Les Contemporains/Cinquième série/Quelques « billets du matin »

Les Contemporains : études et portraits littérairesSociété française d’imprimerie et de librairieCinquième série (p. 159-354).

QUELQUES « BILLETS DU MATIN. »


                               Paris, 24 avril 1889.

MA CHÈRE COUSINE,

J’ai voulu voir lundi, à l’Odéon, une des dernières représentations des Erinnyes. C’est très curieux. On goûte, en deux heures, des sensations extrêmes ; car on peut dire qu’il y a un abîme entre la musique de Massenet et les vers de Leconte de Lisle. C’est une tuerie préhistorique, accompagnée de flûtes voluptueuses, subtiles et tendres. Le drame est beaucoup plus farouche que l’Orestie. Au siècle dernier, les bons traducteurs, Letourneur ou Brumoy, accommodaient Shakespeare et Eschyle à la française et demandaient grâce pour ce qu’ils leur laissaient de grossièreté et de sauvagerie. Aujourd’hui, on retranche à Eschyle son humanité et sa charité, et, si l’on pouvait, on ajouterait à Shakespeare des obscénités et des calembours. Et peut-être est-ce une autre façon de ne pas comprendre.

C’est un homme assez singulier que Leconte de Lisle, — M. de Lisle, comme l’appellent ses disciples. — Je vous ai fait lire les Poèmes barbares, ma chère cousine ; et, quoique cette poésie soit peu faite pour plaire aux femmes, vous en avez aimé la splendeur pure et froide, la philosophie si simple, si triste, si pleinement désenchantée. Et sans doute vous vous êtes figuré là-dessus M. de Lisle comme un bouddhiste fourvoyé chez nous, imperturbable de sérénité, et pour toujours revenu des mensonges de Maya.

Mais on n’en revient jamais tout à fait, vous le savez, ô ma cousine ! vous qui êtes un des plus gracieux parmi ces mensonges. M. de Lisle (heureusement pour lui) est encore dupe, comme nous, de l’universelle Illusion. Avec son masque olympien aux traits précis et un peu durs, il n’est qu’un homme, et par suite, quelquefois, un enfant (de la façon dont le sont les grands poètes, bien entendu). Et cela est très amusant à constater.

Ce bouddhiste est, sur un point au moins, l’homme le plus convaincu et le plus intraitable. Il a, en poésie, les théories les plus hautes et les plus étroites. À ses yeux, votre Musset, Madame, ce rimeur sans dignité qui pleure et se confesse devant tout le monde, est bon pour les bonnetiers. M. de Lisle est, si je puis dire, passionnément impassible.

Des gens qui le connaissent bien m’affirment que ce poète hautain, ce prêtre du néant, est d’ailleurs très candide, très doux, un peu timide et ombrageux, sensible enfin — lui, ce fakir ! — à quelques-unes des vanités innocentes par lesquelles l’éternelle Maya nous déçoit. Il ne lui a pas été indifférent, voilà deux ans, d’entrer à l’Académie. Au fait, pourquoi n’en aurait-il pas été content ? Les mandarinats sont justement faits pour les artistes qui, comme lui, ne peuvent être connus de la foule…

Mais tout d’abord il dissimula ses sentiments ; Cunacépa et la Vision de Brahma l’obligeaient à l’impassibilité. La première fois qu’il fut convoqué à l’Institut, il dit : « Je n’irai point. Qu’irais-je faire, je vous prie, parmi ces vaudevillistes et ces professeurs ? » Mais le jeudi suivant, il y alla. Il revint enchanté, ayant fait des découvertes : « Mais ils sont très polis ! Mais ils sont charmants ! Mon Dieu, il est évident que ce Nisard est intellectuellement le dernier des hommes. Mais il est gentil, très gentil, je vous assure. » Et, à partir de ce jour-là, M. de Lisle fut le plus régulier des académiciens. Voilà du moins ce que l’on m’a conté, et peut-être le conteur y mettait-il un peu d’innocente malice.

M. de Lisle eut raison. Être un bon académicien, cela n’empêche point le monde d’être mauvais et la mort bienfaisante, mais cela aide à passer le temps. Et, puisque tout est vanité, nos contradictions sont sans conséquence.

Et maintenant, ma cousine, si vous voulez me faire plaisir, relisez le Manchy et la Ravine Saint-Gilles.

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                                       Paris, 25 avril.

« Nous mourons tous inconnus. » Je crois, ma chère cousine, que ce mot est de Balzac. C’est un des plus vrais qu’on ait écrits. Ainsi, vous, je vous ai vue naître ; je vous ai fait jouer toute petite ; nous sommes de vieux et intimes amis, et vous m’avez souvent fait l’honneur de me prendre pour confident. Eh bien, je ne suis pas du tout sûr de vous connaître ; il y a continuellement des choses de vous que je n’avais pas prévues et qui me déconcertent. Et peut-être est-ce ce qui reste en vous d’inconnu qui m’attache si incurablement à vous…

M. Barbey d’Aurevilly vient de rendre à Dieu son âme généreuse et sonore de catholique, de chouan, de dandy, de romantique et de mousquetaire. Or il meurt, après avoir écrit de quoi faire quarante volumes, illustre et inconnu. Il meurt inconnu, après un demi-siècle de conversations empanachées.

Car, d’abord, on ne saura jamais à quel âge il est mort, et s’il est né en 1807 ou en 1811.

On ne saura jamais ce qu’il a fait pendant vingt ans de sa vie, de 1830 à 1850. Il ne l’a dit à personne. Plusieurs prétendent qu’il tint à cette époque un magasin de chasubles dans la rue Saint-Sulpice. Mais les preuves font défaut.

Enfin, on ne saura jamais si cet homme mystérieux soutenait un rôle (très noble et très innocent, d’ailleurs), ou s’il fut sincère, ni dans quelle mesure il le fut et ce qui se mêlait de gageure à sa sincérité ou de candeur à sa comédie.

Il emporte avec lui ces trois secrets.

Les chroniqueurs vont rappeler ses mots. En voulez-vous quelques-uns ? Je vous avertis qu’ils perdent à être écrits. Ils valaient beaucoup par la voix, l’accent, le sang-froid, la majesté du personnage.

Un ami le rencontre un matin, corseté et la taille cambrée suivant son habitude :

— Parbleu, monsieur d’Aurevilly, vous voilà merveilleusement sanglé dans cette redingote !

Il répondit :

— Monsieur, si je communiais, j’éclaterais !

Une fois, Barbey d’Aurevilly racontait qu’il avait connu dans sa jeunesse l’abbé de la Croix-Jugan (le héros de l’Ensorcelée). L’abbé commandait alors je ne sais quelle milice royale ; il était épouvantable à voir, le visage labouré de cicatrices et les deux mâchoires soudées l’une à l’autre, en sorte qu’il ne pouvait parler.

— Mais alors, comment s’y prenait-il pour commander sa troupe ?

— Il rugissait, Monsieur !

Une autre fois, M. d’Aurevilly dînait en ville. Quand le domestique lui offrit la poularde rôtie, il en prit un morceau avec ses doigts et le déposa sur la nappe. Il avait cru, ne voyant plus très clair, que c’était du pain qu’on lui présentait. Lorsqu’il reconnut sa méprise, il n’eut pas un moment de gêne ni d’hésitation, et dit simplement :

— Dans nos dîners de chasse, à Valognes, c’est ainsi que nous avons coutume de nous servir !

Encore une, voulez-vous ?

Un soir d’été, Barbey d’Aurevilly se promenait avec Bourget aux Champs-Élysées ; ils abordèrent par amusement une jeune personne qui se trouva être une écuyère du cirque, et M. d’Aurevilly lui tint aussitôt des propos éblouissants et bizarres. La petite femme trouva ce vieux si « rigolo » que, pour marquer sa joie, elle le saisit à bras-le-corps, le souleva (car elle était robuste et râblée), le secoua en l’air comme un polichinelle cassé, puis le reposa à terre en s’esclaffant. M. d’Aurevilly ne se troubla point pour si peu de chose ; mais, fort tranquillement et d’un air de dignité indulgente :

— Elle est familière, dit-il.

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                                       Paris, 28 avril.

M. Henry Becque publie, en deux volumes, son théâtre complet. Je viens de relire les Corbeaux. Je n’ai nullement retrouvé, dans cette comédie du maître, la brutalité voulue ni la puérile férocité de ses élèves. La pièce est triste, mais l’observation y est autrement équitable que dans les pessimisteries (si j’ose risquer ce vocable) du Théâtre-Libre. Songez que dans les Corbeaux, sur treize personnages il y en a sept qui sont « sympathiques ». C’est là une jolie proportion ; et plût au ciel qu’elle fût la même dans la vie réelle ! La petite Marie Vigneron est un type de jeune fille tout à fait admirable. Enfin, si le second acte est forcément un peu aride, le premier est un très cordial tableau d’intérieur bourgeois, et le quatrième contient des scènes d’une émotion poignante. Le public a trouvé, il y a sept ans, que quatre femmes en noir, toujours en scène, pendant trois actes entiers, avec des hommes d’affaires et des hommes de loi pareillement en noir, cela faisait beaucoup de noir. Peut-être en prendrait-il son parti, maintenant qu’il sait et qu’on lui a dit sur tous les tons que la pièce était originale et belle. J’aimerais beaucoup revoir une reprise des Corbeaux.

Tandis que je m’attendrissais sur les petites Vigneron, je songeais à toutes leurs sœurs de misère, à toutes les pianistes et institutrices sans emploi qui pullulent sur le pavé de Paris. Et je me suis rappelé un petit fait, terriblement éloquent, dont j’ai été presque témoin et qu’il faut que je vous conte :

Dernièrement une dame de ma connaissance, qui a une petite fille de santé chétive et trop délicate pour suivre des cours au dehors, fait mettre cet avis dans le Figaro : « On demande institutrice pour donner leçons de français dans une famille. » Il s’en présenta, en huit jours, plus de trois cents. Il y en avait, chaque matin, plein le salon, plein l’antichambre, et jusque dans l’escalier, qui attendaient leur tour. La dame, un peu Yankee, se contentait de regarder leurs diplômes et de leur demander leur prix. Une idée lui était venue : adjuger l’éducation de sa petite fille à la moins exigeante. Elle trouva enfin une pauvre créature qui, pour huit heures de travail par jour, réduisait ses prétentions à soixante francs par mois, sans la nourriture ni le logement. — Ah ! les tristes dessous de notre délicieuse civilisation !

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                                       Paris, 30 avril.

Ce billet, ma cousine, sera plus futile encore et plus inutile que les autres. Est-ce le printemps qui m’incite à vous envoyer des vers ? Mais il faut absolument que je vous dise trois sonnets que je sais depuis peu. Ils ont ce mérite d’être monosyllabiques. Chacun d’eux n’est pas plus long qu’un seul vers de feu Lorgeril.

L’un de ces sonnets est dû à la patiente collaboration de François Coppée et de Paul Bourget. Il est intitulé : Profession de foi de Paul Bert. (Je n’ai pas besoin d’ajouter que cette innocente plaisanterie a été imaginée avant la belle et triste mort de notre premier gouverneur civil du Tonkin.)

  Aime
  Peu
  Dieu :
  Thème.

(Ce dernier vers signifie, je pense : « Voilà ma proposition fondamentale, le thème que je soumets à vos méditations. » Ne vous étonnez point, ma cousine, qu’une poésie aussi condensée exige parfois un bout de commentaire.)

Le second quatrain conseille l’usage de la crémation :

  Crème
  Feu
  Fieu
  Même.

(Crème, du verbe « crémer », pour « brûler ». Feu fieu : enfant mort.)

Passons aux tercets :

  Roi ?
  Quoi ? —
  Louvre ?

  Rien ! —
  Ouvre
  Chien !

Les deux premiers vers expriment le mépris des rois (Roi ! Quoi ? c’est-à-dire : « Un roi ? Qu’est-ce que c’est que ça ? ») Les deux vers suivants expriment le dédain des arts. (Louvre ? Rien ! c’est-à-dire : « Le musée du Louvre ? Ce n’est rien, ça n’a aucun intérêt. ») Enfin, les deux derniers vers recommandent la vivisection.

Relisez maintenant tout le sonnet. Vous verrez qu’il est clair comme eau de roche, — et plein de choses.

En voici un autre dont j’ignore l’auteur. Il est d’un genre moins sévère. Une petite fille est à table. Une mouche vole autour de la cuiller à soupe. Alors l’enfant d’un air de défi ironique :

  Touche
  À
  La
  Louche,

  Mouche ! —
  Ah !
  Ma
  Bouche !

Vous devinez aisément, par ces trois derniers vers, que la mouche s’est posée au coin de la bouche de la petite fille. Celle-ci la menace :

  Je
  Te
  Pince !…

Et elle essaye de la prendre en se donnant une tape sur la joue :

 Vlan !…

Mais la mouche s’est envolée. L’enfant exprime son étonnement et son dépit par cette exclamation familière :

 Mince !…

Puis elle la poursuit et finit par l’écrabouiller du plat de sa menotte :

 Pan !

Rassemblez, je vous prie, les morceaux, et lisez d’affilée. C’est toute une comédie charmante, pleine de naturel et de vie. Je l’ai entendu réciter, avec beaucoup de conviction, par une enfant de trois ans, fille d’un poète philosophe. C’était infiniment plus drôle qu’une fable de Florian.

Après le sonnet didactique et le sonnet dramatique, voulez-vous un sonnet élégiaque ? Savourez-moi ce poème d’amour maternel.

La jeune mère s’adresse d’abord à la nourrice :

  Qu’on
  Change
  Son
  Lange !

Puis à l’enfant :

  Mange,
  Mon
  Bon
  Ange.

Puis à une dame :

  Trois
  Mois
  D’âge !

(C’est-à-dire : « Il a trois mois, madame. »)

Et enfin :

  Sois
  Sage,
  Bois !

Celui-là est de Léon Valade. Il est absolument parfait.

Pardonnez-moi, ma grave cousine, de m’attarder ainsi sur des amusettes de mandarins affaiblis. C’est sans doute la douceur paresseuse d’avril qui me souffle ces enfantillages. Je tâcherai d’être plus sérieux demain.

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                                       Paris, 1er mai.

J’ai visité le musée de la Révolution, organisé avec beaucoup d’art et de méthode par l’excellent peintre Fernand Calmettes, qui est, par surcroît, un érudit et un écrivain. (Au fait, ce Calmettes-là, ma cousine, est justement l’auteur d’un livre qui vous a plu, qui est intitulé : Brave Fille, et qui est d’un brave homme.)

Je suis sorti de cette visite avec une petite fièvre. Il n’y a pas à dire, rien n’est prenant comme la Révolution. Elle vous souffle une sorte d’ivresse sombre, plus forte que la raison et que la pitié. Je me souviens que, tout enfant, je lisais l’histoire de la Révolution française dans deux beaux volumes dorés de M. Poujoulat, rédacteur à la Gazette de France. L’auteur, bien entendu, flétrissait tout le temps les révolutionnaires, et de la façon la plus énergique. Eh bien, malgré cela, son récit me grisait. La grandeur théâtrale des faits, le tragique et le pompeux de l’époque, les mots à la Plutarque, le mépris contagieux de la mort, la vie intense et furieuse… tout cela me montait au cerveau comme un vin brutal… Pour rendre la Révolution haïssable aux jeunes âmes, c’est bien de la flétrir, mais il ne faudrait pas la raconter. J’étais, à quatorze ans, un enfant doux et pieux, mais résolument jacobin et terroriste, pour avoir lu M. Poujoulat.

J’ai, depuis, changé de sentiment. Les robins féroces et de médiocre intelligence qui ont fait la Terreur ne m’ont plus inspiré que de l’horreur et du mépris. J’ai même douté quelquefois des « bienfaits de la Révolution » ; je me suis diverti à être amoureux de Marie-Antoinette, et il m’est, je crois, arrivé de dire que j’aimerais mieux être privé des joies de l’égalité civile et politique et qu’on n’eût pas coupé la tête d’André Chénier. (Il est vrai qu’il serait mort tout de même, à l’heure qu’il est.)

Or, en sortant du musée de Calmettes, je ne sais plus bien où j’en suis. La chemisette et la culotte du pauvre petit Louis XVII m’ont ému ; les têtes de Marat et de Robespierre, moulées après leur mort, et celle de Danton, crayonnée par David, ressemblent vraiment un peu trop aux têtes d’assassins qui sont exposées rue de l’École-de-Médecine… Mais Camille Desmoulins a un visage charmant ; Saint-Just ressemble à Maurice Barrès, que j’aime beaucoup ; et je me suis attendri sur les bibelots de Lucile Desmoulins et sur le beau gilet qu’elle brodait pour Camille et qu’il n’eut pas le temps de porter. Tous ces tueurs ont pour eux d’avoir été tués à leur tour… Je pense à la dernière nuit de Robespierre, couché sur une table, la mâchoire fracassée, et au cri terrible qu’il poussa quand on lui retira sa mentonnière avant de le guillotiner. Je ne suis pas, sans doute, comme le doux Michelet qui avait infiniment plus de pitié des bourreaux que des victimes. Je n’ai plus d’idées très nettes ; mais je songe que tous ces gens-là étaient des hommes et que c’est là, comme dit un ancien, « une dure condition », et ma pitié tombe dans le tas.

En tous cas, il est sûr qu’en dépit des vices privés et des crimes publics, jamais les hommes, non pas même peut-être dans le haut moyen âge, n’ont été plus sincères, plus naïfs, plus éloignés du dilettantisme. Il est certain aussi qu’on ne s’est jamais tant amusé que pendant la Révolution : toute l’imagerie populaire du temps en témoigne. La Révolution fut une vaste mascarade, ici solennelle et tragique, là carnavalesque et sensuelle. Elle fut terrible et joyeuse, comme quelque énorme mélodrame de l’Ambigu. La Liberté (si toutefois ce fut la Liberté) naquit chez nous, dans des flots de sang, avec une gaieté folle…

Et savez-vous bien, ma chère cousine, que la toilette des femmes aux environs de 93 est tout simplement délicieuse ?

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                                       Paris, 2 mai.

Je viens de feuilleter, ma chère cousine, le second volume de la correspondance de Gustave Flaubert. C’est excessivement amusant. Lisez-le. Je sais que vous aimez Flaubert et que certaines pages de cet impassible vous ont émue : la mort d’Emma Bovary ; ses promenades à Tostes, « jusqu’à la hêtrée de Banneville », avec sa chienne Djali ; la visite des femmes voilées aux tombeaux des martyrs chrétiens, dans la Tentation de saint Antoine….

C’est égal, si l’on nous avait demandé quelle a dû être la femme que Flaubert a le plus aimée dans sa vie, nous aurions répondu : C’était peut-être une duchesse, peut-être une bourgeoise, ou une vachère normande, ou une religieuse, mais jamais, au grand jamais, il ne nous serait venu en pensée que ce fût un bas-bleu, et de la pire espèce : à savoir Mme Louise Collet, née Révoil, aimée aussi de Villemain, et lauréate de l’Académie française pour des vers classico-romantiques, nuance Casimir Delavigne. La très longue liaison de Flaubert avec cette personne me paraît être une des meilleures facéties de l’ironique Providence qui nous gouverne. Mme Collet envoyait à l’auteur de Salammbô des petits contes gaulois, en vers de dix syllabes, dans la manière d’Andrieux. Et Flaubert les lisait, et il lui soumettait des corrections. Au lieu de ce vers :

 Et chaque année il avait un enfant,

il lui propose celui-ci :

 Et chaque année lui donnait un enfant,

sans s’apercevoir qu’il fait un vers faux.

Au commencement de chacune de ses lettres, Flaubert raconte qu’il vient d’écrire en huit jours deux pages de la Bovary, et cela, en passant les nuits, et avec des efforts de damné, suant, geignant, se décarcassant, et parfois « tombant de fatigue sur son divan, y restant hébété dans un marais intérieur d’ennui ».

Cette façon de travailler est bien étrange. Avouerai-je ma naïveté ? J’ai beaucoup de peine à comprendre qu’on puisse mettre réellement huit jours et huit nuits à écrire cinquante ou soixante lignes. Ce degré de difficulté dans le travail me paraît inconcevable, surnaturel, fantastique. Bref, j’ai de la méfiance. J’en ai surtout quand je considère avec quelle aisance Flaubert écrivait à ses amis, en une matinée, des lettres de vingt pages, qui sont déjà vraiment d’un style très poussé.

Je me méfie d’autant plus que j’ai un peu connu, dans ses dernières années, cet homme excellent, d’une candide et délicieuse bonté. Plusieurs fois j’ai passé à Croisset une après-midi tout entière : car, pour peu qu’on lui plût, il vous gardait, il ne vous laissait plus partir. On causait littérature. Il avait, en ces matières, des sentiments tranchés et des idées confuses. Il affirmait posséder à fond son Rabelais et son Chateaubriand. Mais je m’aperçus que, chaque fois, il en citait les mêmes phrases. J’ai des raisons de croire qu’il ne connaissait que celles-là. Il était théâtral et plein d’illusions.

Avec cela, je le soupçonne d’avoir été très flâneur, très paresseux, quoi qu’il dise. Bouquiner au hasard à travers sa bibliothèque, s’étendre sur son divan et y fumer d’innombrables petites pipes, en songeant vaguement à la page commencée et en ruminant des épithètes, c’est là ce qu’il appelait « travailler comme un nègre ».

Il a donc pu lui arriver, d’une part, d’exagérer ses angoisses, son acharnement douloureux sur les mots et les syllabes ; car il y avait du Tartarin chez lui, comme chez beaucoup de Normands. Et, d’un autre côté, je suis persuadé qu’il prenait souvent le rêve, la vague poursuite d’une idée parmi la fumée du tabac, pour un travail réel. Ainsi s’explique que, n’ayant pas autre chose à faire et vivant dans une solitude presque complète, il ait pu passer cinq ou six ans sur chacun de ses livres. Il est très vrai qu’ils n’en valent que mieux. Et c’est bien pour avoir été faits lentement, mais non, comme il le croyait, sur un chevalet de torture et parmi des sueurs d’agonie.

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                                       Paris, 5 mai.

On est très bien à Paris en ce moment, ma chère cousine. Il n’y a jamais eu, je crois, tant de frissons délicieux dans l’air, ni, partout répandue, une telle joie de vivre. C’est que nous jouissons à la fois de l’éclosion de deux printemps.

Le premier, c’est le printemps de Dieu, le printemps annuel (ou à peu près). Il ne nous a pas oubliés cette fois, et vous savez que le printemps, quand d’aventure il y en a un, est charmant à Paris. La végétation y est en avance de huit jours sur celle des bords de la Loire, je l’ai souvent constaté. Joignez qu’il y a beaucoup plus d’arbres sur nos boulevards qu’à la campagne. Et nous avons le bois de Boulogne, où je sais des coins exquis, même un cimetière rustique, l’ancien cimetière de Boulogne, touffu et désordonné comme une petite forêt vierge, et qui ressemble à un cimetière de lakiste. Et je ne parle pas du noble et glorieux paysage des Champs-Élysées, le soir, quand le ciel est d’or derrière l’Arc de Triomphe.

L’autre printemps, l’autre éclosion vivante est au Champ de Mars. Car ç’a été, dans ces derniers temps, comme une poussée et comme un épanouissement rapide et vertigineux des merveilles du travail humain. La tour Eiffel, tant calomniée à l’origine, condamnée par des membres de l’Institut au nom du spiritualisme et de la croyance à l’immortalité de l’âme, n’a eu qu’à grandir pour faire taire ses illustres blasphémateurs. À mesure qu’elle montait, elle devenait belle ; et comment ne l’aurait-elle pas été, puisque la forme et les proportions en étaient commandées par des lois nécessaires et éternelles ? Et la galerie des machines, égale en majesté aux cathédrales gothiques (car elle réalise absolument l’autre type extrême de la beauté architecturale) ! Et les squares et les jardins, surgis, on le dirait, dans l’espace d’une nuit ! Et partout, cette fantastique activité de ruche joyeuse !

Pourtant, vous vous en souvenez, elle n’a guère été encouragée, cette pauvre Exposition. Elle avait contre elle l’Europe, et elle n’avait pas toute la France pour elle… Eh bien, ils verront !… Ah ! le brave peuple, si gentil, si courageux, si ingénieux, si plein de ressources imprévues et inépuisables, si digne de n’être pas malheureux !…

Je suis aujourd’hui fertile en exclamations, ma chère cousine. Je vous le disais bien : le floréal des arbres et du soleil, et cet autre floréal, un peu fiévreux, de l’industrie des hommes, nous font une double griserie, légère et douce, et qui nous rend extrêmement aimables et expansifs…

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À Monsieur Ernest Renan.

                                       Paris, 7 mai.

CHER MAÎTRE,

L’examen de conscience, très recommandé par les philosophes, et excellent pour les individus, doit l’être aussi pour les peuples. Pourquoi ne feriez-vous pas, à l’occasion du Centenaire de la révolution française, l’examen de conscience du dix-neuvième siècle ? Vous seul peut-être avez un génie assez souple, une science assez vaste, assez d’aisance à manier les idées générales pour tenter d’établir le bilan de nos gains et de nos pertes pendant cette période si intéressante de l’histoire du monde, et pour dire ce que nous avons fait et où nous en sommes. Et nous vous écouterions, je vous assure, avec la plus ardente et la plus respectueuse curiosité.

Je sais bien que cet examen de conscience, vous l’avez fait dernièrement dans votre réponse à M. Jules Claretie. Mais vous fûtes ce jour-là étrangement mélancolique et sombre. Nous en appelons ! Les choses ont au moins deux faces : vous nous l’avez souvent enseigné. Après nous avoir dit ce que nous devons regretter et ce que nous devons craindre, dites-nous, de grâce, ce dont nous pouvons nous réjouir et ce que nous pouvons espérer.

Mais auparavant, allez voir la nouvelle Exposition. Elle est grande et belle ; elle impose par son immensité, elle éblouit par sa splendeur : c’est un des plus prestigieux efforts du travail humain qu’on ait vus depuis fort longtemps. Et, en outre, elle est charmante. Celle de 1878 était un peu sévère, ennuyeuse et guindée, ainsi qu’il convenait, si peu d’années après la défaite. Mais celle-ci a un caractère de gentillesse et d’élégance, quelque chose d’hospitalier, de joyeux et, si vous voulez, de très agréablement forain.

Or cette fête, qui reste aimable et gracieuse dans son énormité, c’est pourtant bien la fête de cette démocratie industrielle pour laquelle vous n’avez jamais manifesté beaucoup de tendresse. Ne pourriez-vous vous demander à ce propos si vos inquiétudes avaient raison et s’il n’y aurait pas une beauté et une noblesse de vie compatibles avec l’état social qui vous a, plus d’une fois, inspiré tant de méfiance ?

Puis vous considérerez ceci, qu’on s’amuse encore chez nous plus que partout ailleurs, et que c’est bien quelque chose. Les étrangers continuent de venir à Paris, depuis que Paris est la capitale d’une vaste république démocratique. Je ne dis point que cela nous empêche d’être malades. À coup sûr, un peu plus d’union, de modération, de bon sens, un plus vif sentiment de la nécessité du respect et de la discipline nous vaudrait mieux que notre talent d’amuseurs. Mais enfin ce talent est-il si méprisable ? Notre gaieté et notre belle humeur ne supposent-elles pas des qualités excellentes : le don de sympathie, l’activité et la souplesse de l’esprit, et peut-être même une singulière énergie secrète ?

Et cette gaieté n’a-t-elle pas ses bons côtés ? N’est-ce pas elle qui, depuis tantôt vingt ans, nous a presque entièrement épargné les violences de la rue, les brutalités des mouvements populaires ? Ne trouvez-vous pas qu’une certaine ironie très salutaire, un certain détachement philosophique a gagné jusqu’à la foule et qu’il y a déjà chez elle un tout petit commencement de renanisme ?

Enfin, notre prétendue frivolité peut ici merveilleusement servir nos intérêts. Faisons de l’Exposition un immense Éden et des Folies-Bergères démesurées. Rendons-la si amusante, si amusante, que les étrangers s’en retournent épuisés, comme après une orgie. Amollissons les autres peuples, nos hôtes, et gorgeons-les de délices. Ne serait-il pas piquant, et de bonne guerre, de leur donner les vices qu’ils croient que nous avons ?…

Si vous vouliez nous éclairer sur ces points, mon cher maître, nous vous en serions bien reconnaissants. Et si votre diagnostic n’était pas trop défavorable, nous reprendrions courage, et cela même nous aiderait à guérir.

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                                       Paris, 8 mai.

Je vais vous rapporter, aussi exactement que possible, une histoire que M. Renan conta l’autre jour. Mais ce que je ne saurais vous rendre, c’est l’accent, le geste, l’onction, la bonhomie du conteur.

« C’était, nous dit-il, pendant un voyage en Syrie. J’appris qu’il y avait, dans un couvent, une religieuse qui faisait des miracles. Elle avait surtout un talent extraordinaire pour les exorcismes. Je voulus la voir, car la thaumaturgie m’intéressait alors au plus haut point.

« On me présenta à cette pieuse femme comme un malade possédé de très méchants esprits. Les choses marchèrent à merveille ; elle m’exorcisa avec le plus grand succès ; mais peut-être fûmes-nous dupes l’un et l’autre de notre bonne volonté.

« Elle était assez belle, et elle avait l’air d’une personne tout à fait sainte. Je ne sais jusqu’où s’étendait réellement sa puissance, mais je remarquai que, dans les salles où elle entrait, un parfum délicieux, une odeur d’encens se répandait aussitôt autour d’elle, et toute l’atmosphère en était imprégnée, quoiqu’on ne vit ni encensoir, ni brûle-parfums. Cette particularité, dont je me gardai bien de chercher les causes, me charma. Je me rappelai Élisabeth de Hongrie et les corps, tout embaumés d’innocence, des vierges de la Légende dorée.

« Or, quelques années après, je ne sais comment ni à la suite de quels événements, le couvent fut démoli, et l’on découvrit, dans l’épaisseur des murs, tout un système de conduits pareils à ceux de nos calorifères. Les parfums préparés dans les sous-sols du monastère étaient ainsi amenés dans les salles où se montrait l’exquise thaumaturge.

« Je fus désolé de cette découverte. »

Et le grand idéaliste ajouta : « Ne démolissons jamais ! Les démolitions mettent à nu les tuyaux qui amènent l’encens. »

N’est-ce pas un joli conte symbolique ? Et que d’applications on en pourrait faire !

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                                       Paris, 10 mai.

M. Ernest Renan m’a fait le grand honneur de m’écrire la lettre suivante.


                                       Paris, 9 mai.

CHER AMI,

Certes, j’aurais voulu répondre à l’invitation de votre billet du matin d’avant-hier. Mais c’est vraiment pour moi que le Christ a dit : Spiritus quidem promptus est, caro vero infirma. Un retour de mes misères habituelles m’a jusqu’ici empêché de voir cette chère Exposition, que je bénis puisqu’elle semble amener dans les choses humaines un peu de joie, d’oubli, de cordialité, de sympathie. J’en vis la préparation, il y a quelques semaines, des hauteurs du Trocadéro ; cela me fit l’effet de la Villa Adriana, d’une de ces fêtes du temps d’Adrien, brillantes, un peu composites, éclectiques à l’excès, mais que nous aimons comme les derniers sourires d’un monde finissant. Même en supposant que l’Exposition de 1889 doive être la dernière occasion qu’auront les hommes de se réunir pour se livrer à la gaieté et s’amuser d’enfantillages, cette pensée mélancolique ne serait pas de nature à nous la rendre moins poétique et moins suggestive.

Et puis, après tout, qui sait l’avenir ? Vous me supposez plus pessimiste que je ne le suis. Oui, je suis effrayé de voir une tradition aussi grandiose que celle de la royauté française remise à un souverain aussi borné, aussi étourdi, aussi accessible à la calomnie, aussi facile à surprendre que le peuple représenté par le suffrage universel. Mais je ne nie pas que l’heure présente n’ait ses avantages et ses douceurs. La liberté est plus grande qu’elle ne l’a jamais été dans notre pays, peut-être dans aucun pays du monde. Les critiques exagérées qu’on adresse au régime actuel viennent d’esprits qui ne connaissent pas le passé et ne se doutent pas de ce qu’amènerait l’avenir qu’ils appellent. Pourvu que cela dure !… Voilà la seule réserve que nous mettons à notre contentement. S’il ne s’agissait que de nos chétives personnes, nous aurions le droit d’être imprévoyants, hasardeux, téméraires. Mais il s’agit de la France, de son existence, de ses destinées. Au verso de la page du Temps, où je voyais ces consolantes descriptions de fêtes, ce beau discours de M. Carnot, je lisais, sous la rubrique Saint-Ouen :

  MM. le général Boulanger. . . 1.043 Élu
      Naquet, boulangiste. . . 981 Élu
      Laguerre, boulangiste. . . 981 Élu
      Déroulède, boulangiste. . 979 Élu

Quelques personnes à qui j’en ai fait la remarque m’ont dit que Saint-Ouen n’est pas un point très éclairé. C’est possible, mais je crains qu’il n’y ait en France une foule de cantons qui, du moins en politique, ne soient pas beaucoup plus éclairés que Saint-Ouen.

