Les Contemporains/Première série/À propos d’un nouveau livre de classe

Société française d’imprimerie et de librairie (Première sériep. 181-192).

À PROPOS D’UN NOUVEAU LIVRE DE CLASSE

ORAISONS FUNÈBRES DE BOSSUET

Nouvelle édition, par M. Jacquinet[1]

Il ne s’agit ici que d’un livre de classe ; mais on en fait de charmants depuis une douzaine d’années. Les écoliers d’aujourd’hui sont bien heureux : ils ne sont point exposés à la fâcheuse erreur de la « jeune guenon » de Florian. On leur sert les noix toutes cassées et même on leur épluche les amandes. Des hommes distingués ont bien voulu écrire pour eux des ouvrages pleins de choses et quelquefois originaux sous une forme modeste ; et plusieurs ont su apporter, soit dans l’explication des textes classiques, soit dans l’exposition des sciences ou de l’histoire, tout le meilleur de leur esprit et de leur expérience.

Cela peut se dire en toute vérité d’un ouvrage récemment paru : la nouvelle édition des Oraisons funèbres de Bossuet, par M. Jacquinet, qui s’adresse aux élèves de rhétorique.

M. Jacquinet, qui a été un des maîtres les plus appréciés de l’École normale et qui a eu pour élèves Prévost-Paradol, Taine, About, Sarcey, me paraît être un remarquable épicurien de lettres. Car c’est bien lui qui a révélé à ses élèves Joubert et Stendhal à une époque où ces deux écrivains, surtout le second, n’avaient pas encore fait fortune ; et cela ne l’empêche point d’être un des plus pieux entre les fidèles de Bossuet.

Vous savez qu’ils sont, comme cela, un certain nombre de bossuétistes qui passent une partie de leur vie à s’entraîner sur le grand évêque. Certes on peut placer plus mal ses complaisances et je comprends mieux, à l’endroit d’un si puissant et si impeccable écrivain, cette espèce de culte de latrie que la malveillance un peu pincée du spirituel Paul Albert ou même de M. Renan. Rien n’est plus noble, rien ne fait un tout plus imposant ni plus harmonieux que le génie, l’œuvre et la vie de Bossuet. Le son que rend sa parole est peut-être unique par la plénitude et l’assurance ; car, outre qu’il avait à un degré qui n’a pas été dépassé le don de l’expression, on sent qu’il est vraiment tout entier dans chacune de ses phrases : la force de son verbe est doublée par la sérénité absolue de sa pensée, par je ne sais quel air d’éternité qu’elle a partout. Sa foi est un élément toujours présent et comme une partie intégrante de la beauté de sa parole. Nul n’est plus naturellement ni plus complètement majestueux.

Je ne relèverai pas le reproche puéril qu’on lui a fait de n’être point un « penseur ». On peut constater, je crois, en lisant le Discours sur l’histoire universelle, la Connaissance de Dieu ou les Élévations, qu’il a pensé aussi vigoureusement qu’il se pouvait dans les limites de la foi traditionnelle : et prenez garde que la reconnaissance même de ces limites était encore chez lui une œuvre de sa pensée. Nous ne pensons plus comme lui, voilà tout. Ce qu’il y a d’irritant, c’est que ce prétentieux reproche lui est trop souvent adressé par des gens qui d’abord ne l’ont pas lu et qui ensuite, si Darwin ou Littré n’avaient pas écrit, seraient fort empêchés de « penser » quoi que ce soit.

Il est donc bien difficile de ne pas admirer un tel homme. Mais d’aller jusqu’à l’amour et jusqu’à la prédilection, cela reste un peu surprenant. Car on éprouve d’ordinaire ce sentiment pour des génies moins hauts, plus rapprochés de nous, plus mêlés, chez qui l’on sent plus de faiblesse, une humanité plus troublée. À vrai dire, je crois qu’il y a souvent dans cette tendresse spéciale pour Bossuet (après le premier mouvement de sympathie qu’il faut bien admettre) un peu de gageure, d’application et d’habitude. Silvestre de Sacy nous fait un aimable aveu. On sait qu’il était un des fervents de Bossuet : seulement il avait beau s’exciter, il ne mordait qu’à demi à l’oraison funèbre de Marie-Thérèse, qui, en effet, paraît un peu… longue. Mais, un jour, à force de s’y reprendre, il y mordit, ou, pour parler plus convenablement, il vit, il crut, il fut désabusé : « Cette oraison funèbre de la reine, qu’autrefois, Dieu me pardonne ! j’avais trouvée presque ennuyeuse, est un chef-d’œuvre de grâce et de pureté. » Ainsi, par un scrupule touchant, à force de vouloir trouver du plaisir dans cette lecture redoutable, il en trouva. Mais Dieu n’accorde la faveur de ces révélations qu’aux hommes de bonne volonté.

