Les Conspirateurs du général Malet
Revue des Deux Mondes6e période, tome 53 (p. 24-58).
LES CONSPIRATIONS
DU
GÉNÉRAL MALET

I
LA CARRIÈRE DE M. MALET
1754-1808


LES ORIGINES

La province française abondait encore au XVIIIe siècle en gentilshommes ou en bourgeois vivant noblement, qui recherchaient l’honneur de servir le Roi dans ses armées et qui payaient au besoin de leur patrimoine. Ils traînaient, leur vie durant, le harnais militaire, ne pouvant guère concevoir d’autre ambition, comme a dit Vigny, « que de porter saint Louis en croix sur leur poitrine, » et de recueillir les médiocres avantages réservés aux officiers. Pourtant tel était le prestige de l’épée que ces soldats trouvaient à se marier, sinon richement, au moins honnêtement, avec quelque fille bourgeoise désireuse de monter d’un échelon, ou avec quelque veuve lasse de la solitude.

C’est ainsi que vint s’établir en Franche-Comté, M. de Malet, capitaine au régiment de Beauvilliers, chevalier de Saint-Louis. Originaire du Périgord « d’une famille ancienne et d’une branche très peu riche, « entré très jeune au service, — car il s’était trouvé à la bataille de Malplaquet, — sa très petite fortune avait passé à l’achat de sa compagnie. Compris dans une de ces réformes qui faisaient banqueroute aux officiers, il s’était trouvé sans ressources et avait dû représenter sa cruelle position au ministre de la Guerre, qui, sur la justification qu’il était gentilhomme, le mit à la suite, en lui conservant ses appointements.

Il avait plus de soixante ans, « ayant blanchi sous les drapeaux et fait, pour ainsi dire, toutes les guerres du siècle, lorsque son régiment vint en garnison à Dole en Franche-Comté. Il trouva à s’y marier avec une demoiselle Gabrielle Faivre, qui lui apporta une honnête aisance et dont il eut trois enfants, deux fils et une fille. L’aîné des fils, Claude-François, né le 28 juin 1754, fit ses études au collège de Dole et, à seize ans, en 1771, obtint d’être admis à la première compagnie des Mousquetaires, où, selon l’usage, il devait faire ses exercices et prendre l’air du militaire. Il y contracta des liaisons qui lui furent par la suite singulièrement utiles, en particulier avec les Lameth déjà si bien en cour, et il eût pu devenir comme tant d’autres un officier fidèle à son roi et dévoué à son devoir : mais intervint M. le comte de Saint-Germain, ministre de la Guerre. Ayant vécu et servi à l’étranger, ne comprenant pas ou ne voulant pas comprendre que la Maison du Roi constituait une des bases de la monarchie et de l’armée, il préconisa, sous prétexte d’économies, les idées d’égalité qui faisaient le succès de l’Encyclopédie. La Secte avait ses exigences et Saint-Germain était tout disposé à y céder.

Le licenciement de la Maison du Roi fut décidé (15 décembre 1775), et chaque mousquetaire, chevau-léger ou garde, fut, par économie, consolidé dans le grade de lieutenant, quels que fussent son âge et la durée de ses services, et continua, sans être astreint à aucune obligation militaire, à toucher le quart de ses appointements. Tel fut le cas de Claude-François. Il se retira à Dole, et « un tendre penchant, naturel à son âge, fut probablement la seule cause qu’il ne reprit pas de service. »

