Les Contemporains/Deuxième série/Anatole France

Société française d’imprimerie et de librairie (Deuxième sériep. 83-114).

ANATOLE FRANCE[1]

Est-il possible que j’aie failli reprocher à M. Weiss d’être un critique ondoyant et capricieux et de n’avoir pas dans sa poche un mètre invariable pour mesurer les œuvres de l’esprit ? Une des pensées favorites de Montaigne, c’est que nous ne saurions avoir de connaissance certaine, puisque rien n’est immuable, ni les choses ni les intelligences, et que l’esprit et son objet sont emportés l’un et l’autre d’un branle perpétuel. Changeants, nous contemplons un monde qui change. Et même quand l’objet observé est pour toujours arrêté dans ses formes, il suffit que l’esprit où il se reflète soit muable et divers pour qu’il nous soit impossible de répondre d’autre chose que de notre impression du moment.

Comment donc la critique littéraire pourrait-elle se constituer en doctrine ? Les œuvres défilent devant le miroir de notre esprit ; mais, comme le défilé est long, le miroir se modifie dans l’intervalle, et, quand par hasard la même œuvre revient, elle n’y projette plus la même image.

Chacun en peut faire l’expérience sur soi. J’ai adoré Corneille et j’ai, peut s’en faut, méprisé Racine : j’adore Racine à l’heure qu’il est et Corneille m’est à peu près indifférent. Les transports où me jetaient les vers de Musset, voilà que je ne les retrouve plus. J’ai vécu les oreilles et les yeux pleins de la sonnerie et de la féerie de Victor Hugo, et je sens aujourd’hui l’âme de Victor Hugo presque étrangère à la mienne. Les livres qui me ravissaient et me faisaient pleurer à quinze ans, je n’ose pas les relire. Quand je cherche à être sincère, à n’exprimer que ce que j’ai éprouvé réellement, je suis épouvanté de voir combien mes impressions s’accordent peu, sur de très grands écrivains, avec les jugements traditionnels, et j’hésite à dire toute ma pensée.

C’est qu’en effet cette tradition est presque toute convenue, artificielle. On se souvient de ce qu’on a senti peut-être, ou plutôt de ce que des maîtres vénérables ont dit qu’il fallait sentir. Ce n’est d’ailleurs que par cette docilité et cette entente qu’un corps de jugements littéraires peut se former et subsister. Certains esprits ont assez de force et d’assurance pour établir ces longues suites de jugements, pour les appuyer sur des principes immuables. Ces esprits-là sont, par volonté ou par nature, des miroirs moins changeants que les autres et, si l’on veut, moins inventifs, où les mêmes œuvres se reflètent toujours à peu près de la même façon. Mais on voit aisément que leurs doctrines n’ont pas en elles de quoi s’imposer à toutes les intelligences et qu’elles ne sont jamais, au fond, que des préférences personnelles immobilisées.

On juge bon ce qu’on aime, voilà tout (je ne parle pas ici de ceux qui croient aimer ce qu’on leur a dit être bon) ; seulement les uns aiment toujours les mêmes choses et les estiment aimables pour tous les hommes, les autres, plus faibles, ont des affections plus changeantes et en prennent leur parti. Mais dogmatique ou non, la critique, quelles que soient ses prétentions, ne va jamais qu’à définir l’impression que fait sur nous, à un moment donné, telle œuvre d’art où l’écrivain a lui-même noté l’impression qu’il recevait du monde à une certaine heure.

Puisqu’il en est ainsi et puisque, au surplus, tout est vanité, aimons les livres qui nous plaisent sans nous soucier des classifications et des doctrines et en convenant avec nous-mêmes que notre impression d’aujourd’hui n’engagera point celle de demain. Si tel chef-d’œuvre reconnu me choque, me blesse ou, ce qui est pis, ne me dit rien ; si, au contraire, tel livre d’aujourd’hui ou d’hier, qui n’est peut-être pas immortel, me remue jusqu’aux entrailles, me donne cette impression qu’il m’exprime tout entier et me révèle à moi-même plus intelligent que je ne pensais, irai-je me croire en faute et en prendre de l’inquiétude ? Les hommes de génie ne sont jamais tout à fait conscients d’eux-mêmes et de leur œuvre ; ils ont presque toujours des naïvetés, des ignorances, des ridicules ; ils ont une facilité, une spontanéité grossière ; ils ne savent pas tout ce qu’ils font, et ils ne le font pas assez exprès. Surtout en ce temps de réflexion et de conscience croissante, il y a, à côté des hommes de génie, des artistes qui sans eux n’existeraient pas, qui jouissent d’eux et en profitent, mais qui, beaucoup moins puissants, se trouvent être en somme plus intelligents que ces monstres divins, ont une science et une sagesse plus complètes, une conception plus raffinée de l’art et de la vie. Quand je rencontre un livre écrit par un de ces hommes, quelle joie ! Je sens son œuvre toute pleine de tout ce qui l’a précédée ; j’y découvre, avec les traits qui constituent son caractère et son tempérament particulier, le dernier état d’esprit, le plus récent état de conscience où l’humanité soit parvenue. Bien qu’il me soit supérieur, il m’est semblable et je suis tout de suite de plain-pied avec lui. Tout ce qu’il exprime, il me semble que j’étais capable de l’éprouver de moi-même quelque jour.

Des écrivains tels que M. Paul Bourget ou M. Anatole France me donnent ce plaisir ; et c’est en relisant le Crime de Sylvestre Bonnard et le Livre de mon ami que me sont venues ces réflexions — que je donne pour ce qu’elles valent, car elles sont justes sans l’être et je sens très bien tout ce que j’y néglige.