Voilà pourquoi, par moments, je ne peux m’empêcher de voir, entre les rayons de ce beau soleil couchant, un nuage sombre frangé d’or d’où pourrait bien sortir un rokh qui emporterait tout. Enfin, continuons d’espérer en la raison, et croyez à ma vive amitié.

                                       ERNEST RENAN.
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                                       Paris, 13 mai.

Hélas ! ma chère cousine, j’allais l’oublier : voilà déjà cinq jours qu’on a célébré dans notre bonne ville d’Orléans la fête de la Pucelle. Cette procession du 8 mai est un de mes plus somptueux souvenirs d’enfance. Les tours de Sainte-Croix, éclairées au feu de Bengale, le feu d’artifice sur le fleuve, la veille au soir ; puis ces interminables panathénées orléanaises, avec des gendarmes, des soldats, des magistrats rouges, des robes blanches, et des bannières ! des bannières ! cela me semblait d’une extrême magnificence. On disait chaque année : « La procession a eu tant de mètres de plus que celle de l’an dernier ! » Et, comme les habitants mettaient leur amour-propre à ce qu’elle fût aussi longue que possible, tout ce qui portait un képi, un galon, le plus vague semblant d’uniforme, se joignait au cortège, en sorte qu’une bonne moitié de la ville défilait devant l’autre. Et puis, à cette époque lointaine, il y avait un printemps tous les ans, et il faisait toujours beau ce jour-là… Y étiez-vous mercredi dernier, ma cousine ? Avez-vous eu l’heureuse candeur de faire le voyage ? Et est-ce aussi beau que quand nous étions petits ?

Je crois bien que l’histoire de Jeanne d’Arc est la première qui m’ait été contée (même avant les contes de Perrault), comme la Mort de Jeanne d’Arc, de Casimir Delavigne, est la première « fable » que j’aie apprise, et comme la Jeanne d’Arc équestre de la place du Martroi est peut-être la plus ancienne vision que j’aie gardée dans ma mémoire. Cette Jeanne d’Arc-là est absurde, j’en ai peur : elle a le profil grec, une manière de casque en pointe, et son cheval n’est pas un cheval : c’est un coursier. Mais je la trouvais tout à fait noble et imposante.

Il y avait aussi la Jeanne de la princesse Marie, dans la cour de l’Hôtel-de-Ville : une petite Pucelle bien douce et bien pieuse, qui serre contre son cœur la garde de son épée en guise de crucifix. Et il y avait enfin, au bout du pont de la Loire, sur une place qui s’appelle, je crois, la place des Tourelles, une Jeanne d’Arc guerrière, tumultueuse, les draperies envolées, fouettées, tordues et tirebouchonnées comme dans un tableau de Jouvenet. Le souvenir de cette Pucelle en spirale et de ces violentes draperies reste encore lié, pour moi, à l’image d’une place nue, balayée par un grand vent d’arrière-automne, et d’où l’on voit, de l’autre côté d’un large fleuve clapotant et froid, deux tours dominant, sous le ciel blême, l’allongement d’une ville toute grise.

Je me suis rappelé toutes ces statues de notre bonne libératrice en voyant, au Salon, la Jeanne d’Arc de Dubois et la Jeanne d’Arc de Frémiet (qui est celle de la place des Pyramides, un peu retouchée). Et j’ai songé à un vers de Hugo sur les deux statuaires du temple de Jérusalem (cela est, je crois, dans la Légende des siècles) :

 L’un sculptait l’idéal et l’autre le réel.

Car, sur un vigoureux cheval de ferme, M. Frémiet a mis une fille d’un type populaire et rustique, le front dur et serré, l’air profondément sérieux et convaincu, raide dans son armure et dans sa foi : tout simplement une paysanne de grand cœur, telle qu’a dû être la vraie Jeanne. M. Paul Dubois, lui, a délicatement posé à califourchon, sur un grand diable de cheval trop large pour elle, une fillette de douze ans, une communiante au visage angélique qui, dans sa main trop petite, tient son épée droite comme elle tiendrait un lis. Tel, cet Aymerillot, qui avait de longs cheveux blonds et l’air d’une petite fille et qui, on ne sait comment, « prit la ville. »

Elles sont très belles, ces deux statues, et je ne sais plus laquelle je préfère. Et avec tout cela, ce n’est point encore la Jeanne d’Arc que je voudrais. Pour que son effigie répondît entièrement à l’idée que nous nous faisons de la sainte bergère, il me semble qu’il faudrait façonner quelque figure franchement irréelle et hiératique, imiter, avec le plus de sincérité possible, les bons imaginiers du moyen âge. L’écueil, c’est que cette ingénuité retrouvée paraîtrait sans doute pleine d’affectation… (Je songe avec horreur à la « moyenâgerie » des tapisseries au petit point pour les fauteuils et les poufs…) Nous venons sans doute trop tard pour bien sculpter les saintes, car pour cela il faut être naïf ; et quand nous le sommes, on ne nous croit plus.

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                                       Paris, 14 mai.

J’étais hier, ma chère cousine, à la répétition générale d’Esclarmonde, qui se donnait secrètement, en très petit comité et devant les seuls amis intimes de l’auteur, c’est-à-dire devant deux mille personnes.

Je suis si peu musicien que, si je m’avisais d’avoir une opinion sur l’oeuvre nouvelle de Massenet, vous me ririez au nez et vous me diriez, comme Loulou à Stendhal : « Ta parole ? » Oui, c’est vrai, j’ai l’ouïe grossière et peu exercée. Il me faut, pour que je sois content ou seulement pour que je comprenne, des mélodies très claires, des harmonies peu compliquées et un rythme loyalement marqué. (J’ai un faible pour la musique militaire et je ne déteste pas l’orgue de Barbarie.) Mais, dès que les rapports entre les sons successifs ou entre les sons simultanés cessent d’être très simples, très unis, très faciles à saisir, je n’y suis plus, je n’entends plus que du bruit.

Cela encore ne serait rien. Les plaisirs que l’on conçoit à peine, on souffre peu d’en être privé. Mais il y a une chose horrible que je vais vous confesser. Ce que je supporte le mieux en musique, ou même ce que j’aime, ce sont, j’en ai peur, les poncifs les plus misérables et les plus plates banalités. Il n’y a pas à dire, j’aime la romance, la romance roucouleuse et geignarde, chère aux peintres en bâtiments. Je me mis à pleurer comme on pleure à vingt ans…, Oiseaux légers, messagers des zéphyrs…, Pauvres feuilles, valsez…, voilà ce qui me ravit et me met du vague à l’âme. Je suis sûr qu’il y a des gens que je considère comme des imbéciles, précisément parce qu’ils ont en littérature les goûts que j’ai en musique. Et cette pensée est bien mortifiante.

Ce qui me console, c’est que, très évidemment, beaucoup de prétendus amateurs sont dans mon cas, qui ne l’avouent point.

Au moins, ma cousine, puis-je vous apprendre que le livret d’Esclarmonde est tout à fait poétique et gracieux. C’est encore un peu l’histoire de Lohengrin, de Sigurd et, par delà, de Psyché et d’Éros. Nous ne sommes heureux qu’à la condition d’ignorer, de n’être point curieux, de respecter le mystère des joies qui nous sont offertes. Cette idée mélancolique (et qui se retrouve dans l’histoire même d’Adam et d’Ève) est familière à tous les poètes des civilisations primitives. Dans Esclarmonde, il y a plus. Le chevalier Roland est puni, non pour avoir voulu connaître sa nocturne et fuyante amie, non pour avoir dit sa joie aux hommes, mais pour l’avoir révélée à un prêtre, en confession.

Moralité. — Le bonheur est si fragile (étant chose exceptionnelle, invraisemblable, inouïe), qu’on risque de le perdre rien qu’en en parlant. Si donc tu es heureux, ne le dis à personne, pas même à Dieu !

Voilà ce que m’ont appris les souples mélodies de Massenet, longues et caressantes comme des vagues ou comme des femmes…

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                                       Paris, 15 mai.

Elle est exquise, cette Exposition !

J’ai dîné, l’autre soir, sur une terrasse, au bord d’un étang où nagent des canards, au pied de la tour Eiffel et presque sous l’arc, démesuré que dessine un cordon lumineux. Plus haut, d’autres lumières entourent la première plate-forme, puis la seconde ; et, plus haut encore, très haut, luit une couronne de feu qu’on dirait suspendue dans l’air. Si l’on se retourne un peu, on voit le dôme central, ce merveilleux dôme de faïence et d’or, d’un or roux, somptueux et chaud, encerclé, lui aussi, de lignes lumineuses. Et, de tous les côtés, on entrevoit d’autres architectures, bizarres et jolies, dômes, galeries et tourelles du pays bleu ; et là-bas, sous l’écartement des jambes colossales de la tour, les minarets du Trocadéro dressés sur le ciel rose du couchant…

C’est fantastique et délicieux. Et l’impression est d’autant plus voluptueuse qu’il s’y mêle un rien de mélancolie, l’idée que cette féerie est éphémère, que ce paradis ne sera plus, l’an prochain, qu’un champ de manœuvres, et que nous croirons avoir rêvé…

Et les fontaines lumineuses !

Tous les émerveillements dont vous étiez saisie, étant toute petite fille, devant les feux d’artifice des foires et des fêtes nationales, vous les retrouverez, quoique vous soyez maintenant une grande personne sérieuse, renseignée et un peu rétive aux admirations, vous les retrouverez, je vous le jure, devant ces fontaines du royaume des fées. Cela est proprement indescriptible. De hautes gerbes de pierreries liquides, de poussière de diamant et, tout autour, des fusées plus courtes, qui tantôt grandissent, forment avec le jet central une sorte de cône éblouissant, et tantôt s’abaissent et semblent s’épanouir en fleurs de flammes, en tulipes surnaturelles. Et dans ces jaillissements et ces ruissellements splendides, toutes les couleurs flamboient : rouge, rose, bleu, vert, violet, mauve, soufre, tout cela d’un éclat ! ou d’une suavité ! Je ne dis point de mal des aurores boréales ni des couchers de soleil sur les glaciers (je n’en ai d’ailleurs jamais vu) ; mais soyez sûre, ma cousine, que, s’ils tiennent plus de place sous le ciel, ils ne sauraient égaler par l’intensité et la variété des couleurs les météores artificiels que je viens de vous décrire si pauvrement… Notez que les fantasmagories de la grande fontaine sont répétées par d’autres fontaines plus petites, tout le long du bassin. Représentez-vous maintenant, autour de ce lac miraculeux, un grand cercle sombre de foule pressée, où courent des frémissements d’admiration, et, çà et là, des traînées d’applaudissements. On est gagné par la contagion de cet enthousiasme, on fait « ah ! » et l’on reste la bouche ouverte comme les petits enfants ; on est parfaitement heureux.

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                                       Paris, 18 mai.

J’ai traversé les salons et les galeries de l’Élysée ; j’ai fendu lentement, avec patience, le flot des habits noirs, des uniformes, des épaules nues et des nuques (quelques-unes jolies) ; j’ai rencontré et salué une douzaine de figures de connaissance ; j’ai pris un verre d’orangeade et je suis allé me coucher.

C’est ainsi, ma cousine, que j’ai témoigné jeudi, entre onze heures et minuit, de mon dévouement à nos institutions.

Il faut admirer M. Carnot. Songez à la vie qu’il mène. Il visite, préside, inaugure, encourage de sa présence tout ce qui peut être encouragé, inauguré, présidé ou visité. Il n’est pas de jour où il ne soit exposé aux regards des autres hommes, obligé de garder interminablement une attitude à la fois digne et bienveillante, souriante et grave. L’autre soir, pendant plus de deux heures, il a souri et donné des poignées de main, sans bouger de place. Il fait cela très bien. (Est-ce que cela l’amuse ? Pense-t-il à quelque chose durant ces cérémonies ? Roule-t-il des projets pour notre bonheur ? Compose-t-il des sonnets ?…)

Il faut l’admirer, vous dis-je, bien que la royauté constitutionnelle, même l’empire démocratique et enfin la République aient fort réduit cette partie des devoirs d’un chef d’État qui consiste à se laisser voir. Combien, par exemple, la tâche est plus douce pour M. Carnot que pour son prédécesseur indirect le roi Louis XIV ! Dire que, pendant soixante ans, celui-là s’est levé, s’est couché, a pris tous ses repas selon certains rites et devant témoins ! Dire qu’il n’a jamais eu la joie de déjeuner tout seul dans un restaurant du boulevard ou de dîner dans une guinguette au bord de la Seine ! Dire qu’il a passé la meilleure partie de ses jours périssables à se montrer, et cela malgré la fatigue, la maladie, les migraines, les coliques et la fistule que vous savez, et qu’il n’a jamais eu un instant de défaillance ! Ah ! la rude parade royale ! Croyez que pour la soutenir ainsi, il fallait de l’héroïsme, tout simplement.

Je sais bien que, si on s’en rapporte à Saint-Simon, le roi imposait aux autres une parade plus impitoyable encore ; que, les jours de Marly, quand les courtisans et les dames s’étaient empiffrés (le roi exigeait qu’on s’empiffrât), il n’admettait pas qu’ils quittassent un seul moment dans la journée les carrosses et le cortège ni qu’ils se conduisissent autrement que comme de purs esprits. Au lieu que lui descendait fort bien de voiture et se postait royalement, devant tout le monde, au bord de la route… Et puis, s’il est ennuyeux, à première vue, de ne pouvoir faire un mouvement qui n’ait des témoins, il est peut-être agréable de penser que le moindre de nos mouvements est aux yeux des autres êtres une chose considérable…

C’est là, malgré tout, une volupté que j’ai peine à concevoir, moi qui, après le plaisir d’être avec vous, ma cousine, n’en sais pas de plus grand que d’être seul chez moi, — ou dans la rue.

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                                       Paris, 24 mai.

MA CHÈRE COUSINE,

On vous a déjà parlé, dans vingt journaux, des petites danseuses javanaises ; on vous a décrit leur costume ; on vous a dit ce qu’il y a d’étrange, de noble, de lent, de mystérieux, et de religieux, et de voluptueux, et de je ne sais quoi encore dans leur danse. Moi, une chose surtout m’a frappé : c’est que leur souplesse n’est pas de même espèce que celle de nos danseuses ou de nos gymnastes. Elle est, si je puis dire, plus intérieure et se trahit au dehors par des déplacements de lignes beaucoup plus lents et plus doux. Leurs bras fluets et ronds, couleur de vieil or, se déroulent ou se replient à la façon de reptiles, et comme s’ils étaient annelés. De même leurs mains et leurs doigts, qu’elles renversent et qu’elles écarquillent sans l’ombre d’effort, ont une flexibilité qui exclut toute idée d’ossature ou même d’articulation. Quand elles veulent, leurs avant-bras tournent sur leurs coudes dans tous les sens et se plient en arrière aussi bien qu’en avant. Leurs mouvements ne semblent pas se faire, comme les nôtres, par des systèmes de leviers ; mais on dirait que des ondulations continues et presque insensibles parcourent leurs membres… Outre cette intime souplesse, elles ont, du serpent, la peau serrée et parfaitement lisse, le glissement muet, la somptuosité des couleurs. Je suis sûr que, si on touchait leur peau du bout du doigt, on les sentirait élastiques et froides comme le python de Salammbô. Volontiers j’adresserais à l’une d’elles, à la plus grande, à celle qui a quinze ans (car je ne suis pas dépravé), les strophes de Baudelaire, au rythme si joliment boiteux :

  Tes yeux, où rien ne se révèle
        De doux ni d’amer,
  Sont deux bijoux froids où se mêle
        L’or avec le fer.
  À te voir marcher en cadence,
        Belle d’abandon,
  On dirait un serpent qui danse
        Au bout d’un bâton.

En sortant du village javanais, je rencontre une bouquetière… Vous savez, ma cousine, qu’on a fourré partout la tour Eiffel ; on en a fait des presse-papiers, des épingles à cravate, des encriers et des pipes. Mais voici qui est plus inattendu. Cette bouquetière vend des roses et des boutons de rose artificiels, où brille une goutte de rosée, en verre : et dans cette goutte de rosée il y a la tour Eiffel ! On l’y distingue en y appliquant l’œil et en tâtonnant un peu.

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                                       Paris, 27 mai.

Je vous félicite de tout cœur, ma chère cousine, du succès de votre chien Frimousse, premier prix des caniches. Je suis allé le voir à l’Exposition des chiens. Je crois qu’il m’a reconnu ; du moins il passait son gros nez et ses deux grosses pattes à travers les barreaux, dans une intention visiblement bienveillante, tandis que ses yeux semblaient d’or rouge, à l’ombre de son épaisse toison noire. Et, quand je me suis éloigné, il s’est mis à hurler de la façon la plus touchante.

Le soir, selon vos ordres, je l’ai fait sortir et je l’ai promené moi-même. Je veux, ici, vous avouer une faiblesse. Autrefois, vous vous rappelez ? j’aimais bien Frimousse, parce qu’il était à vous ; mais ses aboiements et aussi la pétulance et la brusquerie de ses manières m’étaient souvent insupportables. Or, il était, hier soir, plus bruyant et plus agité encore que de coutume, et je ne me suis pas fâché un instant. Au contraire, je me disais : « Ah ! le gaillard ! En voilà un qui ne s’ennuie pas d’être au monde ! » D’où me venait ce sentiment nouveau ? Il n’y a pas à s’y tromper : Frimousse m’inspirait de la considération à cause de son premier prix. J’aurais voulu faire savoir à tous les passants que ce chien, mon chien, était officiellement le premier caniche de France…

Ce Frimousse est donc un bien bon chien. Et les autres chiens ne sont pas de mauvais chiens non plus. Il y en a, à cette exposition, qui sont si malheureux d’être séparés de ceux qu’ils aiment, qui montrent si naïvement leur douleur, et dont la plainte est si désespérée et si sincère ! Et ils ont de si honnêtes figures ! J’ai souvent affecté de préférer aux chiens les chats discrets et silencieux. Depuis Gautier et Baudelaire, c’est là un goût tout à fait distingué… Mais pourtant, avouons-le, il y a, chez les chiens, une ingénuité, une cordialité, une ardeur de tendresse, une façon de se dresser vers vous en vous donnant tout leur cœur, à laquelle il est impossible de ne pas se rendre. On aime les chats comme on aime des objets — ou des dieux : on aime les chiens presque comme des hommes.

Les gens qui viennent visiter l’Exposition des chiens me plaisent aussi beaucoup. Je sais qu’il y a, parmi eux, quantité de gens de cercles qui ne pratiquent la campagne qu’un mois ou deux chaque année, et encore dans les conditions les plus artificielles ; mais je reconnais aussi, au passage, de vrais gentilshommes ruraux, des propriétaires terriens dont la vue me rafraîchit, me fait rêver de vie rustique, de chasses en Sologne, de déjeuners dans les vastes cuisines des fermes isolées. Et, rentré chez moi, je feuillette vite l’Homme libre, de Maurice Barrès, pour y retrouver une phrase qui m’a ravi à la première lecture. La voici : « J’adore la terre, les vastes champs d’un seul tenant et dont je serais propriétaire ; écraser du talon une motte en lançant un petit jet de salive, les deux mains à fond dans les poches, voilà une sensation saine et orgueilleuse. »

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                                       Paris, 30 mai.

MA CHÈRE COUSINE,

L’Intermédiaire des chercheurs m’a posé la question suivante :

« Quels sont les vingt volumes que vous choisiriez si vous étiez obligé de passer le reste de votre vie avec une bibliothèque réduite à ce nombre de volumes ? »

Voici la liste que j’ai dressée, après quelques hésitations :

   1. La Bible.
   2. Homère.
   3. Eschyle.
   4. Virgile.
   5. Tacite.
   6. L’Imitation de Jésus-Christ.
   7. Un volume de Shakespeare.
   8. Don Quichotte.
   9. Rabelais.
  10. Montaigne.
  11. Un volume de Molière.
  12. Un volume de Racine.
  13. Les Pensées de Pascal.
  14. L’Éthique de Spinosa.
  15. Les Contes de Voltaire.

  16. Un volume de poésie de Lamartine.
  17. Un volume de poésie de Victor Hugo.
  18. Le théâtre d’Alfred de Musset.
  19. Un volume de Michelet.
  20. Un volume de Renan.

Mais je n’ai pas envoyé cette liste, car je me suis aperçu qu’elle n’était pas sincère. Sans m’en rendre compte, je l’avais dressée, non pour moi seul, mais pour le public, et j’y exprimais des préférences « convenables », plutôt que d’intimes prédilections.

Or il ne s’agit pas ici de choisir les vingt plus beaux livres qui aient été écrits, mais ceux avec qui il me plairait le plus de « passer le reste de ma vie »… Voyons, de bonne foi, est-ce que j’éprouve si souvent que cela le besoin de lire la Bible, Homère, Eschyle, etc. ? J’ai bonne envie, ma cousine, de rayer mes dix premiers numéros. J’y substituerai les livres que je lis vraiment et d’où me vient presque toute ma substance intellectuelle et morale. Je mettrai là du Sainte-Beuve et du Taine, Adolphe, le Dominique de Fromentin, les Pensées de Marc-Aurèle, un peu de Kant, un peu de Schopenhauer ; puis un volume de Sully Prudhomme, les poésies de Henri Heine, celles de Vigny, peut-être les Fleurs du mal ; un roman de Balzac, Madame Bovary et l’Éducation sentimentale, un roman de Zola, un roman de Daudet ; le Crime d’amour de Bourget, quelques contes de Maupassant, Aziyadé ou bien le Mariage de Loti ; quelques comédies de Marivaux et de Meilhac, le Silvestre Bonnard d’Anatole France…

Mais je m’arrête : cela fait déjà beaucoup plus de vingt volumes. Ma foi, tant pis ! je raye toute ma première liste, et je n’y laisse guère que Racine et Renan.

Et n’allez pas vous récrier, ni me prendre pour un esprit dépourvu de sérieux. J’ai l’air de ne garder que les contemporains ; mais, en réalité, je garde les anciens aussi, puisque nos meilleurs livres, les plus savoureux et les plus rares, sont forcément ceux qui contiennent et résument (en y ajoutant encore) toute la culture humaine, toute la somme de sensations, de sentiments et de pensées accumulés dans les livres depuis Homère, et puisque ceux d’à présent sortent de ceux d’autrefois et en sont la suprême floraison…

Mais je suis bien bon de me donner tant de mal. Les vingt volumes que je préfère aujourd’hui, les préférerai-je dans vingt ans ? ou seulement dans six mois ? D’ailleurs, j’en préfère bien plus de vingt ! Ah ! que ce monsieur me gêne avec sa question !

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                                       Paris, 31 mai.

J’ai remarqué dans un kiosque de journaux, entre autres eiffeliana, un « document » qui m’a touché par sa niaiserie généreuse et compliquée. C’est la Tour Eiffel construite en 300 vers. Entendez par là un poème dont les trois cents vers sont typographiquement disposés de manière à reproduire la forme de la tour. Voici les premiers vers de ce poème métallurgique, ceux qui dessinent la lanterne :

 EIFFEL, TITAN, EIFFEL

    La nouvelle Babel,
    Immense, audacieuse,
    Superbe et gracieuse,
    Qui monte au firmament,
    Est notre étonnement !
    Ô sublime merveille !
    Belle tour sans pareille, etc.

Le ton se soutient. Voici quatre vers qui figurent sur un des côtés de la première plate-forme :

  Ô France ! ô Révolution !
  Vive, vive la République !
  Et vive cette tour unique,
  Orgueil de notre nation !

Mais pourquoi railler ? Il est évident que le brave homme qui a écrit cette poésie saugrenue et turriforme a été profondément et véhémentement ému par le colosse de fonte. Il y a vu le triomphe de la science, de 89, de la démocratie, la fin de la souffrance et de la misère, la fraternité universelle… C’est là un sentiment tout à fait respectable. Il me paraît qu’il y a quelque chose de religieux dans l’admiration que la tour inspire à la foule. Le peuple comprend que cet énorme édifice est l’expression la plus concrète, la plus sensible, de toute une période du développement humain. Il a raison. Cette tour qui est inutile, et qui, cependant, est construite comme une machine utile et n’admet aucun ornement superflu, cette tour est bien le monument symbolique du plus récent état de civilisation, le Parthénon de fer d’une société démocratique et industrielle. Elle sera un jour aussi sacrée et plus significative encore (car elle sera unique) que les cathédrales gothiques et que les temples en ruine de l’Acropole.

Soyons peuple, ma cousine ; ayons l’espérance et la foi.

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                                       Paris, 4 juin.

MA CHÈRE COUSINE,

J’ai eu ces jours-ci une grande tristesse. Un des meilleurs, et des mieux doués parmi ceux de mes amis qui sont plus jeunes que moi, Jules Tellier, vient de mourir. Très apprécié et très aimé dans le petit monde des poètes, il n’était pas encore très connu du public, bien qu’il écrivît depuis un an, au Parti national, de très élégantes et pénétrantes chroniques sur les choses littéraires. Mais ce ne fut jamais un régulier. Personne n’a plus mal gouverné sa vie, ou plutôt ne l’a moins gouvernée. Et personne, je crois, n’a été plus naturellement ni plus profondément mélancolique et inquiet. Il était né vaincu d’avance ; et j’ai toujours été persuadé qu’il mourrait jeune.

Il y a quatre ou cinq ans, il avait publié, sous la couverture de « l’homme qui bêche », un mince recueil de vers intitulé les Brumes. Je retrouve ce volume ignoré. Il est imprimé sur du papier à chandelle et ne paye pas de mine, mais il contient une douzaine de pièces exquises et tristes que je voudrais toutes vous citer. Je vais du moins en copier une pour vous, qui est d’une notation subtile et vraie.

    Voir souffrir était mon supplice,
    Autrefois, quand j’avais un cœur,
    Mais tout cédait à mon caprice
    Impérieux comme un vainqueur.

    Injuste et bon comme les femmes,
    Au temps d’errer dans les sillons,
    Tout en blessant souvent les âmes,
    J’avais pitié des papillons.

    Je me sentais moi-même auguste.
    Comme ils souffraient, mes bien-aimés !
    On m’admirait : je trouvais juste
    Qu’on m’obéît les yeux fermés.


    Aujourd’hui je n’ai plus d’idées
    Sur moi-même ni sur autrui ;
    Toutes mes marches sont guidées
    Par la fatigue et par l’ennui.

    Je n’ai plus mes désirs pour maîtres ;
    Chacun me mène à volonté,
    Et je suis meilleur pour les êtres,
    Si mon cœur a moins de bonté…

Laissez-moi vous copier aussi la Chanson sur un thème chinois :

  Où donc est l’hirondelle ? Elle a quitté la rive.
  On entrevoit déjà des cigognes les soirs ;
  L’hirondelle s’envole et la cigogne arrive,
  Comme des cheveux blancs après les cheveux noirs.

  C’est un cercle sans fin sous le ciel monotone,
  Et bien des cœurs lassés les trouvent ressemblants,
  Les oiseaux du printemps, les oiseaux de l’automne,
  Les jours des cheveux noirs et ceux des cheveux blancs.

La pensée et le désir de la mort reviennent presque à chaque page. Maintenant que Tellier n’est plus, cette préoccupation me frappe étrangement. Voici quelques vers de son Prélude :

    Mon âme à soi-même ravie
    N’attend plus rien des biens du sort.
    — Qui donc es-tu ? — J’aimais la vie.
    — Quel est ton nom ? — J’aime la mort…


    Stupide et laid parmi les roses,
    Je me subis injustement.
    Je veux m’enfuir au sein des choses
    Pour oublier mon noir tourment.

    Oh ! chanter la mélancolie
    Des bois jaunis, des flots vermeils,
    Et coucher ma face pâlie
    Au lit étroit des grands sommeils !

Je sais, moi, que ce ne sont point là jeux de rimes, que Tellier était aussi sincère qu’on peut l’être en parlant ainsi. Voilà son voeu accompli. Il eut la plus haute intelligence, et la plus aiguë : il était poète et écrivain à un degré éminent ; il était capable de traduire le songe de la vie de façon à embellir la vie des autres hommes, — et il est mort. La Nature est une grande gâcheuse. C’est qu’elle a l’éternité devant elle et qu’elle ne sait pas à quoi elle travaille.

Ma cousine, ayez une pensée compatissante et une prière pour cette pauvre âme.

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                                       G…, 7 juin.

MA CHÈRE COUSINE,

Chaque année, à la même époque, c’est-à-dire un peu avant la fenaison, j’éprouve le besoin de revoir la campagne de chez moi, de faire une grande promenade à travers les prés qui s’étendent entre la Loire et le « ru », sous le soleil, dans l’odeur des foins. Cette promenade annuelle, il me serait extrêmement dur d’y renoncer. Je l’ai faite hier, tantôt par les sentiers que noient les hautes herbes pleines de taches jaunes et violettes, tantôt le long du ruisseau bordé de saules dont l’argent léger miroite et frissonne. Et je suis arrivé à un tout petit village qui trempe ses pieds dans l’eau ; et j’ai pris de la bière, tout seul, dans un cabaret qui s’intitule avec emphase Café de la gare, bien qu’il soit à deux lieues de la plus proche station du chemin de fer.

J’étais heureux, je ne pensais à rien. Tout ce qui m’agite tant à Paris, je l’avais oublié. Les vipères que j’ai comme tout le monde dans le cœur, vanité littéraire, ambition, jalousie, soucis, désirs et passions de toute sorte, s’étaient parfaitement assoupies. Je sentais que la vie aux champs, la vie tout près de la terre, c’est là le vrai, et que notre civilisation urbaine et industrielle n’est peut-être qu’une effroyable erreur de l’humanité occidentale.

J’avais besoin de cette heure d’apaisement : car, la veille, en débarquant dans mon chef-lieu de canton, j’avais eu une grande colère. Les beaux arbres qui s’élevaient à la porte de la petite ville venaient d’être coupés par les soins d’une édilité dont j’aime mieux ne pas qualifier la conduite. On ne doit jamais abattre ses arbres, sinon dans les cas d’absolue nécessité et quand il est bien prouvé qu’ils ont atteint depuis longtemps le maximum de leur développement possible, et qu’ils ne peuvent plus que dépérir. Et encore.

Je vais vous dire, à ce propos, un des plus violents sentiments de haine que j’aie éprouvés dans ma vie. Vous savez que mon pays est charmant ; que l’eau y jaillit de partout en ruisselets délicieux ; que les teintes du ciel, de la prairie et des feuillages y sont fines et toujours un peu pâles, comme dans un paysage élyséen de Puvis de Chavannes ; et qu’enfin, à défaut de grands bois, il y a des arbres en quantité, par bandes ou par bouquets. Mais autrefois il y en avait bien davantage, et c’était encore plus beau. Or, j’eus la douleur de constater, voilà quelques années, pendant mes vacances, qu’on en avait abattu des rangées entières dans les prés qui bordent la Loire. Je n’avais jamais songé à demander qui en était le propriétaire. J’appris que c’était un monsieur qui vivait à Paris ; je sus qu’il y faisait la fête et que c’était pour la continuer qu’il découronnait les rives de mon fleuve.

Je me mis à haïr cet homme. Longtemps le misérable poursuivit son oeuvre impie : chaque année, de loin, sans se montrer, le lâche me volait de nouveaux arbres, de nouveaux coins de verdure. Je me représentais la parure chaste et sacrée de la terre gaspillée en débauches lugubres, dévorée là-bas par l’imbécile troupeau des maquillées ; et j’enrageais !… Si j’avais été poète, j’aurais mis cela en vers, ce qui m’eût soulagé. Très sérieusement, cet homme que je n’avais jamais vu, et qui n’est peut-être pas un méchant garçon, est un de ceux à qui j’ai souhaité le plus de mal. Et je ne sais pas encore, à l’heure qu’il est, si je lui ai pardonné.

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                                       G…, 10 juin.

MA CHÈRE COUSINE,

Je viens de lire le discours de M. de Vogüé et celui de M. Rousse. L’un de ces deux discours est fort beau. Mais j’ai vu, dans l’un et dans l’autre, que la périphrase sévit toujours à l’Académie, et qu’elle va même couramment jusqu’à la devinette. C’est une rage, dans cette boîte-là, de ne jamais appeler les gens par leur nom. On pourrait en faire un jeu pour les heures de pluie à la campagne : le jeu des charades académiques.