Il faut croire que ce fut par des qualités de sensibilité et de bonté qu’il séduisit celle qu’il devait épouser le 9 janvier 1788, Denise de Balay, fille mineure de Charles-Maximilien-Joseph de Balay et de dame Antoinette-Suzanne de Fabri. Elle résidait à Arbois, où elle retourna faire des séjours en l’absence de son mari. Celui-ci, l’année même de son mariage, vint à Paris passer la fin de septembre, et les lettres qu’il adressa alors à Mme de Malet montrent l’intérêt qu’il prenait aux affaires publiques. Il était des plus assidus aux nouvelles et ne quittait point le Palais. « Le Parlement, écrit-il le 25 septembre, s’est assemblé ce matin à huit heures. J’ai été prendre place à l’antichambre et j’ai vu que presque tous les pairs s’y sont rendus. Le maréchal de Biron n’y est pas venu ni aucun prince du sang. » Il s’intéresse à ces émeutes qui agitent Paris, mais il ne s’y mêle point : « On dit, écrit-il le 1er octobre, que le Roi n’est pas content et je le crois, que le Parlement ne l’est pas, ni M. Necker. Le peuple parait ne l’être guère davantage, puisque, ces deux dernières nuits, il a encore couru le flambeau à la main et a eu une affaire avec la garde qui en a tué quelques-uns et blessé beaucoup. On ne sait pas ce qui le pousse ni comment cela finira. »

Il est d’ailleurs bon homme, avec ses trente-quatre ans, et attentif pour sa jeune femme. « Il y a quelques jours, lui écrit-il, qu’en passant sur le Pont-Neuf, j’ai trouvé un petit chien, et comme je pense toujours à toi, je te l’ai acheté. Il est jeune, mais très petit, et je crois qu’il ne grossira pas beaucoup. Ma pantoufle lui sert de lit, tu vois qu’il n’est pas bien gras. » C’est un bon mari, mais tatillon, maniaque et fort entiché de nouveautés, en particulier de mesmérisme. Il s’inquiète de la santé de sa femme : « S’il y avait le moindre danger, dit-il, je saurais le prévenir. Quoique tu n’aies pas mal à l’estomac, après avoir pris ton lait, il te faut toujours continuer à le magnétiser parce qu’il t’en fera plus de bien ; pense que c’est moi qui le veux. Cela ne fera que te donner plus de force. » Et les recommandations s’étendent sur quatre pages.

Les États-Généraux sont assemblés et Malet qui a figuré aux Assemblées de la Noblesse ne paraît avoir eu aucune velléité de se présenter à la députation. Deux mois après l’ouverture, les émeutes recommencent, la Bastille est prise ; dans toute la France, la grande peur ébranle les esprits, fait courir aux armes ; les gardes nationales se forment et partout, pour les commander, on recherche les anciens officiers, ceux qui en ont l’apparence ou le jargon. Ayant été quatre ans mousquetaire, Malet ne se trouve-t-il pas désigné ? Il est donc nommé commandant de la garde nationale de Dole.

La Fédération annonce la réconciliation du Roi avec la Nation, des Ordres entre eux et des provinces entre elles. Cela provoque un grand enthousiasme et de tous les cantons de France, les gardes nationales députent vers Paris où doit être prêté le serment. Malet ne manque point de se trouver à la tête et de jouer un rôle. Logé par les soins de M. de Lameth, à l’hôtel Duland, rue Notre-Dame des Champs, faubourg Saint-Germain, il fait une entrée qui, à l’en croire, est très remarquée : « Je t’envoie, écrit-il à sa femme, le récit de notre arrivée à Paris, que l’on distribue partout. Je crois qu’il te fera plaisir à cause de moi. » Le matin de la cérémonie, il doit se lever à quatre heures pour être à six au rendez-vous, boulevard Saint-Martin, et se rendre en corps au Champ de Mars. Mais il y a dans cette armée nationale un désarroi qui l’exaspère. « Nous ne savons pas encore le moment de notre départ, écrit-il. On dit que nous passerons une revue du roi avant. Nous en avons passé hier une espèce où il n’y avait pas le moindre ordre. C’est la Franche-Comté et la Bretagne qui mettent seules de l’ordre dans leur marche. » Aussi écrit-il après la fête : « Je suis furieux de la manière dont la cérémonie s’est passée ; la marche s’est faite en bon ordre, mais, une fois arrivés au Champ de Mars, personne ne s’est mêlé de l’arrangement des troupes. On y était sans aucun ordre au point que l’on n’a pas su le moment où le roi a prêté le serment et que presque personne ne l’a répété. En tout, les gardes nationales de province se sont conduites comme des provinciaux à qui l’on a fait faire, dire et crier ce qu’on a voulu. Il était évident que l’on voulait empêcher de crier : Vive l’Assemblée nationale ! Mais j’ai fait en sorte que notre département ne suivit pas les autres comme des moutons. En tout, il s’est conduit parfaitement bien et s’est fait remarquer par l’ordre qui y a régné. »

