Les Conspirateurs du général Malet
Revue des Deux Mondes6e période, tome 53 (p. 870-905).
LES CONSPIRATIONS
DU
GÉNÉRAL MALET

III [1]
LE CONSPIRATEUR DE 1812

« Sire, écrit Malet à l’Empereur le 23 octobre 1808, de la maison de détention de la Grande-Force, il n’est pas un Français éclairé, ami de son pays, qui ne rende de continuelles actions de grâce à Votre Majesté pour le degré de gloire et de prospérité auquel la France s’est élevée depuis son avènement au gouvernement de l’Empire.

« Plus il apprécie le bien-être et la tranquillité dont il jouit, qu’il sait ne devoir qu’au génie et aux vertus extraordinaires de Votre Majesté, plus il doit craindre la perte d’un bien inestimable.

« Un sentiment de reconnaissance identifié avec l’amour de lui-même lui fait donc sans cesse tourner les yeux vers Votre Majesté. Il ne peut s’empêcher de penser, et quelquefois de dire : Que deviendrions-nous si nous perdions l’Empereur ?

« Cette crainte, Sire, est d’autant mieux fondée que l’on connaît l’intrépidité de Votre Majesté qui, toujours avide de gloire, veut toujours se trouver à la tête de son armée, et en partager les dangers comme le dernier de ses soldats.

« Ne trouvez donc pas mauvaises, Sire, les justes craintes de ces Français, puisqu’elles n’ont pour mobile que l’amour de votre personne et la prévoyance des malheurs qui menaceraient la patrie, si elle avait celui de vous perdre avant qu’un long règne ait pu consolider l’ouvrage de Votre Majesté.

« Je me glorifie d’avoir partagé ces craintes qui étaient devenues assez générales au moment du départ de Votre Majesté pour l’Espagne, où l’on savait les esprits en effervescence.

« On m’avait assuré qu’il s’en était déjà répandu de pareilles pendant la campagne que Votre Majesté venait de faire en Pologne. J’ai pu être frappé de ces craintes et parler de ses suites avec quelques amis, mais jamais d’une manière répréhensible comme quelques intrigants l’ont rapporté à M. le préfet de police qui m’a paru avoir mis un peu de précipitation dans les mesures acerbes qu’il a employées vis-à-vis de moi, en faisant dépouiller ma maison des effets les plus précieux : même de mes décorations militaires et de la Légion d’honneur, ce à quoi j’ai été le plus sensible.

« Après avoir eu ce tort envers moi. il était naturel qu’il cherchât à me faire considérer comme criminel pour n’être pas lui-même coupable d’abus de pouvoir.

« J’ai adressé ma réclamation à S. Exe. le ministre de la Police pour lui faire connaître encore plus en détails les motifs auxquels j’attribuais l’oppression sous laquelle je me trouve depuis cinq mois détenu au secret.

« N’ayant rien obtenu par ce moyen, je prends la liberté, Sire, d’avoir recours à Votre Majesté, pour réclamer sa justice, sa clémence, en la priant d’avoir égard à mes cinquante ans de service.

« Je suis, Sire,

« De Votre Majesté,

« Le très humble, très dévoué et très fidèle sujet,

« Le Général :

« MALET. »


Cette supplique où le ton du début contraste avec celui de la fin, où la magnificence des flatteries s’équilibre mal avec l’âpreté des réclamations, n’eût point manqué d’une certaine habileté hardie dans sa rudesse adulatrice, si Napoléon n’avait eu sa conviction établie, aussi bien sur les mérites de son auteur que sur la valeur respective du ministre et du préfet de police. S’il eût pensé que Malet eût pu être utile, il n’eût point hésité à l’employer comme il en employait tant d’autres qui avaient conspiré sa mort, qui avaient pillé effrontément partout où ils avaient passé, et qui professaient sur la délicatesse des doctrines singulièrement libérales, mais il avait formellement et définitivement jugé Malet, comme un homme sans valeur militaire et sans valeur morale. Il le laissa donc où il était, et Malet passa à la Grande-Force la fin de l’année 1808, et les premiers mois de 1809. Il y fut maintenu par délibération prise par l’Empereur, dans ses conseils secrets des 3 et 48 avril 1809.

N’a-t-il pas participé un peu plus tard à une conspiration dont l’énoncé est tellement puéril qu’on serait tenté de n’y voir qu’une fable d’un apprenti policier ? Voici ce qu’on en sait : Un nommé Sorbi, se disant Romain prétendant être venu ou avoir été envoyé d’Espagne duquel Fouché semblait avoir attendu quelque lumière sur les événements, puisqu’il l’avait fait interroger par Maillocheau, son secrétaire de confiance, puis par Desmarets, a été transféré à la Force, en septembre 1808. Durant le séjour qu’il y a fait, il a connu Malet, Gariot, Corneille et Gindre, qui y étaient tous détenus. Que se passa-t-il entre eux ? Dans un mémoire qu’il présenta par la suite au ministre de la Police, Sorbi rapporte longuement les ouvertures qui lui furent faites, et discute quel moment aurait été le plus favorable pour écrire à S. Exe. le ministre, et l’informer : « Je décidais, dit-il, de jouer un rôle convenable avec eux jusqu’à ce que j’aurais des preuves sûres pour pouvoir en faire mon rapport à Son Excellence, malgré la crainte que j’avais que la police ne fût instruite par d’autres avant moi. » Il accepta donc avec un empressement de bon aloi les déjeuners des conjurés et il eut avec Malet, « qui, par son grade, semblait le chef quoiqu’il fût le moins enragé, » des conversations qu’il jugea à propos « d’établir en forme de dialogue pour dire la pure vérité, mot pour mot, et sans détour... »

Ayant ainsi obtenu ces « vérités importantes, » Sorbi « écrivit à M. Desmarets en lui disant qu’il avait quelque chose à lui communiquer qui regardait l’État. » Desmarets le fit chercher, et enregistra ses dires de sa propre main. Depuis lors, Sorbi paraît avoir accepté une version où le rôle que Malet devait jouer était davantage développé, mais dont on ne trouve pas trace dans ses notes. La voici : Malet, s’échappant de la Force le dimanche 29 juin, devait se présenter en grande tenue, précédé d’un tambour et d’un porte-drapeau, devant l’église Notre-Dame, où devait être chanté un Te Deum pour la prise de Vienne. Les portes étant fermées et gardées par des conjurés, le gouvernement, entier eût été capturé d’un seul coup de filet ; Malet eût repris alors les formules de sa conspiration de 1808, forçant les uns à signer les ordres qu’il leur dicterait, les autres à les exécuter, etc.

Tout était-il ici, comme on serait tenté de le croire, de l’invention de Sorbi ? Une déposition étrange de Rigomer Bazin, arrêté le 22 juin pour avoir rompu son ban d’exil, semblait y apporter quelque confirmation. Bazin affirmait que l’union des royalistes et des républicains était conclue contre l’Empereur, et rapportait les conversations engagées entre les agents les plus actifs des partis d’opposition. Tout cela était vraisemblable, mais on n’attacha point à ces révélations une importance majeure : on prit seulement des précautions « pour prévenir cette incartade » et Malet y gagna d’être transféré à Sainte-Pélagie.

De Sainte-Pélagie, le 18 août, il adresse une lettre d’instances à Fouché. Il réitère le 9 octobre par une lettre à Savary. Il demande d’être éloigné de Paris sur « sa parole d’honneur de n’y revenir que lorsque Son Excellence le jugera convenable. » Le 4 janvier 1810, il écrit au préfet : « Ma santé, très délabrée depuis la maladie que j’ai faite à la Force et qui se prolonge beaucoup plus que je n’aurais dû l’attendre, me force à vous demander, monsieur, de vouloir bien me faire transférer dans la maison de santé de M. Dubuisson, barrière du Trône, où je pourrai attendre d’une manière plus décente et plus salubre, le moment où la justice de l’Empereur daignera s’étendre jusqu’à moi. Les marques d’intérêt que vous avez bien voulu me donner dans le temps, monsieur, et qui sont restées sans effet, sûrement parce que vous n’avez pu faire mieux, me donnent la confiance que vous voudrez bien m’accorder une chose exigée par le dépérissement de ma santé et réclamée par l’humanité. »

Cette demande, en date du 4 janvier, fut agréée le 12 ; accordé pour qu’il reste en détention. Malet fut donc transféré dans cette maison Dubuisson, au haut du faubourg Saint-Antoine. C’était près de la barrière du Trône, au coin de la petite rue Saint-Denis-Saint-Antoine, une vaste construction se développant en équerre sur les deux rues et accompagnée d’un grand enclos. On y trouvait une vie confortable, « une espèce de bien-être qui ne pouvait que concourir à l’amélioration de la santé, » une demi-liberté qui allait jusqu’à tolérer les sorties clandestines et qui autorisait toutes les visites sans aucun contrôle ; une société choisie où figuraient, en dehors des malades, MM. de Polignac, le marquis de Puyvert, M. Bertier de Sauvigny, l’abbé Lafon : c’étaient bien des avantages. L’ancien aide de camp du prince de Broglie, le protégé du vicomte de Beauharnais et du duc de Biron, ne pouvait manquer de se plaire en une société qui correspondait à ses anciennes habitudes ; mais il tenait à la liberté pour bien des raisons, dont la première était sans doute la difficulté, sinon l’impossibilité, de payer sa pension.

Sa femme et lui multiplient vainement les requêtes aux ministres. Tantôt Mme Malet, prenant les choses du côté léger (14 mars), s’étonne que son mari soit « détenu pour quelques propos indiscrets ; » tantôt Malet entreprend l’apologie de sa conduite depuis l’Empire : de sa conduite en Charente, en Vendée, dans les États pontificaux. « Puisqu’elle est méconnue, écrit-il à l’Empereur le 3 juillet, ou que peut-être les services que j’ai été assez heureux de rendre à Votre Majesté ne sont jamais parvenus à sa connaissance, je crois utile de les lui retracer le plus brièvement possible, d’y joindre ci-après le mémoire en la suppliant d’y donner un instant d’attention ; » et, exposant qu’il ne s’est pas seulement « renfermé dans les bornes de son devoir, mais qu’il a saisi toutes les bonnes occasions de prouver à Sa Majesté son zèle et son dévouement, » il demande l’autorisation de se retirer à l’Ile-de-France où une de ses belles-sœurs était établie, et d’y toucher sa solde de retraite.

