoir. Son pessimisme est plein de sérénité à côté de la misanthropie aigre de M. Huysmans. Et sa forme paraît purement classique auprès des procédés de composition et de style de l’auteur de Marthe.

À rebours ! Des Esseintes peut venir : ses fantaisies ne pourront pas être beaucoup plus artificielles que celles de M. Huysmans, et les deux ne sont, au reste, qu’un seul et même personnage.


IV

Quelques-uns ont cru voir dans des Esseintes quelque chose comme le Werther ou le René de l’an de grâce 1885, le mal de René s’étant notablement aggravé et modifié dans l’espace de quatre-vingts années.

On connaît le cas de René et des romantiques. C’était en somme le sentiment d’une disproportion douloureuse entre la volonté et les aspirations, avec beaucoup de rêves, d’illusions, de vagues croyances et ce qu’on appelait la mélancolie. Aujourd’hui René n’est plus mélancolique, il est morne et il est âprement pessimiste. Il ne doute plus, il nie ou même ne se soucie plus de la vérité. Il ne sent plus d’inégalité entre son désir et son effort, car sa volonté est morte. Il ne se réfugie plus dans la rêverie ou dans quelque amour emphatique, mais dans les raffinements littéraires ou dans la recherche pédantesque des sensations rares. René avait du « vague à l’âme » ; à présent « il s’embête à crever ». René n’était malade que d’esprit : à présent il est névropathe. Son cas était surtout moral : il est aujourd’hui surtout pathologique.

Vous trouverez la plupart de ces traits chez des Esseintes. Il représente en plus d’un endroit « l’ennuyé » d’aujourd’hui. Par malheur beaucoup d’autres traits font de lui un simple maniaque, un fou d’une espèce particulière, une figure absolument spéciale et exceptionnelle, et dont la peinture a trop souvent l’air d’un jeu d’esprit un peu lourd, d’une gageure laborieuse. Jugez plutôt.

Des Esseintes, éreinté par des excès de toutes sortes et atteint d’une maladie nerveuse, se retire dans une solitude aux environs de Paris pour y goûter les douceurs d’une vie entièrement artificielle.

Cette vie, il l’a commencée déjà. Il a aimé une femme ventriloque pour le plaisir d’avoir peur quand elle parlait du ventre au milieu de leurs ébats. Une fois, s’étant procuré un sphinx en marbre noir et une chimère en terre polychrome, il a fait réciter par sa maîtresse le dialogue de la Tentation de saint Antoine entre la chimère et le sphinx. Un jour il a eu la fantaisie de mener dans une maison de joie, très chère, un petit vagabond et lui a payé un abonnement dans la maison, — et cela afin de former un assassin. Un autre jour, pour célébrer un de ces accidents qui regardent Ricord, il a offert à ses amis un souper noir, sur une nappe noire, dans une salle tendue de noir, avec des mets et des vins noirs. — Et il va sans dire qu’il a connu les amours d’Alcibiade.

Donc après tous ces exploits d’un néronisme un peu puéril, il se retire dans sa tour d’ivoire, où il dormira le jour et veillera la nuit. Il s’arrange un cabinet de travail orange avec des baguettes et des plinthes indigo ; une petite salle à manger pareille à une cabine de navire et, derrière la vitre du hublot, un petit aquarium où nagent des poissons mécaniques ; et une chambre à coucher où il imite avec des étoffes précieuses la nudité d’une cellule de chartreux.

Une nuit il passe en revue sa bibliothèque latine. Virgile est un cuistre et un raseur ; Horace a des grâces éléphantines ; Cicéron est un imbécile et César un constipé ; Juvénal est médiocre malgré quelques vers « durement bottés ». Mais Lucain, quel génie ! Et Claudien ! et Pétrone ! « Celui-là était un observateur perspicace, un délicat analyste, un merveilleux peintre ! » Pourtant rien ne vaut les écrivains de la pleine décadence, « leur déliquescence, leur faisandage incomplet et alenti, leur style blet et verdi ». Prudence, Sidoine, Marius Victor, Paulin de Pella, Orientius, etc., voilà ceux qu’il faut lire !