Le département dont les gardes nationales ont l’honneur de compter Malet dans leurs rangs doit être distingué et Malet ne manque point de le dire. Il écrit de Villeneuve-le-Roi le 26 juillet, en route pour le retour : « J’ai lieu d’être content de la réputation que s’est acquis le détachement du Jura ; tu dois bien t’imaginer que c’est moi qui ai fait faire toutes les démarches qui ont pu y contribuer. Tu connais déjà notre entrée dans Paris. En partant, nous avons été faire nos adieux à l’Assemblée nationale et lui présenter une adresse. Il a été décrété une députation vers nous, ce qui n’a encore été-fait que pour le Roi. Lorsque le Roi nous a passés en revue, il m’a fait plusieurs questions sur le détachement, ce que j’ai vu qu’il n’a pas fait aux autres ; il a paru fort content de nous et cela m’a fait plaisir. » Le caractère ne saurait mieux se développer, et Malet apparaît déjà entiché d’un orgueil qui ne reconnaît aucune supériorité et qui l’emplit de confiance.

Comment admet-il qu’il ait à solliciter de réintégrer l’armée dans un grade modeste ? Sans doute se trouve-t-il en présence d’une situation que la Révolution n’a point améliorée. Pour obtenir une faveur que ne sauraient justifier ni son stage de mousquetaire ni son commandement dans les gardes nationales, il emploie des protecteurs, les Lameth, dont il épouse alors les évolutions politiques. Les Lameth obtiennent que, le 1er août 1791, il soit placé, comme aide de camp, près de ce démagogue qui fut le prince de Hesse-Rhinfelds et qui sera tout à l’heure Charles Hesse. Malet le rejoint à Nancy où il le trouve en pleine bataille contre son chef, le général Wietinghoff. Ces deux Allemands ne pensent pas de même, il s’en faut, sur les événements. Heureusement Malet est là : « Je ne crois pas, écrit-il, que le général Wietinghoff soit un aristocrate déguisé. Je n’attribue sa conduite qu’à la faiblesse de son âge de soixante-dix ans et au défaut d’être au courant de la Révolution ; mais cette faiblesse ne s’accorde pas avec la fougue de mon général, qui a toujours été à Paris dans les moments critiques de la Révolution et qui ne voit que conjurations contre elle. J’espère au reste que tout cela s’apaisera. Mon sang-froid l’étonné et me donne beaucoup d’ascendant sur lui ; c’est moi qui rédige les lettres importantes, et je vois qu’il me serait facile de m’emparer de son esprit et de le gouverner, ce que je ne ferai qu’autant que cela sera nécessaire à la sûreté publique ; car je t’avoue franchement que nos humeurs ne peuvent pas sympathiser et que je resterai avec lui le moins qu’il me sera possible. Je l’ai déjà fait entendre à Théodore (de Lameth) pour qu’il me trouve un autre débouché en restant toujours dans l’Etat-major de l’armée. »