En voici quelques échantillons :

«… Il fut grand-maître de l’Université, il est votre confrère ; son nom est devenu dans notre pays le synonyme des meilleures vertus, etc… »

Qui est-ce, ma cousine ?

Je ne vous dissimulerai pas que c’est M. Duruy. Mais il me semble que ce n’est pas très aimable pour M. Jules Simon. Car lui aussi est académicien et ancien ministre de l’instruction publique ; et si ce n’est pas lui qui est désigné ici, c’est donc qu’on ne trouve pas que son nom, à lui, est « synonyme des meilleures vertus » ? Voilà qui est bien malhonnête !

Je poursuis :

« M. Nisard inaugurait un genre… Il nous était réservé de le voir renouveler par un ami de Cicéron, un commensal de la maison d’Horace. »

Ça, c’est M. Boissier. J’aime mieux vous le dire tout de suite, car enfin une paysanne exquise comme vous êtes, et qui n’a jamais tenu de salon littéraire, n’est vraiment pas obligée, à ce jeu-là, de deviner à tous coups.

Et quel est « le Français qui a donné le modèle et fait le présent à l’Angleterre d’une histoire organique, baignant de toutes parts dans la vie nationale » ?

Ça, c’est M. Taine.

Je passe au discours de M. Rousse :

Quel est le « grand citoyen » qui, après la guerre, « rassemblait à la hâte les épaves de nos désastres ? »

Je crois, ma cousine, que vous serez assez forte, ici, pour nommer M. Thiers.

Et quel est « le nom écrit par la France sur le seuil de deux mers » ?

Réponse : M. de Lesseps.

Et « le nom écrit par la Russie, à Samarcande, sur la limite de deux mondes » ?

Réponse : le général Annenkof.

Et quel est « l’écrivain charmant, causeur spirituel et tranquille, qui se repose aujourd’hui, dans ses souvenirs, des odyssées scandinaves de sa jeunesse » ?

Réponse : M. Marinier.

Et quel est « le grand écrivain qui vit dans l’intimité des petits prophètes » ?

Réponse : M. Renan.

À vrai dire, « petits prophètes » ne répond à rien, et est mis là, j’en ai peur, uniquement pour faire avec « grand écrivain » une élégante antithèse.

Non, voyez-vous, pour les grâces et les gentillesses du discours, pour la noblesse des périphrases et pour la finesse capillaire des allusions, pour toute cette rhétorique à la Thomas, c’est encore M. Rousse qui a le pompon. Savourez-moi ceci (pour dire que M. de Vogüé, ayant épousé une Russe, a été amené à s’occuper beaucoup de la Russie dans ses livres) :

« Un hasard de chancellerie vous y a conduit (en Russie). Votre cœur y a fixé votre vie ; votre esprit y a suivi votre cœur. »

Hein ! est-ce « envoyé » ?

Encore une devinette, pour finir :

« Il y a dans Paris une docte et illustre maison, amie sévère des lettres, dont l’hospitalité prudente ne s’ouvre qu’à de rares élus. Il faut être déjà célèbre pour y venir chercher la célébrité. De loin en loin, un heureux hasard y laisse entrer furtivement un nouveau venu. Puis la porte se referme en silence :

 Et tout rentre au sérail dans l’ordre accoutumé. » 

Et ça continue sur ce ton ! Nous apprenons que, fort heureusement, M. de Vogüé avait rapporté d’Orient le talisman d’Aladin, les paroles magiques qui font tomber les portes des harems et des palais enchantés, qu’à sa voix les dragons de la fable se sont évanouis en fumée, etc.

Quelle peut bien être cette maison, ma cousine ?

J’avais d’abord songé à la Revue des Deux-Mondes. Mais M. Rousse n’aurait jamais eu le mauvais goût de la comparer à un « sérail ». Au reste, il nous dit qu’elle ne s’ouvre qu’à de rares élus ; cela non plus ne saurait s’appliquer à la Revue des Deux-Mondes, car, s’il n’y a pas plus de trois mois qu’elle s’est avisée de l’existence de Loti et de Maupassant, et si elle ferme soigneusement sa porte à Alphonse Daudet, à Bourget et à France, elle l’a toujours ouverte à deux battants aux Tartempions qui avaient de l’assurance, de l’entregent, des opinions convenables, une position ou un parentage.

Vous voyez bien que ce n’est pas la Revue des Deux-Mondes.

Mais alors, encore une fois, quelle peut bien être cette maison mystérieuse que M. Rousse compare à un « harem » où, « de loin en loin », entre « furtivement un nouveau venu » et dont « la porte se referme en silence » ?…

???

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                                       G…, 11 juin.

Où en étais-je hier, ma cousine ? (Car le « piéton » attendait ma lettre et m’a obligé de la finir brusquement.) J’étais, je crois, en train de songer : « Ah ! fi, monsieur Rousse ! on ne parle pas de ces choses-là devant les dames ! » Mais je voulais faire encore une réflexion. Avez-vous remarqué que dans ces discours académiques (à part de très rares exceptions), ce sont toujours les mêmes qui sont cités, ou désignés à notre admiration par des périphrases ? On rend tout le temps hommage à M. Pasteur, à M. Renan, à M. Taine ou à M. Dumas. Il n’y en a que pour ceux-là ; jamais rien pour MM. X… ou Y… Cela est désobligeant à la longue, et ces pauvres gens doivent se dire : « Comme ça, nous ne sommes, nous, que de fichues bêtes ? » Ne pourrait-on pas s’arranger pour que les politesses et les égards fussent répartis avec une inégalité moins choquante ? N’oublions pas, messieurs, que l’Académie est un salon !

À propos d’Académie, je vais vous dire une découverte littéraire que j’ai faite tout dernièrement. C’est une poésie beauceronne, et je vous assure que cela est rare, les vers du pays de Beauce !

Donc, on croit, en ce pays-là, que le meilleur moyen de préserver les granges et les greniers des rats et des souris — de la « varmine », comme ils disent — c’est d’y jeter, au milieu du tas de foin, une dent de herse trouvée dans les champs. Cette condition est essentielle ; et il faut aussi que celui qui fait la trouvaille chante, en la ramassant, ces quatre vers :

            Dent d’harse.
            Enfant d’garse,
            J’te ramas (pour ramasse)
  Pour fair’ mouri’ les souris et les rats.

Voilà qui vous indique, ma cousine, le degré de poésie où peuvent se hausser les cerveaux entre Chartres, Étampes et Orléans. Cela rappelle assez exactement les petites formules magiques usitées chez les paysans romains, et dont on trouve, si je ne me trompe, des exemples dans les fragments de Varron ou du vieux Caton. Ils sont rudes et secs, ces petits vers beaucerons, et plats comme la terre où ils sont nés ; mais, à part le second vers qui est visiblement pour la rime, ils disent bien ce qu’ils veulent dire. Que voulez-vous ? Nous ne sommes pas des félibres, nous autres !

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                                       Paris, le 13 juin.

Vous voulez, ma cousine, que je vous parle des Indiens du colonel Cody ? Eh bien, voici. L’amphithéâtre a la forme d’un fer à cheval ; les deux extrémités sont reliées par un immense décor, qui s’entr’ouvre pour jeter dans l’arène le flot des cavaliers. C’est une construction en bois, remarquable par sa hardiesse pratique, par une simplicité et une précision tout américaines. Le dessous des gradins forme d’interminables galeries tournantes, où il est amusant de se promener, avec le piétinement de la foule sur sa tête.

L’amphithéâtre est immense. Je crois qu’il pourrait contenir huit ou dix mille spectateurs. C’est apparemment ce que nous avons vu jusqu’ici de plus approchant, par les dimensions, des cirques romains. Cependant il ne faut pas trop nous en faire accroire. Nous ne verrons rien de comparable à ces deux théâtres demi-circulaires de Pison, qui d’abord se tournaient le dos (on donnait la comédie dans l’un et, dans l’autre, des jeux de gladiateurs), et qui ensuite pivotaient sur eux-mêmes et rejoignaient leurs extrémités, de manière à former un cercle parfait. Et alors l’arène s’emplissait d’eau pour un combat naval. C’était évidemment autre chose que la piscine de poche du Nouveau-Cirque.

Enfin, tel qu’il est, le cirque de Buffalo Bill n’est point mal. Il paraît deux ou trois fois aussi grand que l’Hippodrome. Le soir, c’est fort beau. Le ciel, d’un bleu sombre, est pareil à une coupole solide qui s’appuierait au décor du fond. Inégalement éclairées par la lumière électrique, des bandes de pionniers mexicains, de cavaliers gardeurs de boeufs, de Peaux-Rouges vêtus d’oripeaux éclatants et que leurs chevelures flottantes font ressembler à de vieilles femmes, chevauchent éperdument, se précipitent, se heurtent, échangent des coups de fusil, prennent au lasso des chevaux sauvages, exécutent des danses bizarres. Ces formes aux couleurs crues, qui sautent, rampent et bondissent dans la lumière bleuâtre, ont quelque chose de violemment fantastique… Je songe, avec un peu de surprise, que ce sont là les Indiens d’Atala et des Natchez ; que Chactas fut l’un d’eux, et que c’est par eux que le pittoresque et l’exotisme sont entrés dans notre littérature…

J’imagine pourtant qu’ils sont meilleurs à voir là-bas, dans leur cadre naturel. Ils ont, ici, je ne sais quoi de forain. J’avais tort de parler des Indiens de Chateaubriand : ce sont tout au plus ceux de Gustave Aymard…

Partout, en ce moment, on nous montre des échantillons des peuples « estranges ». Ils nous amusent. Je me demande parfois si nous, nous les intéressons. Pas beaucoup, j’imagine. Même, nous ne les étonnons guère. J’ai constaté qu’en Algérie les indigènes regardaient nos chemins de fer et toutes nos inventions avec une parfaite indifférence. Les ayant dépassés, nous pouvons, nous, les comprendre ; et comprendre est un grand plaisir. Mais notre vie reste pour eux lettre close ; elle n’est, à leurs yeux, qu’une suite d’images assez ternes, auxquelles ils n’attachent aucune signification…

Je suis content que des fragments si divers de l’immense humanité soient en ce moment rassemblés à Paris. C’est très probablement ce qui s’est vu de mieux depuis les temps de l’ancienne Rome. Après les grandes guerres africaines et asiatiques, les cortèges qui suivaient le triomphateur, prisonniers et captives dans leur costume national, les animaux et les plantes des pays lointains, et les produits de leur industrie et de leur art entassés sur des chariots, tout cela formait de véritables expositions ambulantes. Et c’étaient, pendant des mois, dans les théâtres et sur les places, des exhibitions de toutes sortes de curiosités exotiques. (Lisez, ma cousine, Tite-Live et Horace.) Mais les spectacles que la guerre procurait aux citoyens romains, c’est la paix qui nous les donne. L’exposition universelle est plus innocente que les triomphes de Paul-Émile ou de Jules César. Et, tout de même, je la crois encore plus belle et plus variée.

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                                       Paris, 17 juin.

J’ai fait hier, prudemment, un tour de promenade en voiture entre l’heure du départ général pour le Grand Prix et l’heure du retour. J’ai noté pour vous, ma cousine, une impression amusante. Il y a, dans le spectacle si varié de ce joli Paris, des changements à vue aussi instantanés que ceux des théâtres de féeries. Quand je suis parti, grand soleil, toilettes claires, voitures découvertes ; partout une joie, un étincellement. En une minute, le ciel s’assombrit, la pluie tombe ; en une demi-minute, les capotes des voitures s’abaissent, les toilettes roses et blanches disparaissent sous des caoutchoucs sombres, et, des deux côtés de l’avenue, depuis la place de la Concorde jusqu’à l’entrée du Bois, on ne voit qu’une toiture ininterrompue de milliers et de milliers de parapluies. Puis, le soleil revient, et crac ! plus de capotes, plus de caoutchoucs, plus de parapluies : et revoilà les femmes pareilles à des fleurs… L’exécution de ce double mouvement d’ensemble a été étourdissante de rapidité, je dirais presque de précision, — et cela sur une longueur de six ou huit kilomètres.

Une double foule, comme toujours : celle des regardés et celle des regardants. Il y avait des gens (combien ? je ne sais ; peut-être cinquante mille) qui étaient assis, à une heure, sur les trottoirs des Champs-Élysées, de l’avenue du Bois et de l’avenue des Acacias, qui y étaient encore à six heures, et qui, pendant tout ce temps-là, ont regardé passer des voitures. C’est incroyable, ce que l’homme peut déployer de courage, de patience et de résignation… pour s’amuser !

Et que dites-vous du cheval vainqueur ? Un cheval qui s’appelle Vasistas (un nom de domestique de vaudeville pour le Palais-Royal ou les Variétés !), un pauvre diable d’outsider qu’on donnait à 66 au départ, et qui arrive bon premier, on ne sait comment, on ne sait pourquoi, avec son vilain nom, — comme un parvenu de la politique ! On en ferait un apologue. Si votre vieux voisin fait toujours des fables pour l’Académie des muses tourangelles, proposez-lui ce sujet-là de ma part.

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                                       Paris, 18 juin.

M. Raphaël Bischoffsheim, que vous connaissez sûrement de nom, ma cousine, est un homme très aimable et très doux, qui n’a pas de plus grandes joies que de bâtir des observatoires, d’offrir des télescopes aux astronomes, de fonder des prix de gymnastique et d’inviter à déjeuner — ou à dîner — ses amis, qui sont nombreux. C’est ainsi qu’hier nous déjeunions au village javanais, devant l’estrade des danseuses. Voir glisser lentement ces petites filles dorées, tout en mangeant des choses de là-bas, très épicées et de saveur bizarre, cela fait, je vous assure, un très agréable composé de sensations.

Après la danse, les danseuses sont descendues de leurs planches et sont venues boire, à côté de nous, du sirop de grenadine. De près, et quand elles ne sont plus dans l’exercice de leurs solennelles fonctions, elles sont gaies à la façon de tout petits enfants, et leur rire est plein d’innocence et de gentillesse. Ce sont de charmantes petites bêtes ; on dirait les sapajous sacrés d’un temple très lointain…

En réalité, il n’y en a qu’une qui me semble vraiment jolie et qui contente mes yeux d’Occidental. Et j’ai appris que c’est aussi la seule qui ait été honorée, là-bas, des faveurs du maître, et qui porte, à cause de cela, un casque en or ciselé. Les autres n’ont que des casques en cuivre.

On m’a dit que ces jeunes personnes ne s’ennuyaient pas du tout et qu’elles se parisianisaient grand train. Elles vous disent couramment : « Bonjour, monsieur, ça va bien ? » en tendant leur fine patte jaune. Chose singulière, elles ont l’« assent » ! Elles prononcent : « Ça va bieïn ? » Il est vrai que les îles de la Sonde, c’est encore le Midi, té !

Plusieurs fois elles sont allées en représentation dans des salons parisiens. Une fois qu’on leur demandait comment elles trouvaient les dames françaises, une d’elles a répondu : « Elles ont de belles robes, mais le nez trop long. »

Nos nez leur paraissent prodigieusement comiques. Aussi les poupées de leur guignol (qu’on voit au fond de l’estrade) ont-elles toutes des nez démesurés. Ces petites filles, en prenant leur sirop, avaient devant elles des têtes d’hommes tout à fait considérables : le docteur Charcot, le général Annenkof, Meissonier, Meilhac, etc. Eh bien, il est de toute évidence qu’elles les regardaient comme nous regardons les singes du Jardin des Plantes. Je crois pourtant que Meilhac trouvait un peu grâce à leurs yeux, sans doute à cause de sa moustache de Tartare, ou peut-être parce qu’elles sentaient que cet homme-là les aime. Une d’elles lui a même dit : « Bonjour, Meilhac ! » mais je crains bien qu’on ne lui ait soufflé.

Resteront-elles à Paris, ces gamines de Java ? Qui sait si dans vingt ou trente ans nous ne retrouverons pas l’une d’elles sous un bonnet d’ouvreuse, ou gérante d’un family-hotel ?

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                                       Paris, 24 juin.

J’ai fait hier, ma cousine, pendant ma promenade dominicale, une découverte. C’est, au bord de la route de Versailles, route fort civilisée et chère aux vélocipédistes — entre Saint-Cloud et Suresnes — un verger ; mais un verger comme ceux de chez nous, un verger rustique et naïf, avec des arbres plantés au hasard, des cerisiers surtout, de jolis cerisiers trapus et courts, arrondis en dômes par le poids des innombrables fruits rouges qui tirent les branches vers la terre. Et, chose plus surprenante encore, ce verger est ouvert aux passants : ni mur ni palissade. Il faut évidemment que le propriétaire soit une belle âme, très candide, très insouciante ou très généreuse. J’ai pensé que je me conformerais aux intentions de ce sage en cueillant quelques-unes de ses cerises. Pourtant, par un reste de scrupule, j’ai mis un sou au pied du cerisier.

Cette rencontre, très imprévue dans ces parages, d’un coin de campagne vraiment libre et ingénu, m’a rappelé un écriteau aperçu dernièrement boulevard des Invalides : Pâturage de la vacherie X… Et sans doute, ce pâturage n’est qu’un terrain vague entouré de planches, où l’herbe pousse comme elle peut sur les plâtras et les matériaux de démolition ; mais enfin il y a là des vaches, et un petit vacher (je les ai vus, entre deux becs de gaz, à deux pas d’un bureau d’omnibus) !

En continuant ma promenade, j’ai passé devant l’église de Suresnes, et les chants qui en sortaient m’ont averti que c’était la Fête-Dieu. Tout de suite j’ai pensé aux Fêtes-Dieu d’autrefois… Vous rappelez-vous les reposoirs qu’on faisait chez nous, et comme c’était amusant ? Une année, les hommes du bourg, qui n’étaient pourtant guère dévots, voulurent se signaler. Ils s’avisèrent de placer horizontalement, sur un pivot, une énorme roue de charrette, sur laquelle on construisit l’autel. Au moment donc où le curé éleva l’ostensoir, l’autel se mit à tourner et envoya sa bénédiction aux quatre points cardinaux, c’est à savoir vers Orléans, vers Blois, vers la Beauce et vers la Sologne. Cette année-là, ma cousine, vous étiez une des deux petites filles qui faisaient les deux anges en prière sur le reposoir tournant ; et moi je représentais le petit saint Jean-Baptiste et je conduisais devant le dais un petit mouton vivant ! J’étais frisé comme le mouton, j’étais beau ; on me regardait ; et jamais je ne commis plus complètement, dans mon cœur, le péché d’orgueil…

Mais, à présent, ce n’est plus du tout cela, les Fêtes-Dieu de mon pays ! De méchants reposoirs de rien du tout ! C’est devenu égal à tout le monde. Les pompiers et la musique ne vont plus à la procession. Ah ! ma cousine, nous vivons dans des temps sévères.

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                                       Paris, 25 juin.

C’est grand dommage, ma cousine, que le bâtiment du ministère de la guerre, à l’Exposition, soit d’une architecture aussi banale et inexpressive. Cela pourrait être une gare, une préfecture, un casino, ou n’importe quoi. J’aurais voulu une bâtisse austère et un peu lourde, une simplicité, une nudité de lignes qui rappelât les forteresses et les constructions militaires. C’était pourtant bien facile à trouver.

Je dois dire qu’une fois entré on n’a plus d’objections. D’abord, parce qu’on est un peu abasourdi. On l’est à cause de la foule, qui est ici plus serrée et plus curieuse que partout ailleurs. Et puis, comme dit le roi lombard dans la Chanson de geste : « Que de fer ! que de fer ! » Au rez-de-chaussée, des canons de toutes les tailles (il y en a qui ont de singuliers allongements de cou) ; des engins et des mécaniques de toute sorte, auxquelles on ne comprend rien, sinon qu’elles sont faites pour tuer le plus d’hommes possible. C’est propre, soigné, luisant, comme de la coutellerie ou de la quincaillerie anglaise ; et cette précision de forme et cette netteté froide de métal (si éloignées de la bonhomie et des à peu près de construction des arbalètes de siège ou des antiques catapultes) donnent, en effet, l’impression de quelque chose d’infaillible et d’inévitable, qui tue mathématiquement, sans nulle intervention des muscles humains, de ces faibles muscles dont l’effort est variable et peut dévier. On voit ensuite les instruments mystérieux dont se servent les officiers du génie, et les plans en relief des villes fortes de France, et toutes les manières de bâtir les ponts ; bref, de très jolis joujoux militaires. Puis, des cartes géographiques, des fusils et des uniformes de toutes les époques, et des instruments de musique, et des gamelles, et des godillots à l’infini…

Tout cela c’est, si je puis dire, la partie analytique de cette exposition. Mais voici la synthèse, et, après le démontage de la machine pièce par pièce, la machine vivante. Voici une immense image d’Épinal : des soldats de toutes armes, en cire, dans un campement algérien, très bien posés et groupés, très amusants à voir. Puis des souvenirs d’autrefois : statues ou bustes de l’empereur, portraits de ses maréchaux, drapeaux français de la Révolution ou du premier Empire… Et alors, on a beau savoir que la guerre est impie, absurde, abominable ; que les armées permanentes volent chaque année, aux peuples d’Occident, une somme incalculable de travail et de richesse, et que ce palais où l’on se promène est proprement le temple du Meurtre et de la Destruction ; on a beau se dire tout cela : comme, après tout, les peuples se battent depuis quelque dix mille ans — et peut-être parce qu’on sent confusément que la guerre est ce qui donne à l’énergie humaine et au courage, père des autres vertus, leur plein développement — on est ému jusqu’aux entrailles, un petit souffle froid vous passe dans les cheveux… et tenez, par exemple, ce guidon de la garde impériale, où sont inscrits les noms de toutes les capitales de l’Europe, ce carré de soie pâlie fait un plaisir à regarder, mais un plaisir !… Et l’on redescend, ayant mangé du tambour et bu de la cymbale, comme disait la vieille chanson des Mystères d’Éleusis.

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                                       Paris, 25 juin.

C’est presque toujours une chose infiniment mélancolique, ma cousine, qu’une « représentation à bénéfice ». Les camarades qui ont été obligés de promettre leur concours ont l’air d’être traînés à l’abattoir. Tous arrivent en retard, le programme est bouleversé, les entr’actes durent une heure, et ça finit à deux heures du matin. Et, comme ce sont les artistes qui choisissent leurs morceaux… on est exposé à entendre des choses un peu pénibles.

Je ne dis point cela, ma cousine, pour le « bénéfice » de Mlle Tessandier, auquel j’ai eu la bonne fortune d’assister hier soir, à l’Odéon. L’excellente comédienne jouait un acte de Severo Torelli. J’ai eu plaisir à revoir ses yeux, pareils à deux taches d’encre, dans sa longue tête d’Espagnole de Bordeaux, et sa tignasse de reine sauvage. Quelqu’un a dit la Bénédiction de Coppée, à moins que ce ne fût la Grève des Forgerons. Un baryton n’a pas hésité à nous chanter :

  Léonor, mon amour brave
  L’univers et Dieu…

(Il prononçait : « L’univers-z-et-Dieu ».) Enfin, M. Mounet Sully nous a dit Oceano nox, tour à tour avec des hurlements d’acteur annamite et des plaintes douces de tout petit enfant qui fait sa dentition.

L’excellent tragédien est rasé depuis Alain Chartier. Il est encore beau, si vous voulez, mais d’une beauté moins humiliante pour nous. J’imagine qu’en sortant hier de l’Odéon telle jeune fille qui jusque-là avait obstinément refusé un « parti avantageux », a dû dire à ses parents : « J’ai réfléchi, je ferai ce que vous voudrez. » Ses parents n’y ont rien compris ; mais je connais, moi, son secret. Celui qu’elle aimait n’est plus, car elle aimait Mounet barbu ; et Mounet rasé, ce n’est plus Mounet…

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                                       Paris, 27 juin.

Vous me demandez, à propos du Disciple, si je connais Paul Bourget. Mais oui, ma cousine, je le vois assez souvent et je l’aime beaucoup. — Et comment est-il ? — À peu près le contraire de ce que le public veut qu’il soit. Parce que Bourget s’est quelquefois occupé des femmes, et parce que, les « passions de l’amour » ne pouvant avoir tout leur développement que dans un monde oisif et riche, il s’est plu, dit-on, à nous décrire les élégances extérieures de ce monde-là, beaucoup se représentent l’auteur de Cruelle Énigme sous les espèces d’un délicieux jeune homme paré, coquet, affecté, efféminé et languide…

Eh bien ! ce n’est pas ça du tout, ma cousine, — mais, là, pas du tout !

Je vous le dis, parce que je le sais : il n’est pas d’esprit plus sérieux ni plus mâle que Bourget. Cet efféminé travaille dix ou douze heures par jour. Ce dandy a une conscience et des préoccupations de prêtre. Pas une lettre d’adolescent en peine à laquelle il ne réponde gravement et longuement (et je vous assure, ma cousine, qu’il faut pour cela un fier courage). Ce mondain raffiné sait, quand le devoir commande, secouer cette tyrannie : la peur du ridicule. Il l’a bien prouvé dans sa préface du Disciple. Ce languissant est dévoré de curiosité et d’inquiétude ; c’est, avec Maupassant, celui de nos écrivains qui voyage le plus et qui s’accommode le mieux de la solitude absolue. Enfin, si vous passez son œuvre en revue, si vous considérez l’austérité de quelques-uns de ses sujets, la probité scrupuleuse de l’exécution, l’effort continuel vers quelque chose de nouveau (sans nul souci du public qui aime qu’on recommence les mêmes choses), vous sentirez peut-être ce que tout cela suppose de volonté et d’énergie patiente.

Oui, vous dis-je, Bourget est un Auvergnat, — comme Pascal. Il a d’ailleurs le nez, il a le menton volontaire, le menton romain des hommes de sa province… Pourtant, ma cousine, je ne voudrais pas le faire plus Auvergnat qu’il n’est, et je tiens à vous dire que sa force est très enveloppée de grâce. Le poète des Aveux (si vous voulez lui être très agréable, parlez-lui de ses vers) a une extrême gentillesse de façons, beaucoup d’esprit, et du plus jaillissant (lui qui n’en met presque jamais dans ses livres), un visible désir de plaire, et, dans sa voix imperceptiblement et joliment nasillarde, quelque chose de doux, de caressant et, volontiers, d’un peu plaintif. Ajoutez une sensibilité excessive, un besoin de bienveillance autour de lui, un art merveilleux et déplorable de se faire souffrir avec rien ou pas grand’chose… Disons donc, si vous le voulez bien, qu’il a, avec une intelligence et une volonté viriles, des nerfs un peu féminins. C’est là une combinaison très distinguée.

Mais, je vous le répète, pas du tout « romancier des dames » ! Un peu « esthète », oui, c’est tout ce que je puis vous accorder. Au fond, un montagnard pensif. Parfaitement ! Le malheur, c’est qu’à Paris on vous juge sur quelques traits qui ont d’abord frappé et qui font oublier les autres, et en voilà pour votre vie ! Si vous croyez, par exemple, que l’on connaît Renan, que l’on se fait une idée juste de sa personne et de son caractère ?… Mais à une autre fois, ma cousine.

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                                       Paris, 1er juillet.

Ma cousine, le président de la République recevait hier, dans l’après-midi, un ou deux milliers de bourgeois de Paris ou de la province.

Il y a deux cents ans, une « fête à la cour », c’était, dans le palais de Versailles, un ballet mythologique du genre « pompeux », où le roi, les seigneurs et les grandes dames jouaient leur rôle. Aujourd’hui, une fête à la cour, ce n’est qu’une garden-party dans le petit parc bourgeois de l’Élysée. M. Dumas ni M. Sardou n’écrivent pas de ballets pour M. Carnot et ses « courtisans ». Rien qui rappelle Mélicerte ou l’Île des plaisirs. On ne voit point M. Carnot, costumé en Neptune, danser un pas, puis chanter, comme au premier intermède des Amants magnifiques, des vers dans le goût de ceux-ci :

  Le ciel, entre les dieux les plus considérés,
  Me donne pour partage un rang considérable,

ni le général Brugère, costumé en Éole, et l’excellent colonel Lichtenstein, déguisé en Triton, reprendre en chœur :

          Redoublons nos concerts
  Et faisons retentir dans le vague des airs
          Notre réjouissance.

Je vous assure, ma cousine, que je constate sans amertume ces petites différences. Car le spectacle était charmant, hier, dans le jardin du président. Il faudrait la phrase papillotante d’Alphonse Daudet pour vous dire les taches claires des toilettes dans les allées tournantes, sous les grands vieux arbres et, sur la molle descente de la pelouse vers un petit étang à canards, la gaieté des tentes rayées de rouge, d’où les musiques s’envolent par bouffées ; et, çà et là, parmi le sombre des redingotes et des jaquettes et le chiffonnage joli des robes printanières, la majesté soudaine d’un grand burnous blanc…

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                                       G…, 2 juillet.

Je suppose, ma cousine, qu’un jeune homme soit amoureux de vous. Vous ne le connaissez que de vue et il ne vous a pas été présenté. Mais vous le rencontrez partout sur votre chemin. Il vit sous vos fenêtres. Quand vous sortez, il vous guette au coin de la rue. Bien qu’il ne soit qu’un mécréant, chaque fois que vous entrez à l’église, il est là, derrière votre chaise, et pendant que vous priez, vous sentez son regard sur votre nuque penchée…

Cela dure depuis huit ou dix mois. Je suppose que tout ce manège ne vous ait pas exaspérée, qu’il ait, au contraire, piqué votre curiosité, que vous vous soyez peu à peu intéressée à ce garçon bizarre et que, sur sa prière, vous ayez permis à des amis communs de vous le présenter. Je suppose enfin que, la veille du jour où l’on doit vous l’amener, un hasard fasse tomber entre vos mains le carnet mystérieux où ce jeune homme a noté ses impressions quotidiennes et toute l’histoire de cette passion. Ce sont des vers. Vous vous dites, avant de les lire, qu’ils sont probablement mauvais, mais que, puisqu’il vous adore, ce sont apparemment des vers fort amoureux. Vous courez aux dernières pages pour voir tout de suite où en est ce pauvre garçon… et vous tombez d’abord sur ceci :

  Est-ce bien sûr que je l’adore !
  D’amers plaisirs m’ont perverti ;
  J’ai peur de moi, j’ai tant menti…
  Il ne faut pas me croire encore.

Vous songez là-dessus : « Eh ! là là, monsieur, qui vous dit qu’on soit si pressée de vous croire ?… D’ailleurs, on ne vous force pas, et l’on ne vous demande rien. » Vous tournez deux ou trois pages ; vous arrivez à une assez longue pièce datée du jour même où votre soupirant a su qu’il serait reçu chez vous, et vous lisez ces jolis petits vers octosyllabiques :

 … Je sens partir l’immense joie
  D’espérer et de demander ;
  Et sur elle je m’apitoie,
  En songeant qu’elle peut céder.
 . . . . . . . . .
  Nos victoires sont leurs défaites.
  Sa chute proche l’amoindrit ;
  Je pense aux choses imparfaites
  De son corps et de son esprit.
 . . . . . . . . .
  Hélas ! je les connais d’avance.
  Tous les mots qu’elle me dira.
 . . . . . . . . .

  J’entends déjà l’aveu funeste
  Qui de sa bouche va sortir,
  Et par moments je la déteste
  D’être obligé de lui mentir…

Etc.

Vous vous dites : « Ainsi, ce sont là les vers d’amour de ce monsieur ? Ce n’était pas la peine de tant se fatiguer sous mon balcon. Ah ! la singulière façon d’aimer ! »

Oui, ma cousine, la singulière façon ! C’est celle de M. Georges de Porto-Riche (l’auteur de la Chance de Françoise), dans un petit livre mélancolique, élégant et sec, avec un rien de brutalité au fond : Bonheur manqué. Le poète se figure aimer, soigne et cultive cet amour, séduit et subjugue une femme de bien, se fait souffrir, la fait pleurer et la plante là en lui disant des choses désagréables, — tout cela sans lui avoir jamais adressé la parole et sans l’avoir effleurée du bout du doigt. N’est-ce pas admirable ?

Mais voilà ! nous sommes, comme vous savez, des « cérébraux ». Et nous sommes aussi des « égotistes », ce qui revient à peu près au même. Ce petit livre est bien d’aujourd’hui, hélas ! C’est comme qui dirait l’Intermezzo de Robert Greslou (oh ! avant la période criminelle). Je vous l’envoie, cependant, — d’abord parce qu’il est très distingué, — et puis pour vous mettre en garde contre l’amour des hommes de lettres, principalement de ceux qui ont entre vingt-cinq et trente-cinq ans. J’ai le devoir de vous avertir, ô ma sage cousine, en ma qualité de vieux parent.

