A. J.
La Revue blancheTome 2 (série belge) (p. 153-157).
LES CONSTITUTIONS

Dans ces temps où les problèmes sociaux passionnent à un point si élevé les esprits, il n’est pas sans intérêt d’étudier les diverses Constitutions dont le rôle est avant tout de déterminer et de garantir les droits des peuples. Elles sont ou doivent être l’expression la plus fidèle de la physionomie des époques qui leur sont contemporaines et procèdent directement des vœux et nécessités des nations. Leur étude est donc éminemment intéressante à un double point de vue : psychologique, en ce sens qu’elles nous révèlent d’une façon officielle l’esprit du temps qui les a vues naître et quelles nous permettent de comparer les peuples qu’elles régissent ; social, en ce qu’elles sont la base légale des peuples et qu’elles recèlent souvent la cause de bien des différends, sinon, de bien des révolutions.

Sous ce dernier rapport, que je me bornerai à envisager seul, et d’une façon très brève, les Constitutions doivent réunir deux qualités qui, à prime abord, semblent contradictoires, exclusives : la stabilité et la variabilité. En effet, leur but est double. D’une part, elles doivent être un obstacle au despotisme, elles doivent limiter le pouvoir législatif auquel elles sont supérieures, opposer à ses fantaisies les droits imprescriptibles de l’homme et constituer en ce sens une barrière infranchissable. D’autre part, reposant avant tout sur les conditions sociales, économiques, politiques, elles doivent se modifier, se mettre en rapport direct avec ces éléments essentiellement variables. C’est là un problème difficile à résoudre et pour la solution duquel les pouvoirs constituants n’ont jusqu’à présent, peut-être, jamais tenu compte de cette seconde donnée. Toutes leurs vues ont convergé vers la première ; ils n’ont voulu qu’une chose : constituer un pouvoir fort. Mais, élaborer ainsi une organisation purement théorique et fictive, n’est autre chose qu’atteindre l’opposé du but visé et livrer le pouvoir, dont la force réside uniquement dans la loi, à la merci du peuple, toujours prêt à secouer un joug qu’il que toléré et jamais reconnu.

Afin de combiner les deux éléments nécessaires à l’autorité morale des Constitutions, celles-ci doivent se borner à établir des principes fondamentaux formulés d5une façon absolue, sans spécifier, comme le font la plupart d’entre elles, des dispositions qui n’ont en vue que le présent. Elles doivent avant tout considérer l’avenir et laisser aux lois la mission de procéder par voie de déduction des grands principes qu’elles ont tracés ou ne pas opposer à la révision, des obstacles légalement infranchissables.

A ce propos, la “ Déclaration des droits de l’homme ” peut passer pour un exemple admirable de cette Constitution, modèle à laquelle je fais allusion. C’est d’elle que viennent toutes nos institutions libres : l’égalité des citoyens devant la loi, la souveraineté de la nation, la liberté des cultes, celle des individus, de la presse, les garanties de justice, l’inviolabilité du domicile et de la propriété. Ces droits nous ont été transmis variant avec les nations, mais uniquement sur des questions secondaires et les principes généraux restant partout les mêmes.

Cependant, malgré les tendances démocratiques qui se caractérisent de plus en plus, ces grands principes ont souvent été restreints soit par esprit de réaction, soit par suite de ce fait qu’une fois au pouvoir, les révolutionnaires deviennent conservateurs, préoccupés qu’ils sont de pacifier rapidement et de donner à leur œuvre des bases solides qu’ils cherchent dans le pouvoir central ; en sorte que, tout en proclamant la nation souveraine, ils lui imposent l’obligation de transmettre ces droits aux pouvoirs constitués, translation qui est plutôt une abdication qu’un mandat. C’est notamment en cela que la Constitution Suisse est supérieure aux autres, en ce sens que le referendum fournit au peuple la plus sûre des garanties contre les abus éventuels de ses mandataires.