Il adresse le même jour à Savary, successeur de Fouché, une lettre analogue où il invoque « le zèle et le dévouement qu’il a apportés dans tous les temps à servir Sa Majesté ; » il demande, le 9, au préfet « de bien vouloir faire un rapport favorable à S. Exe. le ministre de la Police, pour faire terminer une affaire que, dit-il, vous jugez comme moi, avoir duré bien longtemps. » Le 10, Mme Malet écrit au ministre, qui s’est retranché derrière la décision prise par Fouché, et elle essaie d’élever un conflit entre Savary et son prédécesseur. « Le duc d’Otrante, dit-elle, compromis lui-même par les intrigants qui ont rêvé cette conspiration, n’a pas cru devoir se porter pour juge dans une affaire où il se regardait comme partie ; c’est sur quoi il s’est expliqué très positivement dans mille conversations, ainsi que sur l’opinion qu’il avait de l’innocence de mon mari. »

Dubois, duquel l’affaire dépend, adopte les conclusions du rapport que lui présente, le 12 juillet, Boucheseiche, le principal fonctionnaire de son administration. « L’ex-général Malet, a écrit Boucheseiche, prie M. le conseiller d’Etat de faire au ministre un rapport en sa faveur. Cet ex-général est du nombre des prisonniers d’Etat dont Sa Majesté a prononcé la maintenue en détention. Il a été compris dans l’état fourni le 9 février 1810, avec note indicative des motifs de sa détention. Le 28 mars dernier, lorsque le ministre demanda qu’on lui indiquât les individus qui, en considération du mariage de l’Empereur, paraissaient devoir être mis en liberté, l’ex-général Malet fut compris au travail ; mais M. le conseiller d’Etat, préfet, estima qu’il devait rester encore détenu dans la maison de santé où il est maintenant. Le ministre ne provoquant point de rapport sur lui, on estime qu’il n’y a aucun motif plausible pour en faire un, et qu’il y a lieu d’attendre l’époque annuelle où l’on présentera le travail général sur tous les détenus par mesure de haute police. »

Malgré cette décision qui ne semblait laisser aucun espoir, Malet écrit au bout d’un mois (10 août) à Savary, pour lui témoigner sa profonde reconnaissance des démarches qu’il a bien voulu faire auprès de Sa Majesté. Il voit avec regret que les préventions que l’on a cherché à donner contre lui à Sa Majesté sont enracinées dans son esprit ; mais il compte sur le ministre pour faire valoir près d’elle les services rendus et ceux qu’il serait encore disposé à rendre.

Une supplique de Mme Malet, en date du 11 juillet 1811, est la dernière qui ait été publiée jusqu’ici. On ne saurait douter qu’il ne s’en trouve d’autres, car, entre 1811 et 1812, Malet est dans une situation chaque jour plus difficile.

On a vu qu’il disait ne pouvoir profiter des congés qui lui étaient accordés s’ils n’étaient à solde entière ; les malversations qu’il avait commises à Rome étaient le fait d’un besoigneux plus que d’un déprédateur. Il n’avait point de fortune personnelle, et il paraissait avoir dissipé de longue date le petit bien dont il avait hérité vers 1791. La pension qu’il payait chez Dubuisson ne pouvait manquer d’être forte, sans atteindre aux prix de Belhomme. Il avait à entretenir, rue de l’Université, 46, le ménage de sa femme, laquelle avait au moins une femme de chambre. Son fils était placé en province et ne manquait point de coûter ; pour subvenir à tout, il n’avait que son traitement de réforme ou de retraite. Encore était-il fort aventuré ! Le 29 janvier 1810, le ministre de la Guerre a posé cette question à l’Empereur : Faut-il priver de tout traitement le général Malet ou lui payer les deux tiers de sa solde de retraite ? Et l’Empereur a répondu : « Ce misérable doit être privé de tout traitement. » Si quelque somme lui est payée, c’est donc maigre la volonté de l’Empereur. Aussi est-il aux expédients. Quelque intérêt qu’il ait à être en règle avec Dubuisson, qui, déjà fort las de la surveillance et des ennuis que lui causent les prisonniers politiques, n’aspire qu’à s’en débarrasser, trouvant les fous d’un bien meilleur rapport, il est en retard de plus de 1 200 francs sur sa pension alimentaire. Le 23 octobre 1812, il a douze francs en poche, et c’est toute sa fortune. A ce mobile d’argent qui sans doute est principal, il faut adjoindre une forme d’ambition qui n’est pas sans doute éloignée d’être délirante.

Qu’il prise haut sa valeur militaire et les services qu’il a rendus, on ne saurait en douter. Aussi bien a-t-il fait ses preuves à l’armée d’Italie, à Angoulême, à Naples et à Rome. La façon dont il envisage ses actes n’est ni celle de ses supérieurs, ni celle de ses égaux ; il ne l’estime pas moins la seule conforme à la réalité. Par suite, il se tient victime d’une grave injustice, puisqu’il est gardé en prison, qu’il n’est ni employé, ni promu. Un de ses premiers actes, en 1808, a été de réparer une telle iniquité et de se décerner le grade de général de division. C’est le moins qu’il ait pu faire ; mais cette troisième étoile n’était point fixe.

On a pu juger à l’abondance de ses suppliques et au ton qu’il a adopté, qu’il s’estime victime d’un abus d’autorité. Il commence ses pétitions avec un calme affecté, il poursuit par des flatteries grossières, puis il tourne à la violence et, pour peu, il injurierait et menacerait. C’est là exactement sa formule : elle est connue.


LA FORMATION DU COMPLOT

Il dira plus tard : « L’homme qui souffre depuis longtemps de ne recevoir aucune réponse aux justes demandes qu’il fait, est très disposé à saisir la première occasion pour sortir de l’oppression et de l’esclavage. » Il apparaît donc comme un persécuté. Ce délire est, chez lui, comme chez beaucoup d’individus de son espèce, accompagné d’une imagination très développée, s’exerçant à serrer les réalités. Il n’écrit point le roman qu’il conçoit, il veut le vivre ; il en étudie tous les détails de façon qu’aucun ne donne prise à la critique : Chacun doit être vraisemblable, et la chaîne doit se dérouler sans grincer et sans gripper à un moment. Pour le plan général, il n’a point à l’inventer : il n’a qu’à reprendre et à perfectionner celui de Servan tel qu’il fut mis au carreau en 1808. Malet ne saurait trouver mieux, et jamais les circonstances ne furent aussi favorables. Dès qu’il s’agit de tenter, par un coup de surprise, de mettre la main sur le Gouvernement, il importe que Napoléon soit le plus loin possible : or, il n’est plus, comme en 1808, à quatre jours de Paris, mais à plus de quinze, peut-être à dix-huit ou dix-neuf. Cela fait un grand mois pour l’aller et le retour : que ne peut-il se passer en un mois et si la révolution est consommée au premier jour, n’aura-t-elle pas eu le temps de se consolider de façon à résister victorieusement à Napoléon arrivant du fond de la Russie ?

Les nouvelles de l’armée ne parviennent plus à Paris ; les plus alarmantes peuvent, doivent trouver créance. Si, lors d’EyIau, Servan a imaginé son plan d’attaque, et s’il a trouvé alors l’occasion bonne, qu’est-ce à présent ? Quels bruits de défaite et de désastre ne peut-on répandre dans le public ? Napoléon mis hors la loi par le Sénat, c’était peu croyable. Napoléon tué ou assassiné, c’est mieux. — Et allez-y voir ! — Cela supprime les considérants déclamatoires et jette les gens en pleine réalité, — deuil pour les uns, joie pour les autres, inquiétude pour tous ; et du même coup on leur offre le remède, — un Gouvernement tout constitué, un gouvernement d’union libérale, une coalition d’opposants appartenant à tous les partis ! Quelle résistance rencontrera-t-on dès qu’on aura surmonté la première difficulté, celle de se procurer un peloton, une compagnie, un régiment ? — Cambacérès, archichancelier, investi de l’apparence de l’autorité pour l’expédition des affaires courantes, mais n’ayant le droit ni de prendre une initiative, ni de signer un décret, craintif, timoré, sensé certainement, et assez dévoué au régime qui l’a comblé, mais point de façon qu’il y risque sa vie ou sa fortune. Les deux hommes dont dépendait jadis la tranquillité de Paris et de l’Empire, Fouché et Dubois, ont été disgraciés : celui-ci on ne sait pourquoi ; celui-là, on le sait trop. Fouché a été remplacé par un gendarme d’élite, Savary, duc de Rovigo, fidèle pour le moment, plein de ménagements pour les nobles conspirateurs, parents ou alliés de sa femme née Faudoas. Pour les autres, cassant et brutal. Il lui manque le doigté. Quant à M. Pasquier, le nouveau préfet de police, c’est bien plus grave. Il fait aux dépens de l’Empire, son apprentissage. Napoléon n’a point manqué d’être séduit par l’idée de rattacher à son système un des noms connus du Parlement. Il a Daguesseau, Molé, Séguier ; Pasquier fait bien. Mais si Dubois, malgré son comté, n’avait point les formes, la politesse et la grâce de M. le baron Pasquier, il savait son monde, voyait gros, peut-être, mais net, et sa surveillance n’eût pas été mise en défaut par des relations mondaines.

De ce côté, donc, avantages incontestables. En 1808, Malet avait renoncé au mouvement à cause de la présence de plusieurs milliers d’hommes de la Garde Impériale. Il n’y avait plus à présent de dépôts à Paris ; les dépôts étaient à Rueil, et à Courbevoie. A Paris, il y avait les deux bataillons et l’escadron de la Garde de Paris, seule troupe ayant une valeur, mais très éprouvée dans la campagne de Pologne, et surtout en Espagne, où elle avait été employée fort contre son gré. Cette troupe qui avait compris deux régiments, était réduite à un seul, commandé par le colonel Rabbe dévoué à l’Empereur, un des juges du duc d’Enghien, récompensé alors par une forte gratification, mais fatigué et portant mal ses cinquante-cinq ans. Les Vétérans (2 bataillons) avaient montré en la personne de Bournot, chef de bataillon, quel était l’esprit de certains officiers. Les quatre cohortes de Garde Nationale (n° 1, 8, 9 et 10) n’avaient aucun esprit militaire ; elles étaient commandées par des chefs de bataillon de l’armée, formées d’hommes exemptés, réformés ou rachetés de la conscription, appelés à un service momentané de place, et ne pouvant, d’après la loi, être employés hors des frontières de l’Empire. Les officiers supérieurs rappelés de la retraite, ou y touchant,. étaient trop vieux et trop fatigués pour faire la guerre ; les jeunes, engagés malgré eux à un service qu’ils avaient le plus possible esquivé, n’avaient aucune expérience, et vivaient dans la terreur de règlements qu’ils connaissaient à peine, et qu’ils craignaient a chaque instant de transgresser. C’étaient là pourtant, ces cohortes, la force principale de la garnison, car il n’y avait guère à compter sur les dépôts d’infanterie fort vides alors, et la gendarmerie d’élite, comme la gendarmerie départementale, était hors de cause. A la vérité, ces forces minimes étaient aux ordres d’un homme qu’on n’intimiderait point facilement, et qui, depuis vingt-trois ans, avait, aux premières loges, assisté ou participé à toutes les révolutions. Et autour de Hulin, des hommes de même espèce, ayant fait à Paris toute leur carrière, et tenant moins à l’armée qu’à la police militaire. Les dépôts de la Garde Impériale, n’étaient point aux ordres d’Hulin, mais du général Deriot ; quant aux troupes chargées, à Saint-Cloud, de la garde de l’Impératrice et du Roi de Rome, elles se trouvaient, aux termes de l’Étiquette, sous le commandement du chevalier d’honneur de Sa Majesté. C’était le comte de Beauharnais, et sa valeur morale était à la hauteur de son activité militaire.