Pour presser ce moment, il est venu à Paris avec son chef, et il n’hésite point, pour le quitter, à viser au plus haut et à se familiariser avec le ministre de la Guerre. « J’ai vu hier M. de Narbonne, écrit-il le 13 décembre (1791), mais je n’ai pu lui parler longtemps, parce que c’était le moment de son audience particulière ; je dîne aujourd’hui chez lui... Nous avons, écrit-il plus loin, obtenu une prolongation de congé de dix jours jusqu’au 10 de janvier, mais, en me le donnant, M. de Narbonne me dit qu’il fallait toujours nous tenir prêts à partir sous trois jours. J’imagine que, pour ce délai, on attend la réponse des Electeurs qui souffrent des rassemblements d’émigrés sur leurs territoires... J’ai vu avec plaisir que le vœu général est ici pour la guerre. On commence à s’ennuyer de ces menaces sans effet qui entretiennent l’inquiétude des esprits, détruisent la confiance publique, empêchent la Constitution de prendre de la consistance et favorisant les espérances des factieux du parti d’Orléans, qui conservent encore l’espérance du gouvernement républicain. Il ne peut plus avoir lieu, puisque nous avons adopté une constitution, ce qui entraînerait une nouvelle révolution qui ne serait sûrement pas aussi douce que celle que nous venons d’éprouver. Au reste, tu connais mes opinions sur le gouvernement. Je préférerais la République, mais je suis convaincu qu’elle ne nous conviendrait pas dans ce moment-ci. Nous nous sentons encore trop de la corruption de l’ancien régime, et la République ne peut exister qu’avec et par des vertus que malheureusement nous n’avons pas encore et qu’une éducation publique peut seule nous donner. »

Il est d’ailleurs parfaitement content d’être à Paris. « Autant je détestais Paris avant la Révolution, écrit-il, autant je l’aime actuellement ; c’est vraiment le séjour de la liberté. Il n’a rien perdu de son agrément, et son luxe insolent n’existe plus... La société patriote me traite fort bien. C’est Mme d’Aiguillon qui en est le centre actuellement, parce que Mme de Lameth n’a pas de maison. Elle est seulement venue passer ici quelques jours et repart aujourd’hui pour la campagne où elle voulait m’emmener ; mais l’incertitude où m’a laissé M. de Narbonne ne me permet pas d’y aller en ce moment. Je vois rarement Théodore, excepté un moment, le matin, avant qu’il aille à l’Assemblée. Je le trouve fort triste. Il voit la chose publique en danger et beaucoup plus qu’elle ne l’est en effet. »

Dans le tumulte précédant une guerre à peu près inévitable après la déclaration relative aux princes allemands, Malet, quoique suivant de fort près les affaires publiques, ne perdait point de vue ses intérêts et continuait à se pousser par les Lameth : «  Je viens, écrit-il le 24 décembre, de passer trois ou quatre jours à Osny, chez Mme de Lameth. C’est, à huit lieues de Paris, une habitation superbe où j’ai été reçu comme étant de la maison. J’y aurais encore passé quelques jours avec M. de Lameth l’aîné, qui m’avait conduit et qui m’aurait ramené, si je n’avais reçu une lettre de Théodore et une de Victor de Broglie qui désire beaucoup m’avoir pour aide de camp. Je dois causer ce soir avec Théodore pour cette affaire, qui me plairait beaucoup, mais il ne sait comment quitter le prince de Hesse dont je n’ai pas à me plaindre personnellement et qui parait fort attaché à moi. Cela sera décidé demain et je t’en rendrai compte au plus juste... Charles (Lameth) est toujours très patriote et ne négligerait pas encore l’occasion de faire une révolution. Il est sur le point d’être maréchal de camp et il veut m’avoir aussi pour son aide de camp ; et c’est ce qui me plairait le plus. »