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                                       Paris, 3 juillet.

J’ai fait hier soir, ma cousine, un tour à la foire de Neuilly. Rien de bien nouveau. Je constate que les baraques où la statue de Galathée se change en une jolie créature vivante, puis en un squelette qui disparaît dans un buisson de roses, se sont fort multipliées. On en rencontre une tous les vingt pas. Je dois dire pourtant que la « baraque-mère » (celle dont l’imprésario porte un nom hongrois ou polonais) garde sa supériorité. On y voit une mulâtresse fort piquante qui répond au nom de Zora, — qui y répond même avec beaucoup d’empressement et d’aménité.

Au reste, c’est toujours la même chose. Partout, les infâmes musées anatomiques, les chevaux de bois mus par la vapeur et les manèges de vélocipèdes, d’aérostats et de transatlantiques nous rappellent, jusque dans ce lieu qui devrait être consacré aux divertissements naïfs, que nous sommes dans le siècle de la science et de l’industrie. Seules, quelques femmes géantes et quelques somnambules extralucides représentent encore l’ingénuité des foires du bon vieux temps.

J’ai eu le regret de ne point retrouver Mlle Emma, la dompteuse de puces, à qui j’avais pris l’an dernier une interview des plus instructives. Cette aimable fille aurait-elle été dévorée par ses pensionnaires ?

Heureusement, Marseille est toujours là, et Marseille continue d’être à la mode. Son public est, à peu de chose près, celui des mardis de la Comédie Française et des réceptions de l’Académie… On s’amuse d’autant plus qu’on finit par connaître intimement les artistes, « les hommes les plus forts du dix-neuvième siècle », comme dit l’enseigne : Monsieur Gaston, l’hercule en maillot noir, tout à fait distingué et sympathique, l’éternel Bamboula, et ce grand diable qui a si mauvais caractère et qui, lorsque les autres « travaillent », passe son temps à crier : « Il a touché ! » pour taquiner le public et animer la séance.

On se passionne, on crie : « Oui, oui ! — Non, non ! » Hier, comme le grand diable (j’ai oublié son nom) recommençait sa plaisanterie habituelle, Marseille, de son balcon, a réclamé le silence et a laissé tomber ces paroles : « Ici, y a que le public et moi qu’est juge ! »

Généralement, c’est pour « l’amateur », pour « l’homme du monde » que l’on prend parti, comme s’il était un des nôtres et comme s’il nous représentait, nous les profanes. Cette fois, l’homme du monde était sec comme un clou et noir comme une taupe ; il portait ces mots tatoués sur la poitrine : « République française », et un portrait de femme (quelque marquise !) sur un de ses biceps. Il glissait comme une anguille entre les bras de son adversaire et a si bien lassé le gros homme qu’il a fini par le faire « toucher ». Nous ne nous tenions pas de joie. Bravo, l’amateur !

C’est un spectacle très attachant, je vous assure. Je ne parle pas seulement du plaisir que donnent aux yeux le jeu magnifique des muscles sous la peau, la beauté des lignes mouvantes, l’imprévu des raccourcis michelangélesques. Mais peut-être que cette lutte corps à corps, qui est (sauf la convention de la « main plate ») la lutte primitive, celle de l’âge de la pierre, plaît au vieil anthropoïde qui vit dans chacun de nous. Je trouve, sans bien savoir pourquoi, ces combats entre deux hommes beaucoup plus intéressants que les luttes entre l’homme et l’animal (par exemple, les courses de taureaux). Les anciens étaient de cet avis : ils ne voyaient rien au-dessus des combats de gladiateurs. On y reviendra.

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                                       G…, 4 juillet.

Ce matin, ma cousine, en fouillant dans une vieille armoire où dorment de vieux livres, j’ai mis la main sur un almanach révolutionnaire. Le bouquin est intitulé : Annuaire du cultivateur pour la troisième année de la République, présenté le 30 pluviôse de l’an IIe à la Convention nationale, par G. Romme, représentant du peuple. »

J’ai relevé, dans la préface, une phrase exquise : « L’année présente est la 1795e pour les peuples esclaves, c’est la troisième de la République française. Depuis 1564, par ordre d’un roi fanatique et cruel, Charles IX, l’année commençait au 1er janvier, onze jours après le solstice d’hiver, etc… » Il fallait, en effet, être bien cruel et bien fanatique pour faire commencer l’année ce jour-là !

Je feuillette ce vénérable almanach. Il n’y a pas à dire, les noms des mois sont délicieux, — et bien commodes pour les poètes, à qui ils fournissent de jolies rimes. C’est une joie que d’accoupler pluviôse et grandiose, idéal et floréal, chimère et brumaire, rayon d’or et messidor. Les noms de fleurs, de légumes et d’arbres, qui marquent chaque jour du mois, — avec un nom d’animal à chaque quintidi et, à chaque décadi, un nom d’instrument agricole — tout cela ne me déplaît pas non plus. Ce calendrier sent bon la terre et la vie rustique. Si, après le grand dérangement révolutionnaire, on n’avait plus rien dérangé, j’aurais ainsi daté ma lettre : « Sextidi 16 messidor » ; et ce serait aujourd’hui la fête du Tabac. (C’eût été hier celle du Chamois, et ce serait demain celle de la Groseille.) Cette manière de dater ne manquait point de grâce.

Pourtant, je préfère peut-être encore celle à laquelle nous sommes revenus, parce qu’elle nous rattache aux siècles passés et qu’elle marque chacune de nos fugitives journées de quelque souvenir des anciens hommes. « Jeudi 4 juillet », cela veut dire : « Jour de Jupiter, quatrième jour du mois de Jules César » (de ce Jules César dont Paul Bourget fait le premier des dilettantes). Et, près du souvenir antique, voici le souvenir chrétien. Je consulte l’almanach de cette année, et, au lieu de la fête du Tabac, je trouve celle de sainte Berthe…

Qui cela, sainte Berthe ? Serait-ce la reine Berthe aux grands pieds ? Pour me renseigner, je tire de la vieille armoire un autre vieux livre : « Les Vies des saints pour tous les jours de l’année, par le R. P. Ribadeneira, traduction française, revue par l’abbé E. Daras. » Je cherche à la date du 4 juillet. Pas de sainte Berthe pour un sou, mais une sainte beaucoup plus inattendue : sainte Godolène !

Va pour sainte Godolène ! Elle vivait au onzième siècle et était née à Boulogne-sur-mer. L’excellent Ribadeneira commence son pieux récit en ces termes :

« Les peines du mariage sont si grandes, et son fardeau si lourd, qu’il est impossible de les supporter sans le secours de la grâce divine ; et quand le mari est grossier, cruel et plus brutal qu’humain, c’est un joug intolérable à une femme. Et comme, à cause de nos péchés, nous voyons arriver tous les jours de semblables inconvénients, je veux, pour la consolation des femmes mariées, écrire la Vie et le martyre de sainte Godolène, qui fut mariée et martyrisée par son mari. »

Cette histoire de sainte Godolène, je vous la dirai demain, ma cousine, pour votre édification.

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                                       G…, 5 juillet.

Donc, ma cousine, Godolène, ou Gudelaine, ou Gudule (comme il vous plaira de l’appeler), était « belle de corps et d’esprit ». Un gentilhomme flamand, Bertulf, la demanda en mariage à cause de sa beauté. Mais il la prit en grippe le jour même de la noce. Il faut dire qu’il y fut incité par sa mère, qui avait désapprouvé ce mariage. Car la belle-mère de l’époque carlovingienne ressemblait déjà à celle de nos vaudevilles et de nos chansons de café-concert. Puis, Bertulf enferma sa femme, sous la garde d’un valet brutal, qui avait ordre de ne lui donner qu’un petit morceau de pain par jour. Mais « elle sustentait son âme d’oraison ». Finalement, il la fit étrangler et jeter à l’eau par deux domestiques. Après quoi il se convertit, instantanément. « Il fit pénitence et mourut au monastère de Saint-Vinoce. » On garda, dans un couvent de filles de l’ordre de saint Benoît, un peu du sang que Gudelaine, étranglée, avait rendu par le nez et par la bouche ; et, comme Gudelaine avait été patiente et douce dans les épreuves, ce sang faisait des miracles tant qu’on voulait. C’est tout.

Je feuillette le gros livre, en regrettant que ce ne soit qu’une pauvre réduction de l’immense et paradisiaque Légende dorée. Voici le pendant de l’histoire de Gudelaine. C’est celle de saint Gengoul, gentilhomme bourguignon du huitième siècle, qui fut assassiné par l’amant de sa femme. Le pieux hagiographe nous dit : « Étant parvenu à l’âge viril, Gengoul épousa une femme de non moindre qualité que lui, mais fort différente de mœurs ; ce que Notre-Seigneur permit afin que sa patience fût éprouvée. » Elle le fut. Et encore : « Il s’adonnait souvent à la chasse pour éviter l’oisiveté. » Cela paraît être un des plus beaux traits de sa vie.

Il y a là une quantité de saints et de saintes des temps mérovingiens et carlovingiens, qui meurent assassinés. Toutes ces « vies de saints » donnent l’idée d’une humanité extraordinairement naïve et beaucoup plus violente, semble-t-il, que ne fut jamais l’humanité latine ou grecque, même aux époques primitives.

De jolies fleurs d’ingénuité çà et là. Sainte Marie l’Égyptienne y est couramment appelée « la sainte pécheresse ». Je note cette phrase en passant : « Elle confessa à Zozime qu’elle avait passé vingt-sept ans en toutes sortes de lascivetés, non pour or ni pour argent, ou pour autre récompense que ce fût, mais pour satisfaire à sa sensualité. » Elle eût donc été moins criminelle, aux yeux du saint narrateur, si ses vices lui avaient rapporté quelque chose ?

Une anecdote charmante, pour finir. Je l’emprunte à la Vie de saint Macaire d’Alexandrie :

« Une fois, on offrit à saint Macaire des raisins d’une grosseur et d’une beauté singulières. Le saint, voulant se mortifier, les envoya à un frère qui était malade. Celui-ci, par le même motif, les fit passer à un autre frère. Ces raisins parcoururent ainsi toutes les cellules du désert, jusqu’à ce qu’un religieux, ignorant qui les avait donnés le premier, les renvoyât à Macaire. Celui-ci, admirant la retenue de ses frères, en loua Dieu et dit : « Je n’y toucherai pas non plus. »

Vous trouverez, ma cousine, que mon billet manque étrangement d’ « actualité » ? C’est que, blotti dans l’herbe et dans les feuilles, je suis aussi loin de Paris que si je vivais dans la cellule de Macaire, au désert d’Égypte. Ce Macaire avait commencé par être confiseur et par « vendre des dragées » à Alexandrie. Ainsi j’ai essayé de vendre à mes contemporains de fades confiseries, telles que petits contes, petites chroniques, petits feuilletons et autres riens : et voilà que, retiré du monde comme Macaire, je sens présentement que tout est vain, hormis de regarder couler l’eau et de sommeiller à l’ombre. J’en suis, dis-je, persuadé pour quelques jours encore.

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                                       Paris, 10 juillet.

Danse du ventre au café tunisien, danse du ventre au café algérien, danse du ventre au théâtre égyptien, danse du ventre en face. Que de ventres à cette Exposition, que de ventres !

Elle est vilaine, cette danse. Si seulement elle était voluptueuse ! Mais point. Ce n’est qu’un paquet d’entrailles que l’on secoue en mesure. Les filles qui font cela (et qui sont médiocrement belles) le font avec une indifférence parfaite, comme elles rameraient des choux. Est-ce bien la même danse que j’ai vue là-bas, à Laghouat, dans une chambre de six mètres carrés, et qui m’est restée comme une vision de rêve ? Non, non, cela n’est pas possible. Almée Farida, almée Adila, ayez un peu plus l’air de vous souvenir que vous êtes des almées, et songez à tout ce que ce nom magique représente pour des bourgeois d’Occident !

Avec quelle lenteur et de quel air d’immense ennui, à ce théâtre égyptien, les deux Druses du mont Liban promènent dans l’air leurs grands sabres courbes et les cognent sur leurs petits boucliers ! Et comme il a l’air de s’ennuyer aussi, le nègre du Kordofan ! Il a beau porter un miroir dans ses cheveux crépus et secouer, avec un bruit de cailloux, sa ceinture composée de pieds de chèvre : comme il est banal ! comme il est négligeable ! je dirais presque : comme il est pâle, ce nègre !

Oh ! je ne conteste point l’authenticité de provenance de ces diverses exhibitions. Mais tout ce pauvre exotisme transporté hors de son cadre naturel devient grossièrement forain ou, qui pis est, tout à fait insignifiant. On trompe le public, on lui travestit et on lui rapetisse l’univers en lui laissant croire qu’une douzaine de baraques de la foire au pain d’épice peuvent contenir et reproduire aux yeux l’infinie variété de la face du monde. Et il sort de ces spectacles un peu plus mal renseigné que s’il n’avait rien vu.

Je dois dire pourtant que l’homme qui montre « des singes du Soudan et des serpents du désert libyen » n’est pas ennuyeux. C’est, paraît-il, « l’Arabe Gouma, psylle de la secte des Raffaï ». Je le croirais plutôt de celle des ruffians, car il a l’air d’un simple voyou du Caire. Il commande à son singe savant en tirant sur son collier, d’un coup rude et sec, et qui doit faire grand mal à la petite bête. Le singe fait les tours que font les singes, puis on lui livre un serpent, un pauvre diable de serpent, qu’il fait sauter en l’air et avec lequel il s’amuse. Mais où il n’a plus l’air de s’amuser, c’est quand le montreur lui enroule le reptile autour de la queue et l’oblige à marcher avec cet ornement. Ainsi l’homme torture le singe, le singe torture le serpent, et l’homme torture le singe avec le serpent. On rapporte de là une assez rare impression de brutalité ; c’est comme un joli raccourci de la cruauté universelle…

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                                       Paris, 11 juillet.

Paris s’amuse, ma cousine. Tous les soirs, du Gymnase jusqu’au Trocadéro, par les rues et les places où le gaz et l’électricité mêlent leurs lumières d’or et d’argent et où s’entre-croisent sans fin les milliers de lanternes des voitures, c’est un fourmillement, un grouillement énorme de gens qui vont à leur plaisir. C’est vraiment aujourd’hui que Paris a l’air d’une ville qui se damne. Il devait y avoir quelque chose de cette douce folie et de cette aimable fièvre dans la bonne ville de Ninive quand le prophète Jonas y entra… Je vous avouerai même que lorsqu’on jouit comme moi de ces délices depuis tantôt trois mois, on a par moment de fortes envies de s’en aller quelque part où l’on s’amuse moins.

Toutefois, j’ai été très content de voir, cette nuit, le bal des exposants au palais de l’Industrie. Je ne parle point de la réelle splendeur du décor : la fête était surtout amusante par ses extraordinaires proportions et par la variété inouïe des têtes assemblées. C’est, à coup sûr, la réunion d’hommes et de femmes la plus bariolée que j’aie jamais vue. Je m’étais assis avec un ami dans un coin ; nous regardions passer, nous disions : « Voici un Anglais, un Américain du Nord, un Américain du Sud, un pasteur norvégien, une jeune « esthète », un marchand de vins de Bordeaux, une doctoresse russe, un pianiste hongrois, un conseiller municipal de Paris, etc., etc… » Joignez à cela les Chinois, les Japonais, les Arabes et toute une procession de nègres plus noirs que nos habits…

Station chez Ledoyen pour prolonger le plaisir bizarre de contrarier la bonne nature et pour nous donner la joie de manger, de boire, de regarder, d’échanger d’inutiles paroles à l’heure où « la nuit bienveillante », comme l’appelaient les Grecs, conseille aux hommes de dormir.

Quand nous sortons du restaurant, l’aube chaste baise déjà le front de Paris. L’heure est singulière : c’est l’heure blafarde. Les choses ont des teintes qu’on ne leur connaissait pas. Les arbres des Champs-Élysées sont d’un vert blessant. Le ciel est rose, d’un rose vif, derrière la Madeleine. Les lumières errantes des fiacres font le jour plus blême et plus froid. Dans la rue Royale, les façades de certaines maisons ont un éclat dur ; et l’on voit, loin, très loin, à des centaines de mètres, marcher des blancheurs crues. Ce sont les plastrons de chemise de messieurs qui reviennent, comme nous, de la fête.

J’aurais voulu vous rendre mieux mes impressions, ma cousine ; mais j’ai trop peu dormi, et je sommeille encore en vous écrivant.

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À M. le vicomte Eugène Melchior de Vogüé.

                                       Paris, 13 juillet.

Je viens de lire, monsieur, les pages fort éloquentes que vous avez écrites, dans la Revue des Deux-Mondes, sur l’Exposition et sur la tour Eiffel. Vous avez l’imagination fastueuse, avec quelque chose, parfois, d’un peu concerté. Le labarum que vous voyez au sommet de la tour, formé par l’entre-croisement des jets de lumière électrique, est à coup sûr une image expressive, mais non point sans apprêt. Cela rappelle les ibis que Chateaubriand place si ingénieusement sur les colonnes solitaires, ou le lézard du Colisée, qui, dans les vers de Lamartine, vient cacher si à propos le nom d’un empereur romain.

Mais vos nobles artifices ne vous empêchent pas d’être profondément sincère. Vous êtes une âme sérieuse et inquiète. Nul n’a mieux vu ni constaté plus douloureusement que vous la grande misère de ce temps : indifférence, dilettantisme, impuissance à croire. Il y a de l’apôtre en vous. Vous nous avez révélé la beauté spirituelle du roman russe, et vous nous avez fait honte de notre littérature de mandarins. Vous avez mis à la mode l’âme slave et l’évangile, et, depuis quelques années, vous ne pouvez plus écrire une page sans nous parler d’éveil moral et de rénovation. Vous exercez une fonction parmi nous : vous êtes celui qui dit qu’il faut aimer et qu’il faut croire.

Or, je vous confesserai mon embarras. J’entends bien que nous devons aimer les hommes ; mais que faut-il croire ? Il est nécessaire que nous le sachions pour que notre amour soit efficace, pour qu’il soit autre chose qu’une pitié inerte et une indulgence détachée… Ce qu’il faut croire, c’est apparemment ce que vous croyez. Si donc je l’osais, je vous dirais :

— Vous-même, monsieur, à quoi croyez-vous ? Il ne me paraît pas que vous nous l’ayez jamais dit avec précision. Or, la foi doit être précise. Une foi vague ne se conçoit même pas.

Êtes-vous catholique ? j’entends catholique pratiquant (je ne saurais l’entendre d’une autre façon). Ou bien êtes-vous déiste, comme l’étaient, au siècle dernier, la plupart des hommes qui ont fait la Révolution ? Croyez-vous à un Dieu personnel, à l’immortalité de l’âme, aux peines et aux récompenses après la mort ? Êtes-vous royaliste ? républicain ? socialiste ?… Bref, si je ne me retenais, j’aurais l’indiscrétion de vous demander votre credo. Peut-être nous l’avez-vous donné déjà, mais épars, flottant, pas assez grossier, si je puis dire. Je voudrais, lorsque je répète avec vous : « Croyons ! Soyons des hommes de foi ! » savoir exactement de quoi il s’agit. Et, sans doute, la demande que je vous fais serait de la dernière impertinence si elle s’adressait à l’homme privé ; mais il me semble qu’on a le droit de l’adresser à un écrivain qui se trouve être aujourd’hui, par la noblesse de ses préoccupations morales et par l’habitude qu’il a prise de les exprimer publiquement, une façon de conducteur d’âmes…

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                                       Paris, 15 juillet.

S’il avait fait, le 14 juillet 1789, le même temps qu’hier, il est probable, ma cousine, qu’on n’aurait pas pris la Bastille ce jour-là, car la pluie est ce qu’il y a de plus contraire aux émeutes et même aux révolutions. Eh ! je sais bien qu’on eût pris la Bastille un peu plus tard ; mais peut-être, alors, eût-elle été mieux défendue, peut-être le peuple se fût-il contenté qu’on la « désaffectât » ; et ainsi nous aurions encore, au bout de la rue Saint-Antoine, le plus pittoresque des monuments historiques et le plus beau des donjons de mélodrame…

Donc le ciel a été fort maussade et tous mes projets de réjouissance ont été submergés par cette pluie réactionnaire.

J’aurais voulu dîner au moulin de la Galette. L’an dernier, j’avais passé toute mon après-midi à parcourir Montmartre, depuis l’église du Sacré-Coeur, qui ressemble, inachevée, à une massive forteresse byzantine, jusqu’aux jolies ruelles bordées de jardinets, qu’on découvre sur l’autre versant de la colline. Puis j’avais dîné presque seul, près du moulin, dont le vent faisait craquer la membrure comme celle d’un vieux bateau par le mauvais temps. C’est de là qu’il faut voir la nuit tomber sur Paris et s’allumer peu à peu les traînées d’illuminations. Mais cette année la pluie m’a effrayé et, après quelques oscillations, j’ai fini par me trouver assis dans un coin paisible et élégant, mais par suite peu intéressant ce jour-là, d’un restaurant des Champs-Élysées.

Secondement, j’aurais voulu voir le feu d’artifice. Pourquoi pas ? Je n’en ai point vu depuis ma petite enfance, sinon partiellement et de très loin. Je rêvais d’en voir un sérieusement, d’aussi près que possible, et du commencement jusqu’à la fin. Mais pour cela j’aurais été obligé d’attendre longtemps, debout, dans la foule. J’y ai renoncé. C’est toujours ainsi. Il faut, pour prendre sa part des divertissements populaires, une force d’âme que je n’ai pas. La foule est admirable de douceur et de résignation gaie. Elle passe des journées dans une attente et dans une immobilité fatigante pour un plaisir d’une demi-heure. Ses joies (comme la plupart de ses travaux) impliquent un don d’extraordinaire patience…

N’ayant donc pas les vertus qu’il faut pour bien voir un feu d’artifice, j’ai repris mon long vagabondage à travers les rues. Un attrait mystérieux m’a conduit au Chat-Noir. Je pense que c’est l’endroit de Paris où l’on a fait le plus de bruit la nuit dernière. Un orchestre sauvage y faisait danser la population sur la chaussée. J’ai trouvé là le chansonnier Jouy, les humoristes Allais et Auriol, Tinchant, Dézamy et beaucoup d’autres occupés à taper sur des choses sonores… Cela m’a paru fort désagréable au premier moment ; puis, je m’y suis fait. Même, au bout de cinq minutes, j’étais parfaitement heureux. Il n’y a encore, voyez-vous, que les joies simples.

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                                       Paris, 17 juillet.

Sans doute, ma cousine, elle serait superbe, leur Exposition, si on pouvait la voir.

Mais, bien que j’y sois allé une vingtaine de fois, je ne puis dire encore que je l’aie vue ; et il est probable que je ne la verrai jamais.

Pourquoi ?

Parce qu’il y a trop de monde.

J’ai fait de loyaux efforts, l’autre jour, pour voir du moins un des villages nègres de l’esplanade des Invalides. J’ai dû y renoncer. On fait la queue pendant des heures avant d’entrer ; il y faut une patience de fakir.

Heureusement, j’ai découvert en dehors de l’Exposition, plus loin que le Trocadéro, un autre village nègre, un amour de petit village nègre, où personne ne va et où j’ai pu visiter tranquillement mes frères noirs.

Ils ne sont pas laids du tout, la peau d’un grain serré, d’un beau noir de bronze florentin, les mouvements souples et nobles. Ce qu’ils savent suffit à orner leur vie, à la rendre commode et gaie. On les voit tresser des nattes et toutes sortes d’objets en paille ou en jonc, tisser des étoffes solides et diversement colorées, forger le fer, ciseler des anneaux et des bracelets d’or et d’argent. Pendant ce temps-là, les femmes, l’air innocent et modeste, préparent le dîner. Une d’elles jette dans une marmite de terre, où chauffe de la graisse, des poignées de farine dont ses mains noires et ses bras restent tout poudrés : elle fait un roux. Il y a là une fillette de douze ans, Mlle Dédé, qui est une petite merveille de gentillesse noire.

Le monsieur qui a fait venir du Gabon ces nègres délicieux me conduit obligeamment au premier étage d’une baraque en planches, où sont leurs dortoirs. Là, je vois une négresse allaitant un négrillon de huit jours, encore presque blanc, joli comme un ange, très éveillé déjà. Un matin, à dix heures et demie, elle a été prise des premières douleurs : une heure après, elle était accouchée et, à une heure et demie, elle redescendait dans la cour comme si de rien n’était.

Les corps de ces excellents nègres fonctionnent aussi aisément que ceux des animaux. Il est certain qu’ils souffrent beaucoup moins que nous dans leur chair et dans leur âme. Leur pays, là-bas, est fertile et beau ; ils y vivent doucement, sans excès de travail. Et je vous répète que ce ne sont point des brutes : ils sont doux ; leurs femmes sont chastes ; ils ont, comme les autres hommes, leurs dieux, qui sont de bons petits dieux, des fétiches, des poupées qu’ils prient, et qui les exaucent quand cela se rencontre…. Il y a comme cela, paraît-il, dans cette mystérieuse Afrique, des peuples innombrables, pas plus méchants que nous, qui jouissent paisiblement de l’air du ciel et des fruits de la terre, qui vivent dans un état de paresseuse demi-civilisation agricole et pastorale, et qui depuis sept mille ans n’avaient point fait parler d’eux. Nous sommes, sans vanité, plus intelligents ; mais, puisque tout est vain, qui osera dire que ces nègres sans prétention n’ont pas résolu mieux que nous le problème de la vie ?

Comme je sortais du hameau noir, j’ai vu, près de la porte, une femme du peuple qui exhortait son petit garçon, un enfant de trois ou quatre ans, à embrasser un négrillon du même âge. Le petit nègre était autrement joli et robuste que le petit blanc. Le petit blanc sera ouvrier, travaillera du matin au soir, mènera la dure vie du prolétaire dans une civilisation industrielle, lira de mauvais journaux, aura des idées fausses et incomplètes… Et ainsi, songeant à ce que deviendraient ces deux petits, c’est du petit blanc que j’ai eu pitié.

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                                       Paris, 18 juillet.

MA COUSINE,

J’ai pu hier soir, par le hasard d’une rencontre, pénétrer dans les coulisses de l’Eden-Théâtre. Les coulisses du théâtre ! aller dans les coulisses ! Il semble à beaucoup de provinciaux, et de Parisiens aussi, que ce soit un privilège tout à fait enviable et qu’on y voie des choses… mais des choses !… Je n’y ai rien vu que de fort honnête, ma cousine ; mais il est certain que le spectacle est bizarre et amusant, surtout à l’Eden, où la troupe et la figuration sont plus nombreuses que dans n’importe quel autre théâtre.

On se promène entre les hauts châssis comme dans des défilés de montagnes, sur un plancher peu sûr, abondant en trappes, dans une lumière blafarde, fausse, indéfinissable, qui vient on ne sait d’où. On est dans le royaume de l’artificiel et de la poussière. Je me rappelle, dans un coin, un escalier sombre, — oh ! fort modeste, — étroit avec des marches en bois, poudreuses et grises. Mais cet escalier est l’échelle de Jacob ou la descente de l’Olympe. Interminablement on en voit dégringoler, pêle-mêle, des femmes qui sont des fées, des déesses, des bergères, des nymphes, des amazones, des nixes ou des anges ; des hommes qui sont des rois, des dieux, des héros, des magiciens, des troubadours, des chevaliers ou des ondins ; et des gamines de dix à douze ans, qui représentent les Amours, maillots roses, frimousses innocentes et maquillées — déjà ! — sous la perruque d’étoupe, de petits arcs couverts de papier doré… Étrange, dans ce coin de grenier, cette avalanche lumineuse de créatures surnaturelles.

Quand je dis surnaturelles… il ne faut peut-être pas les voir de trop près : la plupart de ces danseuses transalpines sont courtaudes et basses sur jambes ; beaucoup sont d’une médiocre beauté, et, comme vous pensez bien, leurs oripeaux sont d’une soie douteuse et d’un or imité. Mais, si l’on passe des coulisses dans la salle, leurs jambes s’allongent comme par miracle ; leur sourire, ce sourire impersonnel et blanc de ballerines, les fait toutes jolies, et elles apparaissent vêtues de brocart et de pierres précieuses. Et tous ces corps brefs semblent élégants, sans doute parce que, de ces innombrables formes féminines, qui se meuvent parallèlement et dont les défauts se compensent, l’œil extrait involontairement une forme moyenne, qui a des chances d’être à peu près parfaite. Joignez que la lumière de la rampe affine les contours qu’elle dévore, et ne laisse voir, des visages, que les bouches sanglantes et les yeux luisants.

De nouveau, je passe de l’autre côté des décors. Les exquises et fantastiques créatures que je viens d’admirer répandent des ruisseaux de sueur ; leur fard coule, et leurs perruques pendent, défrisées… Cela n’empêche point quelques-unes d’entre elles de répéter des jetés-battus devant les glaces de leurs loges ou des petits foyers. Elles ont le diable au corps. Presque toutes dansent pour leur plaisir, dansent avec fureur. La danse est leur vie et leur tout. On ne peut faire un pas sans marcher sur des petites filles qui « piochent » des entre-chats. Car il faut, dans ce métier-là, commencer de bonne heure et travailler tous les jours. Il faut entretenir ses jambes comme un pianiste entretient ses doigts. Être danseuse, cela prend la vie aussi complètement que d’être littérateur, plus que d’être commerçant. J’ai vu clairement, en traversant cette ruche italienne, que l’« art de Terpsichore » est un métier de chien, et d’autant plus passionnant.

L’Eden a repris, comme vous savez, ce ballet d’Excelsior, qui eut tant de succès il y a quelques années. C’est à coup sûr une idée extraordinaire que d’avoir voulu exprimer par des mouvements de jambes la victoire du Progrès sur l’Obscurantisme et de M. Homais sur les fils de Loyola. Mais qu’importe ? Ce ballet exprime tout aussi bien, si l’on veut, Apollon vainqueur de Typhon, ou Ormuz d’Arimann. Il est, d’ailleurs, énorme et somptueux ; il tient de la féerie et de la manoeuvre militaire. On m’a dit qu’il était classique en Italie et que, lorsqu’on y va racoler des danseuses, toutes, sans exception, vous récitent d’abord, avec leurs pieds, la polka d’Excelsior. C’est leur songe d’Athalie ou leur récit de Théramène…

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                                       Paris, 22 juillet.

MA COUSINE,

J’aime beaucoup la conversation des médecins, et surtout des chirurgiens, quand ils sont gens de mérite. Ils vous content des détails de maladies et d’opérations qui vous font frémir d’une curiosité effrayée. Ils connaissent bien les hommes, car ils les voient justement dans les circonstances où les hommes se montrent le mieux tels qu’ils sont. Enfin, le continuel spectacle des pires misères, joint à cette connaissance de l’humanité, leur inspire une philosophie mélancolique et haute, quelquefois brutale et négative, avec une grande pitié au fond…

Ayant donc rencontré l’autre jour le docteur Félizet, que vous connaissez certainement de nom, j’ai causé avec lui tant que j’ai pu, et voici quelques-unes de ses histoires.

En 1870, Félizet était major dans l’armée de Metz. Les ambulances étaient pleines de blessés ; il y avait de terribles opérations à faire et en grand nombre, et l’on n’avait plus de chloroforme. On envoya un parlementaire en demander aux Allemands. Ils firent attendre leur réponse quatre jours, et cette réponse fut qu’ils ne pouvaient, aux termes de leurs règlements de guerre, laisser pénétrer du chloroforme dans une place assiégée, le chloroforme étant un dérivé de l’alcool (sic).

Il restait à Félizet un petit flacon du précieux liquide. Il pensa que le plus simple et le plus juste était de ne faire aucun choix parmi les blessés à opérer, mais d’endormir, s’ils le demandaient, les premiers qui lui seraient adressés par le hasard.

Ce fut d’abord un petit soldat qui avait une main fracassée. Il fallait lui couper l’avant-bras.

« Ah ! monsieur le major, dit l’homme, vous me ferez respirer quelque chose pour m’endormir, n’est-ce pas ? — Mais, dit le docteur, nous n’en avons plus guère, et il y a des camarades encore plus mal arrangés que vous, et à qui il faudra faire des opérations plus compliquées. Si vous étiez bien courageux… — Oh ! non, je suis trop faible, j’ai perdu trop de sang, je ne peux pas… monsieur le major, je vous en prie… — Eh bien, mon garçon, puisque vous le voulez, on vous endormira. »

Mais, pendant que le docteur fait ses préparatifs, le petit soldat réfléchit et, tout à coup : « Nom d’une pipe ! c’est tout de même trop mufle d’être lâche comme ça !… Ne m’endormez pas, monsieur le major ; ça serait honteux ! »

Voici maintenant un mot d’officier. C’est un capitaine horriblement blessé ; l’opération doit être longue. « Capitaine, dit Félizet, nous allons vous endormir. » Alors l’autre : « Monsieur le major, il faut garder ça pour ceux qui ne sont pas gradés. »

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                                       Paris, 23 juillet.