L’édition de M. Jacquinet rend cette bonne volonté facile. Le texte des Oraisons funèbres y est accompagné d’un commentaire perpétuel, grammatical et littéraire, qui est un modèle de clarté, de goût et de mesure. Tous ceux qui ont professé savent combien les commentaires de ce genre sont malaisés et comme il est difficile de se défendre, en expliquant un texte, des éclaircissements superflus et des admirations banales. M. Jacquinet a su éviter ces deux fautes : ses remarques sur la langue ne sont point pour lui un prétexte à un étalage d’érudition, et il a l’admiration lucide, exacte, ingénieuse. Il démêle, avec une sagacité qui n’est jamais en défaut, pourquoi et par où ces phrases sont belles, expressives, éloquentes. Nombre de journalistes et de romanciers apprendraient bien des choses rien qu’en lisant ces notes d’un vieux professeur et pressentiraient peut-être ce que c’est enfin que cet art d’écrire que M. Renan niait récemment avec une si noire et si complète ingratitude.

M. Jacquinet a fait précéder les Oraisons funèbres d’une Introduction très substantielle où il nous montre, entre autres choses, que Bossuet a toujours été aussi sincère que le pouvaient permettre les conditions mêmes et les convenances du genre. « Voyez, je vous prie, ajoute M. Jacquinet, si dans notre France démocratique l’oraison funèbre, qui n’est pas du tout morte quoi qu’on dise (elle n’a fait que passer des temples dans les cimetières, en se laïcisant), est devenue plus libre, si elle se pique avec austérité de tout montrer, de tout dire, et s’astreint à des jugements où tout, le mal comme le bien, soit exactement compté. » M. Jacquinet n’a que trop raison sur ce point, et, quant au reste, bien qu’il lui arrive ensuite de rabattre quelque peu dans ses notes les personnages exaltés dans le texte, on trouvera qu’il a très suffisamment lavé Bossuet de l’accusation de flatterie et de complaisance.

Ce n’est pas tout : le soigneux éditeur nous donne une biographie très précise de chaque personnage et, en assez grande abondance, les passages de Mémoires ou de Correspondances qui nous peuvent éclairer sur son compte. Je remarque ici qu’avec une très innocente habileté M. Jacquinet, qui ne veut pas faire de peine à Bossuet, a un peu trop choisi, parmi les témoignages contemporains, ceux qui s’accordent le mieux avec le jugement de l’orateur et a tu pieusement les autres. Enfin, pour dispenser décidément le lecteur de tout effort, le plan de chaque discours est scrupuleusement résumé à la fin du volume.

Voilà certes une édition modèle. Mais savez-vous l’effet le plus sûr de ce luxe intelligent d’explications et de commentaires ? On lit l’Introduction, on parcourt les notes, on effleure les notices, on a plaisir à retrouver là des pages aimables ou belles de Mme de Motteville, de Retz, de Mme de Sévigné, de Mme de La Fayette ou de Saint-Simon. Et puis… on oublie de lire les Oraisons funèbres, car ce n’est presque plus la peine, et d’ailleurs ce serait, par comparaison, une lecture bien austère. M. Jacquinet joue ce mauvais tour à Bossuet : il « l’illustre » si bien qu’il ne nous laisse plus le temps de le lire, et l’on a peur aussi que le texte ne soit beaucoup moins agréable que les éclaircissements. Les élèves qui auront cette commode édition entre les mains n’y liront pas un mot de Bossuet. Ils se contenteront des « analyses résumées », les misérables ! Et, au fond, — bien entre nous — sauf les morceaux connus (Celui qui règne dans les cieux… Un homme s’est rencontré… Ô nuit désastreuse !… Restait cette redoutable infanterie… Venez, peuples…), qui a jamais lu les Oraisons funèbres ? Jules Favre autrefois, à ce qu’on assure, et peut-être M. Nisard, et de nos jours M. Ferdinand Brunetière.