Tout cela est amusant ; mais, comme dit l’autre, j’ai de la méfiance. M. Huysmans a-t-il lu, vraiment lu, les auteurs dont il nous parle ? Et, par exemple, prenons Virgile et laissons le poète pour ne retenir que le versificateur. Où diable M. Huysmans a-t-il vu « cette prosodie pédante et sèche, la contexture de ces vers râpeux et gourmés, dans leur tenue officielle, dans leur basse révérence à la grammaire, ces vers coupés, à la mécanique, par une imperturbable césure, tamponnés en queue, toujours de la même façon, par le choc d’un dactyle contre un spondée, etc. » ? Des Esseintes, mon ami, vous êtes un nigaud. Par quoi voudriez-vous que Virgile terminât ses hexamètres sinon par un dactyle et un spondée ? Et vous avez tort, tout de suite après, de tant vous émerveiller sur la versification de Lucain : car c’est justement celle de Lucain qui est monotone ; et c’est la langue de Lucain qui est abstraite et sèche. Et quant à vos admirations pour les écrivains de l’extrême décadence, si elles sont sincères, grand bien vous fasse ! Ils peuvent amuser un quart d’heure par leurs enfantillages séniles ; mais ce sont eux qui sont des radoteurs et des crétins : lisez-les plutôt.

Là-dessus on apporte à des Esseintes une tortue dont il a fait glacer d’or et garnir de pierreries toute la carapace. Puis il ouvre une armoire à liqueurs et se compose une symphonie de saveurs, chaque liqueur correspondant à un instrument : le curaçao sec à la clarinette, le kummel au hautbois, l’anisette à la flûte, le kirsch à la trompette, le gin au trombone. Après quoi il regarde ses tableaux et ses estampes : deux Salomés de Gustave Moreau, des planches de Luyken, représentant des supplices de martyrs, des dessins d’Odilon Redon : « Une araignée logeant au milieu de son corps une face humaine, un énorme dé à jouer où cligne une paupière triste. » Puis il se rappelle son passé, son enfance chez les Jésuites. Il fait un peu de théologie et revient, en passant par l’Imitation, aux conclusions de Schopenhauer.

Un jour il se fait apporter une collection d’orchidées. Pourquoi ? Parce que ce sont « des fleurs naturelles imitant des fleurs fausses ». Et il est ravi : « Son but était atteint, aucune ne semblait réelle ; l’étoffe, le papier, la porcelaine paraissaient avoir été prêtés par l’homme à la nature pour lui permettre de créer des monstres. » Beaucoup de ces plantes ont comme des plaies, semblent rongées par des syphilis. « Tout n’est que syphilis », songe des Esseintes. Sur quoi il a un cauchemar horrifique et très compliqué.

Il se donne alors un concert de parfums (comme tout à l’heure un concert de saveurs). Puis, comme il pleut, l’envie lui prend d’aller à Londres. Il part, achète un guide au Galignani’s Messenger, entre dans une bodéga pleine d’Anglais, y boit du porto, dîne, en attendant le train, de mets anglais dans une taverne anglaise au milieu de têtes d’Anglais et, estimant qu’il a vu l’Angleterre, revient chez lui.

Là il revoit sa bibliothèque française. Baudelaire est son dieu : aussi l’a-t-il fait relier en peau de truie. Il méprise Rabelais et Molière, et se soucie fort peu de Voltaire, de Rousseau, « voire même de Diderot ». Il parcourt sa bibliothèque catholique ; il a quelque sympathie pour Lacordaire, Montalembert, M. de Falloux, Veuillot, Ernest Hello, et il goûte assez le mysticisme sadique de M. Barbey d’Aurevilly.

Après un intermède pessimiste pendant lequel il dit en passant son fait à saint Vincent de Paul (car « depuis que ce vieillard était décédé, on recueillait les enfants abandonnés au lieu de les laisser doucement périr sans qu’ils s’en aperçussent »), des Esseintes revient à ses livres. Balzac et « son art trop valide » le froissent. Il n’aime plus les livres « dont les sujets délimités se relèguent dans la vie moderne ». De Flaubert, il aime la Tentation ; d’Edmond de Goncourt, la Faustin ; de Zola, la Faute de l’abbé Mouret. Poë lui plaît, et Villiers de l’Isle-Adam. Mais rien ne vaut Verlaine, ni surtout Stéphane Mallarmé ! Le théâtre, étant en dehors de la littérature, n’est pas même mentionné. En fait de musique, des Esseintes ne goûte, avec « la musique monastique du moyen âge », que Schumann et Schubert.