MA COUSINE,

Cela a commencé, il y a cinq ou six ans, par les bascules automatiques. On met deux sous dans une fente de tirelire, on monte sur une plaque de fonte, et une aiguille, qui, tourne dans un cadran, marque votre poids en kilogrammes.

Cela a continué par les dynamomètres automatiques. Même procédé. Les deux sous jetés dans le tronc, vous tirez une poignée, et une aiguille vous renseigne sur votre force musculaire. C’est comme qui dirait une « tête de Turc » scientifique.

Puis sont venus les électriseurs automatiques. On glisse ses deux sous, on saisit une poignée de métal, et l’on ressent aussitôt des secousses désagréables dans le poignet et dans l’avant-bras.

Puis les distributeurs automatiques. À l’origine, ils ne distribuaient guère que du chocolat. Mais ils ont été très perfectionnés dans ces derniers temps. À l’heure qu’il est, on obtient à volonté du sucre d’orge, des bonbons acidulés, de la parfumerie, des épingles, des pelotons de fil, du savon, du papier à cigarettes, etc.

Puis, les dioramas automatiques. On y voit des images qui représentent les « actualités » les plus intéressantes et, régulièrement, le dernier crime ou la dernière exécution capitale. Tout à l’heure encore j’ai vu, pour mes deux sous, la catastrophe de Saint-Étienne, un dîner sur la seconde plate-forme de la tour Eiffel, la fête de la Raison, le crime d’Auteuil, et le général Légitime assiégé dans Haïti !

Enfin (car, vivant beaucoup dans la rue, j’ai suivi de près toute cette évolution) voici les dégustateurs automatiques. Il y en a tout un système fort complet dans la rue Royale. En jetant un décime dans la tirelire et en tenant un verre sous un robinet, on a de la bière, ou du bydof (qui est du bitter russe) ou de la limonade, ou du vin blanc, ou du vin rouge. Tout cela pas trop mauvais ; j’ai goûté de tout. Mais il est certain que cet établissement ressemble aussi peu que possible à un cabaret de Téniers.

On ne s’arrêtera pas en si beau chemin. Il est probable que, dans quelques années, des machines silencieuses mettront entre les mains des passants toutes les choses nécessaires ou utiles à la vie, depuis une tranche de rosbif jusqu’à une paire de chaussettes, sans l’intervention d’aucun marchand, d’aucun commis, d’aucune demoiselle de comptoir.

Ils commencent à m’épouvanter, les progrès de cette civilisation industrielle dont nous goûtons les bienfaits ingénieux. Bientôt tout se fera par des machines, et nous croirons vivre dans un roman de Jules Verne. Ce « panmécanisme » sera commode, mais triste. Heureusement, tant que j’aurai une cousine en Touraine, avec des prairies « naturelles » autour de sa maison, je saurai où me réfugier.

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                                       Paris, 25 juillet.

À Mlle X…, élève du Conservatoire de musique et de déclamation.

MADEMOISELLE,

Vous avez remporté hier un premier accessit de tragédie et un second prix de comédie : je vous en fais bien mon compliment.

Quand votre père, employé au ministère de l’instruction publique, mourut, il y a trois ans, vous laissant seule avec votre mère, c’est vous qui eûtes cette idée d’entrer au Conservatoire. Ah ! que vous eûtes raison de préférer à des carrières plus difficiles et plus aventureuses la profession paisible et bourgeoise de comédienne ! Fille d’un fonctionnaire, vous avez voulu être fonctionnaire. Vous l’êtes.

Formée dans un établissement de l’État, vous allez être engagée à l’Odéon, qui est un théâtre de l’État. Là, vous jouerez des pièces classiques ; et, le jeudi, vous ferez œuvre de pédagogie officielle en récitant Racine et Molière devant les collégiens. Quand vous commencerez à avoir du talent, vous entrerez à la Comédie-Française, qui est le premier théâtre de l’État. Vous y entrerez avec respect. Vous y jouerez des pièces d’académiciens et vous ne tarderez pas à être nommée sociétaire à demi-part.

Vous serez une employée très régulière et très appréciée. Rien des passions violentes que vous simulerez tous les soirs, en vous conformant honnêtement aux « traditions » de chaque rôle, n’aura troublé un instant votre vie réelle. À ce moment-là, vous aurez vingt-cinq ans. Un avocat estimé et un financier fort riche demanderont votre main. Vous leur préférerez, comme infiniment plus sérieux, un de vos graves camarades, sociétaire à part entière, professeur au Conservatoire et chevalier de la Légion d’honneur. Vous-même vous serez décorée des palmes académiques et officiellement chargée d’un cours de déclamation dans un lycée de jeunes filles.

Vos deux honorabilités s’associeront, et ce sera tout à fait imposant. Vous serez cités comme un ménage modèle. Les bourgeois dissolus chez qui vous daignerez parfois venir tous deux (jamais l’un sans l’autre) dire de la prose ou des vers, vanteront votre union et vos vertus domestiques. Vous aurez des enfants, et vous leur choisirez pour parrains des membres de l’Institut. L’aîné, de caractère sérieux, voudra être comédien comme vous. Les deux cadets, plus frivoles et d’humeur un peu bohème, voudront entrer, l’un à l’École polytechnique, l’autre à l’École normale. Vous laisserez faire ces petits fous…

Et, vos deux pensions de retraite réglées, vous vieillirez, dignes et gras, chargés d’honneurs, opulents et considérés, dans votre petit hôtel de l’avenue de Villiers.

Car ils sont loin, les temps du chariot de Thespis ou de la roulotte du Roman comique. Encore une fois, tous mes compliments, Mademoiselle.

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                                       Paris, 26 juillet.

À Sa Majesté le tsar de toutes les Russies.

SIRE,

Le roi de Grèce est venu nous voir ; nous l’avons reçu de notre mieux, et il n’a pas paru s’ennuyer ici. Nous attendons maintenant notre ancien hôte le shah de Perse et nous lui préparons de fort belles fêtes.

Je sais très bien que vous, vous ne viendrez pas. Mais si vous pouviez venir !…

Il y a un siècle et demi, nous eûmes la visite de votre illustre aïeul Pierre le Grand. Il eut beaucoup de succès à Paris. On recueillait ses mots ; les « philosophes » chantaient ses louanges, et l’académicien Thomas écrivit en son honneur un poème épique, la Pétréide.

La Russie n’était alors qu’un État naissant. La France était puissante encore ; son hégémonie intellectuelle était incontestée dans toute l’Europe. Votre aïeule Catherine nous admira et nous aima. Elle fut charmante pour nos hommes de lettres.

Aujourd’hui la Russie est à la veille d’être le plus puissant empire du monde. Et il se trouve que c’est nous, maintenant, qui subissons l’influence du génie de votre race. C’est notre vieille littérature qui demande des leçons à la vôtre, et c’est nous qui vous aimons.

La Russie est étrangement à la mode chez nous. On fourre jusque dans les chansons de cafés-concerts des couplets russophiles que la foule applaudit violemment. Et certes cette sympathie bruyante des badauds parisiens pour la Russie monarchique et mystique fait un peu sourire ; mais n’est-ce pas touchant aussi cette coquetterie naïve, et si mal informée, d’un pauvre peuple que presque tous ses voisins détestent et qui, dans sa détresse morale, se met à aimer, même sans les connaître beaucoup, ceux qui du moins ne le haïssent pas ? Si j’étais le tsar, j’en serais tout attendri. Et je vous assure que cette sympathie ne vient pas uniquement d’une communauté d’intérêts ou de haines. Il y a autre chose malgré tout, un lien d’âmes que vous expliquera M. de Vogüé.

Si donc vous venez, sire, ah ! je vous promets une belle entrée à Paris et des acclamations comme vous n’en aurez pas souvent entendues !

Mais vous ne viendrez pas, quoique vous en ayez peut-être envie au fond. C’est bien dommage.

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                                       G…, 30 juillet.

Puisque vous êtes mélancolique à vos heures, ma cousine, laissez-moi vous dire deux impressions assez singulières de solitude et de silence que j’ai eues ces deux derniers jours.

J’ai eu la première dans un endroit où l’on ne songerait guère à aller la chercher. C’est le soir, dans un recoin de l’Exposition des colonies, entre dix et onze heures. La foule est au Champ-de-Mars, à la Tour, aux fontaines lumineuses. Ici, à l’Esplanade, tout se tait. En choisissant bien sa place, on voit, à la clarté bleuâtre des lampes électriques, toutes sortes d’édifices bizarres se renverser, très nets, dans un petit étang. Un vrai paysage de potiche ! De temps en temps des silhouettes d’Arabes, de nègres, d’hommes jaunes, glissent silencieusement. On se croirait perdu, seul, tout seul, dans un pays magique, dans une ville de féerie…

Le lendemain, comme j’allais voir des parents que j’ai en Beauce, j’ai attendu longtemps un train dans une petite gare, sur une ligne « d’utilité locale ». Oh ! la détresse de cette maisonnette solitaire, dans l’immense plaine, au soleil couchant, le jardinet près de la voie et, à droite et à gauche, les rails qui fuient, luisants sous la pâle lumière oblique, et se rejoignent à l’horizon !… Ce jour qui tombe, ce chemin droit, tout droit, qui vient de là-bas et qui va là-bas, tout exprime avec une force et une simplicité merveilleuse l’idée de passage et de fuite. Et alors j’ai eu plaisir à songer que l’homme, demi-employé, demi-paysan, qui roulait mes colis, avait quelque part, au village voisin, un toit, un lit, une soupe qui l’attendaient, un foyer indigent, mais stable et attaché au sol… Ne vous est-il jamais arrivé, ma cousine, quand vous voyagez la nuit, d’être tout attendrie en apercevant, par la portière, les fenêtres éclairées de quelque pauvre maison, un coin d’intérieur, des têtes autour d’une lampe, et d’en avoir tout à coup le cœur serré de regret et de tristesse ? Tant il est vrai que nous portons en nous un égal et contradictoire besoin de mouvement et de repos, et que, lorsque nous avons l’un, nous souhaitons l’autre. Et tant pis si ce que je vous dis là n’est pas neuf. C’est qu’en effet notre misère est vieille comme le monde.

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                                       Paris, 31 juillet.

MA COUSINE,

Je suis rentré à Paris, hier, et j’ai eu bien de la peine à regagner ma rue, à cause de la foule qui attendait le shah de Perse. Il y avait des gens entassés jusque sur le pont de l’Europe. Ceux-là voulaient, faute de mieux, voir le train où était le shah ! Comment espéraient-ils reconnaître ce train ? Et en quoi ce train, surtout vu d’en haut, pouvait-il bien différer des autres trains ? Je ne sais ; mais soyez sûre que, le soir, ils ont tous raconté qu’ils avaient vu le shah de Perse et que, ce matin, ils croient l’avoir vu.

M. Carnot a souhaité la bienvenue à ce souverain des Mille et une Nuits. Que lui a-t-il dit ? Ceci, j’imagine :

— Sire, nous avons toujours pensé le plus grand bien de la Perse. Nos bonnes relations avec elle datent de Charlemagne. Elle a toujours été pour nous le pays par excellence du luxe oriental, et aussi le pays des contes moraux, des bons vizirs qui se déguisent et se mêlent au peuple pour connaître ses besoins et pour porter remède aux misères et aux injustices cachées. Le souvenir de la région merveilleuse où vous régnez est lié dans nos mémoires à deux des plus fins chefs-d’œuvre de notre littérature, Zadig et les Lettres persanes. Enfin, une Providence ingénieuse a voulu qu’au moment de votre troisième voyage en France le président de la République portât justement le nom d’un de vos poètes, de Saadi, le poète des roses.

Tout cela doit vous disposer en notre faveur. Vous êtes d’ailleurs un homme d’un esprit lucide et modéré. Vous n’êtes point comme ce fou mélancolique de Xerxès, votre prédécesseur très indirect, qui faisait donner le fouet à la mer et qui, voyant défiler son innombrable armée, se mettait à pleurer en songeant que pas un de ces hommes ne vivrait dans cent ans. Vous avez déjà pris sur nous, principalement sur l’extérieur de notre vie et sur les commodités de notre civilisation, des notes remarquables de précision et de netteté. Je voudrais que vous fissiez effort, cette fois, pour pénétrer, s’il se pouvait, jusqu’à notre âme, et pour la comparer à celle des autres peuples que vous venez de voir. Je serais curieux de savoir si, dans votre esprit, nous perdrions à la comparaison. Je vous prie seulement de ne pas trop vous arrêter à notre état politique et de ne pas nous juger sur ce que vous pourrez en apercevoir. Nous sommes, voyez-vous, dans une période de transition — comme toujours, d’ailleurs.

Pendant que vous vous instruirez ici, nous ne ferions peut-être pas mal d’envoyer en Perse quelques-uns de nos politiciens. Vous emporterez de chez nous des lampes nouveau modèle, des téléphones et des articles de Paris. Peut-être qu’ils apprendraient là-bas l’amour du repos, le dégoût des vaines agitations, et qu’à leur retour ils sauraient mettre, dans la conduite des affaires et le gouvernement des hommes, un peu de la sérénité, de la bonhomie, de la sagesse ferme, mais détachée et souriante, des bons vizirs de vos légendes. Si cet échange se pouvait faire, c’est nous, sire, qui vous serions redevables.


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                                       Paris, 7 août.

Il va sans dire qu’elle était fort brillante, la soirée d’hier à l’Opéra. Mais je vous le dis en secret, ma cousine, je ne suis pas très sûr que le shah s’y soit amusé. Et je ne crois pas, en effet, qu’une représentation de ce genre soit ce qu’il y a de plus propre à éblouir ou à divertir un monarque d’Orient, un roi Mage.

Comme spectacle, cela doit lui sembler médiocre, car il a mieux chez lui. Il est certain que son palais et ses jardins de Téhéran et la multitude bariolée de ses serviteurs et de ses femmes lui offrent des tableaux beaucoup plus riches et plus éclatants que la salle de l’Opéra, même avec toutes les chandelles allumées et des habits verts d’académiciens dans les loges. L’Orient est, pour nous-mêmes, pour nos poètes et nos peintres, le pays somptueux et pittoresque par excellence. Ce ne sont donc pas nos pauvres « splendeurs » qui peuvent étonner le roi des rois. Ce qui peut lui inspirer pour nous quelque considération, c’est la galerie des Machines, c’est la Tour, ce sont nos usines et, si vous voulez, les magasins du Bon-Marché et du Louvre. Mais ce n’est point l’Opéra.

Le divertissement a dû lui paraître à peu près nul. Sans doute il a pris quelque plaisir aux ballets. Encore a-t-il trouvé, j’en ai peur, que les danseuses étaient trop loin de lui, et que leurs mouvements étaient trop rapides. Il y avait de l’impatience et du découragement dans la façon dont il manoeuvrait sa lorgnette. Quant aux scènes chantées… d’abord, il n’y a rien compris (moi non plus, du reste) ; puis je crains bien que les personnages, le roi trop petit, la Chimène trop grande, le Rodrigue trop gras, criant et gesticulant avec fureur sur le bord de la scène, ne lui aient paru absolument ridicules. J’imagine qu’ils ont produit sur lui (avec moins d’horreur peut-être et plus d’ennui) le même effet que les acteurs annamites ont produit sur moi l’autre jour.

Si le shah m’avait fait l’honneur de me prendre pour guide, je l’aurais conduit à l’Eden et aux Folies-Bergère ; au café-concert, pour y entendre Paulus ; au bal de l’Élysée-Montmartre, aux Halles à quatre heures du matin, etc. Je l’aurais fait dîner au café Anglais, au bouillon Duval, et chez trois ou quatre de mes amis, de conditions sociales différentes… Mais il s’en ira, comme les autres fois, n’ayant vu de Paris qu’un vain décor. Sa présence officielle suffit à altérer profondément le caractère des spectacles auxquels il assiste. Si on nous lâchait huit jours dans Téhéran, nous connaîtrions mieux Téhéran que le shah ne connaît Paris après trois voyages. Plaignons les rois, ma cousine. Ils n’ont qu’une vision du monde arrangée, et les choses ne sont pas sincères pour eux.

                                      G…, 
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13 août.

MA COUSINE,

La saison est venue où les bourgeois de Paris se répandent dans les villas, chalets, pavillons et cottages, — et le plus grand nombre dans les hôtels, — autour des casinos. Ils appellent cela être en villégiature. Mais c’est la ville à la campagne ou au bord de la mer : ce n’est point la campagne.

D’autres voyagent. Ils prennent des trains ; ils transportent avec eux des colis : ils traversent des pays qu’ils n’ont jamais vus ou qu’ils ont oubliés, et qu’ils ne reverront guère. C’est un plaisir sans doute : ce n’est point le repos.

À mesure que je vieillis, ma cousine, je trouve que c’est un avantage d’un prix inestimable que d’avoir quelque part un village à soi, un village où l’on a passé son enfance et où l’on n’a jamais cessé de faire, tous les ans, de longs séjours ; où la figure de la terre vous est connue dans ses moindres détails, vous est familière et amie. Le peu que j’ai de sagesse, de douceur d’âme et de modération, je le dois à ceci, qu’avant d’être un homme de lettres (hélas !) qui exerce son métier à Paris, je suis un paysan qui a son clocher, sa maison et sa prairie. Car, dans ces conditions-là, la campagne c’est vraiment le refuge et l’asile. L’air qu’on y respire est un baume aux blessures qu’on rapporte d’ailleurs, un infaillible antidote aux poisons du coeur et de l’esprit.

À peine suis-je dans ce petit coin ombreux, que je me sens enveloppé d’une profonde paix. Paris est si loin ! Ce qui, à Paris, me semblait considérable, ce qui me troublait et me faisait mal, ce qui me remplissait de convoitise, de regrets ou de rancune, ah ! comme tout cela est oublié ! Car ce qui exaspère les plaisirs ou les chagrins de la vanité, c’est d’être mêlé aux hommes qui estiment et qui poursuivent les mêmes biens que vous. Mais comme la solitude vous apaise, et comme elle vous délie ! Même les autres douleurs, les douleurs plus intimes et plus profondes, quand d’aventure on en a, s’engourdissent et s’ensommeillent ; on ne sent plus qu’une petite morsure secrète, de temps à autre, un sourd memento de souffrance. Ainsi rapproché de la terre antique et de la vie des choses, sentant tout autour de soi l’action imperturbable des forces éternelles, on est moins tenté de s’en faire accroire sur l’importance d’une vie humaine, fût-ce une vie de journaliste. Mes chances de douleur se trouvent ici réduites de plus de moitié. Je vous assure, ma cousine, que je suis presque invulnérable derrière mes peupliers.

Ce n’est pas tout. J’ai le jugement bien meilleur et l’esprit bien plus large qu’à Paris. Rien de plus étroit que le point de vue d’un chroniqueur du boulevard ou d’un homme politique. Ici, je vois de tout près et je conçois clairement un genre de vie absolument différent de celui que je mène huit ou dix mois de l’année. Je m’aperçois que des choses qui passionnent là-bas nos politiciens n’intéressent en aucune façon mes voisins les paysans ; je songe qu’ils sont comme cela vingt-cinq millions en France,… et alors j’apprécie mieux, pour ses artifices stupéfiants, la beauté du régime parlementaire. Puis, je constate que je vis, et fort bien, d’une vie purement rustique, n’usant que sobrement du chemin de fer, du télégraphe, même de la poste (encore pourrais-je m’en passer) ; et sans doute je ne cesse pas pour cela d’admirer les prodiges de notre civilisation industrielle : mais, comme je sais aussi ce qu’elle coûte, je me demande si nous ne sommes pas en train de faire fausse route et si les plus sûres conditions du bonheur pour l’humanité ne se trouveraient pas dans une civilisation presque uniquement agricole et rurale. Je songe à ce qu’est la pauvreté à Paris. Certes, la misère existe à la campagne ; mais les pauvres y ont le grand air, l’espace, du pain toujours, du bois ramassé l’hiver…

Je dois à la campagne d’autres enseignements. Il serait bien difficile de nourrir ici un amour-propre littéraire démesuré. Le nom du père Dumas et celui de Victor Hugo y sont connus de quelques-uns ; c’est tout. Peut-être le nom de M. Émile Richebourg n’y est-il pas tout à fait ignoré, à cause des feuilletons du Petit Journal. Encore je ne sais, car ceux qui les lisent ne font aucune attention au nom de l’auteur. Quant à moi, ma cousine… Un vieux vigneron me demandait l’autre jour : « Alors t’écris ? — Dame ! oui. — Et tu gagnes ta vie ? — Tout de même. » J’ai bien vu que le mot « écrire » ne représentait pour lui qu’un travail de copiste. Mais ceux même qui comprennent (en gros) ce que c’est que la profession d’écrivain en font peu de cas et mettent n’importe quelle fonction publique fort au-dessus. Lorsque je quittai l’Université, une vieille amie, à qui je tâchais d’expliquer ce que j’allais faire à Paris, me répondit : « Tu diras tout ce que tu voudras, j’aimais mieux ce que t’étais avant. Je trouvais ça plus grandiose ! »

C’est pourquoi, ma cousine, je voudrais être un grand propriétaire terrien. Car j’occuperais alors dans la pensée de quelques milliers de paysans une place infiniment plus honorable que celle du plus illustre écrivain. Et puisque la gloire consiste dans ce que les autres hommes pensent de nous, la mienne, plus restreinte, serait assurément plus réelle, plus sensible, que celle de M. Zola ou de M. de Montépin. J’en jouirais plus qu’ils ne jouissent de la leur. Et j’aurais aussi les plaisirs du commandement, de la domination directe. Ma gloire me serait, si je puis dire, plus présente.

Achetons de la terre, ma cousine, et plaignons les pauvres citadins.

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                                       G…, 21 août.

J’ai pu, par faveur spéciale, assister l’autre jour à la distribution des prix de notre école des garçons. La chose se fait à huis clos ; c’est une cérémonie extrêmement austère. Pas d’autres invités que le maire et moi. Rapidement et sans préambule, l’instituteur a appelé les élèves et remis à chacun son prix. La plupart de ces enfants n’avaient seulement pas mis leurs habits des dimanches. Le maire n’a pas ouvert la bouche, ni moi non plus. Point de discours ni de flonflons, point de vain appareil ni de futiles divertissements. Une simplicité spartiate. Je vous réponds qu’on les traite comme des hommes, les pauvres petits enfants de la République !

De mon temps, ma cousine… (c’est étonnant comme, à la campagne, je deviens laudator temporis acti), de mon temps, la distribution des prix était une fête pour tout le village. Non seulement la cérémonie était publique, mais elle était tout à fait brillante et fastueuse. On chantait des chœurs et des chansons, on récitait des fables et des poésies, on représentait des drames. Il y avait un vrai théâtre : un plancher sur des barriques, des « poinçons », comme on dit ici, et ce théâtre était décoré de tapis, de rideaux de lit, et de guirlandes, et d’écussons. Moi qui vous parle, j’y ai plusieurs fois joué la comédie.

Dame ! ce qu’on jouait là n’avait aucun rapport avec les pièces du Théâtre-Libre, sinon peut-être une aimable gaucherie de composition. Ces morceaux dramatiques étaient, je pense, l’œuvre de quelque digne abbé ou de quelque vertueuse demoiselle. Je me rappelle un drame qui avait pour titre le Sorcier du Village ou le Vol et le mensonge découverts. L’action se passait chez un marquis. (Pourquoi un marquis ? — Parce que cela est distingué.) Un valet de chambre, en serrant dans la table de jeu les jetons d’argent (nous sommes dans le plus grand monde), s’aperçoit que le compte n’y est pas. Or, les enfants du marquis et leurs petits camarades se sont, le jour même, amusés avec ces jetons. Quel est le voleur ? Pour le découvrir, le marquis s’adresse au père Robert, qui est une manière de sorcier. Le père Robert apporte un coq dans un panier et dit aux enfants :

— Chacun de vous va caresser mon coq ; vous entendrez le tapage qu’il fera quand il sera touché par le voleur !

J’aime mieux vous dire tout de suite, ma cousine, que ce coq est tout barbouillé de suie. Les innocents lui passent de bonne foi la main sur le dos ; mais le coupable fait semblant, et ce sont ses mains restées propres qui le dénoncent. Je trouvais cela très spirituel et très comique vers l’an 1860.

Le voleur s’appelait Marc d’Orgeville ! Je m’en souviens, car c’était moi ; et j’étais fier de porter un si joli nom, mais désolé de jouer un si vilain personnage. On n’avait osé donner ce rôle à aucun autre écolier, « crainte de mécontenter les parents » (le trait n’est-il pas amusant ?), et l’on m’avait fait comprendre que je devais me sacrifier…

Et le lendemain, à l’école des soeurs, les petites filles jouaient Caroline de Montfort ou la Calomnie confondue et l’innocence reconnue. Un drame joliment touchant, ma cousine ; un drame que j’ai su par cœur et dont je puis encore vous citer le commencement :

« Que je plains cette chère Caroline de Montfort ! que de pleurs elle me fait verser !… Née de parents d’une illustre origine, elle n’était pas destinée à gagner sa vie comme une simple ouvrière. L’immense fortune que M. de Montfort, son père, avait acquise à l’île Bourbon… »

Ici je ne sais plus.

On a supprimé ces divertissements, sous prétexte que les répétitions faisaient perdre du temps aux élèves. C’est une erreur, ma cousine ; on ne répétait qu’après la classe du soir. Et, quand même on eût dérobé quelques heures à la grammaire ou à la géographie, la perte n’était-elle pas heureusement compensée par la petite excitation intellectuelle et par l’humble commencement de plaisir artistique que ces exercices innocents apportaient aux jeunes acteurs ? Et puis, les spectateurs étaient si contents ! Tout le pays était là ; des bonnes femmes pleuraient d’attendrissement. C’est à ces fêtes enfantines que beaucoup de braves gens de chez moi ont dû de ne pas mourir sans « être allés au théâtre ».

J’ai pour voisin un vieil instituteur en retraite qui partage là-dessus tous mes regrets. En sortant de cette distribution des prix dont la sécheresse m’avait navré, je suis allé le trouver dans son petit jardin. Nous avons causé longtemps sous sa tonnelle et, de fil en aiguille, il en est venu à me confier ses sentiments secrets touchant les dernières réformes de l’enseignement primaire. Je vous les rapporterai dans ma prochaine lettre, et je suis sûr, ô ma sérieuse et rurale cousine, qu’ils vous intéresseront.

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                                       G…, 30 août.

Je vous disais, ma cousine, qu’en sortant de la distribution des prix de l’école des garçons j’étais entré chez mon voisin, l’ancien instituteur. C’est un fort brave homme, très estimé dans la commune, où il a fait la classe pendant trente-cinq années, en sorte qu’il tutoie les trois quarts des habitants. J’ai causé assez longtemps avec lui ; je lui ai demandé son avis sur les dernières réformes de l’enseignement primaire, et il m’a ouvert son cœur. Sans doute, il est un peu défiant des nouveautés, comme beaucoup de vieillards ; mais, enfin, il me parlait de choses qu’il connaît bien, et il en parlait avec une assurance qui m’a impressionné.

« Monsieur, m’a-t-il dit, c’était très bien comme c’était, et il ne fallait rien changer. Et d’abord, à quoi bon les nouveaux programmes, je vous le demande, alors que les neuf dixièmes des enfants de la campagne ont évidemment assez à faire, dans leurs cinq ou six années d’école, d’apprendre la lecture, l’écriture et les quatre règles ? Si quelques-uns, plus intelligents, ont du temps de reste pour autre chose, c’est à l’instituteur de voir ce qu’il peut bien leur montrer par surcroît. Moi, quand par hasard j’avais des élèves un peu plus malins que leurs camarades, je tâchais tout bonnement de leur enseigner ce que je savais moi-même : un peu de géographie, les grands faits et les anecdotes de l’histoire de France, le dessin linéaire et les tout premiers rudiments de la physique, de la chimie et des sciences naturelles. Pas besoin de programmes pour cela !

« Et leur gratuité, monsieur ! Cela paraît plus juste, oui. Mais si vous saviez comme c’est mauvais dans la pratique ! Autrefois, quand c’étaient les parents qui payaient les mois scolaires, ah ! je vous réponds qu’ils envoyaient régulièrement les enfants ! Aujourd’hui, ces gamins manquent l’école pour un oui, pour un non. La gratuité a tué l’assiduité. Puis, les parents, jadis, en voulaient pour leur argent ; ils s’occupaient du progrès des enfants, ils s’en informaient auprès du maître ; c’était quelquefois ennuyeux pour lui ; mais cela le stimulait, le tenait en haleine, et souvent aussi cela établissait entre lui et les familles des relations agréables et cordiales. Aujourd’hui, l’instituteur reste un étranger dans la commune ; les parents ne le connaissent guère plus que le percepteur ou le directeur de l’enregistrement. Il n’a pas, comme jadis, un intérêt direct à ce que tous ses élèves apprennent quelque chose. Il fait sa besogne à la façon d’un employé. Il peut se moquer des plaintes et des réclamations des parents ; il n’a qu’à leur répondre : « Pour ce que ça vous coûte ! » Il était peut-être trop dépendant jadis. Il lui arrivait d’être opprimé par le curé. Mais je me demande s’il n’est pas trop indépendant à l’heure qu’il est. Ne relever que de sa conscience, et de l’« autorité centrale », — toujours lointaine, — c’est vraiment trop commode pour la paresse !

« Vous me direz qu’il y a, pour réveiller le zèle de l’instituteur, le certificat d’études, ce baccalauréat de l’école primaire. Ah ! oui, parlons-en ! Tranquille comme il l’est du côté des parents, l’instituteur n’a déjà que trop de pente à négliger les pauvres petits gars à tête dure qui forment nécessairement la majorité de la classe. La préoccupation du certificat d’études les lui fait délaisser complètement, pour ne s’intéresser qu’aux trois ou quatre élèves capables de lui faire honneur. Car c’est sur le nombre des certificats d’études obtenus par les écoliers que les inspecteurs ont pris l’habitude de juger le maître.

« Le résultat ? C’est que vous avez des classes avec un premier banc pour la parade et la montre, un premier banc imperturbable et seriné comme un perroquet, et vingt autres bancs qui ne savent rien de rien ! Et voyez-vous, monsieur, cette belle institution du certificat corrompt, si j’ose dire, les élèves aussi bien que l’instituteur. Tel de ces galopins diplômés se croit un personnage, s’estime fort au-dessus de ses parents, rechigne pour travailler la terre et louche du côté de la ville.

« Enfin, on donne aujourd’hui trop de vacances. De mon temps, nous avions un mois tout juste, le premier de l’an, la moitié de la semaine sainte, et c’était tout. Aujourd’hui, ils ont au moins six semaines de grandes vacances, cinq ou six jours au premier de l’an, dix jours à Pâques, deux jours au 14 juillet, etc. Les enfants oublient à mesure ce qu’ils ont appris, et les parents ne savent que faire d’eux…

— « Mais alors, mon cher voisin, si on vous avait octroyé, à vous, tous ces congés du temps que vous étiez en exercice, vous les auriez donc refusés ?

— « Non, monsieur, parce que l’homme est faible. Mais ma raison aurait protesté en dedans… »

Je n’ai fait que résumer très brièvement, ma cousine, les propos de mon vieux voisin. Car toutes ses affirmations étaient longuement développées et appuyées d’exemples. Je ne vous les donne point pour irréfutables, et même j’y soupçonne un peu d’exagération et de maussaderie. Mais j’y sens aussi une part de vérité. Vous l’y démêlerez mieux que moi, vous qui êtes grande fondatrice et bienfaitrice d’écoles primaires et qui pouvez voir les choses de près.

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                                       Paris, 4 septembre.

J’ai feuilleté ce matin, ma cousine, les Nouvelles chansons à dire et à chanter du bon Nadaud. L’aimable homme y a mis une préface touchante, où il nous raconte un des grands chagrins de sa vie.

Connaissez-vous cette histoire ? Il y a quelque trente ans, Nadaud se trouva invité à dîner le même jour chez Lamartine et chez la princesse Mathilde. Il vénérait l’un, mais il se crut obligé d’aller chez l’autre, car une princesse est une princesse. Or, il paraît qu’en recevant la lettre d’excuses de Nadaud, Lamartine, un peu piqué, se mit à fredonner : Chansonnier, vous avez raison ! et s’amusa à improviser un couplet sur ce thème.