I

Je ne parle point de la puissance d’invention qu’un caprice de la nature a évidemment accordée avec plus de libéralité à quelques écrivains de notre temps. Je dis seulement que l’esprit de M. Anatole France est une des « résultantes » les plus riches de tout le travail intellectuel de ce siècle, et que les plus récentes curiosités et les sentiments les plus rares d’un âge de science et d’inquiète sympathie sont entrés dans la composition de son talent littéraire. Comment cette intelligence s’est formée et successivement enrichie, ses livres même nous l’apprennent.

Il est né, je pense, dans quelque vieille maison de la rue de Seine ou du quai Malaquais, dans le quartier des bouquinistes et des marchands d’estampes et de bric-à-brac. Enfant précoce, nerveux, chétif, caressant,

Déjà surpris de vivre et de regarder vivre,

de bonne heure il a aimé les images, et les livres avant de les avoir ouverts ; de bonne heure il a su regarder les objets, voir leurs formes, leurs couleurs et en jouir et il a su goûter les vieilles choses et s’intéresser au passé. Ce petit enfant était déjà bien le fils du siècle de l’histoire et de l’érudition.

Que l’on s’en rapporte aux Désirs de Jean Servien ou au Livre de mon ami, que le père de ce petit enfant ait été relieur ou médecin, c’était un homme candide, sérieux et de caractère méditatif ; sa mère était douce, fine et d’une adorable tendresse. Et l’enfant se ressentira plus tard de cette double influence.

Puis il a fait, comme Jean Servien, d’excellentes humanités, à l’ancienne mode. Il a naïvement frémi d’admiration en expliquant Homère et les tragiques grecs, il a vécu de la vie des anciens, il a senti la beauté antique, il a connu la magie des mots, il a aimé des phrases pour l’harmonie des sons enchaînés et pour les visions qu’elles évoquaient en lui.

Et c’est dans une école ecclésiastique qu’il a passé son enfance, ce qui est, je crois, un grand avantage, car souvent les exercices de piété y font l’âme plus douce et plus tendre ; la pureté a plus de chance de s’y conserver, au moins un temps, et (sauf le cas de quelques fous ou de quelques mauvais cours), quand plus tard la foi vous quitte, on demeure capable de la comprendre et de l’aimer chez les autres, on est plus équitable et plus intelligent.

Puis il eut, comme Jean Servien, comme beaucoup d’écrivains et d’artistes dans notre société démocratique où si souvent le talent monte d’en bas, une jeunesse pauvre, dure, avec des amours absurdes, des désirs démesurés, des aspirations furieuses vers une vie brillante et noble, des déceptions, des amertumes. Il souffrit des maux tour à tour imaginaires et réels et, comme il arrive aux âmes bien situées, il sortit de cette longue crise plus doux, plus indulgent aux aux hommes et à la vie ; il en rapporta une vertu qui, tout compte fait, a crû notablement dans ce siècle : la pitié.

Puis il entra dans le cénacle parnassien et son esprit y fit des acquisitions nouvelles. Il acheva d’y apprendre l’adoration de la beauté plastique. Il sut mieux voir, mieux jouir des formes. Il s’efforça, avec quelques autres jeunes gens, de pousser plus loin qu’on ne l’avait fait encore l’art de combiner exactement de beaux mots qui suscitent de belles images. En même temps il s’imprégnait des plus récentes philosophies. Ses premiers vers respiraient Lucrèce renouvelé, Darwin et Leconte de Lisle.

Et il était aussi un des plus fervents parmi les néo-grecs. Cet amour enthousiaste de la vie, de la religion et de la beauté grecques a été un des sentiments les plus remarquables de la dernière génération poétique. Il s’y mêlait, chez M. Anatole France, le souci du plus singulier des événements historiques, de celui qui a le plus préoccupé depuis trente années quelques-uns des grands esprits de ce temps. Pendant que M. Renan poursuivait sa délicieuse Histoire des origines du christianisme, M. Anatole France écrivait les Noces corinthiennes.

Il devait les écrire, car l’avènement du christianisme forme, pour les peuples d’Occident, le nœud du grand drame humain. J’ai dit ailleurs[2] pourquoi certains esprits regardaient cet avènement comme une immense calamité, et qu’ils me semblaient bien sûrs de leur fait, et qu’une âme riche et complètement humaine devait être païenne et chrétienne à la fois. Je trouve cette âme dans ce beau poème des Noces corinthiennes qui est un chef-d’œuvre trop peu connu. J’y trouve une vive intelligence de l’histoire, une sympathie abondante, une forme digne d’André Chénier ; et je doute qu’on ait jamais mieux exprimé la sécurité enfantine des âmes éprises de vie terrestre et qui se sentent à l’aise dans la nature divinisée, ni, d’autre part, l’inquiétude mystique d’où est née la religion nouvelle.

Voilà bien le drame qui a dû, dans les trois premiers siècles, troubler d’innombrables familles. Le bon Hermas, vigneron de Corinthe, est resté païen, sa femme Kallista et sa fille Daphné sont chrétiennes, et c’est bien, en effet, par les femmes que la foi nouvelle devait le plus souvent pénétrer dans les foyers. Daphné est fiancée à Hippias, qui n’est point chrétien. Kallista, malade, fait vœu, si Dieu la guérit, de lui consacrer la virginité de sa fille, non par égoïsme, mais parce que la vie de la vieille femme est encore utile aux siens, aux pauvres et aux fidèles. Daphné se soumet douloureusement. Mais, Hippias étant revenu, elle ne peut plus résister à son amour : ils fuiront tous deux, ou plutôt ils iront se jeter aux pieds de Kallista et la fléchiront… Kallista survient et chasse le jeune homme avec des imprécations ; mais Daphné le rejoint, la nuit, au tombeau des aïeux et meurt dans ses bras, car elle a pris du poison et l’évêque Théognis vient trop tard la délier du vœu de sa mère.