Cependant des Esseintes est de plus en plus malade (oh ! oui !). Il a des hallucinations de l’ouïe, de la vue et du goût. Le médecin appelé lui ordonne un lavement à la peptone : L’opération réussit et des Esseintes ne put s’empêcher de s’adresser de tacites félicitations à propos de cet événement qui couronnait, en quelque sorte, l’existence qu’il s’était créée ; son penchant vers l’artificiel avait maintenant, et sans même qu’il l’eût voulu, atteint l’exaucement suprême (sic) ; « on n’irait pas plus loin ; la nourriture ainsi absorbée était, à coup sûr, la dernière déviation qu’on pût commettre (sic) ». Enfin, le médecin lui enjoint, sous peine de mort, de rentrer à Paris. Des Esseintes, à cet instant, a un léger accès de catholicisme tempéré par cette considération que « d’éhontés marchands fabriquent presque toutes les hosties avec de la fécule de pommes de terre » où Dieu ne peut descendre. « Cette perspective d’être constamment dupé, même à la sainte Table, n’est point faite, se dit des Esseintes, pour enraciner des croyances déjà débiles. » Et tout finit par une malédiction générale. L’aristocratie est idiote, le clergé déchu, la bourgeoisie ignoble. « Ah ! croule donc, société ! meurs donc, vieux monde ! »

Et le lecteur n’est pas troublé le moins du monde, pas plus qu’il n’a été troublé auparavant. Car c’est là le malheur de ce livre, d’ailleurs divertissant : il ressemble trop à une gageure et on a peur d’être dupe en le prenant trop au sérieux.

L’impression totale est donc équivoque. On voit bien que des Esseintes est un maniaque, un fou, ou tout bonnement un imbécile très compliqué. Mais (et de là notre malaise) l’auteur a tout l’air de nous présenter cet abruti comme un homme très fort dont le raffinement a des mystères qui ne sont accessibles qu’aux hommes forts comme lui. Il a l’air de nous dire à l’oreille : « Savez-vous quel est le plus grand écrivain de la littérature latine ? C’est Rutilius. Le plus grand artiste ? C’est Odilon Redon. Le plus grand poète ? C’est Stéphane Mallarmé. La décadence ! oh ! la décadence !… Et l’artificiel !… oh ! l’artificiel ! C’est le fin du fin ! »

« L’artifice paraissait à des Esseintes la marque distinctive du génie de l’homme.

« Comme il le disait, la nature a fait son temps ; elle a définitivement lassé, par la dégoûtante uniformité de ses paysages et de ses ciels, l’attentive patience des raffinés. Au fond, quelle platitude de spécialiste confiné dans sa partie ! quelle petitesse de boutiquière, tenant tel article à l’exclusion de tout autre ! quel monotone magasin de prairies et d’arbres ! quelle banale agence de montagnes et de mers ! »

Si ceci n’est pas une agréable plaisanterie, c’est une bonne naïveté, puisque nous ne pouvons rien concevoir qu’avec les données que nous fournit la nature. Nos imaginations les plus folles, c’est à la nature que nous en empruntons les éléments : comment donc serait-elle monotone ?

Enfin, va pour l’« artificiel » ! Mais le mot a plusieurs sens. L’artificiel, c’est le raffinement extrême de l’art. Si l’art est « l’homme ajouté à la nature » ou « la réalité vue à travers un tempérament », l’artificiel sera le dernier degré de cette transformation de la réalité. Ou bien l’artificiel, c’est le contraire du naturel entendu au sens ordinaire ; c’est donc le désir maladif de ne pas ressembler aux autres, de ne rien faire comme eux, la recherche de la distinction à tout prix. Ou bien encore l’artificiel, c’est simplement l’illusion de la réalité produite par des procédés surtout mécaniques. Les automates, les musées de cire, voilà de l’artificiel. Dans ce dernier sens, l’artificiel est ce qu’il y a de plus opposé à l’art.