Les cartes étaient donc meilleures qu’elles n’eussent été en 1808. Malet était déterminé à jouer le même jeu, mais il avait perfectionné son plan, et, en écartant tout complice conscient, il s’était garé des dénonciateurs. Il se souvenait du général Guillaume. Par là, dans l’exécution, il ajoutait aux difficultés qui déjà paraissaient insurmontables, une difficulté nouvelle : mais, dès 1808, ne pensait-il pas à n’instruire que presque au dernier moment les généraux qu’il avait destinés pour être ses collaborateurs ? La combinaison reposait tout entière à présent sur un coup de surprise, sur la créance acquise, sur l’ambition et la cupidité satisfaites. Des grades et de l’argent, cela suffirait pour entraîner la plupart des officiers supérieurs de la place et de la garnison. Moyennant un fonds imaginaire de quatre millions, qu’il distribuerait par bons de cent mille francs, moyennant quelques étoiles qu’il ferait tomber sur les épaulettes à graines d’épinard d’un certain nombre de colonels ou même de commandants, il pensait qu’aucun ne résisterait.

Pour les rôles principaux, il lui fallait quelques officiers généraux dont le mécontentement lui assurât le concours. Par Ducatel, son ancien guichetier de la Grande Force, auquel il avait promis une bonne place, et qui venait le voir fréquemment, il était renseigné sur les prisonniers d’État qui se trouvaient à la prison attendant, les uns, leur départ pour l’exil, les autres, leur renvoi devant une juridiction donnée. Ducatel était à ce point de vue un auxiliaire singulièrement précieux.

Il fallait que Malet se renseignât sur le régiment qu’il comptait employer. Au départ, ce serait une des cohortes, la 10e , qu’il comptait tromper, séduire, et enlever sans grand’peine, étant données l’ineptie du chef de bataillon commandant, l’inexpérience ou la lassitude des officiers, la faiblesse des cadres, la disposition des hommes. Mais ensuite, le régiment de la Garde de Paris était une troupe militaire où abondaient les anciens soldats et dont il s’agissait de connaître les officiers et les sous-officiers de façon que, si l’on obtenait au premier coup de surprise l’aveu du colonel, les ordres se trouvassent immédiatement répartis entre les compagnies sans que le chef de corps, ni les chefs de bataillon eussent à s’en mêler.


LE PERSONNEL AU COMPLET

Ce fut là qu’intervint, de façon à rendre réalisable la conspiration demeurée jusque-là imaginaire, un des commensaux de Malet, l’abbé Lafon. Ce Jean-Baptiste Lafon, était né à Pessac-sur-Dordogne en 1774. Son père brûlait des eaux-de-vie qu’il vendait à des négociants de Bordeaux. Après de bonnes études pédagogiques, il avait reçu les ordres mineurs, mais n’avait point été ordonné ; il avait entrepris des éducations particulières, ainsi chez M. Marilhac négociant à Bordeaux ; il s’était activement mêlé au mouvement royaliste et religieux, dont l’instigateur était M. Alexis de Noailles, à présent réfugié en Suisse. Il avait formé à Bordeaux « une secte de Congréganistes, » dont le dévouement lui était entièrement acquis. Parcourant ensuite les provinces de l’Ouest, il y avait recruté des prosélytes, constituant des associations qui se reliaient à l’Institut philanthropique et à la conspiration du Sud-Ouest. Arrivé à Paris, il y avait continué sa propagande ; il avait fait dans les institutions libres et dans le clergé un grand nombre d’affiliés, — ainsi était-ii en liaison avec des prêtres du séminaire de Saint-Sulpice, des professeurs et des élèves de l’Institution Liautard, de l’Institution Guillemin, de l’Institution de Mme Bouler, de l’Institution des Sourds-Muets, avec des prêtres dépendant de Notre-Dame, de la Grande Aumônerie (l’abbé Rauzan), de Saint-Sulpice, etc. On ne saurait douter que dès lors, il n’eût constitué à Paris, une Congrégation dans laquelle il avait engagé un grand nombre de jeunes gens : étudiants en droit et en chirurgie, élèves de l’Ecole polytechnique, etc. Arrêté à Bordeaux en septembre 1809, « comme prévenu d’entretenir des relations fanatiques avec M. Alexis de Noailles, chef d’une association mystique qui s’occupait de répandre des écrits à l’occasion des événements de Rome et du Pape [2], » il avait été incarcéré à la Grande Force le 27 novembre. Il ne put y connaître Malet, transféré en juin précédent à Sainte-Pélagie. Le 8 juin 1810, à l’entrée de Savary au ministère, le comte Dubois proposa sa mise en liberté, mais sur le rapport que le ministre de la Police fit à l’Empereur, celui-ci, loin d’accéder, ordonna de faire réarrêter M. de Noailles. Quelques jours après, Dubois présenta un rapport sur l’état de maladie de Lafon, et conclut (22 juin) à ce qu’il fût placé dans la maison Dubuisson. Il y trouva donc Malet qui y était établi depuis le mois de janvier. Chez Dubuisson, où il n’était tenu aucun registre des visites, venait qui voulait. Lafon recevait beaucoup de gens, et par l’influence qu’il exerçait, soit par ses instructions religieuses, soit par ses promesses de places, il s’était formé une clientèle dans laquelle il pouvait recruter des agents dont la piété garantissait la fidélité. Lui-même a écrit : « Un des cinq conjurés [3] qui gémissait depuis six ans, victime de sa fidélité au Saint-Père et à l’Eglise, et qui n’avait d’autre tort que d’avoir été l’ami de M. le comte Alexis de Noailles, et d’avoir fait connaître les bulles du Souverain Pontife, avait préalablement préparé l’opinion à Bordeaux, à Reims, et dans toute la Bretagne, en y formant des associations destinées à propager l’esprit de royalisme. »

C’était en Bretagne que Lafon avait rencontré un nommé André Boutreux, lors « d’une réunion qui avait lieu tous les dimanches dans une église de Rennes. » Lafon, simple diacre, « y prononça un discours qui fut fort approuvé. » Il accueillit Boutreux, avec lequel il continua des relations. Boutreux était d’une famille obscure d’Angers. Son père, ouvrier dans les ardoisières, était mort de bonne heure. Sa mère était revendeuse. Son frère ainé avait été élevé, aux frais de quelques personnes charitables, au collège de Beaupréau où il était resté comme professeur. André avait reçu la même éducation à Beaupréau et de même avait été gardé comme régent. Il avait quitté vers 1803 pour entrer à Nantes, chez M. Digeon, marchand de coton et d’indigo, propriétaire d’une filature. De là, peut-être pour obtenir la main de Mlle Digeon, il travailla chez un avocat ; puis, il se rendit à Rennes pour suivre des cours de droit ; il vint enfin à Paris, où il gagnait sa vie en faisant des éducations. Ainsi en 1809, avait-il été précepteur chez M. de Borie à Courcelles, près Pontoise, puis chez M. Guillemin ; enfin cherchait-il une place chez M. Dufresne de Beaucourt, maire de Marcheleuer près Amiens. On a dit qu’il était fort simple et d’une intelligence médiocre. Ce n’est point l’impression qu’il avait laissée à Beaupréau où « il a fait preuve de beaucoup de moyens et d’une très mauvaise tête. » Il était fort pieux et pratiquant, ayant pour confesseur un prêtre nommé Des Mares, professeur chez Liautdar.

Après Boutreux, Lafon procure Rateau. Jean-Auguste Rateau était aussi des congréganistes de l’abbé Lafon dont il était le compatriote et qu’il venait voir assez souvent chez Dubuisson. Agé pour lors de vingt-huit ans, depuis cinq ans au service dans la garde de Paris, il n’avait atteint qu’au grade de caporal, mais il était « plein d’ambition. » Il rêvait d’un avancement « digne de la famille Rateau ». D’ailleurs, il aimait bien manger et boire, et sans doute poussait-il loin la crédulité, car la plus haute fortune militaire ne l’eût point étonné.

Était-il aussi dénué de relations qu’on penserait à le voir, dans sa naïve ambition, ajouter pleinement foi aux promesses d’avancement faites par un général destitué et emprisonné, rencontré dans une maison de fous. On sourit lorsqu’on l’entend dire : « Je suis connu pour un brave militaire et pour un honnête homme, comme appartenant à une bonne famille sur laquelle il n’y a pas un mot à dire. J’appartiens à la famille Rateau. »

il a peut-être des relations plus puissantes qu’on ne penserait. Quant à Malet, il lui est d’une incontestable utilité, car il connaît les noms et les adresses de tous les officiers de la Garde. Ensuite, il faut prendre garde qu’entre le prêtre et le général, entre sa foi et son ambition. Rateau est un instrument dont on peut jouer sans crainte, au moins tout le temps qu’on aura la chance pour soi.

Reste à trouver un lieu sûr pour les derniers conciliabules qu’on ne peut tenir chez Dubuisson. C’est encore Lafon qui le fournit. Lafon a connu à La Force un prêtre espagnol, Joseph-Marie-Fernandez de Caamano, lequel a été arrêté à Chambéry au mois d’avril 1808, comme se dirigeant vers l’Italie, quoique porteur d’un passeport pour Paris. Il a raconté tant d’histoires contradictoires qu’il a paru justement suspect. Transféré de Chambéry à Paris, en février 1809, maintenu en détention par décision de l’Empereur prise au Conseil privé du 9 juillet 1811, Caamano a été libéré sur l’intervention de Lafon qui a décidé l’abbé Claude Sombardière (ou Sembardière) trésorier de Notre-Dame, greffier de l’Officialité métropolitaine, et en quelque sorte aumônier de la Maison Dubuisson, à répondre de lui. L’élargissement de Caamano a été prononcé au Conseil privé du 3 mai 1812. L’abbé Sombardière a accueilli d’abord Caamano chez lui, puis il l’a placé à Saint-Gervais, où le curé lui a procuré, à 10 francs par mois, une petite chambre rue des Juifs, n° 10. Mais Lafon l’a fait déménager. Un jour que Caamano est venu le voir, il l’a invité à chercher un logement dans les environs de la Place des Vosges, pour un ecclésiastique qui demeurerait avec lui. Caamano a trouvé trois chambres à louer cul-de-sac Saint-Pierre, au prix de 37 fr. 50 pour un demi-terme. Il a rendu compta que c’était très cher ; mais Malet a déclaré que cela n’avait aucune importance, et Lafon lui a remis les 37 francs 50, après toutefois qu’il eut envoyé pour visiter les lieux un des jeunes gens, — Boutreux, — qui fréquentaient chez Dubuisson. Lafon a obtenu que Caamano dit et touchât ses messes à Bonne-Nouvelle au lieu de Saint-Gervais, et comment alors, Caamano cùl-il, à ce bienfaiteur, refusé l’hospitalité durant une heure ou une nuit ? D’ailleurs il n’avait point un grand génie. « Il m’a paru non pas fou tout-à-fait, dit l’abbé Sombardier, mais d’une grande inconséquence et d’une grande légèreté dans ses idées, au point que je l’ai quelquefois jugé un peu aliéné. » Il n’importait pour ce que Malet en voulait faire.

