Les Contemporains/Cinquième série/Les legs de l’Exposition

Les Contemporains : études et portraits littérairesSociété française d’imprimerie et de librairieCinquième série (p. 117-124).

LES LEGS DE L’EXPOSITION

PHILOSOPHIE DE LA DANSE

Les legs de l’Exposition ! Il y en a de sérieux et d’excellents ; il y en a de gais ; il y en a de fâcheux.

Je crois fermement qu’il faut mettre au nombre de ces derniers la danse du ventre.

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Car tous ces ventres algériens, tunisiens, égyptiens et marocains, ces ventres d’almées et d’odalisques, de Zoras et de Fatmas, qui déplaçaient en mesure leurs paquets d’entrailles à l’Esplanade et dans la rue du Caire, ces ventres nous sont restés. Même, ils se sont encore dévêtus et s’étalent plus effrontément. Il y a un établissement de plaisir, et des plus à la mode, où, sous un léger tricot de coton rose, ces ventres travaillent à deux doigts du nez des spectateurs, dont ils frôlent les binocles.

Ce n’est pas tout. Les Fatmas et les Zoras ont fait école. Les personnes légères de chez nous se sont mises à les imiter, par divertissement. Je m’étais laissé dire, quand j’habitais Alger, que, pour former les moukères à cette danse éminemment significative, on était obligé de les prendre toutes petites, et qu’elles piochaient ferme, et que ces exercices déterminaient souvent, chez les jeunes sujets, des désordres intestinaux, si j’ose m’exprimer ainsi. Les moukères de Paris sont plus résistantes. Telle petite cabotine est arrivée du premier coup à reproduire sans douleur ces trémoussements redoutables et se taille ainsi de jolis succès après souper, entre intimes.

Ainsi la danse d’Orient nous envahit, et c’est pourquoi je ne crains pas de jeter ici le cri d’alarme, non en moraliste (je sens trop mon indignité), mais en brave Occidental et en honnête Arya que je suis.

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Cette invasion, si elle se poursuivait, serait déplorable. Notre danse est si supérieure à celle-là par la grâce, par l’esprit, par la décence !

La danse de chez nous et celle de là-bas expriment bien réellement deux âmes différentes et même contraires, deux races, deux civilisations.

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La danse d’Orient est, par essence, un solo et un spectacle.

La femme danse seule et ne danse pas pour son plaisir. Elle n’est que l’esclave obéissante dont la tâche est de réveiller les désirs du maître. Sa danse n’est qu’une série d’attitudes lascives. Ce qu’elle traduit, il serait impossible de le dire honnêtement. Ce n’est, en réalité, qu’un chapitre de l’ars amatoria ou de ce que l’empereur Domitien appelait du nom de clinopalè, une entrée, un préambule, une exhortation patiente aux vieux pachas fatigués. Elle est d’un caractère éminemment privé et intime. Elle peut, dans le cadre resserré et dans le demi-jour d’une chambre mauresque, intéresser par la souplesse des mouvements et par l’harmonie des lignes et des contours un curieux, un voluptueux, un artiste. Dans une baraque où tout le monde entre pour vingt sous, elle devient tout bonnement un plaisir de collégiens vicieux, une excitation éhontée à la débauche.

Or, il est certain que nous n’avons pas besoin de ces encouragements-là.

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Sans doute, depuis un peu plus de deux siècles, nous avons la danse des premiers sujets d’Opéra, qui est, elle aussi, un solo et un spectacle. Mais quelle différence ! Cette danse-là n’exprime rien de déterminé. C’est une acrobatie savante et délicieuse, qui n’éveille en nous que des idées de grâce, de douceur, de légèreté surnaturelle. Un corps de femme qui semble ainsi presque affranchi des lois ordinaires de la pesanteur n’apparaît plus comme un instrument de volupté. Il est angélique à demi, tant on sent qu’un esprit subtil, répandu dans toutes ses parties, le gouverne harmonieusement, l’ennoblit et l’allège. On dirait parfois une âme qui danse sous une forme visible, mais charnelle à peine. Rien n’était d’une élégance plus chaste que la danse de Mlle Beaugrand — ou même de cette Cornalba pour qui Meilhac éprouva un sentiment d’une spiritualité si pure qu’un jour il commanda son portrait sans lui avoir jamais adressé la parole.

Nos ballerines ne dansent qu’avec leurs jambes, ces jambes fuselées, intelligentes, capables de mille mouvements divers. Les bestiales almées dansent avec leur bassin, qui ne connaît qu’un mouvement, toujours le même.

Notez qu’à cause de cela, le costume de nos danseuses d’Opéra est exactement le contraire de celui des almées. Le tutu et la jupe forment un nuage blanc, comme celui dont s’enveloppait la pudique Junon, où disparaissent le ventre et la croupe, toute la partie massive et brutale de ce « corps féminin qui tant est tendre, poly, souëf, si prétieux ». Mais les peuples obscènes couvrent soigneusement la gorge et les jambes de leurs danseuses, et découvrent le reste.