Eh bien ! j’ai peur que des Esseintes, qui entend souvent l’artificiel dans les deux premiers sens que j’ai indiqués, ne l’entende aussi quelquefois dans le dernier. Sa salle à manger-cabine, avec son aquarium aux poissons mécaniques, ne dirait-on pas une fantaisie de bourgeois en délire ? Il y a du Pécuchet dans des Esseintes. Pécuchet et Bouvard, eux aussi, aiment l’artificiel : qu’on se rappelle leur jardin.

Et avec tout cela cette figure falote de des Esseintes reste intéressante. Serait-elle plus vraie et plus générale que je ne l’avais cru ? Après tout, des Esseintes, c’est peut-être en effet Werther éreinté, fourbu, névrosé, avec une maladie d’estomac et quatre-vingts années de littérature en plus. Et il y a dans son cas, quoique poussé jusqu’à la plus folle outrance, quelque chose que nous comprenons. Oui, parfois on est las de l’art et de la littérature, dégoûté des chefs-d’œuvre, car les chefs-d’œuvre sont les pères des rengaines et des livres méprisables. On trouve tout fade, même le roman naturaliste qui est pourtant le plus artificiel des genres, et l’on se demande si tout cela n’est pas ridicule et stupide ? Et alors quel refuge ? La sensation, la seule chose qui ne trompe pas. L’art nouveau, l’art suprême, négation de presque tout l’art antérieur, se réduit peut-être à cette recherche inventive de la sensation rare. Et si cette étude implique une indifférence absolue à l’égard de tout, morale, raison, science, du moins elle réserve et respecte, si je puis dire, le mystère des choses. Des Esseintes n’écrira jamais cette phrase étonnante de M. Berthelot : « Le monde n’a plus de mystères. » Aussi la folie sensationniste de des Esseintes s’allie-t-elle très aisément avec une espèce de catholicisme sadique.

Tout compte fait, M. Huysmans, en dépit des outrances puériles et des incohérences, a décrit une situation d’esprit exceptionnelle et bizarre, mais où nous entrons encore sans trop de peine et qui est, je crois, celle d’un certain nombre de jeunes gens. Il reste dans la mémoire, son des Esseintes, si bien pourri, faisandé et tacheté, — et qui devrait s’appeler des Helminthes : type quasi fantastique du décadent qui s’applique à être décadent, qui se décompose et se liquéfie avec une complaisance vaniteuse et se conjouit d’être pareil à un cadavre aux nuances changeantes et très fines qui se vide avec lenteur…

Le spectacle est complet, car la langue se putréfie comme le reste, est pleine de néologismes inutiles, d’impropriétés et de ce que les pédants appellent des solécismes et des barbarismes. Et de même que les écrivains latins du Ve siècle, tant aimés de des Esseintes, hésitaient sur la syntaxe et même sur les conjugaisons, M. Huysmans n’est pas très sûr de ses passés définis. Il écrit par exemple « requérirent » pour « requirent » et dit couramment : « Cette maladie qu’elle prétendait la poigner », et : « Une immense détresse le poigna ».

Ai-je besoin de dire que, si je signale ces inadvertances, ce n’est point pour en triompher ? Le style de M. Huysmans n’en est pas moins savoureux. Bien plus, je crois que l’ignorance de beaucoup de jeunes écrivains est une des causes de leur originalité, je le dis sans raillerie. Un lettré, un mandarin, a beaucoup plus de peine à être original. Il lui semble, à lui, que tout a été dit, ou du moins indiqué, et que cela suffit. Il a la mémoire trop pleine ; les impressions ne lui arrivent plus qu’à travers une couche de souvenirs littéraires. Mais ces nouveaux venus ont fait de très médiocres humanités : il y paraît à la façon dont ils parlent des classiques. Ils n’ont rien qui les gêne ; il leur semble, à eux, que rien n’a été dit. Ils sont amusants à regarder : ce sont en réalité des primitifs, des sauvages, — mais des sauvages à la fin d’une vieille civilisation et avec des nerfs très délicats. Et vraiment il leur arrive de voir, de sentir plus vivement que les mandarins. Parmi beaucoup de naïvetés, d’enfantillages, de sottises, et tout en inventant quelquefois des choses inventées déjà depuis deux mille ans, ils ont de remarquables trouvailles. Il faut assister avec sympathie à cette invasion de barbares précieux : car peut-être que c’est la dernière poussée originale d’une littérature finissante et qu’après eux il n’y aura rien, — plus rien.