On a grand tort pourtant de ne pas les lire. Pourvu qu’on s’y applique un peu, on ne jouit pas seulement du charme impérieux de ce style qui, avec toute sa majesté, est si libre, si hardi, si savoureux, aussi savoureux vraiment que celui de Mme de Sévigné ou de Saint-Simon : grâce aux annotations et aux appendices de M. Jacquinet, qui rafraîchissent nos souvenirs et nous permettent de saisir toutes les intentions et de suppléer aux sous-entendus, on voit revivre les morts illustres sur qui cette grande parole est tombée, et l’on s’aperçoit que c’étaient des créatures de chair et de sang et que presque tous ont eu des figures expressives et originales et des destinées singulières.

Voici Henriette de France, une petite femme sèche et noire, une figure longue, une grande bouche et des yeux ardents ; fanatique en religion, avec une foi absolue au droit des couronnes — une reine Frédérique[2] moins jeune, moins aimable et moins belle. Et quelle vie ! Des années de lutte enragée et de douleurs sans nom ; neuf jours de tempête pendant qu’elle va chercher des soldats à son mari ; des chevauchées à la tête des troupes qu’elle ramène et des nuits sous la tente ; une évasion au milieu des canonnades ; un accouchement tragique entre deux alertes ; la mère séparée de sa petite fille, ne sachant ce qu’elle est devenue ; puis, en France, l’hospitalité maigre et humiliante, la pension mal payée par Mazarin ; pas de bois en plein hiver pendant la Fronde ; la veuve du roi décapité pleurant du matin au soir et, parmi ses larmes, prise de gaîtés subites, par des retours inattendus du sang de Henri IV — et la dévotion finale, murée et profonde comme un tombeau, la mort anticipée dans le silence du couvent des Visitandines…

Et voici la fille, Henriette d’Angleterre : un berceau ballotté dans les hasards de la guerre civile, une enfance triste dans un intérieur froid, gêné et presque bourgeois de reine exilée. Elle sort de là parfaitement simple et bonne, et tous les contemporains, sans exception, vantent sa douceur. De grands yeux, une jolie figure irrégulière dont toute la séduction vient du rayonnement de l’esprit, et si charmante qu’on ne voit plus la taille déviée. La voilà amoureuse et aimée de Louis XIV, puis précipitée du haut de ses espérances, mariée à un homme qui n’aimait pas les femmes ; romanesque et trompant son propre cœur dans de périlleuses coquetteries ; d’ailleurs vive, intelligente, nullement guindée, amie des hommes de lettres, bonne enfant avec eux ; adorable, adorée, triomphante (avec plus d’une blessure au coeur) jusqu’au verre de chicorée et à la « nuit effroyable »…

C’est maintenant une figure plus effacée, mais naïve et douloureuse : la reine Marie-Thérèse, une belle fille blonde et blanche, moutonnière et tendre sous un empois héréditaire d’orgueil royal. Enfant, elle regarde passer, en cachette, d’une fenêtre de l’Escurial, les cavaliers français tout enrubannés et les compare à un jardin qui marche. Elle aime Louis XIV comme une petite pensionnaire ; elle souffre pendant vingt ans de ses infidélités comme une petite bourgeoise malheureuse en ménage : toujours blanche, toujours innocente et toujours amoureuse ; reine et brebis.

Et, pour faire contraste, voici la princesse palatine, échappée de son couvent, mariée par ambition, toujours endettée, fine, intrigante, allant de Mazarin à Condé et complotant avec Retz, manoeuvrant à l’aise dans l’eau trouble de la Fronde ; souverainement belle avec un sourire mystérieux ; débauchée, libre penseuse : je ne sais quel air d’aventurière, de princesse ruinée, de grande dame bohème, de Fédora, de Slave énigmatique et perverse longtemps avant l’invention du type. Et tout y est, même, à la suite d’un songe (toutes ces femmes-là croient aux songes), la conversion soudaine et absolue de la vieille pécheresse qui n’a plus rien à attendre des hommes…

Et voici, en regard, une tête correcte de haut fonctionnaire : Michel Le Tellier, esprit lucide, appliqué, adroit et souple, ayant l’art de faire croire au roi que c’est le roi qui fait tout ; intègre, mais établissant richement toute sa famille jusqu’aux petits-cousins ; froid, figé, impassible, mais pleurant de joie à son lit de mort parce que Dieu lui a laissé le temps de signer la révocation de l’édit de Nantes…