Ce couplet, le voici à peu près tel qu’il a couru :

  Hier le vaincu de Pharsale
  M’offrait un dîner d’un écu.
  Le vin est bleu, la nappe est sale :
  Je n’irai pas chez le vaincu.
  Mais que la cousine d’Auguste
  M’invite en sa riche maison,
  J’accours, j’arrive à l’heure juste.
  — Chansonnier, vous avez raison !

L’épigramme était tout à fait injuste et cruelle, et Nadaud en fut profondément affligé. Lamartine, l’ayant appris, lui écrivit une longue lettre pour lui expliquer comment la chose s’était faite, que ce n’avait été qu’une plaisanterie inoffensive, et que « du premier au dernier, les vers cités n’étaient pas les siens ».

Je ne sais si Lamartine disait vrai (car sa mémoire était sujette à des défaillances). Mais l’inexactitude du souvenir était ici charité ; et, d’ailleurs, le sentiment de toute la lettre était d’un cœur très bon et très délicat. Je ne puis m’empêcher d’en copier pour vous les dernières lignes.

«… Quoi qu’il en soit, j’ai eu tort, puisque j’ai eu le malheur d’être l’occasion pour vous de la moindre peine ; je m’en frappe la poitrine comme d’une mauvaise action, et même comme d’une ingratitude, puisque vous m’aimiez et que je vous honore dans mon cœur. Je vous supplie de tout oublier et de ne pas punir, par la perte très sérieuse et très douloureuse d’un ami, la seule mauvaise plaisanterie que je me sois permise dans ma vie.

« P.-S. — Si mon repentir vous touche, je désire que vous puissiez le faire connaître à ceux qui vous aiment. »

Ne trouvez-vous point, ma cousine, qu’il y a là une sincérité de regret, une façon simple et franche de s’accuser et de demander pardon, qui est d’une âme vraiment noble et profondément humaine ? C’est là un de ces petits traits qui vous renseignent sur un caractère aussi bien que de grandes actions. Je suis ravi de constater une fois de plus que ce poète incomparable fut un homme excellent. Ce n’est rien que cette lettre ; mais je n’affirmerais pas que, dans un cas pareil, Victor Hugo eût su l’écrire. Ou bien alors il l’eût faite trop belle.

Un détail charmant, c’est qu’à la suite de cette aventure Nadaud n’osa presque plus aller chez la princesse Mathilde, « aimant mieux passer pour un ingrat que pour un courtisan ». Il ajoute que son abstention a été comprise et pardonnée.

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                                       Paris, 5 septembre.

« Doit-on le tuer ? »

Pour résoudre loyalement la question, je me suis transporté aux arènes du bois de Boulogne, et voici, ma cousine, ce que j’ai éprouvé.

Au commencement, je ressentais un réel malaise toutes les fois qu’un toréador s’approchait pour enfoncer la pointe de sa banderille dans le cou de la bête. Et alors j’étais franchement avec le taureau. D’autant plus qu’à première vue ce que font ces hommes ne paraît pas difficile du tout. Cette grosse bête se meut si lourdement ! Un petit saut de côté, au moment où elle fonce sur vous… Tout le monde en ferait autant !

Un voisin redressa mes idées. Sans doute le travail des toréadors n’est pas extrêmement malaisé ; mais ce qui le rend méritoire, c’est qu’il ne souffre pas la moindre faute. Un seul faux pas pourrait les perdre. Quant au taureau, la piqûre des jolies flèches enrubannées ne lui fait guère plus de mal qu’à nous une piqûre d’épingle…

Ainsi renseigné, je plaignis moins la bête et je me mis du côté des hommes.

Mais vinrent les picadors. Leurs épieux firent ruisseler le sang en filets rouges le long des épaules de l’animal et jusque sur son fanon. Je me sentis derechef partisan du taureau. Vaguement, secrètement, et comme dans le mystère de mon âme, je commençai à souhaiter aux hommes quelque mauvais coup.

En même temps, je constatais que le sang ne me causait déjà plus autant d’horreur. L’approche du moment où la pointe pénètre dans la chair ne m’était plus aussi pénible ; même, je me surprenais à désirer ce moment. D’ailleurs, à cette distance (l’arène est très vaste et l’amphithéâtre très élevé), sous cette lumière dévorante d’un grand soleil d’été, parmi cet immense bourdonnement de la foule, où se perdent les mugissements et les cris, le spectacle même d’un homme ou d’un cheval éventré ne doit plus donner qu’une sensation visuelle presque aussi purement pittoresque, aussi affranchie du ressouvenir de la douleur physique, que si le même objet nous était offert dans un tableau de Fortuny ou de Henri Regnault. Et ainsi on devient cruel sans le savoir.

La question : « Doit-on tuer le taureau ? » est donc mal posée. Le tuer est fort indifférent, après qu’on l’a lardé et saigné pendant une demi-heure sous les yeux de la foule.

Il faut laisser les taureaux tranquilles, voilà tout.

Ou bien, si vous ne voulez pas les laisser tranquilles, n’enlevez pas à ces bêtes leurs moyens de défense. Car ce jeu ne cesse d’être ignoble que s’il est mortellement dangereux pour ceux qui s’y livrent.

Mais, d’autre part, je ne tiens en aucune façon à voir mes semblables se faire étriper, même héroïquement et dans les conditions les plus propres à ravir des yeux d’artiste. Je ne retournerai pas aux arènes, ma cousine. Je ne cesserais d’y être malheureux que pour y devenir féroce. Et je ne veux pas.

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                                       Paris, 7 septembre.

Vous rappelez-vous, ma cousine, les projets de réforme orthographique de M. Louis Havet ? Je n’y faisais, pour ma part, qu’une objection : l’écriture trop simplifiée serait beaucoup moins jolie à l’œil, et je me représentais mal, dans un sonnet de José-Maria de Heredia, Erimante au lieu de Erymanthe et ictiofage au lieu de ichtyhophage.

Je ne sais comment M. de Heredia a été informé de ce sentiment ; mais il m’envoie, afin de m’y confirmer, une lettre et un sonnet.

Voici la lettre :

« Je voulais depuis beau temps vous remercier et vous dire, cher ami, que vous aviez bien raison de croire que je ne me soumettrais jamais à cette barbare réforme de l’orthographe, si pédante sous couleur de simplification et qui gâte la beauté des mots en dénaturant leur physionomie, leur retire leurs lettres de noblesse et veut supprimer la rareté, la bizarrerie, la difficulté, les nuances, tout ce qui fait le charme d’écrire. On commence par les mots, on finirait par la langue, et ce serait le volapük !

« Si j’ai tant tardé, c’est que je voulais joindre, à ma protestation contre les logoclastes, un joli exemple. Ichtyophage, fi donc ! J’aime mieux Thympreste. Quant à Erymanthe, si je ne l’ai jamais employé, c’est que je n’ai pas osé, par respect pour le divin André.

                                       « J.-M. DE HEREDIA.

« Voyez-vous mon nom écrit sans H… ? »


Et voici le sonnet :

PAYSAGE.

                                       Sur l’Othrys.

  L’air fraîchit. Le soleil plonge au ciel radieux.
  Le bétail ne craint plus le taon ni le bupreste.

  Aux pentes de l’Othrys l’ombre est plus longue. Reste,
  Reste avec moi, cher hôte envoyé par les dieux.

  Tandis que tu boiras un lait fumant, tes yeux
  Contempleront, du seuil de ma cabane agreste,
  Des cimes de l’Olympe aux neiges du Thympreste,
  La riche Thessalie et ses monts glorieux.

  Vois la mer et l’Eubée et, rouge au crépuscule,
  Le Callidrome sombre et l’OEta, dont Hercule
  Fit son bûcher suprême et son premier autel ;

  Et là-bas, à travers la lumineuse gaze,
  Le Parnasse où, le soir, las d’un vol immortel,
  Se pose, et d’où s’envole, à l’aurore, Pégase !

Il est certain que, si vous écriviez Otris, Timpreste, Olimpe, Eta, Tessalie, ce ne serait plus cela, mais plus du tout ! — J’espère que ce sonnet somptueux vous plaira, ma cousine. Vous goûterez la belle rareté des rimes en reste. Vous apprécierez la coupe du troisième vers qui peint si bien l’allongement de l’ombre par l’allongement du rythme jusqu’à la onzième syllabe, et vous admirerez par quel art d’interrompre le rythme et de le reprendre, de le ralentir et de le précipiter, les deux derniers vers expriment à l’oreille la légèreté du cheval divin quand il s’arrête, et l’aisance sereine de son élan quand il repart. Enfin, vous aimerez la beauté des mots, doublée par la place qu’ils occupent, leur sonorité, leur éclat, l’air de gloire et d’allégresse héroïque répandu sur ces alexandrins si savants. Ce sonnet, c’est de l’antique flamboyant.

Quant à la généreuse colère de M. de Heredia contre les « logoclastes » ou massacreurs de mots, la loyauté m’oblige à dire qu’elle est un peu excessive. Car, vous vous en souvenez, les réformes proposées par M. Havet sont modestes et, naturellement, ne seraient point obligatoires. Tout pourrait donc s’arranger. Il y aurait, en France, deux orthographes, comme il y a deux littératures (celle de M. de Heredia, si vous voulez, et celle des romans-feuilletons), deux cuisines (celle des riches et celle des pauvres), deux façons de s’habiller, etc., etc… Il y aurait une orthographe simplifiée, toute nue, facile à apprendre, pour les philistins, les marchands d’épices et les journalistes, et une orthographe ornée, compliquée, héraldique et décorative pour les poètes, les artistes, les lettrés et les érudits ; bref, une orthographe vulgaire et une orthographe noble. Et chacun aurait, bien entendu, le droit d’employer l’une ou l’autre, selon son goût ou ses prétentions, ou même selon les circonstances. Pourquoi pas ?… Cela fut presque ainsi autrefois.

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                                       Paris, 10 septembre.

Il y avait bien deux mois que je ne les avais vues, les petites danseuses javanaises. Ah ! ma cousine, comme elles sont changées ! Presque plus mystiques ni hiératiques. Elles ont, en dansant, des clignements d’yeux vers la salle, et des sourires et des airs de tête d’une gaminerie déjà montmartroise. Elles portent leur diadème sur l’oreille. Les petites prêtresses, comme on les appelait, se sont laïcisées. Il paraît qu’on les a conduites à Cluny, aux Petits Mystères de l’Exposition. Là elles ont vu la parodie de leurs danses ; cela les a follement amusées, et, depuis, elles se parodient elles-mêmes !

Ainsi, l’esprit de Paris déteint sur ses hôtes. Il faut s’en réjouir. J’attends, pour ma part, les meilleurs résultats de ce congrès multicolore des races dans la ville de Renan et de Meilhac, dans la cité railleuse aux boulevards illustres. J’espère que les étrangers, même les plus jaunes et les plus noirs, s’y imprégneront, fût-ce à leur insu, de cette ironie indulgente qu’on trouve surtout chez nous, et dont l’abus nous perdra peut être, mais qui serait un grand bienfait si elle se pouvait répandre, à doses modérées, à travers le monde.

Ce sera, du reste, un très heureux échange de services entre les autres peuples et nous. Car, pour nous aussi, cette accumulation, sous nos yeux, d’êtres et de choses exotiques aura des effets excellents. D’abord, elle nous fera mieux apprécier ce que nous avons chez nous. Je l’ai déjà éprouvé plusieurs fois. Et, par exemple, saturé comme je l’étais de toutes les danses du ventre et même de la danse ardente et brutale des gitanes, j’ai eu l’autre soir un plaisir inattendu à revoir, dans un café-concert des Champs-Élysées, le « quadrille naturaliste » qui est notre danse nationale à nous. J’y ai trouvé une gaieté, un entrain, une grâce facile, une gentillesse spirituelle et un peu folle, et j’ajoute une décence (car tout est relatif), oui, en vérité, une décence dont les secouements d’entrailles et les tortillements de croupes de là-bas m’avaient déshabitué. Ce quadrille m’a été un rafraîchissement !

Je vous dirai demain un autre bénéfice imprévu que nous pouvons retirer du spectacle de toute cette exoticaillerie.

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                                       Paris, 11 septembre.

Le second avantage, ma cousine, c’est que l’Exposition va assouvir en une seule fois toutes nos curiosités d’exotisme, en sorte qu’après cela nous aurons l’esprit plus tranquille pour « cultiver notre jardin ».

À dire vrai, nous commençons à avoir une indigestion de géographie pittoresque. L’Orient surtout, celui des palmiers et des minarets, des odalisques et des chameaux, l’Orient d’Afrique ou celui de Turquie et d’Asie-Mineure, nous sort décidément par les yeux.

Notez qu’à l’heure qu’il est, cet Orient, qui fut si cher aux romantiques, est, en littérature et en art, terriblement bourgeois. Tranchons le mot, cet Orient-là est d’un Louis-Philippe !… Je sais bien que nous l’avons dépassé et que nous en sommes à l’Extrême-Orient. Nous avons eu le japonisme, devenu banal à son tour ; nous avons maintenant le javanisme et l’annamisme. Quant aux Peaux-Rouges et aux bons nègres, il y a longtemps qu’ils ne nous gardent plus de surprises. Nous savons à présent, tout en gros, quel est l’aspect extérieur de l’humanité sur les divers points de sa planète. Nous savons à quoi nous en tenir sur la valeur décorative des plus lointaines civilisations jaunes ou noires. Ah ! ma cousine, que c’est donc toujours à peu près la même chose ! Du moment qu’on ne peut pas nous faire voir le costume, l’habitation, l’ameublement et les danses des habitants de la lune, ce n’est vraiment plus la peine de nous déranger.

Je feuilletais, un de ces derniers matins, les relations de voyages du bon Regnard. Ce poète préféré de J.-J. Weiss avait parcouru toute l’Europe jusqu’à la Laponie, et il avait eu la chance d’être « captif en Alger », comme ces personnages mystérieux et bienveillants qui viennent dénouer la moitié des comédies de Molière. Bref, Regnard avait presque autant voyagé que notre suave et triste Pierre Loti. Or, il n’avait rien vu. Voulez-vous savoir ce que lui inspire Alger ? Voici : « Alger est situé sur le penchant d’une colline, que la mer mouille de ses flots du côté du nord. Ses maisons, bâties en amphithéâtre et terminées en terrasses, forment une vue très agréable à ceux qui abordent par mer. » C’est tout ; et, en effet, qu’y a-t-il de plus ?… Eh bien, ma cousine, si nous revenions ou si nous faisions semblant de revenir, par satiété (et en prenant le plus long), à cette incuriosité des yeux, qui d’ailleurs n’excluait pas le plaisir, et dont s’accommodaient si bien nos pères avant Bernardin et Chateaubriand, ces deux agités ; si nous renoncions à ce qu’il y a d’insincérité, de snobisme et de rhétorique apprise dans ce que nous appelons notre « sens du pittoresque », et si, par suite, nous devenions plus attentifs aux âmes, j’entends aux âmes de chez nous, qui sont souvent si curieuses…, croyez-vous que l’exoticaillerie de l’Exposition nous aurait rendu un si mauvais service ?

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                                       Étretat, 12 septembre.

Ma cousine, il me serait tout à fait impossible de vous dire quelle était la douceur du ciel de septembre hier soir, vers six heures, entre les Ifs et Étretat. Les talus des chemins étaient de velours ; les vaches immobiles qui nous regardaient passer nous conseillaient, par leur exemple, la paix de l’âme ; et la plaine aux larges ondulations se déroulait avec une sérénité divine. À vingt plans différents se déployaient, comme des décors dressés dans tous les sens, des rideaux de hêtres et de peupliers graduellement décolorés par la distance : les premiers, d’un vert généreux et dru ; les derniers, à l’horizon, bleus, violets ou couleur de fumée. Et je songeais avec un peu d’étonnement que ce pays élyséen était pourtant celui des contes de Maupassant, le pays de Maît’Omont ou de Maît’Hauchecorne, et que, par des champs semblables à ceux-là, Emma Bovary, il y a quelque quarante ans, courait à ses rendez-vous chez Rodolphe de la Huchette…

Puis, voici Étretat, entre les deux portes de sa falaise, qui donnent l’impression, même par les plus lourdes chaleurs, qu’on est rafraîchi par un courant d’air ; Étretat avec sa plage de galets, où l’eau est si limpide, d’un vert délicat et tout pénétré de lumière ; station bonne enfant, jadis chère aux « artisses » et aux hommes de lettres, et où s’avoisinent aujourd’hui, sans se mêler, deux sociétés bien tranchées : ici la bande parisienne, un peu bohème, et qui s’amuse ; là, des familles de pasteurs protestants comme s’il en pleuvait.

Vu au casino quelques frimousses éminemment modernes. L’image d’Emma Bovary me revient. Pauvre petite femme, si naïve en somme, qui croyait, chaque fois qu’elle aimait, à l’éternité de son amour, et qui mourut parce qu’elle avait des dettes ! Aujourd’hui la femme du médecin d’Yonville viendrait sûrement passer la saison à Étretat. Elle aurait lu les livres brutaux ou ironiques des quinze dernières années ; elle aurait lu les contes de son compatriote Maupassant et, naturellement, Madame Bovary ; et alors elle ne serait plus du tout romanesque. Elle ne proposerait plus à Rodolphe de s’en aller au bout du monde ; elle ne ferait pas, toutes les semaines, des heures de diligence pour un petit clerc de notaire. Elle trouverait autre chose, — peut-être au casino d’Étretat. Et elle ne s’empoisonnerait pas ; ou, si cette idée d’un autre âge lui venait, elle le ferait avec de la morphine, non avec de l’arsenic, — ce poison canaille. Tout a marché, ma cousine.

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                                       X…-sur-Mer, 16 septembre.

Les Romains, ma cousine, qui étaient gens experts dans l’art de vivre, n’avaient peut-être pas inventé tout à fait les casinos ; mais ils ne manquaient point de passer la saison d’été au bord de la Méditerranée, dans leurs villas de Baïes et de Tarente ; ils aimaient comme nous à se retrouver et à converser sur les plages, et ils y faisaient venir, pour se distraire, des histrions et des joueuses de flûte. Il ne faut donc pas dire trop de mal des bains de mer. La vie y est douce et élégante, et c’est, en somme, une ingénieuse combinaison des plaisirs de la société polie et de ceux de la campagne, avec plus de variété et de liberté que n’en offre la « vie de château »…

Je veux maintenant vous dire une petite histoire vraie : c’est son seul mérite. Nous faisions hier une grande promenade le long de la mer. Nous avions avec nous des jeunes femmes et des fillettes en toilette claire, rieuses et florissantes de santé, d’une santé propre et soignée, délicate dans sa fraîcheur : une santé de riches. Nous rencontrâmes un grand troupeau de bœufs parqués au haut de la falaise. Il n’y a rien de plus beau (le peintre Duez le sait bien), que des bœufs se profilant sur la mer et sur le ciel. Mais, comme le parc était ouvert, les enfants eurent peur et ne voulaient point passer. Tout à coup une forme humaine surgit de l’herbe où elle était couchée : un pauvre homme couvert d’une peau de bique, le visage couleur de terre. C’était le bouvier. Il appela son chien et rassura poliment la compagnie. Il y avait avec lui un enfant chétif et laid, et qui paraissait avoir six ou sept ans. Une dame demanda : « C’est votre petit garçon ? — Oui, madame. — Quel âge a-t-il ? — Onze ans. » La dame se récria un peu étourdiment : « Onze ans ! mais c’est l’âge de Jeanne ! » Or Jeanne est une belle petite fille déjà grande comme une femme, avec une bonne figure ronde et rose. L’homme considéra la fillette et dit :

— Oh ! madame, c’est que votre demoiselle mange de la viande, elle !

Il dit cela avec simplicité, sans amertume, et même sans étonnement. La dame l’interrogea. Il nous apprit qu’il avait huit enfants, qu’il gagnait vingt sous par jour, mais qu’il payait 50 francs à la ferme où il était employé, pour loger sa femme et ses enfants. Il ne se plaignait pas ; il ajouta que ses deux aînés pourraient bientôt gagner quelque chose. Il était absolument résigné : misérable, mais non point malheureux, à ce qu’il semblait. Je vous dis ce que j’ai vu.

On donna quelques pièces à l’homme ; mais l’élégante compagnie resta pensive à cette révélation subite d’une existence si différente de la sienne, d’une humanité si peu semblable à celle qui fréquente les exquis casinos d’été. Il y a des choses tristes que l’on sait bien, mais auxquelles on ne songe jamais. Les dames aux savantes toilettes, jolies à voir comme des fleurs, se demandaient comment deux grandes personnes et huit enfants peuvent bien vivre avec vingt sous par jour, et elles faisaient des calculs ; et j’essayais de me figurer l’âme de ce berger, quelles étaient ses pensées et quelles pouvaient être ses joies. Deux formes extrêmes de la vie, la plus proche de la nature et la plus éloignée, la plus nue et la plus ornée, la plus rude et la plus amollie par l’industrie humaine, venaient soudain de se trouver en présence, — sous l’œil des grands bœufs qui ne s’en souciaient guère, et au bord de la mer qui, il est vrai, roulait ses flots longtemps avant l’apparition de la vie humaine et les roulera longtemps après sa disparition… Voilà, ma cousine, une idée fort propre à nous consoler des maux d’autrui, et même des nôtres quelquefois.

Demain, je serai à Paris et reviendrai (il en est grand temps) aux choses parisiennes. * * * * *

                                       En wagon, 16 septembre.

  Les âmes de gloire effrénées,
  Par un essor inattendu,
  Se plongent dans leurs destinées
  À travers l’obstacle éperdu.

— De qui sont ces vers ? Ne dirait-on pas du Victor Hugo tout pur ? « Obstacle éperdu », surtout, porte bien la marque du poète des Contemplations. Ne serait-ce pas le commencement d’une strophe des Mages ? Si ces vers ne sont point de Victor Hugo, ils sont donc de M. Clovis Hugues. En tout cas, ils ont dû être écrits dans ces cinquante dernières années.

Eh bien, ma cousine, ces vers sont d’Écouchard Lebrun en personne (Ode sur l’enthousiasme). J’ai été bien surpris de les rencontrer dans un vieux petit bouquin intitulé Recueil de poésies du second ordre que j’avais pris au hasard dans la bibliothèque de mes hôtes pour lire en voyage.

Là-dessus, je me suis mis à me réciter des vers. On est très bien pour cela en wagon, la nuit. Tandis que la lumière de la lampe danse sur les visages renversés des dormeurs et, lorsqu’ils remuent, allonge sur la paroi des ombres soudaines et fantastiques, vous appliquez votre oreille contre la portière et, dans les vibrations de la vitre mêlées au grondement des roues, vous entendez tout ce que vous voulez, même des scènes d’opéra avec leur orchestration complète. Les vers que je me récite, il me semble qu’ils sont chantés dans l’ombre par une mystérieuse voix d’harmonica…

J’en cherche, par amusement, qui puissent, comme ceux d’Écouchard Lebrun, servir « d’attrape ». Voici ce que je trouve d’abord :

  Ces herbes ne sont pas d’une vertu commune ;
  Moi-même en les cueillant je fis pâlir la lune
  Quand, les cheveux flottants, le bras et le pied nu,
  J’en dépouillai jadis un climat inconnu.

Ces vers sont de Corneille (Médée) ; ils pourraient à la rigueur être de Leconte de Lisle.

Et celui-ci :

 J’ai montré ma blessure aux deux mers d’Italie.

Il pourrait, il devrait être d’Alfred de Musset. C’est un vers des Nuits, il n’y a rien de plus sûr. — Or, il a été volé à Musset par Maynard, qui vivait, comme vous savez, sous Louis XIII.

Et ce petit morceau :

  Deux démons à leur gré partagent notre vie
  Et de son patrimoine ont chassé la raison ;
  Je ne vois point de cœur qui ne leur sacrifie.
  Si vous me demandez leur état et leur nom,
  J’appelle l’un amour et l’autre ambition.

Ne jurerait-on pas un sixain de Musset qui aurait perdu en route un de ses vers ? Mouvement, expression, tournure, rimes et le je ne sais quoi, l’accent, le timbre, tout y est… Cela doit être dans Namouna, ou plutôt dans quelque pièce un peu oubliée des premières poésies. C’est bien votre impression, n’est-ce pas ? — Or, ces vers sont tout bonnement de La Fontaine, et vous les trouverez dans le Berger et le Roi, au 10e livre des Fables.

Je vous chercherai, si vous voulez, d’autres exemples. On peut faire avec cela un petit jeu innocent et pédant pour les soirées d’hiver à la campagne.

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                                       Paris, 18 septembre.

Jean-Paul Mounet faisait hier ses seconds débuts (je crois) à la Comédie-Française, dans le rôle de Jean Baudry. L’autre Mounet, dans la salle, couvait des yeux son cadet et frissonnait d’admiration et d’orgueil. Car les Mounet sont ainsi : chacun d’eux est persuadé que son frère est le plus grand artiste dramatique de tous les temps. Mounet-Sully, chargé de gloire, vous dit tranquillement de Jean-Paul : « C’est lui qui a du génie. » Et, comme il est parfaitement sincère, cela est touchant.

Ils sont beaux et ils sont bons, ces deux Mounet. Musclés comme les deux Ajax (ceux d’Homère) : des jambes ! des bras ! des torses ! Ce sont des gars ! Pas Parisiens pour un sou. Ils viennent du Midi, d’un Midi âpre et rude, qui n’a rien de commun avec celui de Tartarin : c’est pour cela qu’avec tout son talent Jean-Paul a si mal joué Numa. Ils sont d’origine huguenote. Ils seraient encore huguenots au fond que je n’en serais pas trop surpris. En tout cas, ces deux comédiens sont hommes de grand sérieux et de grande foi.

La noble candeur de Mounet-Sully est célèbre. Il y a, chez lui, de l’inspiré. Il ose tout, il n’a pas le moindre sentiment du ridicule. Après avoir rugi comme un lion, il se mettra à pousser, pendant plusieurs minutes, de petites plaintes de nouveau-né. C’est qu’il sent comme cela. Sa sincérité et, par suite, sa sécurité est admirable. Son art est vraiment toute son âme. Il s’est préparé des années au rôle d’Hamlet, travaillant à se donner réellement et partout, chez lui, dans la rue, en prenant un bock, en mangeant une côtelette, l’air, les pensées, les sentiments du prince de Danemark. Il me disait que, deux fois, dans Hamlet et dans OEdipe roi, il avait eu un moment sublime, un moment où il croyait être, où il était vraiment OEdipe ou Hamlet. Il vous confie ces choses avec une gravité sacerdotale. Il a des mots singuliers. Un jour, à une répétition, son partenaire lui soufflant sa réplique : « Vous savez donc mon rôle ? dit Mounet très étonné. — Oui. — Mais, si vous savez d’avance ce que je vais dire, comment pouvez-vous m’écouter et me répondre avec vérité ? »

Jean-Paul a quelque chose de plus égal, de plus raisonnable, de moins aventureux que son frère ; mais c’est la même conviction, le même sentiment du grand, la même ferveur. Il médite depuis longtemps un ouvrage sur « la mort au théâtre » : mort par le poison, par le fer, par les différentes sortes de maladie, par l’excès de surprise et de douleur morale, etc… Comme il a été étudiant en médecine, il tient beaucoup à ce qu’on meure, sur les planches, conformément aux règles de la pathologie. Il suffit peut-être que l’on y meure de façon à toucher ou à effrayer. Mais ce que je vous en dis n’est que pour vous montrer la conscience et les scrupules de Jean-Paul.

C’est amusant, ma cousine, de rencontrer dans Paris des acteurs qui, Dieu me pardonne ! ressemblent un peu à des prêtres, mettons, si vous voulez, à des hiérophantes. Je recommande à votre estime, et presque à votre respect, ces frères excellents, j’allais dire ces saints frères et ces vénérables comédiens.

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À Monsieur Édouard Hervé.

                                       Paris, 21 septembre.

Vous êtes, monsieur, l’ami et le confident de M. le comte de Paris, vous êtes membre de l’Académie française et directeur d’un journal de tenue distinguée. Vos adversaires même ont pour vous de l’estime et du respect, et l’on dit que l’Académie vous a choisi autant peut-être pour vos belles relations et pour votre réputation de galant homme et d’homme de goût que pour le mérite de vos ouvrages.

J’ajoute que votre extérieur ne dément pas l’idée qu’on se fait généralement de vous. Le Gaulois, l’autre jour, donnait votre biographie et votre portrait, et vantait à ses lecteurs votre « physique de diplomate ». Si j’en juge d’après ce portrait (car je n’ai jamais eu l’honneur de vous rencontrer), vous avez bien plutôt cet air spécial de réserve, de circonspection, de modestie et de gravité qu’on remarque, dans les églises, chez les personnes recommandables préposées à l’entretien des autels et des ornements sacerdotaux.

Il semble dès lors que, même parmi les besognes de la politique active, vous deviez conserver quelque chose de ce caractère et répudier, par exemple, dans vos façons de solliciter les suffrages des électeurs, certains procédés un peu… voyants.

Quelle n’a donc pas été ma surprise hier, en allant à l’Exposition ! Des pans énormes de la longue palissade qui ferme le Jardin de Paris sont couverts d’affiches à votre nom. Il y en a des centaines et des milliers ; c’est une orgie, un délire d’affichage. Votre nom tapisse entièrement, du haut en bas et sur les quatre faces, le piédestal d’une des grosses dames de la place de la Concorde. Et, comme si ce nom respecté n’était pas assez significatif par lui-même, il y a d’autres affiches où on le voit entouré de formules telles que Délivrance nationale, et où la disposition typographique de ce nom et de ces formules rappelle les réclames les plus originales de nos plus ingénieux commerçants. Jamais, depuis la candidature de M. Boulanger, on n’avait vu sur les murs de Paris affichage plus exubérant ni, si j’ose dire, plus forain ; et, devant ce débordement indiscret — et inutile — j’ai éprouvé pour vous, monsieur, je le confesse, un peu de gêne et un secret sentiment de pudeur.

Et, comme je suis persuadé qu’une pareille faute de goût n’est point de votre fait, et que c’est sans le savoir que vous couvrez de votre nom et de vos devises des espaces si démesurés, j’ai cru bien faire en vous prévenant.

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                                       Paris, 30 septembre.

À Monsieur Osiris.

MONSIEUR,

Le dieu Osiris, votre homonyme, n’était autre que le soleil ; et comme lui, en effet, vous « éclairez », dirait quelque vaudevilliste. Vous venez d’offrir un prix de cent mille francs à l’auteur de l’œuvre la plus utile de l’Exposition, et il paraît que maintenant vous voulez remplir Paris de statues.

C’est ce que m’apprend un journal du matin. Le reporter ajoute que vous lui avez dit : « Il n’y a rien de plus bête qu’un homme riche. Tous les hommes riches vivent bêtement. Eh bien ! je veux avoir vécu le plus artistement possible. »

Ce souci n’est pas d’une âme vulgaire. Oh ! que vous avez raison, monsieur, de croire que la profession d’homme très riche est difficile à exercer ! (Il n’y a peut-être que celle de pauvre qui présente encore plus de difficultés.)

Autrefois, cela allait tout seul. Les patriciens de l’ancienne Rome et aussi les seigneurs féodaux, rois sur leurs terres, vivaient « artistement » sans y songer. Aujourd’hui encore, les membres de l’aristocratie anglaise, dit-on, et peut-être, chez nous, quelques rares héritiers de grandes fortunes territoriales savent être riches avec aisance et noblesse. « C’est de naissance », comme dit l’amiral suisse.

Mais, quand on a gagné sa fortune dans l’industrie ou la finance, ou quand cette fortune ne remonte qu’à une ou deux générations, c’est autre chose. Pour peu qu’on ait une vingtaine de millions, on ne sait vraiment plus qu’en faire dans nos démocraties.

Donc, on s’ingénie ; on achète un château historique en Normandie ou en Touraine, et un hôtel au parc Monceau ; on fait construire un chalet à Dieppe et un autre à Menton. Et l’on a trente ou quarante domestiques. Qu’est-ce que c’est que cela ? Les Romains vraiment riches en avaient deux ou trois mille.

Quelques-uns, pleins de bonne volonté, se mettent à collectionner des tableaux et des œuvres d’art. Mais, comme ils n’y entendent rien, ils sont dupés par les marchands et raillés par leurs amis. Et bientôt ils s’en dégoûtent. Ou bien, au contraire, ils finissent par s’y connaître un peu… et alors, ils redeviennent (telle est la force du naturel) commerçants et brocanteurs. D’autres font courir et se retrouvent, par un détour, marchands et maquignons. D’autres font de la politique, sont députés ou sénateurs. Tous ces gens-là ne savent pas être riches.