L’action, que j’abrège fort, est simple, grande et poignante, et les principaux états d’esprit qu’a dû engendrer la rencontre des deux religions y sont tous représentés. Daphné, chrétienne par docilité, mais l’imagination et le cœur encore pleins des divinités anciennes, mêlant avec candeur le culte du Christ, dieu des morts, au ressouvenir des dieux de la vie, est une figure d’une vérité délicate et charmante. Après le vœu cruel de sa mère, c’est à la fontaine des Nymphes qu’elle va jeter l’anneau des fiançailles :

    Ô fontaine où l’on dit que dans les anciens jours
    Les nymphes ont goûté d’ineffables amours,
    Fontaine à mon enfance auguste et familière,
    Reçois de la chrétienne une offrande dernière.
    Ô source ! qu’à jamais ton sein stérile et froid
    Conserve cet anneau détaché de mon doigt.
    L’anneau que je reçus dans une autre espérance…
    Réjouis-toi, Dieu triste à qui plaît la souffrance !

Quand son amant revient, toute la nature se soulève en elle dans une révolte irrésistible et chaste ; et pourtant elle subit encore l’attrait

mystérieux du Dieu « qui n’aime pas les noces » :

    Christ Jésus doit un jour ressusciter les siens !
    Voilà ce que du moins enseignent les anciens.
    Homme, tu peux tenter d’éclaircir ce mystère ;
    Moi, femme, je dois croire, adorer et me taire.
    Christ est le Dieu des morts : que son nom soit béni !
    Hélas ! la vie est brève et l’amour infini.

Mais M. Anatole France a surtout aimé les belles pécheresses du premier et du second siècle de l’empire romain, celles qui, épuisées de voluptés, l’âme en quête d’inconnu, demandaient à l’Orient des dieux tristes à aimer, des cultes caressants et tragiques :

    Les femmes ont senti passer dans leurs poitrines
    Le mol embrasement d’un souffle oriental.
    Une sainte épouvante a gonflé leurs narines
    Sous des dieux apparus loin de leur ciel natal…
    Elle les voit si beaux ! Son âme avide et tendre,
    Que le siècle brutal fatigua sans retour,
    Cherche entre ces esprits indulgents à qui tendre
    L’ardente et lourde fleur de son dernier amour…
    Et Leuconoé goûte éperdument les charmes
    D’adorer un enfant et de pleurer un dieu…

Et nous aussi nous les aimons, ces femmes, et, parce qu’elle les a consolées et qu’elle console encore les âmes en peine, la religion de Jésus continue d’inspirer à beaucoup de ceux qui ne croient plus une tendresse incurable. Nous sentons dans l’Évangile je ne sais quel charme profond, mystique et vaguement sensuel. Nous l’aimons pour l’histoire de la Samaritaine, de Marie de Magdala et de la femme adultère. Nous nous imaginons presque que c’est le premier livre où il y ait eu de la bonté, de la pitié, une faiblesse pour les égarés et les irréguliers, le sentiment de l’universelle misère et, peu s’en faut, de l’irresponsabilité des misérables. Et peut-être aussi goûtons-nous le plaisir d’entendre ce livre singulier d’une façon hétérodoxe. Nous l’aimons enfin, la religion de nos mères, parce qu’elle est parfaitement mystérieuse et qu’on est las, à certains moments, de la science qui est claire, mais si courte ! et dont on se détache un peu en voyant de quelle suffisance elle emplit les esprits médiocres. De même que la Leuconoé aux inquiétudes ineffables, l’âme moderne, « consulte tous les dieux », non plus pour y croire comme la courtisane antique, mais pour comprendre et vénérer les rêves que l’énigme du monde a inspirés à nos ancêtres et les illusions qui les ont empêchés de tant souffrir. La curiosité des religions est, en ce siècle-ci, un de nos sentiments les plus distingués et les meilleurs : M. Anatole France ne pouvait manquer de l’éprouver.

Pour qu’aucune des études par où notre siècle s’est signalé ne lui échappât, il écrivit un jour sur les Contes de Perrault un dialogue exquis où il nous montrait comment sont sortis, des mythes solaires inventés par les anciens hommes, ces récits qui amusent nos petits enfants. Et, naturellement, il fit aussi de la critique littéraire, et de la plus libre et de la plus pénétrante ; et son esprit s’élargit encore à voir quelle est la variété des esprits.

En même temps il connut, dans la compagnie de ces fous, de ces détraqués, de ces visionnaires qu’on rencontre surtout à Paris, combien l’homme peut être bizarre et quelle combinaisons inattendues la nature, aidée de la civilisation, peut réaliser dans une âme et dans une figure humaine. Il hanta les bohèmes, les inconscients fantasques du Chat maigre, et il s’aperçut à quel point le monde est réjouissant pour qui sait le regarder. Il nota les gestes, les tics, les idées fixes, les imaginations de ces fantoches. Et, à les voir s’agiter, il devint, par un retour sur lui-même, de plus en plus modeste et indulgent. Car, que sont les plus forts et les plus sages, sinon des acteurs qui se connaissent un peu mieux eux-mêmes, mais qui sont mus aussi par des forces fatales et qui ne verront jamais toutes les ficelles qui les tirent ? Il eut cette impression que la vie est bien un songe et que Dieu, s’il fait à la fois le songe de tous et s’il le sait, doit se divertir prodigieusement.

Il est une autre attitude, une autre façon de prendre la vie, qui est bien de ce temps : une espèce de pessimisme stoïque, une affectation de voir toutes les duretés et toutes les absurdités du monde réel et tout ce qu’il y a d’inhumain dans ses lois, et d’y opposer une résignation ironique. C’est, dans l’esprit, une férocité de carabin, et une douceur mâle, sans illusions, dans la conduite de la vie : le caractère particulier que prend la distinction morale chez un médecin ou un chimiste. Cette attitude peut, au reste, recouvrir un grand fond de tendresse et des passions violentes : c’est précisément le cas de René Longuemare dans Jocaste.

