Les Contemporains/Cinquième série/Un grand voyageur de commerce

Les Contemporains : études et portraits littérairesSociété française d’imprimerie et de librairieCinquième série (p. 91-98).

UN GRAND VOYAGEUR DE COMMERCE

Je viens de lire les deux énormes volumes, intéressants encore que confus, que M. Stanley vient de publier en dix langues sous ce titre à effet : Dans les Ténèbres de l’Afrique. Cette lecture m’a laissé une impression singulière.

Voilà un homme tout à fait remarquable par le courage, l’énergie, la patience, la persévérance, la lucidité d’esprit, le talent d’organiser et de commander. Il a, non le premier, mais après très peu d’autres, découvert un grand morceau du mystérieux continent noir. Il est digne de notre admiration, et nous ne songeons point à la lui marchander.

Comment se fait-il donc (je parle ici pour moi et pour quelques-uns) que, l’admirant, nous ne parvenions pas à l’aimer, et qu’il y ait, dans les sentiments qu’il nous inspire, un peu d’incertitude, de malaise, presque de défiance ? Cela vaut la peine d’être expliqué.

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Il y a explorateur et explorateur. M. Stanley représente éminemment, en fait d’exploration, la dernière manière et, si je puis dire, le nouveau jeu.

Dans un emploi de l’activité humaine qui, d’ailleurs, même intéressé, reste magnifique et rare, on peut bien constater, sans être accusé d’aucun mauvais sentiment, que M. Stanley apporte un désintéressement moindre, en apparence, que ses prédécesseurs.

Les grands conquistadores du quinzième siècle étaient de terribles chrétiens. Ils prétendaient conquérir à la vraie religion de nouveaux domaines. Assurément d’autres mobiles, beaucoup moins purs, fortifiaient en eux celui-là. Mais en principe, et très sincèrement, c’est au nom d’une idée religieuse qu’ils se précipitaient dans l’inconnu.

D’autres ont visité des terres ignorées pour en agrandir leur patrie, ou par un amour ingénu de la science et de la vérité, quelquefois aussi par goût du mouvement et de l’aventure.

Mais les voyages de M. Stanley ont tous été des tâches commandées par des journaux ou des compagnies. Ce n’est point pour sa patrie qu’il a travaillé ; et lui-même n’essaie pas sérieusement de nous faire croire que c’est pour sa religion. Ce n’est pas non plus pour l’humanité, puisque c’est pour l’Angleterre.

La vérité, c’est que les nations civilisées se demandent comment elles exploiteront, pour l’accroissement de leur propre richesse et de leur propre bien-être, les régions du globe occupées par les races inférieures, et qu’elles se disputent déjà cette exploitation. Je crois que cela est légitime, je ne vois pas que ce soit héroïque. Les expéditions de M. Stanley sont, à aller au fond des choses, des entreprises commerciales, — dont le bénéfice est, je le sais, à longue échéance, ce qui leur communique une certaine beauté ; mais enfin les actes, pris en eux-mêmes, sont ici fort supérieurs aux pensées.

La grande exploration, qui ressemblait jadis à une croisade, relève aujourd’hui du négoce, auquel elle prépare les voies. Elle tend à devenir une fonction du commerce moderne, — la plus noble, puisqu’elle en est la plus périlleuse. Mais cette noblesse même ne peut guère aller qu’en diminuant.

Avant cinquante ans, l’exploration sera presque un métier. Ce sera la forme nouvelle du condottiérisme. Les natures violentes, batailleuses et particulièrement douées d’énergie physique, les hommes qui, il y a trois ou quatre siècles, eussent été mercenaires dans les armées d’Europe, seront voyageurs au service des grandes nations commerciales. Ce sera intéressant, ce sera utile : ce ne sera pas nécessairement admirable.

Des mobiles inférieurs et purement égoïstes peuvent produire des actions d’une énergie surprenante. Grandet et Gobseck sont des hommes d’un très grand courage, à leur façon. Le vieux mot :

 ….. Quo non mortalia pectora cogis,
Auri sacra fames !

peut s’entendre des tours de force de la volonté tout aussi bien que

des crimes. Je ne dis point cela pour rabaisser les voyageurs de commerce du siècle prochain. Je fais seulement remarquer que l’endurance ni l’énergie déployée ne sont point l’unique mesure de la beauté des actes.

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Je reviens à M. Stanley. Un de mes griefs (si l’on en peut avoir contre un tel homme) est celui-ci. Les grandes choses qu’il a faites ou qu’il a vues, il ne les raconte jamais simplement, et cela en diminue un peu la grandeur.

La Réclame de tous les pays du monde nous l’a garanti « grand écrivain ». Hélas ! je voudrais tout au moins qu’il fût un écrivain exact, clair et bonhomme. Ses récits en seraient beaucoup plus émouvants ; et nous aurions beaucoup plus de plaisir, nous mettrions plus de promptitude à y croire. Car alors ils ne seraient pas seulement vrais : ils auraient l’air de l’être, ce qui est un grand point.