Il y en a (de braves gens) qui fondent de leur vivant des hôpitaux et des œuvres philanthropiques. Il y en a d’autres (des malins) qui laissent pour cela des sommes après leur mort : ce qui est encore très bien. Et il y a des naïfs, parmi ces malins, qui lèguent des prix à l’Académie française.

Certes, tout cela est digne d’éloges, mais c’est à la portée du premier millionnaire venu. Or, ce que nous cherchons, ce sont les moyens d’être riche « artistement ». Vous en avez trouvé un, dites-vous. Nous en reparlerons demain, monsieur, avec votre permission.

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                                       Paris, 1er octobre.

MONSIEUR,

J’ai oublié, dans ma lettre d’hier, l’occupation la plus commune des pauvres gens qui ont trop de millions. Elle nous est révélée par Théodore de Banville dans ses Occidentales. Le poète nous montre M. de Rothschild, dès l’aurore, mettant ses manches vertes et s’asseyant à son bureau de palissandre :

  Il fait le compte, ô ciel ! de ses deux milliards.
            Cette somme en démence,
  Et, si le malheureux s’est trompé de deux liards,
            Il faut qu’il recommence !

Il y a beaucoup de sens dans cette hyperbole lyrique. Les grandes fortunes étant aujourd’hui dans la banque, les hommes les plus riches ignorent les beaux loisirs, travaillent comme des commis et emploient principalement leurs millions… à en gagner d’autres.

Vous, monsieur, vous avez trouvé un moyen de dépenser avec noblesse les funestes revenus dont vous êtes embarrassé. Le journaliste à qui vous vous êtes confié vous fait dire : «… Chez moi, j’ai partout des tableaux sous les yeux. C’est très bien. Mais, quand je suis dehors ? Je suis ennuyé de ne pas voir d’objets d’art… Eh bien, que voulez-vous ? pour ne pas me condamner à vivre dans une galerie de tableaux, j’ai résolu de me composer un petit musée de statues à travers les rues de Paris. »

Ainsi, monsieur, il vous est réellement impossible de vivre sans voir des « objets d’art », et cela, même quand d’aventure vous vous promenez dans la rue ?… Alors contentez-vous. Cela fera bien des statues. Mais quand on les aime !

Pour moi, il en est peu, je l’avoue, que je regarde avec plaisir. J’excepte, si vous voulez, le maréchal Ney de la place de l’Observatoire, à cause de son geste ; le Dante qui est devant le Collège de France, à cause de son beau grand nez et de sa capuce ; le Dumas de la place Malesherbes, à cause de sa bonne tête ; et le Lamartine du square de Passy, à cause de son lévrier… Les autres ne me disent pas grand’chose.

Il y a, boulevard Haussmann, un Shakespeare qui pourrait être, indifféremment, un Bernard Palissy, un Ronsard, un Jean Goujon, ou n’importe quel autre personnage du seizième siècle. De même pour nos contemporains : il n’y a rien qui ressemble à un bonhomme en redingote et en bronze comme un autre bonhomme de bronze en redingote. Sont-ce de nouvelles redingotes de bronze que vous voulez semer sur nos places ?

Je comprends les Grecs dressant aux athlètes vainqueurs des statues en pied et nues. Mais chez nos grands hommes, c’est la tête seule qui est intéressante et expressive. Il ne faut donc pas la percher si haut, sur un corps inutile, qu’on n’en puisse plus du tout distinguer les traits dans la noirceur du bronze. Si vous m’en croyez, monsieur, vous élèverez aux morts que vous aimez non point des statues, mais des monuments qui fassent rêver d’eux. La statue de Musset, que vous préméditez, ne sera jamais que la statue d’un grand sec. Faites autre chose. Commandez que l’on grave sur le piédestal, dans un médaillon, le délicat profil du poète, que nous pourrons ainsi voir de près. Puis, laissez à Falguière ou à Saint-Marceaux le soin de sculpter en marbre (oh ! pas de bronze) quelque figure de femme, habillée ou non, qui sera la Muse des Nuits, ou l’Âme de Musset, ou Marianne ou Carmosine…, enfin, qui éveillera en nous des ressouvenirs et des images de l’œuvre aimée…

Et ainsi pour les autres. Voilà mon idée.

Ah ! pendant que vous y êtes, ne pourriez-vous faire remplacer par de vraies femmes les vieilles dames d’honneur de la reine Amélie qui gardent le beau jardin du Luxembourg ?

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                                       Paris, 3 octobre.

Aimez-vous les mots d’enfants ?

Vous me direz que vous les aimez quelquefois, et quand ce ne sont pas les chroniqueurs ou les vaudevillistes qui les font. Mais cela devient très difficile à discerner. Les enfants d’aujourd’hui sont d’une telle force qu’ils font souvent des mots d’enfants qui ressemblent à des mots d’auteurs. Telle cette réflexion d’un affreux bambin qui avait sans doute étudié les albums de Gavarni et qui, surprenant sa mère en faute, lui dit d’un air entendu :

— Hein ! maman, t’en as d’la chance que j’sois pas un enfant terrible !

Celui-là, après tout, je ne vous en garantis pas l’authenticité. Mais, en voici un que j’ai entendu de mes oreilles. Il est de Nicole, la petite sœur de Bob. Elle a huit ans, elle est fort paresseuse et rapporte régulièrement, du couvent où elle est élève externe, des bulletins déplorables. Un jour, sa mère lui faisait honte devant des étrangers de son ignorance, et Nicole protestait. Alors M. l’abbé, l’abbé de Bob, intervint :

Mme Gyp a malheureusement raison, dit-il ; et tenez ! je parie que Mlle Nicole ne répond pas à la question pourtant bien simple que je vais lui poser… Quelles sont les cinq parties du monde ?

Nicole commença : « l’Europe… l’Europe… » Elle finit par trouver l’Amérique ; et puis plus rien. L’abbé ricanait.

— Zut ! dit Nicole exaspérée.

Vous jugez du scandale. On enferma Nicole. Le soir, au dîner (où elle était privée de dessert), elle avait les yeux si rouges et l’air si malheureux que sa mère eut pitié d’elle :

— Vois, ma petite fille, lui dit-elle doucement, comme tu as été méchante…

— Dame ! pourquoi qu’il me laissait pas tranquille ?

— Mais il me semble que M. l’abbé avait bien le droit de te poser cette question-là.

Alors Nicole, fort tranquillement :

Oh ! pour sûr que sa question n’était pas indiscrète !

C’est effrayant, n’est-ce pas ? À huit ans ! Voici, pour vous remettre, un vrai mot d’enfant, de bon petit enfant pareil à ceux d’autrefois, un mot de Suzon, une de mes petites amies, qui a sept ans. Sa mère lui apprenait l’arithmétique, et on en était aux exercices sur la soustraction :

— Si tu as huit pommes et que tu m’en donnes trois, combien en reste-t-il ?… Si la fermière a vingt poules et qu’elle en vende neuf … etc.

Tout à coup Suzon eut une idée :

— Écoute, maman.

Et, clignant de petits yeux pleins de malice, étouffant de rire, toute cramoisie de la bonne farce qu’elle faisait à sa mère, elle lui posa cette question dont je vous prie d’admirer l’étonnante fantaisie et le tour déjà tintamarresque et chat-noiriste :

— Si j’ai cinq-z-yeux et que tu m’en creuves six, combien qu’i' m’en reste ?

      *       *       *       *       *
                                       Paris, 3 octobre.

La pauvre Amiati, la chanteuse de l’Eldorado qui vientd e mourir, ne faisait pas, comme Victorine Demay, la joie des lettrés, des curieux, ni des membres des classes dirigeantes. Elle n’avait pas été, elle, présentée à M. Renan. Mais elle ravissait, elle enthousiasmait la vraie foule. Notre grosse Demay fut « à la mode » ; la pâle Amiati était « populaire ».

Je me souviens de l’avoir entendue en 1872. C’était une grande fille brune, le visage à la fois tragique et ingénu, une voix généreuse, étoffée, avec de belles notes de contralto. En ce temps-là on se recueillait, on essayait de devenir sérieux, et l’on venait de découvrir que c’était le maître d’école allemand qui nous avait vaincus. Et c’est pourquoi Amiati chantait des chants patriotiques et des couplets sur les réformes de l’enseignement. Avec une conviction religieuse, elle lançait des refrains comme celui-ci :

  Un peuple est fort quand il sait lire,
  Quand il sait lire, un peuple est grand !

ou des vers de cette force :

  L’instruction laïque, obligatoire,
  Doit être enfin le dogme des Français !

(Prononcez « l’instructi-on », fredonnez cela sur l’air de T’en souviens-tu ? ou sur un air de même qualité, et vous pourrez vous rendre compte de l’effet.)

Elle a chanté ces choses-là pendant dix-huit années, la bonne Amiati. Elle y joignait la romance sur l’amour maternel, sur les pauvres, sur le printemps. Profondément admirée des ouvriers et des petits bourgeois, elle représentait, au café-concert, la littérature morale et élevée.

Elle était parfaitement naïve. Du premier jour que je l’ai vue, j’ai eu l’impression que cette grande fille devait être sage, qu’elle nourrissait sa mère, soignait ses petits frères et repassait ses chansons en leur tricotant des bas… Je ne sais si elle faisait rien de tout cela. Mais plusieurs de ses camarades m’ont dit, depuis, que c’était une excellente et honnête créature. Je lui ai moi-même parlé une fois (c’est la grosse Demay qui m’avait présenté à elle), et j’ai été frappé de son air de candeur.

Dans un monde de pitres et de petites gourgandines, la bonne Amiati était à part. Elle était grave, se sentant une mission. Quand on ne chante que des choses sur la patrie, la gloire, la justice, la Révolution, quand on traduit tous les soirs, devant deux mille personnes, de si beaux sentiments, c’est bien le moins qu’on se respecte, n’est-ce pas ? Amiati fut la vestale populaire de la chanson patriotique. C’est évidemment son répertoire qui l’a sauvegardée, maintenue sérieuse et digne. Son cas n’est-il pas amusant et touchant ?

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                                       Paris, 5 octobre.

Depuis qu’il fait froid, un des endroits les plus solitaires de Paris, c’est assurément l’esplanade des Invalides, entre neuf et dix heures, quand la foule est aux fontaines lumineuses ou à l’embrasement de la tour.

J’errais hier, à cette heure-là, dans le dédale que forment les pavillons des diverses colonies, les tentes kabyles, les kiosques, les restaurants, la pagode d’Angkor, les villages nègres et le kampong javanais. On se croirait dans une ville de rêve, où il y aurait de la boue pourtant. L’argent bleuâtre de la lumière électrique et l’or jaune du gaz baignent inégalement, d’une clarté plus singulière et plus factice encore que celle des théâtres, le désordre lyrique des architectures pareilles à des strophes d’Orientales. Çà et là, des angles de toits ou de murailles coloriées éclatent crûment, puis tout à coup on entre dans des pans d’ombre, on longe des tentes basses et toutes bossues, et des buttes sombres de bamboulas où grouille on ne sait quoi.

J’entends des râles féroces qu’accompagnent un tintamarre fêlé de casseroles et le cri aigu d’une flûte inhumaine : c’est le théâtre annamite… Je me penche par-dessus la barrière qui enclôt, comme une cour de ferme, un village du Congo ou du Gabon. Je me dis qu’à deux pas de moi, dans ces buttes, sous le crâne épais de quelque nègre qui rêve, vivent les images des grands fleuves, des plaines et des forêts de l’Afrique tropicale. Et j’entends un chant mélancolique à trois notes, qui semble venir de dessous terre, quelque chose qui rappelle la plainte si douce du crapaud par les soirs élégiaques…

Je continue d’errer. Je suis seul, absolument seul. Le silence est complet, un silence énorme, pour parler comme Flaubert. Et ce silence est d’autant plus étrange que tous les édifices de cette cité des songes sont éclairés intérieurement. Un seul bruit, bizarre et sec, bruit de crécelle, de roue dentée : cra cra… cra cra cra… À chaque instant, et de tous les côtés à la fois, j’entends ce léger grincement. D’où vient-il ? De quelles bêtes invisibles ? Vraiment cela est sinistre, cela rappelle les imaginations d’Edgar Poe… Mais je découvre tout à coup que ce bruit vient des globes de lumière électrique. Par quoi est-il produit ? Je ne suis pas assez grand clerc pour vous l’expliquer.

Je regagne l’allée centrale.

De petits hommes jaunes la traversent de temps en temps. Deux nègres, l’un habillé de rouge et l’autre de blanc, causent avec le petit soldat qui est en faction à la porte du palais de la Guerre. Une Fatma du concert tunisien, enveloppée d’un manteau sombre, et grelottante, passe au bras d’un homme à fez. L’un des nègres lâche une plaisanterie nègre, en sabir. Fatma riposte. Le petit soldat s’en mêle : il en trouve de drôles, le petit soldat. Les deux bons nègres se tordent. Et je me sens flatté dans mon amour-propre national…

      *       *       *       *       * 

À Monsieur Bob, à propos du dernier livre de Gyp :

BOB À L’EXPOSITION.

                                       Paris, 8 octobre.

Je vous ai beaucoup aimé, mon cher Bob, et cela depuis le premier jour où votre charmante mère eut l’idée de noter pour nous vos instructives conversations. Et c’est parce que je vous aime encore que je voudrais vous dire, en toute franchise, combien m’ont surpris et affligé les derniers propos que vous avez tenus, si j’en crois Mme Gyp, à votre excellent abbé.

Il est vraiment étrange qu’un bambin de votre âge, visitant l’exposition, nous entretienne tout le temps de la Haute Cour et que, devant les petites Javanaises, au pied de la tour Eiffel, le long de la rue du Caire et même dans la galerie des jouets d’enfants, il éprouve l’invincible besoin de nous exprimer ses mauvais sentiments à l’endroit de M. Carnot et son enthousiasme pour M. Boulanger.

Vous reprochez à M. le président de la République d’avoir la barbe noire et le teint pâle, de n’avoir pas les épaules de Tom Cannon et de ne pas monter à cheval. Vous lui reprochez aussi, avec une amertume particulière, de présider un grand nombre de cérémonies, de se tenir très droit en public, de saluer beaucoup et de ne pas parler argot. Bref, vous lui en voulez mortellement de sa patience, de sa correction, de son sang-froid, du haut sentiment qu’il a de ses devoirs et de son exactitude scrupuleuse à les remplir.

M. le président de la République vous déplaît. À cela il n’y a rien à dire. Il ne faut pas demander à un petit bonhomme comme vous, très étourdi, très en dehors et, Dieu merci ! très enfant malgré sa précoce affectation de blague, d’être sensible à un genre de mérite qui ne se sent bien qu’à la réflexion et qui suppose une dépense d’énergie toute silencieuse et toute intérieure. Cette antipathie irraisonnée pour un honnête homme qui ne vous paraît pas suffisamment « décoratif » est bien, après tout, dans le caractère de notre ami Bob, du digne frère de Paulette et de Loulou.

Mais où j’ai peine à vous reconnaître et où vous me faites un réel chagrin, c’est quand je vous vois étaler un si furieux fanatisme pour l’ancien général au cheval noir.

Entendez-moi bien : ce que je vous reproche, ce n’est pas de penser et de sentir autrement que moi, c’est de n’être plus vous-même et de contrarier absolument l’idée que je m’étais faite de vous.

Car, raisonnons un peu. Vous êtes un gamin très indocile, très mal élevé, pas toujours très naturel malgré votre sans-gêne et votre argot, enfin très vaniteux et très content de vous. Mais avec tout cela vous avez du cœur et du bon sens ; vous êtes « un bon gosse », comme vous dites, et je crois que ce que vous estimez avant tout chez les hommes, c’est la franchise, la loyauté, le courage, le sentiment raffiné de l’honneur. Vous aimez encore mieux ces belles vertus quand il s’y joint un peu de « panache » ; mais ce goût est bien de votre âge. Je vois avec plaisir que vous admirez M. le maréchal de Mac-Mahon (page 5). Dans un autre endroit, vous vous emballez pour les hommes de 89, parce qu’ils avaient, dites-vous, « une crâne allure », et vous ajoutez : « Enfin, m’sieu l’abbé, y a pas à dire mon bel ami, c’étaient des zigs ! »

Or, si vous aimez tant les « zigs » et les hommes de « crâne allure », comment vous arrangez-vous, mon cher monsieur Bob, pour admirer à ce point l’homme des petites lettres au duc d’Aumale, des lunettes bleues et de la fuite à Londres, même sans parler du reste ? Le cheval noir suffit-il à compenser tant de traits fâcheux ? Et remarquez, encore une fois, que ce que je fais ici avec vous, ce n’est ni de la morale, ni de la politique. Je me place à votre point de vue de « bon gosse » un peu snob. Vous appréciez extrêmement ce qui est « chic ». Eh bien ! permettez-moi de vous dire que votre héros n’est pas « chic », mon pauvre Bobichon. Et si, comme je crois, ce mot mystérieux signifie pour vous, entre autres choses, une certaine élégance morale, c’est bien plutôt, Dieu me pardonne ! M. Carnot qui serait « chic ».

Réfléchissez, mon cher Bob ; renoncez à une erreur de goût que rien ne justifie ; renoncez-y sans le dire, puisque l’objet de votre flamme est aujourd’hui malheureux, et redevenez le vrai Bob… ou j’essaierai de ne plus vous aimer.

      *       *       *       *       *

À M. Maurice Barrès, député boulangiste.

                                       Paris, 9 octobre.

MONSIEUR,

Je ne pense pas que les sept mille citoyens qui vous ont donné leurs suffrages aient lu les livres par lesquels vous avez perverti ce pauvre Paul Bourget. Mais sans doute ceux qui, d’aventure, en ont entendu parler ont cru, sur la foi du titre, que Sous l’œil des barbares était un opuscule patriotique, et Un homme libre une brochure éminemment républicaine.

Pour moi, bien que j’aie toujours été aussi anti-boulangiste que possible, pour des raisons très simples qui me paraissent très fortes et qui n’ont rien de littéraire, je prends aisément mon parti de votre succès, par amitié pour vous et principalement par curiosité ; et je sens que je vous suivrai, dans votre nouvelle carrière, avec le plus vif intérêt.

J’ai bien été un peu surpris, tout d’abord, de votre sympathie pour un homme de qui devaient vous détourner, semble-t-il, votre grande distinction morale et votre extrême raffinement intellectuel. Je ne croyais pas non plus, quand j’ai lu vos premiers écrits, que la politique pût jamais tenter un artiste aussi délicat et aussi dédaigneux que vous. Mais, en y réfléchissant, je vois que vous êtes parfaitement logique. Vous rêviez, dans votre Homme libre, la vie d’action, qui vous permettrait de faire sur les autres et sur vous un plus grand nombre d’expériences et, par là, de multiplier vos plaisirs. Vous avez pris, pour y arriver, la voie la plus rapide. Peut-être, d’ailleurs, éprouviez-vous déjà ce « besoin de déconsidération » que vous louez si fort dans votre méditation ignatienne sur Benjamin Constant.

Votre aventure n’est point commune. Je ne prétends pas qu’il n’y ait jamais eu que des illettrés dans les Chambres françaises. Mais ce sera assurément la première fois qu’on verra entrer au Parlement, et dans un âge aussi tendre, un député d’une littérature si spéciale et si ésotérique.

Et j’en suis bien aise, car il vous arrivera infailliblement de deux choses l’une :

Ou bien vous resterez ce que vous êtes : un humoriste quelquefois exquis. Après l’ironie écrite, vous pratiquerez l’ironie en action. Cela ne m’inquiète pas, car je suis sûr que vous saurez vous arrêter où il faut dans votre manie d’expériences, et que ce seront vos collègues, jamais votre pays, qui en feront les frais. J’en ai pour garant, dans Un homme libre, cette étude fine et secrètement attendrie sur la Lorraine, que M. Ernest Lavisse considère comme un excellent morceau de psychologie historique. Votre esprit s’enrichira d’observations dont votre talent profitera ; et, si vous transportez à la tribune votre style et vos idées d’ultra-renaniste et de néo-dilettante, on ne s’ennuiera pas tous les jours aux Folies-Bourbon.

Ou bien… ou bien vous valez moins que je n’avais cru, et alors vous finirez par être comme les autres. Insensiblement la politique agira sur vous. Vous prendrez goût aux petites intrigues de couloir. Vous deviendrez brouillon, vaniteux et cupide. Votre esprit, loin de s’élargir par des expériences nouvelles, ira se rétrécissant. Votre ironie supérieure se tournera en blague chétive ; ou peut-être, au contraire, deviendrez-vous emphatique et solennel. Bref, vous vous abêtirez peu à peu. Vous n’aurez plus de style, et vous en viendrez à employer couramment, dans vos discours, le mot « agissement », cauchemar de Bergerat.

Et ce sera encore plus drôle.

Mais, dans l’un et l’autre cas, je suis certain que vous m’amuserez et, à cause de cela, je vous envoie tous mes compliments.

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                                       Paris, 14 octobre.

Le tsar a répondu en français au toast que l’empereur Guillaume II lui avait porté en allemand. Certes, l’événement n’est pas considérable, et il n’y a presque aucune conséquence à en tirer. Mais, pourquoi ne pas l’avouer ? ce rien nous a fait grand plaisir.

Que ce soit intérêt, espoir caché, sympathie naturelle, admiration toute chaude pour une littérature récemment révélée, ce qui est sûr, c’est que nous aimons la Russie. Nous la connaissons, sans doute, très mal, mais nous l’aimons. Et alors, malgré nous, nous attendons un peu de retour. Et notre ingénuité est telle que nous sommes tentés de prendre pour une marque indirecte et secrète d’amitié pour nous ce qui n’implique peut-être, chez le tsar, que le respect d’une très ancienne tradition.

Le français est, depuis plusieurs siècles, la langue des relations internationales. Cela prouve que nous sommes un très vieux peuple, et qui fut puissant par l’action et par la parole. L’avenir est promis, dit-on, à des peuples plus jeunes, mais nous avons un long et beau passé. Notre démocratie possède de plus anciens titres de noblesse que les monarchies absolues. Or, au fond, nous y tenons beaucoup, à ces titres, et nous en sommes très fiers, — fiers comme des rois.

Et ainsi, le tsar ne saurait échapper à notre reconnaissance. Nous avons beau savoir qu’il n’a rien fait de surprenant ni d’étrange en se rappelant que notre langue est encore, dans la politique, la langue européenne : nous lui savons gré de s’en être souvenu, et de s’en être souvenu si à propos. Nous sommes touchés que les seuls mots français qu’on ait entendus ces jours-ci dans une cour où notre langue est, dit-on, soigneusement pourchassée, et jusque sur les menus des dîners de gala, aient été prononcés par l’empereur de toutes les Russies. Cela chatouille notre fierté et, si vous voulez, notre vanité nationale dans ce qu’elle a de plus innocent, de plus légitime, de moins agressif. Pour ces raisons, et pour d’autres encore que le tsar connaît mieux que nous, ce qu’il a fait là nous a paru tout à fait spirituel.

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                                       Paris, 15 octobre.

Il faut, ma cousine, que vous ayez aujourd’hui (qui est jour de terme) une pensée compatissante pour les honnêtes gens qui déménagent, car c’est là un grand ennui.

J’en sais quelque chose, étant moi-même un de ces malheureux. Ce déplacement de mes humbles pénates m’apparaît comme un événement considérable et qui bouleverse mon existence. J’étais fait à mon logis, à ma rue, à mon quartier. Je savais, chez moi, où trouver chaque objet. De là, une grande quiétude d’esprit et une sérieuse économie de mouvements. Puis, j’avais ma marchande de journaux, mon bureau de tabac, mon bureau de poste, ma station de voitures. Partout des figures de connaissance, devenues des figures amies. Je regrette tout cela ; je regrette les habitudes de mes yeux. Il n’est point de départ, même pour l’Atlantide, qui ne soit mélancolique.

Changer de quartier à Paris, c’est se transporter d’une ville dans une autre. C’est toute une vie nouvelle qu’il me faudra apprendre lentement. Et peut-être deviendrai-je aussi un homme nouveau. Les quartiers façonnent leurs habitants. Il y a quelques années, quand je perchais non loin du boulevard Saint-Michel, j’étais à la fois ingénu et bohème. Ensuite, ayant passé les ponts et vivant au centre de Paris, j’ai acquis, à ce que je crois, un peu de sens pratique et de sagesse égoïste et, autant que ma simplicité me le permettait, d’utiles notions sur la vie parisienne. Le quartier que je vais maintenant habiter est calme et opulent (car on peut être pauvre et demeurer dans une rue riche). Je n’y ai point vu de brasseries. Il est probable que mes habitudes s’en ressentiront. Je serai moins souvent dans la rue. Peut-être voudrai-je vivre avec plus de confort ; et qui sait si la turlutaine des « objets d’art » ne me viendra pas, ou le désir de ressembler un peu plus aux « gens du monde » ?… Tout arrive, hélas !

Et peut-être aussi ces transformations que j’ai notées ou que je prévois sont-elles le triste effet des années autant que des déménagements…

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                                       Paris, 18 octobre.

… Toute réflexion faite, l’Exposition est encore plus belle par ces jours d’automne.

Sans doute la mélancolie des feuilles qui tombent et du ciel rouillé étonne d’abord un peu dans cette artificielle cité des fêtes, car il ne semble pas que ce qu’on va chercher au Champ-de-Mars, ce soit un endroit pour rêver et pour se réciter les vers de Lamartine :

  Salut, bois couronné d’un reste de verdure,
  Feuillages jaunissants sur les gazons épars !…

(On a soin d’ailleurs de ratisser chaque matin les feuilles mortes.) Mais je ne sais si, après tout, la somptueuse tristesse de l’automne ne fait pas, à la cité bleue, une parure plus harmonieuse que celle du frais printemps ou du flamboyant été.

Car voici que les architectures de faïence et de métal, moins neuves, ont un éclat moins cru. Les couleurs se sont adoucies et fondues. Il y a maintenant, des jardins au palais, de délicieux rappels de tons. Le brun rouge de la tour, les chamarrures d’or roux du dôme central, les jaunes et les roses apaisés des céramiques répondent aux brocarts et aux ors sombres ou clairs des feuillages mordus par le froid. Et les deux dômes bleus sont d’un bleu pâle comme l’azur frileux des dernières matinées.

Je vois une autre harmonie encore entre l’automne et l’Exposition. Les richesses étalées dans les galeries des palais bleus et roux, ne sont-ce pas les productions de l’automne des peuples ? Ces merveilles de la civilisation industrielle, ces machines ingénieuses, mues par la vapeur, à la fois servantes des hommes et mangeuses de vies humaines, ces recherches de commodité et de confort, ces mille inventions d’un luxe minutieux et tourmenté, ces œuvres d’art où cherchent à s’exprimer des âmes fines, inquiètes et tristes, tout cela suppose un long passé de science et d’art, tout cela est l’effort ou l’amusement d’une humanité entrée déjà dans son arrière-saison. Et ainsi la livrée d’automne est peut-être ce qui convient le mieux à ces fêtes où les races célèbrent les labeurs savants de leur maturité.

Hélas ! nous ne verrons pas l’Exposition en livrée d’hiver.


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                 Paris, 26 octobre.

J’arrive de Bruxelles, où je crois avoir vu un homme heureux, et qui mérite de l’être. Comme l’une et l’autre chose sont fort rares, et comme la réunion des deux est un hasard absolument merveilleux et extravagant, je vous fais part tout de suite de ma découverte.

C’est de M. le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul, le scrupuleux auteur de l’Histoire des œuvres de Théophile Gautier, que j’entends vous parler. Il est, selon toute apparence, l’homme du monde qui possède la plus belle et la plus riche collection de manuscrits autographes des grands écrivains contemporains. Et la plupart de ces manuscrits sont inédits. J’ai vu, j’ai touché, avec respect, avec émotion. Et ce ne sont pas de maigres portefeuilles courant l’un après l’autre ; ce sont, dans une vaste bibliothèque si bien disposée pour l’étude qu’on y voudrait vivre et mourir, des manuscrits à pleins cartons, et des cartons à pleines caisses ou à pleins casiers.

Il y a là, entre autres curiosités sans prix, un Cromwell en cinq actes et en vers, écrit par Balzac à vingt-quatre ans, une comédie du même en cinq actes et en prose, plusieurs nouvelles, des commencements de romans, des brassées de lettres à la comtesse Hanska ; bref, de quoi faire cinq ou six volumes d’œuvres inédites. Il y a des protêts et des exploits d’huissiers par centaines, toute l’histoire, en papier timbré, des dettes de Balzac. Il y a un mémoire de serrurier qui nous apprend que Balzac, rentrant chez lui pour la première fois après son mariage… Mais j’ai promis de ne rien révéler. Il y a une facture d’orfèvre où nous voyons que la pomme de la fameuse canne… Mais M. de Lovenjoul m’a fait jurer de ne rien dire. Il a des lettres de Musset à George Sand et de George Sand à Musset où il apparaît clairement que… Mais je suis honnête homme, vous ne tirerez pas de moi un seul mot de plus.

(Et il y a une lettre écrite par Balzac à l’âge de dix ans, où il assure à sa mère « qu’il se frotte les dents avec son mouchoir comme elle le lui a recommandé ». Tant pis ! je trahis ce secret-là.)

M. de Lovenjoul est heureux, vous ai-je dit. Je l’ai été, moi, pendant l’heure trop courte où j’ai pu tenir entre mes doigts, sur ces feuilles jaunies, un peu de la vie quotidienne et familière, de la vie toute nue et toute franche de quelques-uns des esprits que j’aime ou que j’admire le plus. Quels plaisirs ne doit-il pas éprouver, lui qui ne les quitte pas, qui vit avec eux, et dans une intimité si secrète qu’il connaît sur eux des choses insoupçonnées.

Et ces joies, il les mérite, car nul bénédictin n’a plus travaillé que lui. Tout est étiqueté, catalogué, classé par ordre chronologique. Un prodige ininterrompu de patience et d’ingéniosité, telle est la vie de M. de Lovenjoul. Et quelle persévérance, quelle ténacité il lui a fallu pour assembler de telles merveilles ! Tous les moyens ont dû lui être bons pour cela. Pendant des années, il a dû, sinistrement, guetter des morts… Pourtant, il m’a affirmé qu’il n’était jamais allé jusqu’au crime…

C’est plutôt maintenant qu’il est en train de devenir un grand coupable. Ces chers manuscrits, il les aime tant qu’il voudrait les éditer tous lui-même, ce qui est impossible, car « ils sont trop ! » Je crois d’ailleurs qu’il n’a aucune hâte, au fond, de les livrer au grand jour. Et c’est cela qui est mal, très mal. Je le supplie d’y réfléchir. Son devoir évident est de s’adjoindre une petite brigade d’élèves de l’École normale ou de l’École des hautes études, et de tirer tout cela au clair et, vite, de tout publier ; bref, de se donner un peu de peine pour notre plaisir… Un collectionneur égoïste n’est qu’un receleur distingué. Parfaitement !

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                                       Paris, 31 octobre.

Hier soir, 30 octobre, au théâtre du Gymnase, la langue française s’est enrichie d’une locution nouvelle qui est sûre de faire son chemin et qui, pour commencer, a eu grand succès dans les couloirs, pendant les entr’actes.

Les origines de cette locution, on les retrouverait dans une vieille image chère à la poésie élégiaque. Je ne vous rappellerai que cette strophe de Lamartine :

  Ainsi toujours poussés vers de nouveaux rivages,
  Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
  Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges
         Jeter l’ancre un seul jour ?

Si le temps est un océan et s’il y passe des barques d’amoureux, il peut donc y passer aussi des navires ou, en style moins noble, des bateaux.

Ces bateaux, ce sont les générations humaines.

Vous avez maintenant toutes les clartés qu’il faut pour bien entendre des phrases comme celle-ci :

— Voilà comme nous sommes dans mon bateau. Plus de préjugés ! Plus rien ! Ça embarrasse, les colis.

Ou bien :

— Vois-tu mon cher, nous ne sommes pas du même bateau.

Ou encore :

— Papa ? Ah ! le pauvre homme, il est d’un trop vieux bateau pour ça !

Si Paul Astier n’ose pas aller jusqu’au bout de son crime, c’est qu’au fond il n’est pas du bon bateau, du vrai bateau, du dernier bateau, celui des petits struggleforlifers de vingt ans. Il n’est que de l’avant-dernier, celui des struggleforlifers de trente à trente-cinq ans.

Elle est amusante, cette vieille image ainsi renouvelée par un homme qui a le génie du pittoresque.