Mais René Longuemare s’apaisera avec l’âge. Tous ces essais, ces expériences, ces sentiments successifs, maladie du désir, néo-hellénisme, amour des formes, curiosité, dilettantisme, pessimisme presque allègre, aboutissent à la suprême sagesse de M. Sylvestre Bonnard, membre de l’Institut.

Sylvestre Bonnard est la gloire de M. Anatole France. C’est la figure la plus originale qu’il ait dessinée. C’est M. Anatole France lui-même tel qu’il voudrait être, tel qu’il sera, tel qu’il est peut-être déjà. Vieilli ? non pas : car d’abord, si l’esprit de M. Bonnard a soixante-dix ans, son cœur est resté jeune, il sait aimer. Et puis c’est l’homme d’un siècle où l’on est vieux de bonne heure. Sylvestre Bonnard résume en lui tout ce qu’il y a de meilleur dans l’âme de ce siècle. D’autres âges ont incarné le meilleur d’eux-mêmes dans le citoyen, dans l’artiste, dans le chevalier, dans le prêtre, dans l’homme du monde : le XIXe siècle à son déclin, si on ne veut retenir que les plus éminentes de ses qualités, est un vieux savant célibataire, très intelligent, très réfléchi, très ironique et très doux.

Et cette figure presque symbolique, M. Anatole France a su nous la montrer très vivante et très particulière. M. Bonnard est bien un vieux garçon, et qui a des manies de vieux garçon. Il est opprimé par sa vieille servante, qu’il respecte et qu’il craint. Il a un grand nez dont les mouvements trahissent ses émotions. Il a une faiblesse innocente pour les vins loyaux et pour les viandes saines habilement préparées. Il a dans ses façons de parler un brin de pédantisme dont il est le premier à sourire. Il s’abandonne à des bavardages pleins de choses, comme un vieillard d’Homère qui aurait trois mille ans d’expérience en plus. Et le souvenir d’Homère vient d’autant mieux ici que, par un mélange des plus savoureux, M. Anatole France, tout nourri de lettres grecques, se plaît à imiter dans l’expression des sentiments les plus modernes l’élégance du verbe antique, et que le style de M. Bonnard rappelle tantôt l’Odyssée et tantôt les Économiques ou l’Œdipe à Colone. Ce sont bien les discours d’un Nestor qui, au lieu de trois pauvres petites générations, en aurait vu passer cent vingt.


II

Or, quels romans devait écrire M. Sylvestre Bonnard ? Précisément ceux de M. Anatole France. L’habitude de la méditation et du repliement sur soi ne développe guère le don d’inventer des histoires, des combinaisons extraordinaires d’événements. Même ce don parait de peu de prix aux vieux méditatifs (à moins qu’il ne soit porté à un degré aussi exceptionnel que chez le père Dumas, par exemple). M Sylvestre Bonnard ne pouvait donc pas écrire des romans d’aventure ni même des romans romanesques. Joignez à cela une peur de la rhétorique, de l’emphase d’expression qu’exigent presque toujours les fables tragiques. Et enfin ce qui intéresse le plus M. Bonnard, ce ne sont point les surprises du hasard ni la violence dramatique des situations, mais le monde et les hommes dans leur train habituel. À qui réfléchit beaucoup tout semble suffisamment singulier, et la réalité la plus unie est, à qui sait regarder, un spectacle toujours surprenant.

Aussi M. France-Bonnard nous racontera-t-il des histoires fort simples. Un pauvre garçon qui aime une actrice et qui, après quelques années de vie difficile, est tué par hasard pendant la Commune, voilà Jean Servien. — Un bon garçon d’Haïti qui, sous la direction bizarre d’un professeur mulâtre, manque plusieurs fois son baccalauréat ; qui, vivant avec une bande de fous, n’est pas même étonné, tant il est irréfléchi ; qui, ayant remarqué une jeune fille dans la maison d’en face, s’aperçoit qu’il l’aime le jour où elle quitte Paris, s’élance en pantoufles à sa poursuite et l’épouse à la dernière page : voilà le Chat maigre, — Un vieux savant envoie du bois, pendant l’hiver, à sa voisine, une pauvre petite femme en couches. La petite femme, devenue princesse russe, reconnaît le bienfait du vieux savant en lui offrant un livre précieux dont il avait envie : et voilà la Bûche. — Notre vieux savant s’intéresse à une orpheline dont il a aimé la mère, l’enlève de sa pension, où elle est malheureuse, la marie à un élève de l’École des chartes : et voilà le Crime de Sylvestre Bonnard. Ces données si simples sont faites pour enchanter les esprits malheureux qui n’aiment pas les romans compliqués.

Si la fable est en général peu de chose, les personnages vivent. Quels personnages ? Quels sont les masques humains que rendra de préférence un vieux savant comme Sylvestre Bonnard ? Ceux dont il diffère le plus doivent par là même le frapper davantage. Il est aussi conscient qu’on le peut être : il peindra donc surtout des inconscients, de ces êtres qui ne rentrent jamais en eux-mêmes, qui s’abandonnent sans défiance aux excès de parole et de mimique, qui sont le moins dans le secret de la comédie humaine, éternelles dupes et d’eux-mêmes et du monde extérieur. La série en est admirable. C’est M. Godet-Laterrasse, le mulâtre penseur, si digne, tout plein de cette vanité énorme et réjouissante qu’on trouve chez les nègres et les demi-nègres et chez quelques Méridionaux de l’extrême Midi. C’est l’ineffable Télémaque, ancien général nègre, devenu marchand de vin à Courbevoie et qui a de si amusantes extases devant la défroque de sa gloire passée. Et ce sont tous ceux qui rappellent le plus, chez nous, l’inconscience et la vanité des bons nègres : les bohèmes graves et grotesques, les ratés sublimes, les quarts d’homme de génie, les imaginatifs et les maniaques. Ces créatures irréfléchies auront toujours beaucoup d’attrait pour les hommes voués à la vie intérieure. Voici le marquis Tudesco, le proscrit italien, le vieux pitre emphatique et lettré, qui a traduit le Tasse et qui se grise avec solennité sous ses galons extravagants d’ « inspecteur des souterrains » de la Commune. Voici M. Fellaire de Sizac, l’homme d’affaires, qu’on dirait échappé de la galerie d’Alphonse Daudet. Voici M. Haviland, l’Anglais taciturne qui collectionne dans des flacons l’eau de tous les fleuves du monde. Voici le philosophe Branchut, le poète Dion, le sculpteur Labanne, et combien d’autres !