Il avait à présent groupé, grâce à Lafon, les comparses indispensables à l’exécution de son projet, et peut-être ceux qui lui étaient le plus utiles, le servirent-ils inconsciemment. Par Ducatel, il apprit les noms des prisonniers d’État détenus à La Force, et il établit ainsi la liste de ceux, qu’il pourrait employer ; par Rateau, il avait eu les noms des officiers de la Garde de Paris, et il avait pu établir les ordres individuels pour chacune des compagnies. Boutreux avait apporté quelques corrections nécessaires à des documents dont le style en 1808, n’avait rien de juridique ; il devait servir de secrétaire, faire les courses, porter les paquets, et l’on n’avait point à craindre d’indiscrétion de sa part. Enfin, où trouver un meilleur asile que dans une maison sans portier, d’un cul-de-sac sordide, chez un prêtre espagnol, parlant un extraordinaire jargon, habitué au silence et ne connaissant personne ?


LES PIÈCES DU COMPLOT

Restaient à composer et à fabriquer matériellement les instruments du coup de surprise. Malet n’a rien cherché, rien trouvé de mieux que les pièces de sa conspiration de 1808. Il va donc en reproduire l’esprit, sinon les termes. Fondant ensemble le prétendu Sénatus-Consulte du 20 avril, et le prétendu Décret du 29 mai, il les amalgame assez habilement, de façon, non certes à abuser un individu circonspect, mais à ébranler sur le moment un esprit médiocre, et à le jeter, par la surprise, dans une sorte d’étourdissement. Il profitera aussitôt du trouble produit par la nouvelle de la mort de l’Empereur, et sans laisser à son interlocuteur le temps de se reconnaître, il le noiera dans des détails, l’affolera par des menaces, l’éblouira par des titres, des grades, de l’argent. Et de ces réflexions, il a composé ce Sénatus-Consulte dont les termes, cette fois, n’ont rien de choquant à l’égard de l’Empereur, ce qui est une habileté et une vraisemblance.


SÉNAT CONSERVATEUR [4].
SÉANCE DU 22 OCTOBRE 1812.

La séance s’est ouverte à huit heures du soir sous la présidence du sénateur Siéyès.

Le Sénat réuni extraordinairement s’est fait donner lecture du message qui lui annonce la mort de l’empereur Napoléon, qui a eu lieu sous les murs de Moskou le 7 du présent mois.

Le Sénat, après avoir délibéré sur un événement aussi inattendu, a nommé une Commission pour aviser, séance tenante, aux moyens de sauver la patrie des dangers imminents qui la menacent, après avoir entendu le rapporteur de sa Commission,

A décrété et nous ordonnons ce qui suit :

ARTICLE PREMIER. — Le Gouvernement impérial n’ayant pas rempli l’espoir de ceux qui en attendaient la paix et le bonheur des Français, ce gouvernement ainsi que ses institutions sont abolis.

2° Ceux des grands dignitaires civils ou militaires qui voudraient user de leurs pouvoirs ou de leurs titres pour entraver la régénération publique, sont mis hors la loi [5].

[6]. — La Légion d’honneur est conservée. Les Croix et les Grands Cordons sont supprimés. Les Légionnaires ne porteront que le ruban en attendant que le gouvernement ait établi un mode de récompense nationale.

[7]. — Il est établi un gouvernement provisoire composé de quinze membres dont les noms suivent [8] :

MM. le général Moreau, président, Carnot, ex-ministre, vice-président, le général Augerau (sic), Bigonet, ex-législateur, Destutt-Tracy, sénateur, Florent-Guyot, ex-législateur, Frochot, préfet du département de la Seine, Jacquemont, ex-tribun, Lambrechts, sénateur, Monmorenci Mathieu, le général Malet, Noailles (Alexis), Truguet, vice-amiral, Volney, sénateur, Garat, sénateur.

[9]. — Ce gouvernement est chargé de veiller à la sûreté intérieure et extérieure de l’Etat ; de traiter immédiatement de la paix avec les puissances belligérantes, de faire cesser les malheurs de l’Espagne, de rendre à leur indépendance les peuples de Hollande et d’Italie.

[10]. — Il fera présenter le plus tôt possible un projet de Constitution à l’acceptation du peuple français réuni en Assemblées primaires.

7°. — Il sera envoyé une députation à S. S. le Pape Pie VII, pour le supplier au nom de la Nation d’oublier les maux qu’il a soufferts, et pour l’inviter avenir à Paris, avant de retournera Rome.

[11]. — Les ministres cesseront leurs fonctions, ils remettront leurs portefeuilles à leurs secrétaires généraux. Tout acte subséquent de leur part les mettrait hors la Loi.

[12]. — Les fonctionnaires publics, civils, judiciaires et militaires continueront leurs fonctions, mais tout acte qui tendrait à entraver la nouvelle administration dans sa marche, les mettrait hors la loi.

10° [13]. — Les décrets sur les Bans de la Garde Nationale sont rapportés. Ceux qui auraient été appelés aux armées d’après ces lois, sont autorisés à rentrer dans leurs foyers.

11° [14]. — La Garde Nationale sera sur-le-champ organisée dans tous les départements par les municipalités, conformément aux anciennes Lois sur ce sujet.

12° [15]. — Les militaires de tous grades composant la Garde Impériale, la Garde de Paris, et les troupes qui s’y trouvent en garnison, formeront la Garde du Gouvernement. Le congé absolu sera accordé à ceux qui le demanderont [16].

13° [17]. — Il est accordé une amnistie générale jusqu’à ce jour pour tous délits provenant d’opinions politiques et délits militaires, même de désertion à l’étranger. Tout émigré, déporté ou déserteur qui voudra rentrer en France d’après cette disposition, sera seulement tenu de se présenter à la première municipalité frontière, pour y faire sa déclaration et y recevoir un passeport pour le lieu qu’il désignera. Ceux qui se trouvent détenus en France, seront sur-le-champ mis en liberté.

14°. — La mise hors la Loi, outre les peines corporelles, entraîne la confiscation des propriétés.

15° [18]. — La liberté de la presse est rétablie, sauf les responsabilités.

16° [19] — Le général Lecourbe est nommé commandant en chef de l’armée centrale qui sera assemblée sous Paris, au nombre de cinquante mille hommes.

17° [20]. — Le général Malet remplacera le général Hullin (sic). Il commandera en chef la force armée de Paris ainsi que les troupes de la 1re division militaire. Il est autorisé à nommer les officiers généraux, d’État-major et de donner de l’avancement à ceux qu’il croira nécessaires pour le seconder.

Il est particulièrement chargé de faire réunir les membres du gouvernement provisoire, de les installer, de veiller à leur sûreté, de prendre toutes les mesures de police qui lui paraîtront urgentes et d’organiser leur garde.

Il est autorisé à donner des gratifications et à nommer, au nom de la Nation, vingt-cinq légionnaires de tous grades, parmi ceux des citoyens et des militaires qui l’auront le mieux secondé, et qui se seront le plus distingués dans cette importante circonstance par leur dévouement à la patrie. Il est à cet effet mis à sa disposition une somme de quatre millions à prendre sur la caisse d’amortissement.

18°. — Il sera fait une adresse au peuple français, et aux armées, pour leur faire connaître les motifs qui ont déterminé le Sénat à changer le mode de gouvernement, à les rendre à leurs droits si souvent violés, et à les rappeler à leurs devoirs trop longtemps oubliés. Il se dévoue pour la patrie. Il a l’assurance qu’il sera courageusement secondé par les citoyens et par les armées pour rendre la patrie à l’indépendance, à la liberté et au bonheur.

19° Le présent Sénatus-Consulte sera proclamé sur-le-champ dans Paris, à la diligence du général Malet, et envoyé à tous les départements et aux armées par le gouvernement provisoire :

LES PRÉSIDENT ET SECRÉTAIRES

Signé : Siéyès, président,

Lanjuinais, Grégoire, secrétaires.

Certifié conforme à la minute restée entre mes mains. Le Général de division, commandant en chef la force armée des troupes de la 1re division militaire.

MALET.

(cachet).


Les différences entre le texte de 1808 et celui de 1812, sont insensibles. Il n’y a de neuf que le § 7 relatif au Pape et l’adjonction aux membres du Gouvernement provisoire, de Monmorenci (Mathieu) et de Noailles (Alexis), tous deux membres éminents de la Congrégation, désignés par Lafon, mais inconnus à Malet qui n’a que des notions confuses sur l’orthographe du nom de Montmorency. Nulle part, — pas plus ici qu’en 1808, — la moindre affirmation républicaine. A la date de 1812, Moreau n’a plus rien de républicain, les accords du vainqueur de Hohenlinden sont faits avec les Bourbons, ils sont conclus avec l’étranger. De quel Augereau (Augerau) est-il question ? N’est-ce pas du maréchal, duc de Castiglione, de même qu’en 1808, le général Masséna désignait le maréchal, duc de Rivoli. En réalité, il n’y a même plus ici les conjectures que, d’après les conversations de Florent-Guyot et de Jacquemont, Malet avait pu former sur les opinions des sénateurs. Il n’y a que les bruits qui courent : ceux que justifiera avant deux ans, le vote du Sénat sur la déchéance. Les autres personnages mis en avant, tels que Bigonet et Frochot, appartiennent, bien plutôt qu’à la République, à la monarchie constitutionnelle, à quoi l’on peut croire que Malet se rallierait, s’il n’était pas bien plus disposé à se rallier à lui-même et si les noms illustres dont il entoure le sien n’ont point été groupés à dessein de le faire passer.

Au fait, le répertoire des relations que Malet pouvait invoquer était des plus restreints, et l’on s’étonne qu’un homme ayant figuré dans les États-majors, ayant commandé des départements, occupé des situations brillantes, fût réduit à un aussi petit nombre de connaissances médiocres ; il est vrai qu’il est alors en prison.

En 1808 et 1809, avaient été autorisés à visiter Malet à la Grande Force :

Madame Malet et son enfant, rue des Saints-Pères, n° 75 ;

Madame Monsberger et sa demoiselle, rue Taranne, n° 27 ;

M. Deroisne, rue de Taranne, n° 27, — retourné à Mons ;

M. Rouget de Liste, rue du Montblanc, n° 8 ;

Mademoiselle Deste, rue des Saints-Pères, n° 75 (ou Dété) ;

Madame Boulaire, rue des Saints-Pères, n° 17 ;

M. Perrin, rue des Saints Pères, n° 75 (domestique du général Malet) ;

Madame Dubois, rue du Bac, n* 59 ;

Mademoiselle Adèle de Balan.