Entre ces trois généraux qui se le disputent, Malet, écartant le prince, s’attache à Victor de Broglie dont il espère tirer son grade, vu l’intimité où il est avec Narbonne. Cela est fait assurément fort vite ; car si, le 24, il ne sait comment il quittera Charles Hesse, le 26, il part de Paris avec Victor de Broglie, il arrive à Metz, le 28, en repart le samedi 31 et est à Strasbourg le dimanche matin. « Nous avons, écrit-il, passé trois jours à Metz, dont deux avec le ministre de la Guerre. Il y a reçu MM. Luckner et Rochambeau maréchaux de France à la tête de la garnison.  » Mais l’essentiel est un Conseil de guerre, dont il conte à sa femme toutes les décisions. Il est plein d’enthousiasme. « Je ne puis te cacher, écrit-il, que je désire beaucoup qu’on nous force à cette démarche (l’entrée dans le Palatinat). C’est le seul et le plus court moyen d’affermir notre constitution et de rétablir notre crédit, parce que le premier coup de canon sera le signal de la révolution de l’Europe et l’époque de notre tranquillité. Tout va parfaitement bien dans cette garnison. M. de Broglie est commandant et inspecteur des troupes à pied de la garnison et de son arrondissement. Si l’armée entre en campagne avec M. Luckner, le Roi l’a nommé commandant de la place pour lui éviter de se trouver peut-être en présence et contre son père. Il lui a recommandé en même temps de ne jamais rendre la place quoi qu’il arrive et c’est un ordre que nous sommes bien disposés à exécuter. »

Qu’on ne doute pas au moins que le nous qu’emploie Malet à chaque ligne ne signifie : moi. Il écrit le 17 février : « On a béni, dimanche dernier, les drapeaux et étendards constitutionnels de toute la garnison. On a cherché à mettre tout l’appareil nécessaire dans une pareille circonstance et la cérémonie militaire s’est fort bien faite. On ne voulait pas tirer le canon, crainte d’alarme, mais j’ai engagé M. de Broglie à insister sur ce point qui était nécessaire dans une fête militaire, et cela a été fait en faisant prévenir le pays du motif. M. de Broglie a donné le soir un petit bal et un souper aux femmes de la société seulement, pour que cela n’ait pas l’air trop fête. »

Malet est fort mondain et l’on peut être assuré qu’il fut l’organisateur du petit bal. De même qu’à Paris, il se vantait de Mme de Lameth et de Mme d’Aiguillon, le voici à Strasbourg au mieux chez Mme de Dietrich. Mais Mme de Dietrich « « n’aime pas la société des femmes, il n’y en a presque jamais chez elle. » Il s’y assemble douze ou quinze hommes ; ce qui fait le fond de la société. « Nous sommes du nombre, écrit Malet, et depuis que Mme de Valence est ici, nous partageons nos soirées entre ces deux dames qui se réunissent assez souvent tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre. La société de Mme de Valence me convient infiniment mieux, elle est plus dans mon genre. Elle ne court pas après l’esprit et je crois que c’est parce qu’elle en a infiniment. Elle est remplie de talents et d’instruction et elle donne tout au sentiment. Deux petites dont l’une est à Paris et l’autre avec elle, font tous ses délices. Elle a avec elle une jeune fille de quatorze ou treize ans qu’elle a élevée, qui est fort jolie, et qui, quoique jeune, contribue beaucoup à l’amusement de la petite société. Je me contente d’avoir du thé versé de sa main, voilà tout ce que je veux d’elle. Nous avons de jeunes aides de camp qui me paraissent désirer davantage et qui pourraient bien n’en pas avoir plus. »

A la veille de la guerre, et quelle guerre ! à la veille des événements les plus tragiques que la société française eût encore traversés, un groupe s’est formé, aimable et clair, de ces représentants du monde qui va finir, les Dietrich, Mme de Valence, Victor de Broglie et Paméla à l’éclatante beauté et à la destinée de mystère ; on fait des vers, on prend du thé et Rouget de Liste, le cousin de Malet, va entonner le Chant de guerre de l’Armée du Rhin — la Marseillaise. « Mme Dietrich me disait hier, écrit Malet à sa femme le 1er  mars, que je devrais bien te faire venir à Strasbourg. Je la trouvais bien aimable de penser à toi. Je lui ai dit les raisons qui s’y opposaient, mais, si elles venaient à cesser, j’imagine que tu aurais autant de plaisir à venir ici que j’en aurais à te voir. Tu y trouverais de bons maîtres de forte piano, des amateurs, une petite société de femmes aimables, bien patriotes, qui seraient sûrement bien aises de te voir et que tu aimerais. »