Et Sylvestre Bonnard devait aimer aussi les créatures qui sont douces, bonnes, vertueuses ou héroïques sans le savoir, ou plutôt sans y tâcher et parce qu’elles sont comme cela : Mme de Cabry, l’adorable Jeanne Alexandre, la petite Mme Goccoz, plus tard princesse Trépof, même l’oncle Victor, encore que son héroïsme soit mêlé d’abominables défauts, et Thérèse, la servante maussade et fidèle, abondante en locutions proverbiales, riche de préjugés, de vertu et de dévoûment.

Mais bien qu’il sache décrire d’un trait saillant ces figures, toujours il les observe du point de vue d’un philosophe qui a acquis la faculté de s’étonner que le monde soit ce qu’il est. Il les voit, non tout à fait en elles-mêmes, mais comme faisant partie de cet ensemble stupéfiant qui est le monde et témoignant à quel point le monde est inintelligible. Il les peint exactes et vivantes, mais réverbérées, si je puis dire, dans l’esprit d’un vieux sage qui sait beaucoup et qui a beaucoup songé.


III

Aussi devait-il finir par écrire des romans où il serait lui-même en scène et qui seraient son histoire autant que celle des autres : des coins de réalité illustrés et commentés par son expérience ingénieuse. Et tels sont en effet ces deux chefs-d’œuvre : la Bûche et le Crime de Sylvestre Bonnard. Quand on sait tant et qu’on réfléchit tant, on ne s’oublie plus, on ne sort plus jamais hors de soi : c’est toujours soi-même qu’on regarde, puisque tout ce qu’on observe, on le rattache involontairement à une conception générale du monde et que cette conception est en nous.

Il ne faudrait pas croire après cela que ces deux petits romans soient de la même famille que ceux de Xavier de Maistre ou, pour citer un moindre artiste, de M. Alphonse Karr ; de ces romans « humoristiques » dont Flaubert a dit dans Bouvard et Pécuchet : « L’auteur s’interrompt à chaque instant pour parler de sa maîtresse et de sa pantoufle. Un tel sans gêne les ravit, puis leur parut stupide. » D’abord ce n’est point ici l’écrivain qui prend la parole, mais M. Sylvestre Bonnard, et nous avons vu qu’il avait bien son allure et sa physionomie à lui. Et M. Sylvestre Bonnard est bien trop sérieux pour nous entretenir « de sa pantoufle ou de sa maîtresse ». S’il parle à son chat, c’est que son chat lui est un compagnon naturel et nécessaire, qui fait partie de son cabinet de travail, et c’est pour lui adresser des discours pleins de suc et de philosophie. Si peut-être ces petits récits font songer, par quelques-unes des réflexions qui y sont mêlées, au Voyage sentimental de Sterne, au moins sont-ils composés avec soin et les digressions ne sont-elles qu’apparentes. Ce sont des histoires suivies, mais qui s’enrichissent en traversant un esprit très conscient et muni d’un grand nombre de souvenirs et de connaissances.

Cette vision de petites portions de la comédie humaine par un vieux membre de l’Institut très savant et très bon, c’est ce qu’on peut imaginer de plus délicieux.

Ce charme est très complexe, et je sens bien que je n’en pourrai jamais dégager tous les éléments. C’est d’abord une ironie très douce, très calme, qui s’insinue dans tous les récits et dans toutes les réflexions. Le dessin même des personnages a toujours quelque chose d’ironique ; il accentue, avec une exagération placide, les traits caractéristiques. Et, par exemple, M. Mouche et Mlle Préfère, deux vénérables personnes d’une hypocrisie sereine et d’une parfaite méchanceté, disent bien ce qu’ils doivent dire, mais ne le disent pas tout à fait comme ils le diraient dans la réalité : leurs propos, comme leurs figures nous arrivent répercutés et réfléchis. — Cette continuelle et presque involontaire ironie, c’est bien le ton habituel d’un homme qui se regarde vivre lui et les autres, et pour qui tout est apparence, phénomène, spectacle ; car une telle façon de prendre le monde ne va pas sans un détachement de l’esprit qui est nécessairement ironique. On garde son sang-froid même dans l’observation la plus appliquée ou dans l’émotion la plus forte, et malgré soi on porte partout cette arrière-pensée que tout est vanité. Et tous les êtres qui n’y songent point, même ceux qu’on aime, vous font sourire par quelque endroit, fût-ce le plus affectueusement du monde.

Oui, mon ami, dit M. Bonnard au petit marchand d’almanachs qui lui offre la Clef des songes ; mais ces songes et mille autres encore, joyeux ou tragiques, se résument en un seul : le songe de la vie, et votre petit livre jaune me donnera-t-il la clef de celui-là ?

La plus haute sagesse ne manque jamais non plus de sourire d’elle-même : M. Sylvestre Bonnard a toujours ce sourire.