Sauf Rouget de Liste et Mlle Adèle de Balan, ce sont des voisins des Malet, rue Taranne et rue des Saints-Pères.

Chez Dubuisson, le cercle s’est élargi quelque peu, et le général Desnoyers, en particulier, est venu lui rendre des visites. Ce Desnoyers, auquel Malet fit quelques vagues confidences, était un soldat de l’armée royale, officier en 92, général de brigade en 94, rallié au parti royaliste à la fin de la Révolution, et entré en relations avec l’Agence d’Augsbourg qui l’avait pris à sa solde. Le marquis de Puyvert ayant mis sur pied « quelques projets dans lesquels, dit-il, se trouvaient mêlés le général Moreau, l’amiral Bruix et diverses personnes, » eut besoin d’envoyer quelqu’un au prétendant, et on lui fournit Desnoyers. Il le chargea de lettres pour le Comte de Provence à qui il en demanda pour les principaux individus qui promettaient leur appui [21]. » Desnoyers fut arrêté à Strasbourg lors de son retour de Varsovie, et Puyvert le fut en même temps à Belleville. Ainsi, malgré qu’on se plaise à dire que Desnoyers avait connu Malet à La Force, est-il bien plus probable que mis en liberté depuis 1810, il a été présenté à Malet par Puyvert, chez Dubuisson. Donc le seul officier général que Malet fréquentât et dont il va donc employer le nom, avec quelque chance de racoler sa personne, est un agent royaliste. Pour les autres, s’il en a rencontré quelqu’un, il l’a perdu de vue depuis dix ans. Encore est-ce là une exception. Il n’a jamais vu la plupart. Il ignore comment on écrit leurs noms, car Rateau n’a pas pu les lui donner ; tandis qu’il ne fait pas une faute sur les officiers de la Garde de Paris, et cette exactitude à les désigner, est peut-être pour les flatter et les convaincre.

Pour les militaires, les documents dits politiques renferment une phraséologie dont ils ne se soucient point ; l’essentiel est ceci : l’Empereur est mort. Par là, l’édifice impérial s’écroule. A présent, il s’agit de passer aux choses sérieuses, et c’est l’Ordre du jour qui les porte à la connaissance de la troupe. Cet Ordre du jour, mieux conçu que celui fabriqué en 1808, entre bien plus avant dans les détails, et semble tout pré- voir. Encore s’il est la base du roman, n’en est-il que l’esquisse.

Chacun des paragraphes de cet Ordre du jour comporte des développements qui exigent une mise au point spéciale. Ainsi chacun des acteurs principaux recevra copie du Sénatus-Consulte, copie de l’Ordre du jour, copie de la proclamation, une lettre personnelle réglant dans le détail ce qu’il aura à faire. Il y a un paquet composé de la sorte pour le commandant de la 10e Cohorte, pour les généraux que Malet compte faire sortir de la Force, et qu’il a désignés dans son esprit pour ses collaborateurs essentiels, pour le commandant des Dépôts de la Garde, pour le préfet de la Seine, pour le colonel de la Garde de Paris, pour les deux chefs de bataillon, pour les commandants des dépôts du 12e léger, du 38e de ligne, du 52e de ligne, de la compagnie de réserve, du bataillon de Vétérans... Chacune des pièces est copiée en entier de la main de Malet : de la même écriture penchée, nette, sans guère de rature, courant indéfiniment, sans majuscules, sans raies, ni barres, ni traits de suspension.

Et il y en a ainsi un portefeuille rempli.

Et ce n’est pas tout. Pour le premier. acte, le plus important, Malet se dédouble. Il va paraître devant la 10e Cohorte, comme un général Lamothe, délégué par le général en chef Malet.

Ne serait-il pas en effet par trop insolite qu’un général commandant en chef vînt lui-même dans la cour d’une caserne, se livrer à d’aussi médiocres besognes. Le général Lamothe, après avoir joué cette scène capitale, rentrera dans la coulisse. Ce sera un général qui, à la tête de la dixième Cohorte, s’arrêtera devant la Force et exigera la mise en liberté immédiate des prisonniers d’État et des officiers généraux détenus, dont Ducatel a fourni les noms. Il est deux de ces généraux auxquels Malet, sans leur avoir rien confié, accorde pleine confiance et qu’il introduit dans son drame du premier coup ; pour chacun d’eux, Lahorie et Guidal, un paquet est prêt [22] ; Victor Fanneau de Lahorie a réputation d’intégrité et de droiture. Il a été l’ami d’Alexandre de Beauharnais. Il était en 1800 chef d’État-major de Moreau, à la fortune duquel il s’est attaché ; il en a partagé les vicissitudes, et, comme complice de la conspiration de l’an XII, il a été condamné à mort par contumace. Caché durant six ans chez Mme Hugo, arrêté en 1811, détenu à Vincennes, il a accepté ou subi l’exil aux États-Unis. Il est sur son départ, et peut-être Malet le sait-il. D’ailleurs, il n’a point rencontré Lahorie depuis dix ans.

Il n’a jamais vu Guidal, officier de l’ancienne armée, rentré au service en 98, promu adjudant-général, commandant en l’an VI les troupes de l’École militaire, destitué une première fois pour intempérance et excès de pouvoir : général de brigade, par la faveur de Barras qui, dit-on, prisait sa femme ; employé dans l’Orne où il a été mêlé à l’affaire de Frotté [23], réformé et destitué en l’an X ; retiré à Grasse, où il voyait souvent l’ex-directeur Barras, il a établi des rapports avec les Anglais, pour « être chargé de la correspondance entre le parti royaliste dans le Midi de la France, et la flotte anglaise devant Toulon, et pour porter diverses instructions aux partisans du Roi ; il a été employé dans le même objet pendant toute la durée du commandement de l’amiral lord Eymouth, commandant en chef la flotte de S.-M.-B. dans la Méditerranée, dans les années 1811, 1812. » A la Force, Guidal attendait, sans impatience, son transfert à Aix où il devait passer au Conseil de Guerre, et il multipliait les certificats de médecin et les démarches pour obtenir des sursis. Ses excellents amis, M. et Mme Paban, de Marseille, étaient d’autant plus empressés à le seconder, que Paban venu à Paris peut-être expressément, était pleinement au courant de la conspiration, à telle enseigne qu’il fut fusillé à Toulon le 21 décembre 1813, sur arrêt de la Commission militaire.

A la vérité, Malet comptait employer certains autres prisonniers d’Etat, un Corse nommé Boccheiampe, qui avait été arrêté en Toscane comme agent des Bourbons ; même deux colonels, Madier de Lamartine, et Faujasde Saint-Fond, compromis dans la capitulation de la Guadeloupe, mais c’étaient des comparses, et il n’avait point désigné Madier et Faujas sur l’ordre de mise en liberté qu’il avait préparé pour le concierge de la Force.

A Lahorie et à Guidal seuls, étaient réservées des missions d’une importance capitale qui exigeaient non seulement une extraordinaire activité et une singulière présence d’esprit, mais une connaissance exacte de Paris et du personnel gouvernemental, puisque Lahorie devait être ministre de la Police à la place de Savary, et Guidal préfet de Police à la place de Pasquier. Ils auraient chacun à apprendre en marchant, un rôle qu’ils n’avaient jamais répété et dont ils ne savaient pas un mot. Lahorie depuis huit ans n’avait point marché dans une rue de Paris ; Guidal non plus. N’importe !

Enhardi à mesure que, dans son imagination, se déroulent les scènes du drame et qu’il en voit le succès, Malet, ayant enfoncé les portes de la Force, risque un coup d’une audace vraiment surprenante. A Rabbe, dont le dévouement à Bonaparte s’est affirmé sans hésitation depuis 1800, qui, comme colonel du 2e régiment de la Garde de Paris, fut un des juges du duc d’Enghien, auquel, comme à l’officier d’extrême confiance, a été confié le commandement de la seule force militaire qui soit à Paris, Malet enverra tout simplement, par un planton, tous les documents politiques et les ordres du jour. Il y en aura des exemplaires pour chacun des deux bataillons, mais ce n’est point assez, Rateau a dit que le colonel pouvait être absent. Il a un congé de quelques jours : il va partir pour Beauvais. Alors, par-dessus la tête du colonel et des chefs de bataillon, Malet dresse l’ordre de marche de chacune des douze compagnies. Dans son cerveau, comme dans une chambre claire, il voit ces douze compagnies aller, venir, passer dans Paris qui ne s’en inquiète pas, — car ce sera le jour de la parade hebdomadaire, — s’étendre de barrière à barrière, et occuper tous les points importants. Les grenadiers du 1er bataillon iront au Luxembourg (Palais du Sénat) ; les voltigeurs à la Place Vendôme : la première compagnie de fusiliers, à la Trésorerie (17, rue Neuve des Petits-Champs) ; la deuxième à la préfecture de Police (rue de Jérusalem) ; la troisième à l’Hôtel de Ville ; la quatrième au ministère de la Police (quai Malaquais). Les grenadiers du 2e bataillon à la barrière Saint-Martin ; les voltigeurs à la Barrière de Vincennes ; la 1re compagnie de fusiliers à la préfecture de police ; la 2e, quai Voltaire ; la 3e» place de Grève, la 4e place du Palais-Royal. Les détachements s’étendront, gagneront du terrain, et chacun de leurs pas est compté, comme leur itinéraire, de leur caserne au but fixé. Rien n’a été laissé au hasard.

A ce point du scénario se placent les lettres et les ordres adressés à l’adjudant commandant, chef d’État-Major de la Place de Paris, promu général de brigade. Il est dans le programme de ne point admettre, de la part de Doucet, la moindre hésitation à exécuter les instructions qu’il recevra sur la clôture des barrières et leur garde, sur l’arrestation de l’archichancelier et des ministres, sur la mise en activité de toutes les troupes non employées jusque-là. A ces ordres que Doucet ne manquera pas d’exécuter, se superposeront ceux que le général Desnoyers aura reçus chez lui rue Duphot, en même temps qu’un chapeau, un habit de général et une épée. Ceux que le général Deriot aura à exécuter à l’égard des dépôts de la Garde, de la sûreté de l’Impératrice et du Roi de Rome, déclaré bâtard, ne viendront qu’ensuite : il convient d’abord de fermer les Barrières de Paris.

Ainsi, à mesure que sur le papier se développe son projet, Malet tranche toutes les difficultés. Suivant son dessein avec une imperturbable assurance, il n’admet point qu’un des acteurs qu’il a désignés résiste ou se dérobe. Avec une logique délirante, il impose à chacun la direction qu’il suivra, la série des actes qu’il accomplira, presque les paroles qu’il prononcera.