Enfin voici venir le héros violent à la tête d’aigle, le grand Condé. Avez-vous vu son buste au petit Musée de la Renaissance ? Un nez prodigieux, des yeux saillants, des joues creuses, une bouche tourmentée, vilaine, soulevée par les longues dents obliques ; point de menton : en somme, un nez entre deux yeux étincelants. Le superbe chef de bande, en dépit de la littérature, même de la théologie dont on l’avait frotté ! Grand capitaine à vingt ans, fou d’orgueil après ses quatre victoires, fou de colère après seize mois de prison, ivre de haine jusqu’au crime et à la trahison, il revient, lion maté par le renard Mazarin, s’effondrer aux pieds du roi le plus roi qu’on ait jamais vu. Et puis c’est fini, sauf l’éclair de Senef. On ne songe pas assez à ce qu’il y a eu de particulier et de douloureux dans cette destinée. Toute la gloire au commencement ! puis une vie ennuyée d’homme de proie dans une société décidément organisée et réglée ; une mélancolie de fauve enfermé dans une cage invisible, de vieil aigle attaché sur sa mangeoire, déplumé par places, la tête entre ses deux ailes remontées…, à ce point que le maître des cérémonies funèbres du grand siècle pourra louer la pitié, la bonté et les vertus chrétiennes de ce dernier des barons féodaux.

Voilà ce qu’il faut se dire pour goûter vraiment les Oraisons funèbres, et voilà ce que le commentaire de M. Jacquinet nous permet au moins d’imaginer. Et il faut aussi se représenter le lieu, le théâtre, la mise en scène : un de ces catafalques lourds et somptueux, comme nous en décrit Mme de Sévigné, avec d’innombrables cierges et de hauts lampadaires et des figures allégoriques dans le genre « pompeux » ; les gentilshommes, les grandes dames en moire, velours et falbalas, en roides et opulentes toilettes ; tout l’appareil d’une cérémonie de cour et, sur les figures graves, un air de parade et de représentation. Voyez par là-dessus le Bossuet de Rigaud, front arrondi et dur comme un roc, bouche sévère, face ample et bien nourrie, tête rejetée en arrière ; magnifique dans l’écroulement des draperies pesantes et des satins aux belles cassures (il ne traînait pas toutes ces étoffes en chaire, mais je le vois ainsi quand même) : Bossuet, gardien et captif volontaire d’un des plus puissants systèmes de dogmes religieux et sociaux qui aient jamais maintenu dans l’ordre une société humaine, et participant, dans toute son attitude, de la majesté des fictions dont il conservait le dépôt. Sur les cadavres « très illustres » enfouis sous cette pompe, il jette les paroles pompeuses qui disent leur néant ; et cependant il leur refait une vie terrestre toute pleine de mérites et de vertus, car il le faut, car cela convient, car cela importe au bon ordre des choses humaines. Et tout, l’appareil éclatant des funérailles et les louanges convenues, tout contribue à rendre plus ironique cette majestueuse comédie de la mort où les paroles sonores, préparées d’avance, sur la vanité de toutes choses, ne sont qu’une suprême vanité.

Ainsi on peut passer un bon moment avec les Oraisons funèbres si on se contente de les feuilleter et de songer autour, car il faut bien avouer qu’elles sont peut-être moins intéressantes en elles-mêmes que par les spectacles et les images qu’elles évoquent. Quant à les lire d’un bout à l’autre, c’est une grosse affaire. Les figures si vivantes, si marquées, dont je parcourais tout à l’heure la série, s’effacent, s’atténuent, perdent presque tout leur relief par l’embellissement obligatoire de l’éloge officiel. Voulez-vous des portraits sincères ? C’est dans les Mémoires et les correspondances qu’il faut les chercher. Restent les belles méditations sur l’universelle vanité, sur la mort, sur la grâce ; mais vous les retrouverez, et tout aussi belles, dans les Sermons. Aimez-vous enfin les considérations sur le gouvernement des affaires humaines par la Providence, sur Dieu visible dans l’histoire ? Vous n’avez qu’à ouvrir le Discours sur l’histoire universelle. Et si peut-être ces enseignements paraissent avoir plus de force dans les Oraisons funèbres, étant tirés de cas particuliers et présents (et rien d’ailleurs n’est éloquent comme un cercueil), cet avantage n’est que trop balancé par l’artifice nécessaire de ces discours d’apparat. Si M. de Sacy, pour en jouir pleinement, avouait s’y reprendre à plusieurs fois, que dirons-nous, profanes ? Je persiste à croire et qu’il y a dans l’œuvre de Bossuet des parties plus intéressantes que les Oraisons funèbres et que la meilleure façon d’accommoder et de faire lire les Oraisons funèbres est celle de M. Jacquinet.


  1. Un vol. in-12 (H. Belin).
  2. Alphonse Daudet, les Rois en exil.