On les voit à la queue leu leu, tout le long du fleuve des âges, ces navires qui portent les générations successives et qui, par leur construction même, leur aspect et leur allure, expriment quelque chose de l’âme et des mœurs des passagers : le bateau d’aujourd’hui, net, lisse, à vapeur, en acier, tout à l’utile, — le haut vaisseau royal, majestueux et lourd, chargé d’ornements et de dorures, — la trirème antique, élégante comme un beau vase et berçant à sa proue une sirène couronnée de fleurs… et ainsi de suite jusqu’à l’arche de Noé, le plus vieux des bateaux et le plus innocent, parce qu’il est celui qui contient le plus de bêtes.

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                                       Paris, 5 novembre.

Hier, dans une maison où j’étais, on parlait de la Lutte pour la vie et l’on discutait la scène du verre empoisonné.

Une femme se mit à dire :

« Qu’est-ce que ce struggleforlifeur ou struggleur for life en carton qui, au moment de faire son coup, se trouble, pâlit, ne se domine plus, crie involontairement comme une femmelette nerveuse, puis s’effondre en demandant pardon d’avoir été méchant ?

« Voici comment j’aurais, moi, conçu la scène.

« Paul Astier apporte le verre d’eau et, très calme, le tend à la duchesse. Elle a compris. Elle prend ce verre et le pose sur la table, mais sans le lâcher. Puis, comme si elle oubliait de boire, elle se met à parler de choses insignifiantes… du monocle d’Herscher ou de la toilette de Mme de Rocanère… Cela, pendant plusieurs minutes. (Plus cela durera, plus l’effet sera grand.) Et, tout en conversant ainsi de l’air le plus tranquille du monde, elle regarde Astier dans les yeux… Il ne bronche pas. Seulement il trouve le temps long et, malgré lui, ses yeux se portent sur le verre… Ah ça ! est-ce que la vieille ne va pas boire à la fin ?

«… Lentement, d’un geste indifférent et en suivant la causerie commencée, la duchesse se décide à approcher le verre de ses lèvres… Rien ! Paul Astier n’a pas bougé…

« Alors elle remet le verre sur la table, se redresse et éclate : — Ah ! misérable ! tu m’aurais laissé boire, n’est-ce pas ? Etc… Je vais appeler, et montrer à tout le monde qui tu es !…

« Mais lui, beau joueur : — Soit !… c’est la cour d’assises.

« Elle n’avait pas pensé à cela. La cour d’assises ? la prison ? l’échafaud, peut-être ? Non, pas cela ! non !… Elle jette le verre : — Je te sauve ; et je vais te délivrer de moi… Car tu recommencerais, j’en suis sûr… Tu l’auras donc, ton divorce. Etc…

« Le reste comme au Gymnase. »

Ainsi parla la dame…

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                                       Paris, 7 novembre.

C’est fini. On l’a fermée hier : cela est triste. Car, bien que je sois allé la voir trente ou quarante fois, je ne l’ai pas vue. Personne ne l’a vue : il y avait trop de monde.

Je songe tout à coup, et j’éprouve en y songeant le tragique sentiment de l’irréparable, que je n’ai jamais été sur le pont roulant de la galerie des machines et que j’ai même oublié de monter au balcon du dôme central. Il y a une quantité de petits pavillons, de baraques pittoresques, d’édicules exotiques où l’on voyait sans doute des choses merveilleuses et où je ne suis jamais entré, parce que je n’ai pas la vertu qu’il faut pour faire la queue. Personne ne l’a vue, vous dis-je, votre Exposition ! personne, excepté les pauvres, les résignés, ceux qui sont patients, ceux qui savent attendre. Et cela est très bien ainsi.

Hier, dernier jour, je voulais revoir d’abord les choses que j’avais aimées, puis me mettre en quête de celles que je n’avais pas vues et réparer un peu mes oublis ou mes paresses… Mais la foule était d’une densité plus cruelle encore que les autres fois. Alors j’ai cherché des coins paisibles. J’en ai trouvé ! Je me suis reposé dans une grande salle pareille à un ouvroir protestant, où sont exposées des dentelles et où des dames affables causent discrètement. C’est le pavillon Dillmont… J’ai été bien tranquille aussi dans une salle où l’on voit des casseroles de cuivre et des robinets. Enfin, je n’ai pas été trop dérangé non plus dans un petit coin du pavillon du gaz, où j’ai vu une amusante collection de tous les anciens ustensiles d’éclairage, lampes grecques et romaines, chandeliers rébarbatifs et torchères du moyen âge, lampes naïves et flambeaux des derniers siècles, etc… J’ai remarqué une exquise petite lampe antique, en forme de pied, l’orteil relevé et percé pour laisser passer la mèche. Ç’a été ma suprême découverte.

… Une dernière fois, la cité féerique nous est apparue dans un immense et surnaturel flamboiement ! Puis, tout est rentré dans la nuit. Et nous sommes au lendemain d’un rêve.

Rêve bienfaisant ? Oui, certes. L’Exposition nous a fait croire à notre propre renaissance. Elle a présenté à nos yeux de vives et brillantes images de paix et de fraternité humaine. Elle a été la fête magnifique du travail.

Mais, justement, les jours de fête on ne travaille pas, et il est dur, ensuite, de s’y remettre. Puis, les lendemains de rêve sont dangereux. On se heurte de nouveau à la réalité, on la trouve plus rude qu’auparavant, et l’on s’irrite… Et il arrive ainsi qu’en exaltant notre espoir, mais sans nous apporter plus de vertu, la fête de la paix sème en nous des germes de guerre. Rappelons-nous ce qui suivit la délicieuse et sublime fête de la Fédération de 1790, et soyons les gardiens vigilants de nos propres coeurs.

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                                       Paris, 10 novembre.

Je me suis trouvé par hasard à ce dîner du Journal des Débats où M. Léon Say a dit de si bonnes choses.

C’est la première fois que je l’entendais parler. Son éloquence est très particulière. Elle est uniquement faite de clarté et de placidité. J’imagine que, auprès de M. Say, Thiers était un pur lyrique et que Dufaure semblait pindariser. C’est une causerie lente et posée ; le ton est modeste et uni, le geste rare ; le mouvement n’est que dans les idées. À peine, çà et là, une inflexion imperceptiblement railleuse. Rien de moins oratoire, mais rien de plus persuasif ni qui inspire plus de confiance… Il faut ajouter qu’un nom illustre, une très grande fortune, un long et brillant passé politique, — ce sont de ces choses qui permettent la simplicité et qui donnent à cette simplicité un assez bon air. Puis, on sent bien ici que l’orateur est désintéressé, que son passé et ses moyens le lui permettent ; que, s’il peut avoir de hautes et légitimes ambitions, il n’a point de fringale ; qu’il est à peu près exempt de la tentation de subordonner l’utilité publique à son propre intérêt, et qu’il est donc dans les meilleures conditions pourvoir le vrai et pour le dire… Bref, j’ai connu clairement, en écoutant ces phrases paisibles d’un monsieur tout à fait dépourvu d’emphase, ce que c’est que « l’autorité » chez un orateur.

Une phrase de ce discours m’a frappé entre beaucoup d’autres : « Nous avons une grande nouveauté à vous montrer durant cette législature : des hommes qui sont eux-mêmes, et cette nouveauté seule est peut-être appelée à produire de grands effets. »

Être soi-même ! Avoir son sentiment et son jugement à soi, et non pas le jugement ni le sentiment des autres, professer une opinion parce qu’on l’a, non parce que d’autres l’ont et parce que c’est l’opinion présumée d’une circonscription électorale ou l’opinion affichée d’un groupe parlementaire… Ah ! si nos représentants pouvaient faire cela ! Si chacun d’eux pouvait penser tout, seul et agir selon qu’il a pensé !… Ne dites point qu’il y aurait alors autant d’opinions que de têtes. Il n’y a guère plus de deux ou trois grandes façons de juger et de sentir en politique. Les esprits finiraient donc par se ranger en un petit nombre de catégories. Mais ils s’y rangeraient spontanément. Au lieu des groupements artificiels d’autrefois, nous aurions des groupements naturels ; et chacun, étant plus sincère, travaillerait mieux et de meilleur cœur.

Notez que ce qu’on demande ici à nos députés, ce n’est même pas d’être plus vertueux, plus intelligents, plus désintéressés ; c’est seulement d’être un peu moins humbles, d’oser un peu interroger leur propre expérience et leur propre conscience. S’ils faisaient ce petit effort, nous aurions tout de suite une meilleure politique.

C’est comme en littérature. Si les jeunes gens ne copiaient point ce qu’ils ont lu, s’ils voulaient être sincères et ne traduire que ce qu’ils ont vu et senti, nous aurions de bien meilleurs livres.

Il y a pourtant une difficulté. « Être soi-même », cela est beau ; mais, pour être soi-même, il faut d’abord être quelque chose… Cette réflexion me refroidit un peu sur la phrase de M. Léon Say.

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                                       G…, 12 novembre.

Les abords du palais Bourbon doivent être, à l’heure qu’il est, fort tumultueux, et la journée sera, j’imagine, des plus intéressantes. Que va-t-il se passer de l’un et de l’autre côté de l’enceinte si consciencieusement fortifiée par M. Madier de Montjau ?… Mais je suis loin de Paris et n’aurai les nouvelles que demain. Laissez-moi donc, tandis que je regarde tomber les dernières feuilles, vous entretenir de choses paisibles et innocentes.

Justement, ce sont aussi des feuilles d’arrière-automne, ces Poèmes épars, de mon respectable ami M. Édouard Grenier, que j’ai pris avec moi pour faire le voyage. Lisez-les, ma cousine ; lisez particulièrement, dans ce livre d’un sage, les Sonnets et les Rayons d’hiver.

Il serait peut-être inexact de dire que M. Édouard Grenier est encore jeune ; mais il serait également faux de dire qu’il ne l’est plus. En tous cas, il a imaginé une façon bien spirituelle de ne plus l’être.

Vous vous rappelez les beaux vers de Sully Prudhomme :

  Viennent les ans ! J’aspire à cet âge sauveur
  Où mon sang coulera plus sage dans mes veines…

Le noble poète des Épreuves songe qu’il sera un jour « affranchi du baiser », et il ajoute avec une triste joie, — ah ! si triste au fond :

  Et vous ! oh ! quel poignard de ma poitrine ôté !
  Femmes, quand du désir il n’y sera plus traces,

  Et qu’alors je pourrai ne voir dans la beauté
  Que le dépôt en vous du moule pur des races.

Eh bien, M. Grenier a su ne pas retirer tout à fait de son coeur vieillissant le poignard cruel et délicieux. Que dis-je ! C’est depuis que les premiers « rayons d’hiver » ont touché son front qu’il a su se faire un plus riche sérail. M. Grenier est le don Juan paternel des amitiés féminines.

 Les pâles amitiés remplacent les amours,

nous dit-il. Ne le croyez point : elles ne sont pas si pâles. Le sentiment qu’il voue à ses amies est encore un peu l’amour. Il en garde les formes extérieures, les caresses de langage et, si je puis dire, la liturgie, et même, parfois, les inquiétudes, les vivacités, les ardeurs. On devine, à certains passages, que le doux poète s’est fait gronder, tout comme un jeune homme, par ses belles amies. Il s’excuse, à plusieurs reprises, de la chaleur de ses adorations :

  La nature m’a fait d’une argile trop tendre,
  Et j’aime à me donner, même sans recevoir.

Mais, le plus souvent, il a l’adresse charmante de s’en tenir au rôle de consolateur. Son amour, qui flatte sans effrayer, lui vaut du moins des confidences d’une espèce particulière, la confidence des douleurs qui viennent de l’amour. Les jeunes femmes sentent que son cœur est tout à elles et l’en récompensent en lui parlant de leur propre coeur…

 … Hélas ! toutes ou presque toutes,
  Dans ce noble et charmant essaim,
  Perdent leur sang à larges gouttes
  Et portent une plaie au sein.

  Pas une qui n’ait sa blessure :
  L’une, après des jours triomphants,
  De rien au monde n’est plus sûre ;
  L’autre a perdu tous ses enfants.

  L’autre, encor si digne qu’on l’aime,
  N’a rencontré qu’un cœur glacé ;
  Tout a trompé la quatrième
  Dans le présent et le passé…

M. Édouard Grenier a trouvé ceci, d’être l’ami des heures douloureuses, de ces heures où l’amitié s’attendrit et se livre au point d’imiter un peu, au moins dans ce qu’ils ont de purement sentimental, les abandons de l’amour. Comprenez-vous ?

L’auteur des Poèmes épars est donc un sage bien ingénieux. Nous l’envions. Peut-être aussi envie-t-il ceux qui n’ont pas encore besoin de tant d’ingéniosité ?… De là la grâce mélancolique répandue sur ce petit livre.

  • * * * *
                                       Paris, le 15 novembre.

Je viens de lire avec le plus vif intérêt une brochure anonyme : La Vérité sur Mgr Darboy (Gien, Paul Pigelet, éditeur). C’est la réponse serrée, véhémente, spirituelle souvent et incisive, d’un prêtre ultramontain à deux biographes de l’ancien archevêque de Paris : l’abbé Guillermin et le cardinal Foulon.

Je ne puis analyser l’ouvrage ni en discuter le fond : la place me manque, et sans doute la compétence. Mais je vous dirai l’impression singulière que j’ai eue en le lisant. J’y ai senti à l’improviste quel abîme (et principalement depuis le concile du Vatican) peut séparer la pensée d’un honnête homme plutôt chrétien, comme je suppose que vous êtes, de la pensée d’un prêtre catholique.

Sur les faits, il est impossible de n’être pas d’accord avec l’auteur de la brochure. Il résulte évidemment des lettres de l’archevêque et de Pie IX, et d’autres documents officiels, que Darboy a été le plus décidé des gallicans ; que, ayant nié la juridiction ordinaire et immédiate du pape sur le diocèse, il ne s’est jamais rétracté formellement ; « qu’il a toujours été du côté du gouvernement contre le pape, contre le concile, contre l’Église, à l’archevêché, aux Tuileries, au Sénat, à Rome comme à Paris ». Lors donc que l’abbé X… nous dit que Darboy n’a été qu’un diplomate et un grand fonctionnaire, cela ne nous semble point si mal jugé. Même sa conclusion nous paraît assez juste, à la malveillance près : « Si la chronologie fait tort à Mgr Darboy en le nommant avant le cardinal Guibert et après le cardinal Morlot, l’histoire le servira peut-être mieux en le plaçant entre Noailles et Maury. »

Seulement… il se trouve que les documents sur lesquels il appuie sa très solide démonstration et qui ne lui inspirent, à lui, que tristesse et que colère, nous rendent intéressante, ou même sympathique, la figure de l’intelligent prélat, et que, tandis qu’il croit l’accabler, il le sert auprès de nous.

« La grande préoccupation de cet évêque, nous dit-il en rapportant les propres expressions de Darboy, est de former un épiscopat et, par conséquent, un clergé compact, unanime et marchant d’un même pas dans le sens de son époque et de son pays, et qui surtout ne soit pas trop dépendant de la cour de Rome, parce que ç’a été la cause du schisme religieuse du seizième siècle. » Une autre fois, Darboy a osé écrire, à propos de la nomination d’un évêque : « Ceux-là doivent être préférés, toutes choses égales d’ailleurs, qui croient que la société n’a pas moins besoin d’être consolée que d’être instruite, qu’il faut la plaindre et la servir encore plus que la blâmer et la craindre… » De telles paroles scandalisent l’auteur de la brochure. Il songe avec épouvante que, « si l’Empire avait duré, si Mgr Darboy avait vécu, l’Église de France se serait trouvée, une fois encore et malgré le concile, sous la domination d’un semi-gallicanisme pratique, parlementaire et régulier ». Il constate enfin, et avec douleur, que « Mgr Darboy a été plus chrétien que prêtre, plus prêtre qu’évêque, et que le baptême avait laissé plus de traces dans son âme que le sacrement de l’ordre ».

Or, nous avons beau faire, tout cela ne nous effraye ni ne nous chagrine. Chose inattendue et tout à fait curieuse, les sentiments que les hommes d’esprit modéré et qui souhaitent la paix religieuse voudraient rencontrer aujourd’hui chez ceux qui représentent au Parlement la foi et les intérêts catholiques, ce sont précisément les sentiments du grand-aumônier de Napoléon III.

Il est très vrai que Darboy fut surtout un politique et un honnête homme. L’héroïsme même de sa mort fut tout humain, sans l’exaltation des martyrs des premiers temps ou des missionnaires. Il mourut très courageusement et très dignement, parce qu’il le fallait

Je me souviens de l’avoir vu et entendu plusieurs fois, quand j’avais de quinze à dix-sept ans. Il parlait avec une pureté et une abondance merveilleuses et que je n’ai retrouvées, depuis, que chez Alfred Fouillée. C’étaient des sermons de morale chrétienne, très généreuse et très virile. Pas une fois il ne nous parla des dogmes.

Sans doute, d’autres questions encore que celle de l’infaillibilité du pape lui semblaient « hérissées de difficultés théologiques et historiques ».

Au concile du Vatican, lorsque le secrétaire de l’assemblée annonça la majorité en ces termes : Fere omnes surrexerunt, Darboy se pencha vers son voisin, le cardinal Manning, et lui glissa dans l’oreille ce calembour : « Toutes les bêtes ont voté oui !… feræ omnes… »

Je ne tire point de conclusion. Tout ce que je sais, c’est que je n’ai jamais rencontré visage plus profondément mélancolique, d’une expression plus douloureuse, que celui de Darboy.

Qu’avait-il donc, l’archevêque de Paris ?…

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                                       Paris, 21 novembre.

Il y a vraiment trop longtemps, ma cousine, que nous n’avons joué au noble jeu des citations.

Dites-moi de qui sont ces deux vers :

  Enfin, j’ai vu la Peste au sommet des collines
  S’asseoir, comme un berger qui compte ses troupeaux.

L’image est ample et belle, mais n’est pas très précise. Un esprit lucide et sec y trouverait à reprendre. La Peste, si on veut la personnifier, n’est nullement, avec les victimes qu’elle entasse, dans le même rapport que le berger avec son troupeau. À moins de dire (mais le poète n’y a probablement pas songé) que le berger dénombre ses moutons pour l’abattoir, comme la Peste dénombre les hommes pour la mort ?… La comparaison n’est donc pas d’une exactitude bien scrupuleuse.

Mais, d’autre part, en faisant asseoir la Peste sur une colline, le poète exprime très heureusement l’idée du fléau planant sur toute une région ; et, quant aux troupeaux de moutons (les voyez-vous qui cheminent le soir en se serrant les uns contre les autres ?), ils sont là pour donner l’impression du foisonnement, de l’accumulation des cadavres dans la ville pestiférée… En somme, l’image est grande, et ce qu’elle a peut-être de vague et d’indéterminé en accroît encore la magnificence. Ces deux vers ressemblent à de très beaux vers de Lamartine.

Or, ils sont de Mlle Louise Michel.

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Un mot d’enfant. Mag a cinq ans, et son frère en a trois. On leur a donné un gros baba et un petit gâteau sec. Mag prend le baba et dit à son frère, d’un air de charité angélique :

— Tiens ! mange le joli petit ! Moi, je mangerai le vilain gros.

Tout l’art de la diplomatie en une ligne !

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Un mot de gamin. Je le tiens du docteur Félizet. Il avait soigné à l’hôpital un gamin de dix ans, qui montrait de rares dispositions pour le dessin et qui, sans avoir rien appris, crayonnait drôlement les têtes de ses voisins ou les silhouettes des bonnes sœurs. Quand l’enfant fut guéri, Félizet, qui l’avait pris en affection, lui demanda :

— Est-ce que ça t’amuserait d’être peintre, de faire des tableaux ?

— Peut-être bien, dit l’enfant ; mais j’ai une autre idée.

— Et laquelle ?

— Je voudrais être livreur d’eau de Seltz.

Être livreur d’eau de Seltz, c’est-à-dire descendre les rues au grand trot en faisant claquer son fouet, parmi le branlebas des siphons secoués… Comprenez-vous quelle ivresse !

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                                       Paris, 25 novembre.

Un vestibule de château féodal gardé par quatre armures vides tenant des lances et des hallebardes ; un retable en bois sculpté et colorié, qui représente Jésus portant sa croix ; de vieux saints en bois ; des tapisseries de haute lisse ; un large escalier de pierre ; des portes de fer ; une salle immense éclairée par des vitraux ; une cheminée de la Légende des siècles, dans laquelle un fagot tout entier et trois ou quatre troncs d’arbre reposent sur les landiers de fer ; d’autres saints en bois, des stalles, un lutrin ; des meubles ouvragés comme le portail de Notre-Dame, lourds, massifs et noirs, et qu’on dirait façonnés pour Roland ou pour Eviradnus ; une chambre à coucher purpurine ; un lit carré, un lit royal, en fer et en noyer (pour changer un peu) ; partout du chêne sculpté et du fer forgé ; l’assemblage de meubles le plus majestueux, le plus imposant, le plus lugubre, le plus sinistre ; un mobilier de cathédrale dans la salle des gardes d’un château historique.

Ce que je vous décris là ? C’est la maison et c’est le mobilier d’un vaudevilliste.

D’un vaudevilliste de beaucoup de gaieté et, parfois, de beaucoup d’esprit, qui, depuis vingt-cinq ou trente ans, fournit au Figaro des facéties presque quotidiennes, et des vaudevilles et des opérettes aux plus joyeux théâtres du boulevard.

C’est sans doute pour cela qu’il est triste et que, ayant à s’arranger un intérieur, il a conçu et réalisé un musée de Cluny poussé au sombre. Il se reposait ainsi de sa gaieté professionnelle. Ou peut-être notre vaudevilliste avait-il entendu dire que tous nos grands comiques portaient en eux une mélancolie secrète et a-t-il cru qu’il seyait de les imiter du moins en cela.

Mais le malheureux avait trop présumé de ses forces. Il n’a pu supporter longtemps la tristesse accablante des objets majestueux dont il vivait entouré. Ces meubles qu’il a eu tant de peine à découvrir et à rassembler lui font peur à présent. Il n’en veut plus ; il les vend ces jours-ci aux enchères publiques ; et c’est ce qui m’a permis de les voir et de vous en parler.

Je voudrais que cette histoire du vaudevilliste chassé de chez lui par ses meubles servît de leçon à ceux de mes contemporains qui ont la rage des mobiliers artistiques… Je suis sévère ; mais c’est qu’aussi il y a des choses par trop pénibles ! Quand on a une cheminée féodale, comme dans l’hôtel en question, on n’y fourre pas des boutons de sonnerie électrique ! et quand on y entasse des chênes, on les allume, monsieur ! On ne laisse pas la poussière les recouvrir et on ne met pas, devant l’âtre seigneurial, un misérable choubersky !

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                                       Paris, 28 novembre.

À feu le duc de Saint-Simon.

Voulez-vous savoir, monsieur, où en est aujourd’hui la noblesse de France, cette noblesse pour les droits et l’intégrité de laquelle vous avez tant lutté, tant écumé de colère, entassé tant d’épithètes forcenées et de métaphores incohérentes, mais admirables ?

Un « grand mariage » doit être célébré ces jours-ci : un vrai duc, un descendant non point de ducs à brevet, mais de ducs et pairs, épouse la fille d’une vraie duchesse. Voilà qui est bien. Un duc qui n’épouse pas la fille d’un banquier juif, cela est rare en ce temps-ci, et cela excite presque un étonnement respectueux… Mais si vous saviez jusqu’où sont descendues, au temps où nous vivons, les façons des gentilshommes !

Non seulement, monsieur, les cadeaux offerts à la fiancée sont étalés dans les salons grands ouverts comme dans une boutique foraine, et les folliculaires même et les plus minces grimauds sont invités à les voir, mais la liste de ces objets a été imprimée tout du long dans les gazettes, avec les noms des donateurs, comme pour faire le public juge de leur générosité et exciter par là leur émulation !

Et notez, monsieur, que ceci n’a pu être fait par surprise. L’inventaire est de quatre cents lignes environ et remplit deux colonnes entières de journal. Il faut ou que la noble famille ait pris la peine de le dicter à quelque reporter, ou qu’elle l’ait communiqué elle-même aux feuilles publiques.

N’est-ce pas une grande pitié ?

Passe encore, monsieur, si cette exhibition était magnifique et vraiment digne des grands seigneurs qui prétendent en régaler la foule. Mais quelqu’un qui y est allé voir, ayant « suivi le monde », m’assure que presque tous les objets qui figurent là semblent sortis des mêmes magasins de bimbeloterie. C’est du bon article de Paris. Il y a une demi-douzaine de crayons, autant de buvards, un tire-boutons, une boîte à timbres et douze encriers. Mais vous n’y découvrirez ni une carafe de Gallé, ni un émail de Soyer, ni une statuette de Rodin.

Ô le médiocre et le banal étalage ! Nos gentilshommes eurent pourtant, autrefois, de l’initiative et du goût en ces matières. Mais la noblesse est morte, monsieur. Et il n’y a plus que des roturiers comme moi qui conçoivent quel élégant déclin elle aurait pu avoir si elle avait voulu.

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                                       Paris, 1er décembre.

Je suis, je vous assure, un démocrate respectueux et doux ; je voudrais aimer tout le passé de la France, tous ses rois, toute sa vieille noblesse. Comme je cherche ce qu’il put y avoir de vertu et de désintéressement chez quelques-uns des hommes qui firent la Terreur, ainsi je serais bien aise qu’on me montrât ce qu’il y eut, sans doute, chez les émigrés, de générosité et de loyalisme. Mais les faits se permettent souvent de résister à nos plus pieux désirs, et c’est une impitoyable chose que l’histoire.

M. Ernest Daudet continue sa curieuse histoire de l’émigration. Après l’avoir prise par sa fin, il revient à ses commencements et nous donne un volume intitulé : Coblentz. M. Ernest Daudet n’est certes pas un révolutionnaire ni un démagogue. Or voilà que, sans nul parti pris, ayant plutôt, à l’origine, quelque sympathie en réserve pour les émigrés, ou du moins le désir de les trouver dignes d’intérêt et d’estime, il a, comme malgré lui, écrit sur eux, rien qu’avec des documents émanés d’eux, un livre terrible, écrasant pour leur mémoire, qui est une condamnation définitive et, je crois, sans appel possible.

« Incapacité… présomption… folles tentatives… imprudence criminelle », tels sont les mots qui reviennent sans cesse sous la plume de M. Ernest Daudet. À un moment, après avoir cité une lettre du comte de Provence, il ajoute : « Cette lettre est abominable. Elle résume toutes les haines, tous les préjugés, toutes les exigences des émigrés. » Et ailleurs : « On peut dire que, jusqu’à sa mort, le roi n’eut pas de pire ennemi que les émigrés et qu’ils furent les principaux auteurs de ses maux. »

Tout le livre est la démonstration détaillée de cette phrase. Une vérité en ressort, que l’on soupçonnait sans doute, mais qui n’avait jamais été établie avec cette force : c’est qu’en effet les vrais meurtriers de Louis XVI et de Marie-Antoinette, ce sont les deux frères du roi et ce sont ses bons gentilshommes. « Caïn ! Caïn ! » s’écriait un jour la reine en parlant du comte de Provence.

Nous comprenons que les nobles aient pu préférer la royauté à la patrie, ou plutôt confondre la patrie avec la royauté, et qu’ils aient cru pouvoir combattre la Révolution sans combattre la France. Mais à une condition expresse : ils devaient se montrer alors d’autant plus scrupuleusement soumis au roi et d’autant plus étroitement attachés à sa personne. Car, si, rebelles à la France révolutionnaire, ils étaient également rebelles au roi, on ne voit plus de quel droit ou de quel principe supérieur ils pouvaient se réclamer.

Or, non seulement ils désobéissent chaque jour au roi, mais ils parlent de lui avec insolence, avec mépris, presque avec outrage. Ils n’ont plus qu’un sentiment : la haine de qui leur a pris leurs biens et arraché leurs privilèges, le désir furieux de reprendre tout cela et de tirer vengeance de leurs ennemis. Rien de plus. Et, à coup sûr, cela est humain, mais cela est misérablement humain. Il est permis d’être très dur pour l’émigration, parce que, au fond, et sauf des exceptions que l’on pourrait compter, l’émigration eut l’âme médiocre et, parfois, elle l’eut basse.

On haïrait ces exilés impies s’ils n’étaient, après tout, fort à plaindre. La plupart des souverains d’Europe les rebutent durement parce qu’ils sont insupportables, mais aussi parce qu’ils sont malheureux. L’argent leur manque ; ils font tous les métiers pour vivre. Ces misères et cette bohème de l’émigration, M. Ernest Daudet nous les décrit dans un bien amusant chapitre. Il a fait, lui aussi, à sa façon (et cette façon est claire, sincère et vivante), ses Rois en exil.

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                                       Paris, 27 décembre 1889.

Ma chère cousine,

J’ai vu récemment Léna, drame tiré d’un roman anglais par un comédien français et par une dame hollandaise, dont l’action se passe dans la banlieue de Londres, à Monaco et en Écosse, et qui est joué par des comédiens dont les uns reviennent d’Amérique, le jeune premier de Pétersbourg et la grande jeune première de partout.

Les journaux vous ont dit que Mme Sarah Bernhardt mourait merveilleusement. C’est vrai. Mme Sarah Bernhardt est, au théâtre, une grande réaliste, j’entends une réaliste qui garde le souci de la beauté. Dans les autres actes, elle est énervante. Elle psalmodie son rôle du ton d’une petite communiante de dix ans qui récite les Voeux. Est-ce habitude de « déblayer » pour des publics qui ne savent point le français ? Je crois plutôt qu’à force d’exprimer des sentiments violents, de mimer les drames sanguinaires de M. Sardou, de jouer les scènes où l’on crie, où l’on se roule par terre, où l’on est torturé, où l’on tue, où l’on se tue, où l’on est tué, Mme S. Bernhardt a perdu la faculté de comprendre et de traduire les sentiments moyens, ceux de la vie de tous les jours. Elle n’est entièrement elle-même que lorsqu’elle tue ou lorsqu’elle meurt. Elle n’est plus que l’incomparable actrice des derniers actes, des dénouements sinistres et rouges.

Je me demandais, à ce propos, quel peut bien être, au milieu de la vie extraordinaire qu’elle mène depuis dix ans, l’état d’esprit de cette originale personne. Songez qu’elle a connu la gloire énorme, concrète, enivrante, affolante, la gloire des conquérants et des césars. On lui a fait, et dans tous les pays, des réceptions qu’on ne fait point aux rois. Elle a eu ce que n’auront jamais les princes de la pensée. Elle a dû croire, à certaines heures, qu’elle pouvait tout ce qu’elle voulait. L’absence de toute résistance autour d’elle, les servilités qui l’environnent, l’universalité des acclamations, le mensonge de la scène devenu à la longue plus vrai pour elle que la réalité même, la conscience d’être unique au monde… je suis tenté de croire que tout cela a fort bien pu créer en elle ce que nous appellerons — si vous le voulez bien, ma cousine, — l’état d’esprit néronien, c’est-à-dire l’oubli des conditions ordinaires de la vie humaine, le caprice incessant, monstrueux et stérile dans l’incurable ennui, et peut-être, qui sait ? des désirs de cruauté, pour rien, pour éprouver sa puissance — ou pour changer. Très sérieusement, si cette charmante femme a un peu d’étoffe (ce que j’ignore), son âme pourrait bien être, dans le monde rétréci où nous vivons, ce que nous avons de plus semblable à l’âme du chimérique Héliogabale ou de Théodora la chercheuse.

Mais non, je la flatte : car, toute-puissante par un côté, la pauvre impératrice a un maître : le public. Là est la limite du néronisme — virtuel, d’ailleurs, ou même purement hypothétique — de Mme Sarah Bernhardt. Il faut que Théodora apprenne ses rôles, il faut qu’elle les répète ; et je vous assure que cela est dur. Un de mes amis, qui est vaudevilliste, m’emmenait l’an dernier à ces répétitions : j’ai admiré le courage et la patience des comédiens, et j’ai compris la grande misère du métier qu’ils font. Quand l’heure est venue, celle pour qui les Suédois ont semé de roses les vagues de la Baltique et sous les pieds de qui les Péruviens étalaient leurs habits et leurs manteaux, doit obéir comme les camarades à l’appel du régisseur. Là est son salut, et ce qui l’empêche de perdre pied. Et cela met tout de même un peu de différence entre elle et le divin Domitius.

Mais, c’est égal, je voudrais bien savoir ce qui se passe sous sa tignasse qui fut noire et qui est rousse. Comment se voit-elle ? Comment le monde lui apparaît-il ? Que sent-elle ? Que pense-t-elle ? Rien, peut-être… Ah ! ma cousine, remercions Dieu, qui nous condamna aux voies communes et ne fit point de nous des phénomènes.

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