Que si l’on veut penser que pour chacun des quinze à vingt personnages principaux, nommés dans le Sénatus-consulte ou l’ordre du jour, il faut, outre « les pièces politiques, » une instruction particulière, qu’il en faut une pour chaque commandant des douze compagnies de la Garde de Paris, que chacune de ces pièces a certainement été rédigée, et dans tous les exemplaires qu’on a pu contrôler, recopiée par lui. « On peut juger de l’immensité de son travail, a écrit un contemporain qui put être bien instruit, par les nuances des rôles qu’il préparait, et par la nécessité de remettre à chaque partie, des copies des pièces fondamentales de son système, la proclamation du Sénat, et le Sénatus-Consulte...

« Le plus grand ordre devait aussi être observé dans toutes les opérations préparatoires, car aux difficultés déjà si grandes de l’entreprise, il ne fallait pas joindre celles que la confusion eût occasionnées.

« Pour obtenir cet ordre, dès qu’un rôle était complètement préparé, Malet avait soin que la dépêche fût à l’instant close, cachetée et numérotée. »

Il manquait encore au drame un accessoire indispensable : les costumes. Général de division, Malet devait en porter les insignes ; à Desnoyers, il fallait son uniforme ; à Rateau, une tenue d’aide-de-camp. Mme Malet prépara la malle contenant les uniformes, les chapeaux et les armes. il faut penser qu’elle s’était procuré les uns, qu’elle avait fait broder les autres. L’on ne peut douter dès lors, qu’elle ne fût au courant de la conspiration et l’alibi que Malet tenta de lui procurer en est une preuve nouvelle.


L’EXÉCUTION DU COMPLOT

Dans les premiers jours d’octobre, tout était prêt, et tous les actes étaient copiés [24]. Le 11, sur les indications de Lafon, Boutreux alla chez Mme Malet chercher la malle qui contenait les armes et les uniformes ; il était porteur d’une lettre que Malet destinait sans doute à innocenter sa femme dans le cas d’un échec : « Comme je vois avec assez de chagrin, lui écrivait-il, que mes uniformes ne me seront plus nécessaires, j’ai pensé qu’un peu d’argent me serait plus utile. Je t’adresse donc, ma chère amie, une personne avec laquelle j’ai pris des arrangements pour lui vendre tout ce qui me reste d’habits, chapeaux, ceinturons, sabres et épées : tu remettras donc tous ces objets au porteur de ma lettre. Il est encore heureux dans la circonstance de trouver cette ressource. »

Mme Malet lui ayant remis la malle, Boutreux la porta sur un fiacre chez Caamano, cul-de-sac Saint-Pierre. Il retourna à la Maison Dubuisson où il dîna avec Malet et Lafon. Il se retirait sur les sept heures du soir, et « les Messieurs, » comme de coutume, vinrent l’accompagner dans la rue. Après avoir dépassé la porte, l’abbé Lafon dit à Boutreux : Allons voir la maison de Caamano. Ils firent quelques pas ensemble, et Boutreux s’aperçut que Malet ne les avait pas suivis. — Bah ! lui dit Lafon, il connaît la carte, il est allé en reconnaissance, il viendra nous rejoindre. Arrivés chez Caamano, ils donnèrent à la femme Henry qui faisait le service du prêtre, Lafon, dix francs, et Boutreux, cinq francs, pour qu’elle allât leur chercher à manger, et ils attendirent. Au bout d’une grande demi-heure, on frappa à la porte. C’était Malet. Boutreux prit une chandelle pour l’éclairer, et alla lui ouvrir la porte ; au même moment arriva la femme Henry portant les vivres qu’on l’avait envoyé chercher. Malet passa dans la seconde pièce, où il fut rejoint par Lafon. Il y eut un colloque d’une heure et demie, entre lui, Lafon et Boutreux, et celui-ci assure que Malet dit alors : « Non, l’on serait inquiet, il est trop tard. » Tous trois sortirent, laissant là les victuailles auxquelles, quelques jours plus tard, Caamano n’avait point encore touché. Boutreux suivit Malet et Lafon jusqu’à la Place des Vosges ; il leur proposa de les accompagner plus loin, et sur leur refus, il les quitta.

Que le coup eût été fixé à cette même nuit, on en a la preuve par les bons au porteur dont le corps est de l’écriture de Boutreux, et qui portent la date du 11 octobre.

Il n’est pas interdit de supposer que, par quelque accident, Rateau qui, avant de jouer le rôle d’aide de camp, devait apporter le mot d’ordre, n’avait pu sortir de la caserne. Cette remise permit de soigner quelques détails qu’on avait négligés. Boutreux fut envoyé au Palais-Royal pour y acheter, avec l’argent que lui remit Malet, une dragonne de général de division et une écharpe de commissaire de police. Il revint chez Caamano qu’il trouva « en train en fumer la cigare, » et sans lui donner l’éveil, il entr’ouvrit la malle et glissa sur les paquets d’uniformes qui s’y trouvaient, la dragonne et l’écharpe [25].


BON AU PORTEUR (le corps de l’écriture de Boutreux)

¬¬¬

Caisse d’amortissement

Fonds de 4 000 000
Bon de 100 000 francs.
N° 3
(cachet)
Il ne sera acquitté que les bons portant le timbre ci-dessus.

Sur la présentation du présent, il sera payé au porteur par la Caisse d’amortissement, la somme de cent mille francs, à imputer sur le fonds de quatre millions mis à ma disposition par le décret du Sénat du 11 courant.

Le Général de Division,
Commandant en chef
Signé : MALET.


On arriva ainsi au 22 octobre. Par ordre de Malet, Boutreux alla dans l’après-midi chercher Rateau au quartier ; ils dînèrent ensemble au Palais-Royal, passèrent chez Boutreux pour prendre des bottes et jouèrent ensuite au billard de neuf à dix heures, dans un café de la rue Saint-Antoine. A dix heures, ils se rendirent rue de Montreuil pour attendre Lafon et Malet qui, au dire de Boutreux, sortirent de la maison Dubuisson par une croisée donnant sur cette rue. Les quatre hommes se rendirent alors chez Caamano, où ils datèrent [26] et timbrèrent les pièces destinées aux diverses autorités. Ils n’avaient pas de tampon à encre grasse pour imprimer le cachet portant une L. majuscule à fioritures, entourée d’une guirlandes de feuilles de chêne. On dut imprimer les pièces à l’encre fluide.

Ce travail mena jusqu’à une heure du matin. Alors la malle fut ouverte, on en sortit les armes et les uniformes ; puis l’on mangea, et l’on but.

A trois heures, les trois acteurs s’habillèrent. Malet en grande tenue de général, Rateau en uniforme de capitaine aide de camp. Boutreux, sur son frac bleu, ceignit une écharpe de commissaire de police, et se coiffa d’un chapeau haut de forme. Après une dernière tournée de punch, sous une pluie diluvienne, Malet, escorté de son nouvel aide de camp, et de Boutreux, se mit en route.

Le premier acte que Malet devait jouer sous le nom de Lamothe, réussit à miracle. Le commandant Soulier, réveillé dans un accès de fièvre, ahuri par la nouvelle, affolé par le grade de général et les cent mille francs qu’on lui offrait, accepta tout, et mit sa cohorte à la disposition de Malet. Réunie dans la cour de la caserne Popincourt (rue Saint-Ambroise), la cohorte de gardes nationaux, à laquelle un commissaire de police bredouillait des textes de lois, qu’un général daignait haranguer et devant qui son adjudant-major lisait un très long ordre du jour plein de noms de généraux, n’eut pas la moindre sensation qu’elle fût trompée. Officiers, sous-officiers et soldats, sous la terreur du code militaire, n’eurent garde de discuter des ordres supérieurs, et, leurs chefs marchant, tout marcha. Malet avait gagné la première manche, il avait en main une force armée essentiellement obéissante, dont les chefs obtempéreraient passivement [27].

Au second acte, même succès. Il s’agit de délivrer Lahorie, Guidal et même Boccheiampe. Cela se fait sans que, à la Force, le poste, ni le concierge, opposent la moindre résistance. Il y eut quelque temps perdu, car Lahorie et Guidal, n’ayant aucune idée de ce qu’on leur voulait, prirent leur temps pour s’habiller. Mais eux non plus ne firent aucune observation, ils se placèrent en civils à la tête de la troupe que leur donna Malet, et ils se mirent en marche, vers le ministère de la Police et la préfecture de Police. Guidal devait en outre arrêter Clarke et Cambacérès et occuper le Sénat. Ge n’était point petite besogne. Mais Malet s’en rapportait à son génie. Aussi bien tout lui réussissait. Il venait d’envoyer directement ses ordres au colonel de la Garde de Paris et, par des plantons de la 10e cohorte, il avait adressé, pour chaque compagnie, leurs instructions aux deux adjudants de bataillon. et ces ordres étaient exécutés. Bien mieux ! ceux que, par Soulier, il transmettait au comte Frochot, préfet de la Seine, Conseiller d’État, homme intelligent, instruit, d’une haute valeur administrative ! Nulle part de résistance. Frochot obéissait, de même que Savary, Pasquier et Desmarets se laissaient arrêter.

Restait le gros morceau que Malet s’était réservé : il s’agissait d’enlever la forteresse, l’État-major de la 1re division, les deux hôtels de la place Vendôme : l’un, l’hôtel particulier que le général Hulin avait acheté en 1807, et qu’il habitait avec sa seconde femme, née Tissonnier ; l’autre, — au n° 7, — où Hulin, à la grande colère de Savary, avait obtenu de réunir l’Etat-major de la Place à l’État-major de la division. Ici, Malet savait qu’il avait affaire à forte partie ; il ne pouvait songer à tromper ou à corrompre Hulin, vieux routier de Révolution. Aussi à la première résistance que celui-ci opposa, demandant à voir les ordres qu’alléguait Malet, il lui tira un coup de pistolet dans la tête. Le laissant inanimé sur le parquet, il traversa la place. A Doucet, le chef d’État-major de Hulin, il avait adressé une lettre et des ordres : pensait-il qu’il obéirait ? Peut-être ! Mais ni Doucet, ni Laborde son adjoint, n’étaient de ceux qu’on trompe, qu’on intimide, ou qu’on corrompt. Au moment où Malet cherchait un pistolet pour le tuer, Doucet le saisit à la gorge et Laborde lui arracha le pistolet. Appelant alors les dragons de la Garde de Paris, ils l’attachèrent solidement. Il était huit heures. Après avoir gagné les quatre premières manches, Malet perdait la cinquième.