Mais cette ironie, n’étant en somme que la conscience toujours présente du mystère des abuses et de la fragilité des destinées humaines, implique la bonté, la pitié, la tendresse — une tendresse pleine de pensée et d’autant plus profonde. Il y a là je ne sais combien de pages qui vous mouillent les yeux : celles où M. Bonnard se souvient de Clémentine, celles où il va s’agenouiller sur sa tombe avec Mme de Gabry, celles où il avoue qu’il n’avait pas compté que Jeanne se marierait si vite… Et que dites-vous de ce petit discours à Jeanne :

Jeanne, écoutez-moi encore. Vous vous êtes fait jusqu’ici bien venir de ma gouvernante, qui, comme toutes les vieilles gens, est assez morose de son naturel. Ménagez-la. J’ai cru devoir la ménager moi-même et souffrir ses impatiences. Je vous dirai, Jeanne : Respectez-la. Et, en parlant ainsi, je n’oublie pas qu’elle est ma servante et la vôtre : elle ne l’oubliera pas davantage. Mais vous devez respecter en elle son grand âge et son grand cœur. C’est une humble créature qui a longtemps duré dans le bien ; elle s’y est endurcie. Souffrez la roideur de cette âme droite. Sachez commander ; elle saura obéir. Allez, ma fille ; arrangez votre chambre de la façon qui vous semblera le plus convenable pour votre travail et votre repos.

Et cette invocation si belle :

D’où vous êtes aujourd’hui, Clémentine, dis-je en moi-même, regardez ce cœur maintenant refroidi par l’âge, mais dont le sang bouillonna jadis pour vous, et dites s’il ne se ranime pas à la pensée d’aimer ce qui reste de vous sur la terre. Tout passe puisque vous avez passé ; mais la vie est immortelle : c’est elle qu’il faut aimer dans ses figures sans cesse renouvelées. Le reste est jeu d’enfant, et je suis avec tous mes livres comme un petit enfant qui agite des osselets. Le but de la vie, c’est vous, Clémentine, qui me l’avez révélé.

Est-ce ma faute enfin si je ne puis lire les dernières pages du Crime de Sylvestre Bonnard sans un grand désir de pleurer ?

…Pauvre Jeanne, pauvre mère !

Je suis trop vieux pour rester bien sensible ; mais, en vérité, c’est un mystère douloureux que la mort d’un enfant.

Aujourd’hui le père et la mère sont revenus pour six semaines sous le toit du vieillard… Jeanne monte lentement l’escalier, m’embrasse et murmure à mon oreille quelques mots que je devine plutôt que je ne les entends. Et je lui réponds : — Dieu vous bénisse, Jeanne, vous et votre mari, dans votre postérité la plus reculée ! Et nunc dimittis servum tuum, Domine.

Partout cette tendresse et cette ironie s’accompagnent, car elles ont les mêmes origines ; elles sont l’une et l’autre d’une telle sorte qu’elles ne supposent pas seulement une disposition naturelle de l’esprit et du cœur, mais une science étendue, l’habitude de la méditation, de longues rêveries sur l’homme et sur le monde et la connaissance des philosophies qui ont tenté d’expliquer ce double mystère.

Ce fonds sérieux d’idées générales n’est jamais absent : souvent, à l’improviste, à propos de quelque observation particulière, il apparaît comme dans un éclair, et l’on voit tout à coup, derrière le souvenir ou l’impression notée en passant, s’ouvrir, par la vertu de quelques mots, des lointains qui troublent et qui font songer.

En voici un exemple que je choisis pour sa clarté. Un autre dirait, je suppose, en parlant du jardin où son enfance s’est écoulée : « C’est dans ce jardin que j’ai joué tout enfant. » M. Anatole France écrit :

« C’est dans ce jardin que j’appris, en jouant, à connaître quelques parcelles de ce vieil univers. »

Voici un jeune couple qui revient de la promenade :

Les voici qui reviennent de la forêt en se donnant le bras. Jeanne est serrée dans son châle noir et Henri porte un crêpe à son chapeau de paille ; mais ils sont tous deux brillants de jeunesse et ils se sourient doucement l’un à l’autre, ils sourient à la terre qui les porte, à l’air qui les baigne, à la lumière que chacun d’eux voit briller dans les yeux de l’autre. Je leur fais signe de ma fenêtre avec mon mouchoir, et ils sourient à ma vieillesse.

Sentez-vous comme chaque petit tableau s’agrandit et comme l’univers vient s’y mêler tout entier ?

Étoiles qui avez lui sur la tête légère ou pesante de tous mes ancêtres oubliés, c’est à votre clarté que je sens s’éveiller en moi un regret douloureux. Je voudrais un fils qui vous voie encore quand je ne serai plus.

Est-il possible de faire tenir plus de contemplation dans un regret, et plus de pensée dans un simple regard aux étoiles ?

Mais cette science, qui est à la fois ironie et tendresse et qui agrandit tous les sentiments et toutes les impressions, est la science d’un vieux savant, d’un membre de l’Institut. De là, en maintes occasions, des effets d’un comique délicat et savoureux par le contraste inattendu que font avec certaines idées et certains objets la gravité, la prud’homie, l’exactitude scientifique et, d’autres fois, la beauté antique du langage de M. Sylvestre Bonnard. Ainsi quand le bonhomme est subitement tiré de ses réflexions par M. Paul de Gabry :

J’ai lieu de craindre que ma physionomie n’ait trahi ma distraction incongrue par une certaine expression de stupidité qu’elle revêt dans la plupart des transactions sociales.

Et que dites-vous de cette constatation motivée de la beauté d’une femme :

Son visage et ses formes étaient d’une femme adulte. L’ampleur de son corsage et la rondeur de sa taille ne laissaient aucun doute à cet égard, même à un vieux savant comme moi. J’ajouterai, sans crainte de me tromper, qu’elle était fort belle et de mine fière, car mes études iconographiques m’ont habitué de longue date à reconnaître la pureté d’un type et le caractère d’une physionomie.