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La danse des gitanes, ardente, cynique et farouche, est cependant déjà supérieure, moralement, à ces danses ombilicales et solitaires de l’impur Orient. L’homme y est mêlé et y joue son rôle. Cette danse exprime donc un état de civilisation où la femme est moins avilie, où elle est autre chose que la servante des plaisirs de l’autre sexe. Il s’y déroule de petites comédies d’amour, où la femme résiste, où il faut la conquérir. C’est une danse, non plus de harem, mais de place publique. Elle sort de l’ombre honteuse des exercices secrets pour s’élever à la dignité relative d’un jeu de théâtre, d’un divertissement scénique. Certes elle n’est pas chaste, et toute la fureur d’un sang chauffé par le soleil y éclate brutalement. Mais la provocation à ce qu’on n’ose dire y est moins directe. Elle laisse au spectateur les yeux et l’esprit assez libres pour goûter un plaisir d’art. C’est une oaristys d’une allure un peu violente, voilà tout.

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Notre vraie danse à nous (valse, quadrille, et j’ajoute nos danses historiques et toutes celles de nos provinces) est toujours un duo, et n’est un spectacle que par rencontre, jamais par destination.

Ces deux tableaux : une almée qui tortille ses hanches pour distraire un homme à turban étendu sur des tapis, — et un couple de valseurs où la femme est enlacée par l’homme et tourne en s’appuyant sur lui, — sont deux symboles des plus instructifs. Ils traduisent aux yeux, avec une clarté saisissante, les rapports sociaux des deux sexes dans l’Orient et dans l’Occident. Nous dansons, nous, avec nos femmes, et pour nous amuser. Et, jusque dans ce frivole divertissement, l’homme traite la femme comme une égale et comme une associée. L’attitude de l’un et de l’autre y répond exactement à leurs fonctions respectives dans les sociétés occidentales : elle, pliante, à demi blottie, se prêtant avec une soumission volontaire aux mouvements qu’il imprime ; lui, plus ferme sur ses jarrets, la tête plus droite, commandant et dirigeant les évolutions, enfermant sa compagne dans une étreinte qui à la fois la détient et la défend, et, là comme au foyer, jouant son rôle de protecteur respectueux et tendre.

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Il faut d’ailleurs remarquer que nos danses sont des réunions. Le triste solo de la danse orientale raconte la séquestration de la femme, la jalousie du maître, l’isolement des sexes. Mais nos bals traduisent notre profond instinct de sociabilité. Même, la plupart de nos vieilles danses, la pavane, la chacone, n’étaient qu’un ingénieux enchaînement de saluts, de révérences, de gestes galants et courtois, et ne faisaient guère qu’ajouter un rythme et une cadence au cérémonial compliqué de la politesse d’autrefois.

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Le malheur, c’est que nous dansons mal. Car si nous dansions bien, ce serait charmant.

Voulez-vous savoir ce qu’on peut faire de la valse ? Allez sur le boulevard extérieur, dans un éden que signale aux passants un moulin lumineux aux ailes de pourpre flamboyante : vous y verrez valser une aimable fille dont le sobriquet exprime un appétit sans mesure, et un homme d’aspect sévère qui porte le même nom que le frère infortuné de Marguerite. Ce sont deux grands artistes. Elle tourne, que dis-je ? elle tourbillonne autour de lui avec une rapidité si vertigineuse — et si aisée ; il la soutient, il la guide, dans un caprice de pas sans cesse rompus et entre-croisés, avec une si impeccable sûreté ; l’harmonie de leurs mouvements est si parfaite que, si vous espérez jamais voir une grâce plus précise unie à une force plus souple… inutile de chercher, vous ne trouverez pas.

Et, vraiment, cela purifie l’air, que souillent, à côté, les Zétulbés et les Sélikas.

Le quadrille même, dansé par notre étoile faubourienne et par son compagnon, a une gaieté, un entrain, une gentillesse pas très distinguée, mais si bon enfant ! Les jambes fines que moule la soie noire, dardées au plafond dans un enragé mouvement de balancier, parmi l’envolement neigeux des jupons, ont l’air si spirituelles et si contentes !

Les horreurs de la rue du Caire m’ont révélé la décence du cancan.

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Et puis, elles sont parfois exquises, nos petites danseuses montmartroises.

Une d’elles a eu l’autre soir un bien beau cri de piété filiale.

— Dans quels termes es-tu maintenant avec Fuite-de-gaz ? lui demandait-on.

Elle qualifia durement son ancienne amie et ajouta :

— Elle a eu le toupet de faire écrire par un journaliste de quatre sous qu’elle était de bonne famille et qu’elle avait été institutrice … oh ! là là !… et que, moi, ma mère m’avait vendue à treize ans !

Puis, avec l’accent d’une généreuse indignation :

— Ça n’est pas vrai ! Maman était une honnête femme. À preuve, qu’elle m’a mise trois fois dans une maison de correction pour m’empêcher de faire la noce !

Quand les almées auront de ces mots-là…