Alors tout s’effondre : Lahorie qui, ayant arrêté Savary, et l’ayant expédié à la Force, sous la conduite de Guidal, s’est cru ministre, a « durant ce court rêve de ministère, comme l’écrit Savary à l’Empereur (Rapport du 1er novembre), signé trois ordres de détention, une permission à Boccheiampe pour aller à la Force, a commandé son costume officiel et est allé en qualité de ministre de la Police à l’Hôtel de Ville pour y assister à l’assemblée du gouvernement provisoire lequel devait, suivant le prétendu Sénatus-Consulte, y siéger à neuf heures. » Guidal qui, en conduisant Savary à la Force, s’est donné du ton sur la route, y est arrivé « déjà fortement allumé. » « On ne dort pas ici, dit-il en faisant paraître une grande contraction de nerfs et une grande agitation dans les yeux ; ce sont de bons enfants, ils sont bien éveillés ; ils ne se sont pas laissé prendre dans leur lit comme des... » Puis, apostrophant l’inspecteur général des prisons qui se trouvait dans la première pièce du greffe : « Que fait ici ce B... de Capucin ? F... le au cachot ! Néanmoins, tous les agents de la police doivent être arrêtés ! » Et puis, sur un colloque avec la femme du concierge, Mme Bault, il ordonna avec les mêmes violences de langage, de mettre en liberté le nommé David. Sortant de la Force, il pensa qu’au liquide il convient d’ajouter le solide, puis il alla voir ses amis Paban, et comme l’affaire tournait mal, il se terra dans un petit logement rue des Prêtres-Saint-Paul, n° 17, loué pour l’y recevoir par la femme Richard.

Boccheiampe, que Lahorie a amené lui-même place de Grève en vue de l’installer comme préfet de la Seine, s’ennuya à contempler le monument, et prit un fiacre. Muni de la permission qu’il s’était fait signer par Lahorie, il se rendit à la Force, proposa à quelques prisonniers de les mettre en liberté et s’étonna de leur refus ; alors, il remonta dans son fiacre, et s’en alla rue des Jeûneurs, n° 16, chez la demoiselle Simonet, âgée de vingt-sept ans, ouvrière en corsets, actuellement sans ouvrage, qu’il employait à faire des courses extérieures et des sollicitations chez divers Corses influents. Après quoi, il remonta en fiacre, et s’en vint place Vendôme, où il apprit que tout était perdu. Sans doute alla-t-il rejoindre Guidal chez la dame Paban dont le mari, se disant ancien négociant à Marseille, était ami intime de Tallien. « Guidal et Boccbeiampe, dit Savary, furent pris à huit heures du soir, dans une maison où ils s’étaient cachés. »

Au moment où Doucet et Laborde, ayant saisi Malet, l’avaient terrassé et avaient appelé à l’aide les dragons d’ordonnance. Rateau qui était venu joindre son général, se sauva, jetant le portefeuille qu’il portait dans un coin obscur du vestibule. Arrivé place du Louvre, il monta dans le fiacre n° 678. conduit par le cocher Georges, et donna ordre de le conduire cul-de-sac Saint-Pierre, près la rue Saint-Gilles. Dans la voiture, il se déshabilla complètement, fit un paquet de ses vêtements, les renferma dans son mouchoir, et entra en chemise, dit le cocher, dans la première maison en venant de la rue des Douze-Portes. Il monta en toute hâte chez Caamano, se rhabilla en caporal et partit en coup de vent, laissant là son uniforme d’aide de camp, son chapeau et ses armes. Espérant qu’il aurait passé inaperçu, il rentra à la caserne : mais il avait été reconnu par des gardes de sa compagnie qui l’avaient vu en uniforme d’aide de camp ; ils le signalèrent à son capitaine qui le conduisit lui-même, le 24, au ministère de la Police.

Boutreux avait été présenté par Lafon à Dubuisson et à Caamano, sous le nom de Balencie, un de ses camarades, et il n’avait point eu, durant sa courte fortune, l’occasion de dévoiler son nom, en sorte qu’on le rechercha d’abord sous son pseudonyme. Quand, à la préfecture de Police, il avait vu arriver le commandant Laborde, il s’était dépouillé de son écharpe (ou l’avait laissé prendre) et, passant par la place de Grève pour avoir des nouvelles, il s’en était allé d’une traite au château de Courcelles, près Pontoise, chez M. de Bories, père d’un de ses élèves. Ce fut là que, dans la nuit du 26 au 27, la brigade de gendarmerie, mise en alerte par un employé de la police, vint le trouver. On le ramena à Paris, où il arriva trop tard pour être compris dans le procès.

Quant à Caamano, on n’eut qu’à l’arrêter au cul-de-sac Saint-Pierre dont il n’avait point bougé. Pourtant, suivant en cela les indications qu’il avait reçues de Lafon, il avait jeté dans un puits l’épée qu’avait portée Rateau, un sabre et une épée que Malet avait laissés chez lui. Il avait allumé du feu dans la cheminée de la seconde pièce de son logement, et il y avait brûlé l’habit, les épaulettes, le chapeau et le ceinturon que Rateau avait abandonnés pour reprendre ses habits de caporal. Arrêté le 24, et emmené le 25 sans qu’on eût perquisitionné chez lui, ce ne fut que le 26 que, sur l’avis de son logeur, la police, dans une nouvelle descente, opéra les constatations nécessaires.

Ainsi, sauf Lafon, tous les acteurs et même les comparses étaient arrêtés. A la vérité, Lafon était l’un des meneurs de l’affaire, et seul il eût pu mettre sur la voie des découvertes : s’il y avait eu, comme il est permis de le croire, et comme Lafon. lui-même s’en est vanté, entente établie avec les cardinaux italiens détenus au donjon de Vincennes, avec les royalistes du Sud-Est, sur lesquels le marquis de Puyvert avait gardé son action, avec les royalistes de Paris qui relevaient des Polignac, surtout avec la Congrégation dont Lafon était un des chefs, et à laquelle Boutreux, Rateau et peut-être Malet, étaient affiliés. Que Lafon ait par la suite cherché à se donner une importance qu’il n’avait pas, cela est possible : mais l’on a la preuve que les Polignac étaient instruits de ce que préparait Malet, et Puyvert a certifié qu’il était au courant. Comment donc Lafon échappa-t-il aux recherches ordonnées dans tout l’Empire ?

Il était resté chez Caamano lorsque Malet en était parti, mais durant l’expédition, il avait, à certains moments, apparu pour plonger presqu’aussitôt. A la sortie de la Force, il était à côté de Malet. Dans la cour de la préfecture de Police, il recommanda à Boutreux de ne point dire comment il s’appelait ; il monta dans l’appartement du baron Pasquier, ne passa pas l’antichambre, mais il dit alors à Boutreux : « Il faut que vous fassiez signer à M. le préfet l’ordre de mettre en liberté tous les prisonniers d’État. » Et comme l’autre s’excusait, il insista : « Il faut faire mettre en liberté tout ce qui est détenu pour opinion politique. » Dans la cour, Boutreux le trouva encore. « On ne voulait pas le laisser sortir : Boutreux intervint, Lafon lui dit qu’il allait voir ce qui se passait, et, dit Boutreux, je ne l’ai pas revu. Il avait mon karrick sur le dos. Il me l’a emporté. » Les cachettes ne devaient point lui manquer ; et le bruit de son suicide ne nuisit pas à sa fuite. On baptisa Lafon tout noyé et tout pendu qu’on trouva en forêt ou rivière, et la police courut sur ces fausses pistes, durant que le vrai Lafon gagnait un collège où on l’engagea comme régent. Il y resta jusqu’à la chute de l’Empire.

Quant aux victimes qu’avait faites Malet, les victimes de l’obéissance passive, elles n’avaient nullement cherché à se dérober aux châtiments qui les menaçaient. La justice militaire retint le chef de bataillon Soulier, commandant la 10e cohorte, avec deux capitaines, quatre lieutenants, deux sous-lieutenants ; le colonel de la Garde de Paris, avec trois capitaines, deux lieutenants, le reste sous-lieutenants, adjudants et sergents-majors. En fait, il n’y avait qu’un auteur, qu’un exécutant, qu’un coupable, — Malet. — Au-dessous, loin, Lafon et Boutreux. Le reste, même Lahorie et Guidal, avait des excuses.


LE PROCÈS

Malet, interrogé une première fois devant le procureur général de la Haute-Cour, puis à huit heures et demie du soir, devant les conseillers d’Etat et maîtres des requêtes chargés des 1er et 3e arrondissements de la police générale, n’eut point du tout une attitude résolue et stoïque. Il allégua, comme font beaucoup de criminels, l’intervention d’un personnage mystérieux et inconnu, qui lui aurait remis, le 22, entre onze heures et midi, la minute authentique d’un sénatus-consulte dont il avait simplement fait et certifié les copies. A la vérité, cette minute était perdue, mais sans doute on la lui avait volée. Tel fut le thème falot sur lequel il fonda d’abord sa défense. Il y renonça lorsque, le 28, à sept heures et demie du matin, il comparut devant la Commission militaire instituée en vertu d’une décision du Conseil des ministres, par arrêté du ministre de la Guerre du 23 octobre. Cette commission, présidée par le général comte Dejean, était composée des généraux Deriot et Henry, des colonels Gemeval et Moncey et du major Thibault ; le capitaine Delon étant rapporteur. Les accusés étaient au nombre de vingt-quatre : Caamano et Boutreux n’en faisaient point partie ; leur affaire, n’ayant pu être instruite, était disjointe. Sauf eux, y figuraient les prisonniers de la Force, les officiers de la 10e cohorte et de la Garde de Paris. La fonction de la commission était simple. « Les accusés ne pouvaient nier qu’ils n’eussent, en temps de guerre, pris part, à main armée, à une rébellion contre le gouvernement de l’Empereur. » Ce qui restait à évaluer était le degré de culpabilité. Malet renonça devant la commission à son insoutenable système de défense. Il reconnut comme ayant été écrites, signées, envoyées par lui les différentes pièces : sénatus-consulte, ordre du jour, proclamation, ordres aux commandants des troupes de la garnison ; il reconnut les pistolets comme ayant été saisis sur lui, il reconnut enfin un paquet de cartes timbrées de la lettre L. et le cachet qui avait servi à les timbrer. Dès lors, comme le dit le Président, « dès que l’accusé reconnaît les pièces et constate qu’il a signé et reconnu le résultat de l’interrogatoire, je juge inutile de faire aucune nouvelle question. » Lorsque la commission donna la parole aux accusés pour leur défense, Malet dit simplement : « Un homme qui s’est constitué le défenseur des droits de son pays n’a pas besoin de défense ; il triomphe ou il meurt. » Ainsi n’expliqua-t-il rien, ni de ses projets, ni de la mystification par laquelle il avait amené des soldats jusque-là irréprochables, certains, héroïques comme Soulier, sur le banc des accusés. Toutefois, il s’efforça de dégager la responsabilité de quelques-uns, comme Soulier, et surtout Rateau.