Je pourrais apporter de nombreux exemples de ce genre de comique. Ce sang-froid, cette bonhomie, cette dignité lente du vieil archéologue enregistrant des observations divertissantes ressemble un peu à l’humour de Sterne ou de Dickens (joignez que M. Anatole France sait peindre, lui aussi, à la façon de Dickens ou de M. Alph. Daudet) ; mais en même temps l’humour de M. Bonnard s’exprime dans la langue la plus pure, la mieux rythmée, la plus harmonieuse, dans une langue toute nourrie de grâce et de beauté grecques. Lisez, relisez et goûtez longuement, je vous prie, cette exquise harangue d’un vieux savant à un vieux chat :

Hamilcar, lui dis-je en allongeant les jambes, Hamilcar, prince somnolent de la cité des livres, gardien nocturne ! Pareil au chat divin qui combattit les impies dans Héliopolis pendant la nuit du grand combat, tu défends contre de vils rongeurs les livres que le vieux savant acquit au prix d’un modique pécule et d’un zèle infatigable. Dans cette bibliothèque que protègent tes vertus militaires, Hamilcar, dors avec la mollesse d’une sultane. Car tu réunis en ta personne l’aspect formidable d’un guerrier tartare à la grâce appesantie d’une femme d’Orient. Héroïque et voluptueux Hamilcar, dors en attendant l’heure où les souris danseront, au clair de la lune, devant les Acta sanctorum des doctes Bollandistes.

IV

Si insinuante que soit quelquefois la mélancolie du journal intime de M. Sylvestre Bonnard, ne vous y laissez pas prendre ; et si vous vous attendrissez trop fort, dites-vous que cela n’est pas arrivé. Car Clémentine n’est pas morte, M. Bonnard s’est marié, et il a écrit le Livre de mon ami.

Ce livre plaira aux mères, car il parle des enfants. Il charmera les femmes, car il est délicat et pur. Il ravira les poètes, car il est plein de la poésie la plus naturelle et la plus fine à la fois. Il contentera les philosophes, car on y sent à chaque instant, ai-je besoin de le dire ? l’habitude des méditations sérieuses. Il aura l’estime des psychologues, car ils y trouveront la description la plus déliée des mouvements d’une âme enfantine. Il satisfera les vieux humanistes, car il respire l’amour des bonnes lettres. Il séduira les âmes tendres, car il est plein de tendresse. Et il trouvera grâce devant les désabusés, car l’ironie n’en est point absente et il révèle plus de résignation que d’optimisme.

Quoi ! tout cela dans des impressions d’enfance ? — C’est ainsi, et il n’y a rien là de surprenant, que le talent de l’écrivain, car il n’est pas de meilleur sujet pour un observateur qui est un poète, ni pour un poète qui est un philosophe, ni pour un philosophe qui est un père.

Un petit enfant, c’est d’abord, quand il est joli ou seulement quand il n’est pas laid, la créature du monde la plus agréable à voir, la plus gracieuse par ses mouvements et toute sa démarche, la plus noble par son ignorance du mal, son impuissance à être méchant ou vil et à démériter. Un petit enfant, c’est aussi la créature la plus aimée d’autres êtres, dont il est la raison de vivre, pour qui il est la suprême affection, la plus chère espérance, souvent l’unique intérêt. Et surtout un petit enfant, c’est pour un philosophe comme Sylvestre Bonnard, le sujet d’observation le plus attachant. C’est un homme tout neuf, non déformé, parfaitement original ; c’est l’être qui reçoit des choses et du monde entier les impressions les plus directes et les plus vives, pour qui tout est étonnement et féerie ; qui, cherchant à comprendre le monde, imagine des explications incomplètes qui en respectent le mystère et sont par là éminemment poétiques. Plus tard, l’homme moyen accepte des explications qu’il croit définitives ; il perd le don de s’étonner, de s’émerveiller, de sentir le mystère des choses. Ceux qui conservent ce don sont le très petit nombre, et ce sont eux les poètes, et ce sont eux les vrais philosophes. Tout enfant est poète naturellement. L’âme d’un petit enfant bien doué est plus proche de celle d’Homère que l’âme de tel bourgeois ou de tel académicien médiocre.

Et d’un autre côté le petit enfant, quoique supérieur à l’homme, est déjà un homme. Il en éprouve déjà les passions : vanité, amour-propre, jalousie, — amour aussi, — désir de gloire, aspiration à la beauté. Ses bons mouvements, étant spontanés, ont chez lui une grâce divine. Et quant à ceux qui dérivent de l’égoïsme, étant inoffensifs et n’étant point prémédités, ils sont divertissants à voir. Ils n’apparaissent que comme des démonstrations piquantes de l’instinct de conservation et de conquête, comme les premiers et innocents engagements de la lutte nécessaire pour la vie.

M. Anatole France a rendu après d’autres, après Victor Hugo, après Mme Alphonse Daudet, quelques-uns de ces aspects de l’enfance, cet éveil progressif à la vie de la pensée et à la vie des passions, — mais à sa façon, dans un esprit plus philosophique et par une analyse plus pénétrante. Ce qu’il raconte d’ailleurs, ce sont les impressions d’un petit enfant très particulièrement doué, d’un enfant qui sera un artiste, un contemplateur, un rêveur, et qui prendra surtout le monde comme un spectacle pour les yeux et comme un problème pour la pensée, non comme un champ de bataille ou comme un magasin de provisions où il s’agit avant tout de se faire sa part. Et le caractère de cet enfant se marque plus clairement par le voisinage d’un autre enfant doué de qualités différentes, mieux armé pour la lutte et pour l’action : le petit Fontanet, « ingénieux comme Ulysse », si malin, si déluré, si débrouillard, qui deviendra « avocat, conseiller général, administrateur de diverses compagnies, député ».

Faut-il rappeler quelques traits de ces histoires enfantines ? L’embarras est grand : ce que je citerai me laissera le remords de paraître négliger ce que je ne cite point :

    Tout dans l’immortelle nature
    Est miracle aux petits enfants.
   .......................
    Ils font de frissons en frissons
    La découverte de la vie.