Par exemple, une des prérogatives les plus dangereuses du pouvoir, c’est le principe de l’irresponsabilité et de l’inviolabilité du souverain ; et ce droit, absolument inique et immoral, nous le rencontrons partout, même dans la Constitution Française de 1875 qui proclame l’irresponsabilité du Président de la République, sauf le cas de haute trahison. Seul le Sénatus-Consulte du 2 mai 1870 fait exception et déclare[1] l’empereur responsable. Il est vraiment étonnant de voir semblable réaction opérée par un régime “ républicain ” peu après la chute d’un tyran.

Je ne passerai pas en revue toutes les particularités qu’il est possible de relever dans les Constitutions ; je me bornerai à signaler quelques points pour montrer jusqu’où peut aller la manie de la ponctualité.

Il y a, j’admets, parmi ces détails, des choses excellentes ; tel est le système électoral par corporations, dont je m’efforçais il y a peu de temps de défendre le principe[2], et qui fonctionne en partie dans divers pays, notamment en Espagne et en Roumanie. En Danemark, l’assistance publique a des garanties constitutionnelles[3]. En Grèce, la liberté du droit de réunion est protégée d’une façon toute spéciale[4]. L’Angleterre ne reconnaît pas la peine du bannissement, sauf prononcée par le Parlement. La Constitution roumaine accorde une telle protection aux étrangers, qu’elle pourrait même passer pour dangereuse[5].

Mais à côté de ces mesures, on trouve des détails iniques, superflus ou manifestement instables. C’est ainsi que dans la Constitution allemande de 1871, nous trouvons ce que M. Reinach voulait faire entrer dans la législation française relativement à la Presse : les injures aux fonctionnaires de l’Etat érigées en délit. On sait combien Bismarck s’en est servi pour son usage personnel, allant jusqu’à poursuivre un journal qui avait déclaré que le papier fabriqué dans ses usines de Varzin était mauvais.

Dans la Constitution de Bade de 1818, il était dit que l’impôt serait voté pour deux ans. Dans celle de Bavière, nous retrouvons encore le serment civique. Dans celle du Danemark, après une suite d’articles qui proclament la liberté de conscience, nous voyons que celui qui n’appartient à aucune religion, paye un impôt destiné aux dépenses du culte luthérien. En Italie et en Grèce, on déclare l’interprétation des lois par le pouvoir législatif seule valable. Dans la Constitution de ce dernier pays, il se trouve les deux clauses suivantes relatives à la presse : la saisie des journaux n’est permise que pour offenses à la religion chrétienne ou au roi ; et plus bas : “ Les citoyens hellènes peuvent seuls être éditeurs de journaux. ” La Constitution du Grand-Duché de Luxembourg, après avoir déclaré les fonctions de député incompatibles avec celles de membre du Gouvernement, va jusqu’à déterminer l’habitation du grand duc. En Angleterre, parmi les prérogatives royales, on proclame que le roi a seul droit d’établir des phares ; à propos de la propriété, on admet la peine de la confiscation et l’on déclare que tous les biens immobiliers des étrangers ne sont laissés à ces derniers qu’à titre précaire pouvant être réclamés à tout moment par la couronne à qui appartiennent, par une fiction, tous les immeubles. Le roi y a le droit de défendre toute pratique contraire à la religion de l’Etat ; il est défendu à des sociétés différentes de se fusionner ou de rassembler leurs délégués respectifs. On va plus loin dans le détail et on détermine la façon de voter[6], de même qu’en Grèce où l’on force les électeurs à émettre leurs suffrages au moyen de boules.

Et toutes ces dispositions qui pourraient figurer dans des lois, sont constitutionnelles, c’est-à-dire que pour y déroger, il faudrait se soumettre aux formalités sans nombre qu’exige une révision !

Mais le danger des Constitutions réside surtout en ce qu’elles sont opposées au progrès. Telle est la reconnaissance des religions d’État qui existent encore entr’autres pays en Angleterre, en Espagne, en Italie et en Danemark ; ce qui constitue, malgré les autres garanties, une grave atteinte à la liberté de conscience. Telle est aussi la fixation du nombre des députés qui est établie à l’exclusion de la représentation proportionnelle en Autriche, aux Pays-Bas, et en France pour les élections au Sénat, dont on a fixé le nombre des membres à 300, en indiquant même les départements qui doivent les élire. La situation inique des Bourgs pourris en Angleterre et les difficultés qu’on a éprouvées pour les supprimer, sont assez éloquentes pour qu’il ne soit pas nécessaire d’insister sur les dangers d’une telle situation. Dans d’autres pays, on peut être éligible sans être électeur ! Tels sont la Belgique et le Grand-Duché de Luxembourg où le cens est nécessaire pour avoir droit de vote aux élections législatives, alors qu’il n’est pas exigé pour devenir député, et en Danemark où on est éligible au Folketing à 25 ans, mais où on ne peut voter avant 30 ans !