La Commission militaire tint compte non seulement de l’attitude des accusés durant la matinée du 23, où certains avaient témoigné d’un emportement indiscutable contre les représentants de l’autorité, mais aussi de leur âge, de leur éducation, de leur grade et de l’ancienneté de leurs services militaires. Ceci ressortit des peines prononcées en particulier contre les officiers de la 10e cohorte, Soulier, Picquerel, Fessard, Lefèvre, Régnier, Steenhover, tous ayant passé la quarantaine, officiers ou sous-officiers retraités, qui connaissaient la valeur d’une consigne, et ne devaient point se laisser intimider par un ordre supposé. Elle acquitta des hommes qui, n’ayant la plupart point servi, avaient été intimidés ou affolés, et n’avaient point su résister aux ordres d’un général [28]. Dans la Garde de Paris, le lieutenant Beaumont, qui s’était signalé par son mauvais esprit, fut le seul des sous-ordres condamné. Le colonel Rabbe et le capitaine de grenadiers Borderieux payèrent pour tous. Ainsi, les généraux de brigade Malet, Lahorie, Guidal, le colonel Rabbe, le chef de bataillon Soulier, les capitaines Steenhover, Borderieux, Piquerel, les lieutenants Fessard, Lefebvre, Régnier et Beaumont, le caporal Rateau et le prisonnier d’Etat Boccheiampe furent condamnés à la peine de mort. Les dix autres furent acquittés. Rabbe obtint un sursis à cause de ses anciens services, et Rateau pour les révélations qu’il paraissait disposé à faire.

Au moment où les condamnés quittaient la salle des séances, Malet, interpellant Lahorie et Guidal, leur dit : « Vous vous lamentez, et vous paraissez craindre la mort ; sachez donc que, dans six mois, il se portera des coups plus terribles et plus sûrs. » Personne ne releva le propos.

Le 29, « à trois heures de l’après-midi, un gros d’infanterie et de cavalerie encadra les fiacres qui devaient conduire les condamnés de la prison de l’Abbaye à la plaine de Grenelle. Ils y montèrent deux par deux, avec deux gendarmes ; les gendarmes chargés de la sûreté des condamnés devaient recueillir les propos qu’ils pourraient tenir en allant au supplice [29]. » Les gendarmes ont rapporté que « le général Malet, se rendant au lieu de l’exécution, était en voiture avec Bocchciampe, prisonnier d’Etat ; il dit à ce dernier que leur mort serait vengée par des hommes plus heureux qui, en donnant la liberté à leur patrie, triompheraient dans leur entreprise, et, que, dans six mois, il y aurait un nouvel état de choses ; à quoi Boccheiampe répondit : « Je ne suis coupable que d’avoir exécuté vos ordres. » Ce fut tout.

En sortant de la barrière de Grenelle, à gauche, les fiacres et leur escorte pénétrèrent dans le carré formé d’un côté par le mur d’enceinte, des trois autres, par des troupes de la garnison. Aucun incident ne se produisit, il n’y eut ni discours prononcé par Malet, ni maniement d’armes commandé par lui. « La gendarmerie me rend compte, écrit au ministre de la Guerre le maréchal duc de Conegliano, qu’avant et après l’exécution, la multitude n’a cessé de manifester son indignation contre les coupables et que, de toutes parts, des cris de : vive l’Empereur, se sont fait entendre. J’avais sur le terrain des officiers de confiance, qui m’ont confirmé ces particularités. »

Le général de division, commandant provisoire de la 1re division militaire de la place de Paris, baron M. Fririon, écrit simplement au ministre de la Police générale : « J’ai l’honneur de prévenir Votre Excellence que des quatorze coupables, douze ont été fusillés, Rabbe et Rateau ayant obtenu un sursis. » Si un incident s’était produit, Moncey et Fririon n’eussent pas manqué d’en faire mention. Le chirurgien-major Lacroix, des dragons de la Garde de Paris, qui visita un à un les hommes exécutés, constata que Guidal était mort le dernier, ce qui supprime une dernière légende.


Malet a emporté son secret, en admettant qu’il eût un secret. Il eût sans doute cherché à utiliser pour servir son ambition, aussi bien les éléments royalistes que les républicains, ce qui a permis par la suite à chacun des deux partis de le revendiquer. Qu’il eût eu des relations en 1808 avec ceux-ci, en 1812 avec ceux-là, nul doute, mais il était bien trop ambitieux pour s’attacher à un parti. Son but, tel qu’il résulte aussi bien des documents de 1808 que de ceux de 1812, était de se procurer une dictature qu’il eût exercée seul ou entouré de comparses qui n’avaient, la plupart, qu’une existence hypothétique. Il était de ceux qui, en plus grand nombre sans doute qu’on ne pense, se disposaient à remplacer Napoléon, de ceux qui, voyant l’effet sans juger la cause, se disaient : Pourquoi pas moi ? Il n’était ni républicain, ni royaliste, il était maletiste.

Que son ambition eût tourné à l’idée fixe et que l’on dût en lui reconnaître le délirant à certains symptômes, cela est certain, et ce qui en est la meilleure preuve, c’est que tout en fondant son plan entier sur la crédulité humaine, il n’avait en fin de compte d’autre ressource qu’un coup de pistolet pour emporter la conviction de ceux qui résisteraient. Telle était sa certitude de réussir, qu’il ne s’abaissait même pas à agir de sa personne sur tel ou tel des personnages majeurs auxquels il s’attaquait. Il leur envoyait par une ordonnance, un chiffon de papier dépourvu de tout caractère d’authenticité, et dont le moindre examen démontrait la fausseté. Si à Soulier, il avait pris la peine de faire lire par Boutreux les pièces politiques, rien de cela avec Rabbe, avec Lahorie, avec Guidal, avec Doucet, avec Deriot. On peut se demander pourquoi il n’avait pas destiné un de ses paquets à Savary, un second à Pasquier, un troisième à Desmarets. Cela eût complété le tableau dans un sens que connaissent bien les aliénistes, mais les deux actes de violence par lesquels il termine lorsqu’il voit qu’il échoue, ne sont pas moins significatifs. Cet homme qui, jusque-là, a si judicieusement combiné son plan, entre ici dans l’absurde. Peut-il penser qu’il soit de taille à lutter contre l’armée, la police, l’administration impériale ? La révolte ouverte d’un homme seul contre l’Empire et ses cent vingt millions d’hommes, ne peut passer que pour un acte de folie. S’il raisonne, il voit qu’Hulin tué, Doucet tué, ses pistolets vides, il est aux mains de Laborde, des dragons de service, de n’importe qui. Ce n’est plus le calculateur qui, en combinant son projet, a fait preuve d’un remarquable esprit de suite et d’une connaissance approfondie de tous les détails. C’est un aliéné qui, ayant essayé tous les moyens de persuasion, et ayant échoué, entre en accès et se rue contre son gardien. On lui passe la camisole, et tout est dit.


FRÉDÉRIC MASSON.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 septembre.
  2. Ailleurs, « comme chef d’associations mystiques de jeunes gens et impliqué dans des intrigues de M. Alexis de Noailles, relatives aux affaires du Pape. »
  3. L’abbé Lafon affirme que les deux Polignac, le marquis de Puyvert et lui-même, participaient entièrement à la conspiration.
  4. D’après l’original de la main de Malet.
  5. Références aux pièces de la première conspiration. ART. VII du Décret du 29 mai 1808.
  6. Art. XII de l’Ordre du Jour du 30 mai 1808.
  7. ART. IV du Sénatus-Consulte du 20 avril 1808.
  8. Je souligne les noms qui y figurent.
  9. Art. III du Sénatus-Consulte du 20 avril.
    Art. premier du décret du 29 mai.
  10. Art. III du Sénatus-Consulte du 20 avril.
  11. Art. XI du décret du 29 mai.
  12. Art. XI, Ibid.
  13. Postérieurs à 1808.
  14. Art. V, décret du 29 mai.
  15. Art. VI du décret du 29 mai. Mais il n’y est question ni de la Garde de Paris, qui était en Espagne, ni des autres troupes.
  16. Ordre du jour du 30 mai.
  17. Décret du 29 mai, ART. X.
  18. Décret du 29 mai, Art. VIII.
  19. Il avait été question à propos de Gindre et de sa sœur, la dame Maillot, de Lecourbe, alors en surveillance à Russey et qualifié : « homme sans moralité. »
  20. Décret du 29 mai, Art. XII.
  21. Puyvert ajoute : « Ce misérable avait le défaut de boire, et dans son ivresse de beaucoup parler, ce que M. de Puyvert ignorait complètement, quoiqu’il l’eût logé deux mois chez lui pour l’étudier. Il s’ouvrit indiscrètement avant son départ ; la police en fut instruite, et il rencontra à Francfort un ancien émigré de sa connaissance qui venait de l’armée de Condé, et qui était un espion des plus adroits. Sous différents prétextes, il se fit conduire par lui à Varsovie et ramener ensuite jusqu’à Francfort. En le quittant il monta dans sa voiture et revint en poste à Paris pour porter tous les détails de cette affaire qu’il avait soutirée du pauvre général en le faisant boire et surtout son adresse (?) en sorte que M. Puyvert fut arrêté chez lui deux heures après son arrivée, et Desnoyers le fut à Strasbourg ayant eu le temps de brûler ses papiers. »
  22. Malet a pensé d’abord à faire libérer Laliorie et Guidal par Soulier commandant la 10e Cohorte ; il n’y a renoncé qu’au dernier moment, trouvant la chose trop hasardeuse.
  23. On peut croire qu’il lui a dressé un guet-apens ; sa veuve dira qu’il était d’accord avec lui pour ramener les Bourbons.
  24. Boutreux avait fait au moins quatre copies du Sénatus-Consulte, six de l’Ordre du jour, cinq du bon sur le trésor, une enfin de la lettre au Commandant du dépôt du 32e d’Infanterie. Toutes les autres copies étaient de la main de Malet.
  25. On peut se demander si Boutreux n’y plaça pas aussi les pistolets dont Malet devait s’armer, et qu’il trouva chargés et amorcés.
  26. Celles que nous avons en main portent Octobre, sans quantième.
  27. De la Caserne, tant il est sûr d’avoir réussi, il emmène un garde de la 10e cohorte, nommé Boniface Pillot, dans une maison que celui-ci ne peut indiquer et où « les conspirateurs prennent un volumineux portefeuille qu’ils lui font porter jusqu’auprès de la place Vendôme. » Là, Rateau reprend le portefeuille sur l’ordre de Malet, et en se sauvant de l’Hôtel de l’État-major de la place, il le jette dans un coin obscur du vestibule.
  28. J’imagine que tel fut le cas de mon grand-oncle, « Amable-Aimé Provost, né en juillet 1789 à Clermont, département de l’Oise, fils de Toussaint-Marie-Amable et de... Rose, domiciliés à Bresle, susdit département, lieutenant de la 1re compagnie de la 10e cohorte, » sur lequel une note de police s’exprime ainsi : « Provost, suivant les renseignements donnés par le préfet de l’Oise, appartient à une famille aisée et considérée. Il jouit personnellement d’une bonne réputation, mais il paraît avoir une intelligence bornée. »
  29. Il n’y a donc lieu de tenir aucun compte des discours que, selon Dourille, Marco Saint-Hilaire, etc., Malet aurait adressés sur la route à divers passants, — phrases à effet dont les premiers inventeurs ont été Lafon et Nodier.