J’étais heureux. Mille choses, à la fois familières et mystérieuses, occupaient mon imagination, mille choses qui n’étaient rien en elles-mêmes, mais qui faisaient partie de ma vie. Elle était toute petite, ma vie ; mais c’était une vie, c’est-à-dire le centre des choses, le milieu du monde. Ne souriez pas à ce que je dis là, ou n’y souriez que par amitié et songez-y : quiconque

vit, fût-il un petit chien, est au milieu des choses.

Le papier du petit salon où joue Pierre Nozière est semé de roses en boutons, petites, modestes, toutes pareilles, toutes jolies :

Un jour, dans le petit salon, laissant sa broderie, ma mère me souleva dans ses bras ; puis, me montrant une des fleurs du papier, elle me dit :

— Je te donne cette rose.

Et, pour la reconnaître, elle la marqua d’une croix avec son poinçon à broder.

Jamais présent ne me rendit plus heureux.

Je vous recommande aussi, comme des merveilles de psychologie enfantine, le chapitre d’Alphonse et de la grappe de raisin, et celui où Pierre, voulant se faire ermite et se dépouiller des biens de ce monde, jette ses jouets par la fenêtre :

— Cet enfant est stupide ! s’écria mon père en fermant la fenêtre.

J’éprouvai de la colère et de la honte à m’entendre juger ainsi. Mais je considérai que mon père, n’étant pas saint comme moi, ne partagerait pas avec moi la gloire des bienheureux, et cette pensée me fut une grande consolation.

Un des mérites les plus originaux du livre, c’est que l’enfant qui en est le héros est bien « au milieu du monde ». Les personnages qui traversent les chapitres, l’abbé Jubal, le père Le Beau, Mlle Lefort, sont bien vus par un petit enfant. Les histoires de grandes personnes, incomprises, incomplètement vues, comme des séries de scènes singulières qui ne se relient point entre elles, prennent des airs et des proportions de rêves. Voyez ce que devient dans un cerveau d’enfant l’histoire de la dame en blanc dont le mari voyage et qui est aimée d’un autre monsieur. Voyez surtout comment tourne au fantastique l’histoire de la jolie marraine, de Marcelle aux yeux d’or, la pauvre créature d’amour et de folie : apparition d’une fée très bonne, très capricieuse et très malheureuse. Et quelle douceur dans la pitié de l’homme s’épanchant, plus tard, sur la vision de l’enfant !

Pauvre âme en peine, pauvre âme errante sur l’antique Océan qui berça les premières amours de la terre, cher fantôme, ô ma marraine et ma fée, sois bénie par le plus fidèle de tes amoureux, par le seul peut-être qui se souvienne encore de toi ! Sois bénie pour le don que tu mis sur mon berceau en t’y penchant seulement ; sois bénie pour m’avoir révélé, quand je naissais à peine à la pensée, les tourments délicieux que la beauté donne aux âmes avides de la comprendre ; sois bénie par celui qui fut l’enfant que tu soulevas de terre pour chercher la couleur de ses yeux ! Il fut, cet enfant, le plus heureux et, j’ose le dire, le meilleur de tes amis. C’est à lui que tu donnas le plus, ô généreuse femme ! car tu lui ouvris, avec tes deux bras, le monde infini des rêves…

Hélas ! c’est peut-être là la suprême sagesse : voir le monde et s’en émerveiller comme les tout petits, mais ne revenir à cet émerveillement qu’après avoir passé par toutes les sagesses et les philosophies ; concevoir le monde comme un tissu de phénomènes inexplicables, à la façon des enfants, mais par de longs détours et pour des raisons que les enfants ne connaissent pas.

Ainsi fait M. Anatole France. Sa contemplation est pleine de ressouvenirs. Je ne sais pas d’écrivain en qui la réalité se reflète à travers une couche plus riche de science, de littérature, d’impressions et de méditations antérieures. M. Hugues Le Roux le disait dans une élégante Chinoiserie : « Toutes les choses de ce monde sont réverbérées, les ponts de jade dans les ruisseaux des jardins, le grand ciel dans la nappe des fleuves, l’amour dans le souvenir. Le poète, penché sur ce monde d’apparences, préfère à la lune qui se lève sur les montagnes celle qui s’allume au fond des eaux, et la mémoire de l’amour défunt aux voluptés présentes de l’amour. » Eh bien ! pour M. Anatole France, les choses ont coutume de se réfléchir deux ou trois fois ; car, outre qu’elles se réfléchissent les unes dans les autres, elles se réfléchissent encore dans les livres avant de se réfléchir dans son esprit. « Il n’y a pour moi dans le monde que des mots, tant je suis philologue ! dit Sylvestre Bonnard. Chacun fait à sa manière le rêve de la vie. J’ai fait ce rêve dans ma bibliothèque. » Mais le rêve qu’on fait dans une bibliothèque, pour s’enrichir du rêve de beaucoup d’autres hommes, ne cesse point d’être personnel. Les contes de M. Anatole France sont, avant tout, les contes d’un grand lettré, d’un mandarin excessivement savant et subtil ; mais, parmi tout le butin offert, il a fait un choix déterminé par son tempérament, par son originalité propre ; et peut-être ne le définirait-on pas mal un humoriste érudit et tendre épris de beauté antique. Il est remarquable, en tout cas, que cette intelligence si riche ne doive presque rien (au contraire de M. Paul Bourget) aux littératures du Nord : elle me paraît le produit extrême et très pur de la seule tradition grecque et latine.

Je m’aperçois en finissant que je n’ai pas dit du tout ce que j’avais dessein de dire. Les livres de M. Anatole France sont de ceux que je voudrais le plus avoir faits. Je crois les comprendre et les sentir entièrement ; mais je les aime tant que je n’ai pu les analyser sans un peu de trouble.


  1. Poèmes dorés ; les Noces corinthiennes ; les Désirs de Jean Servien, chez Lemerre. Jocaste et le Chat maigre ; le Crime de Sylvestre Bonnard ; le Livre de mon ami chez Calmann Lévy.
  2. Le Néo-hellénisme (les Contemporains, première série.)