Mais, comme j’ai dit, ces récits et ces descriptions sont étrangement dénués de simplicité. Outre que la multiplicité mal ordonnée des détails précis produit, au bout du compte, l’ensemble le plus indigeste, la forme est presque partout insupportable d’emphase et de prolixité. C’est un échauffement factice de reporter à demi lettré qui s’évertue à « chercher l’effet ». Tous les journaux ont vanté le chapitre où est décrite la grande forêt du Congo. Lisez-le… Ce que ces trente pages abondantes en redites finiront — peut-être — par évoquer dans votre esprit, c’est tout bonnement la vision de la vieille forêt vierge classique, celle que Chateaubriand décrit en cent lignes et Lamartine en deux cents vers (dans la Chute d’un Ange) ; mais combien moins nette chez le journaliste yankee que chez nos deux compatriotes ! Bien entendu, je ne compare point le talent d’expression, ne me faites pas dire une sottise : je ne parle que de la clarté du tableau.

(Joignez que, si la forêt était partout telle que M. Stanley la montre, j’ai peine à imaginer que la caravane eût pu y faire en moyenne, comme nous le voyons, sept kilomètres par jour.)

Voulez-vous un exemple de cette rhétorique de reporter excité ? L’auteur nous décrit une tempête dans la grande sylve :

«… On entend hurler et mugir, gémir et soupirer : des clameurs aiguës, des bourrasques se mêlent à la plainte du bois. Les monarques sylvains brandissent leurs bras puissants ; leurs sujets inclinent le front jusqu’à terre, et la feuillée s’agite comme pour célébrer la valeur des ancêtres. Une pâle lumière verdâtre se joue sur les jeunes troupes entraînées au combat par l’exemple des aînés. Notre âme se passionne à ce spectacle, etc… »

C’est encore pire quand l’auteur s’avise d’avoir des « pensées ».

Exemple : « Plus j’acquiers l’expérience de la nature humaine, plus je pénètre ses profondeurs, plus je suis convaincu… » (vous vous attendez à recevoir un coup ?), « plus je suis convaincu que, pour une très grande partie de son essence, l’homme est un pur animal. » Suit l’amplification de cette idée neuve que ventre affamé n’a pas d’oreilles. Ailleurs, M. Stanley découvre que la forêt est l’image de la société, en ce que, chez les arbres comme chez les hommes, les plus forts tuent les plus faibles. Et cette remarque profonde, il nous la développe avec abondance et solennité.

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On passerait aisément condamnation sur ces banalités ambitieuses et sur toute cette rhétorique, si elle n’avait un inconvénient très grave. L’emphase presque continue de la forme finit par donner quelque méfiance sur le fond.

Une telle façon d’écrire est, en effet, incompatible avec cet accent qui, chez les conteurs parfaitement simples, est à lui seul un témoignage de vérité, l’accent d’un Villehardouin, d’un Joinville ou d’un Bernal Diaz. On se dit : « Assurément, ce journaliste ne veut pas nous tromper ; mais qui sait s’il ne se trompe pas lui-même et si, dans son désir de frapper fort et de nous étonner, il n’arrange pas un peu ses souvenirs, sans le savoir ? Et de là, un malaise pour les lecteurs. L’auteur pourrait nous dire : « Allez-y voir. » Mais cela prouverait seulement que nous sommes incapables de faire ce qu’il a fait, ce dont nous convenons sans peine.

Ce qui donne encore un air d’artifice à plus d’une page du célèbre explorateur, c’est ce qui aurait pu, tourné autrement, ajouter à la beauté de son récit : ce sont les ressouvenirs de son éducation protestante. Ce n’est peut-être pas sa faute, mais il y a dans son livre, au lieu des involontaires et simples effusions religieuses qu’on y aimerait, il y a comme des morceaux de prêche, très emphatiques et compassés, et qui, dans le récit d’une entreprise commandée par des intérêts si évidemment et si pleinement terrestres, étonnent et semblent plaqués. Cela ne jaillit pas ou, ce qui revient au même pour nous, ne paraît pas jaillir du cœur. On sent que c’est quelque chose de voulu, de convenu, et que l’écrivain a jugé bienséant, à certains endroits, de parler de Dieu.

D’autres fois, c’est un souci de civilisation et d’humanité qui se manifeste tellement à l’improviste que cela fait un peu sourire. Par exemple, il vient de nous peindre des peuplades qui ont des « physionomies répulsives et dégradées à l’excès ». Et tout à coup il ajoute : « Cependant, quelque féroce que soit le caractère des naturels, rétive leur disposition et bestiale leur façon de vivre, il n’en est pas qui ne décèlent des germes de progrès (vous n’aviez pas prévu cette conclusion !), germes grâce auxquels, à une époque future, la civilisation et tous les bienfaits qui en découlent se substitueront à la barbarie. » On a envie de répondre amen. Une pareille réflexion, ainsi placée et amenée, a je ne sais quoi d’antisincère, d’automatique, de mécanique, qui devient presque plaisant.

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Voilà quelques-unes des raisons (et je laisse de côté le caractère de l’homme) qui font que, tout en admirant ce voyageur extraordinaire, je ne saurais aller jusqu’à l’amour ni à la confiance. Je lui en veux de ne pas nous laisser goûter avec sécurité les belles choses qu’il a faites.

Et je ne vois pas pourquoi je le tairais, puisque, aussi bien, il ne nous aime pas.