Mais laissons de côté ces chinoiseries. Combien de pays sont encore soumis au suffrage restreint ! La Constitution française de 1830 et celle de Bavière de 1818 laissaient encore une certaine liberté à la loi pour délimiter les classes d’électeurs. Mais en Autriche, en Italie, en Belgique, etc., c’est la Constitution elle-même qui détermine les conditions de cens. Et à ces institutions qui, dès aujourd’hui, sont en contradiction manifeste avec l’état des esprits et les conditions sociales des peuples, on oppose des moyens de révision presque impossibles[7].

Comme on le voit, le progrès est légalement entravé par les Constitutions et c’est en quoi elles jouent un rôle absolument immoral. Par ces dispositions contraires aux vœux des nations et par les difficultés qui s’opposent à ce qu’on y remédie, elles excitent à la rébellion et justifient les Révolutions qui, faute d’autre moyen, employent la force pour renverser des institutions qui n’ont plus aucune force morale.

Je le disais plus haut, les Constitutions doivent être stables, mais sans prohiber la révision ; elles sont faites pour le peuple et le peuple n’est pas fait pour elles ; leur rôle est donc de se mouler sur la volonté des nations dont elles sont la loi fondamentale ; alors elles auront des racines profondes et ne tireront plus leur pouvoir passager d’une autorité fictive. A. J.


  1. Art. 13.
  2. La Revue Blanche, mai 1890.
  3. Constitution de 1866. Art. 84. “ Quiconque est hors d’état de gagner sa vie ou de nourrir sa famille et dont nul n’est tenu de prendre soin, a le droit d’être secouru par l’Etat à condition qu’il se soumette aux prescriptions de la loi. ”
  4. Constitution de 1864. Art. 10. “ La police ne peut assister qu’aux rassemblements publics. ”
  5. Constitution de 1879. Art. 30. “ Aucun Roumain ne peut sans autorisation entrer au service de l’étranger sans perdre sa nationalité. L’extradition des réfugiés politiques est interdite. ”
  6. Constitution du Royaume-Uni. Art. 133. “ Au jour fixé pour l’élection, les candidats, ainsi que les membres des Comités qui les appuyent, prennent place sur les plates-formes couvertes sous la présidence du returning officer… ”
  7. En Autriche, il faut les deux tiers des voix. En Belgique, en Hollande et en Luxembourg, les Chambres doivent émettre un premier vote en faveur de la révision, après quoi elles sont dissoutes ; les nouvelles Chambres qui sont convoquées ne peuvent prendre de résolution, que si les deux tiers des membres sont présents et si les deux tiers des suffrages sont favorables à la révision. En Portugal, on doit procéder à trois lectures du projet qui doit être mis en discussion, sanctionné et promulgué par le roi ; puis, ou procède à des élections qui doivent donner une majorité en faveur de la révision. En Grèce, deux législatures doivent approuver le projet qui n’est adopté qu’après de nouvelles élections, si celles-ci lui donnent une majorité des trois quarts ; en outre, la Constitution ne peut être révisée qu’en partie. En Danemark, la demande de révision du Rigsdag doit être approuvée par le Gouvernement ; des élections nouvelles doivent confirmer la demande et le roi y ajoute sa sanction. En France, les Chambres doivent se réunir en Assemblée nationale et procéder à la révision ; l’initiative du Président est nécessaire. En Angleterre, toute liberté est laissée au Parlement “ qui peut changer la Constitution de l’Etat, la renouveler et se reconstituer lui-même sur d’autres bases. ” Mais par contre, en Allemagne, la révision est rejetée si elle trouve 14 voix d’opposition.