LA GUERRE

Et voici que la guerre est proclamée, avec tout l’appareil militaire, les tambours et la musique de tous les corps de la garnison. « On n’a pas cessé de boire à la santé de la Nation et de jouer l’air Ça ira. La plus grande joie, écrit Malet, règne parmi les troupes. On ne peut attendre que des succès avec de pareilles dispositions. Tous les citoyens patriotes partagent la joie des troupes. On croit partir pour une guerre d’un genre tout nouveau et dont les résultats ne le seront pas moins : » C’est la guerre d’opinion ; car « on fait imprimer à force des écrits en allemand et en français pour les pays étrangers. » Grâce à Victor de Broglie, Malet, consolidé dans son grade par sa nomination de capitaine au 50e de ligne, a été tout aussitôt détaché comme adjoint aux adjudants généraux ; il reste avec son général qui fait fonctions de chef de l’État-Major de Luckner, mais il quitte l’habit bleu d’aide de camp pour l’uniforme du 50e Il regrette le bleu, car le blanc est bien salissant ; mais quelque habit qu’il porte, il est parfaitement content de lui-même.

Devra-t-il accompagner M. de Broglie en Flandre, à la suite de Luckner ? Mais alors que deviendra l’Armée du Rhin ? « Je ne vois personne pour le remplacer et aucun officier général en état de commander et avec d’autant plus de raison que les Alsaciens sont pervertis par leurs prêtres et ne montrent dans ce moment aucune énergie. Si les Francs-Comtois ne viennent pas à notre secours dans le besoin, ce ne sont pas les Alsaciens qui y viendront. » Et il développe à sa femme tout un projet de levée en masse de volontaires où il trouverait une place au moins de chef de légion. Il fait, en attendant, son apprentissage à Neukirch, dans un camp qui sera porté de douze à quinze mille hommes. « J’y passe toute la matinée, dit-il. pour veiller aux distributions dont je suis spécialement chargé. » Il est fort occupé, à l’en croire ; il a tout un plan de campagne offensive. « Je voudrais, écrit-il, que nous nous emparions de Kehl pour protéger le commerce de l’Alsace qui souffre beaucoup de l’interruption du pont. Nos batteries sont établies, un bataillon de grenadiers nationaux est campé à côté et ils brûlent de se mesurer avec l’ennemi. Toute l’armée est dans les mêmes sentiments. J’ai été hier visiter les batteries et je ne les trouve pas assez nombreuses. J’ai persécuté M. de Broglie pour engager M. de la Morlière à donner un ordre pour les augmenter et il a été donné. » Mais il a bien d’autres projets : « Je prêche, écrit-il, pour que l’on forme une compagnie d’arquebusiers, ce qui nous serait bien nécessaire dans ce pays-ci. J’ai écrit pour m’informer si ceux de Dole et des villes voisines voudraient se rassembler pour former ma compagnie. Je ferais pourvoir à tous leurs besoins, mais il parait que l’on n’est pas disposé. Si je croyais que ma présence fût nécessaire pour cela, je crois que j’obtiendrais un congé de quelques semaines. » Au fait, les carreaux d’arquebuse vaudraient les javelots comme armes de jet : et ne va-t-on pas tout à l’heure mettre la pique à l’ordre du jour ?

Par malheur, on n’écoute pas toujours Malet. Le général en chef n’a point fait canonner les batteries que les ennemis avaient établies tout en face et qui ne sont séparées des nôtres que par le Rhin : le général en chef a fait rompre le pont de notre côté, « ce qui m’a fait beaucoup de peine, » écrit Malet, et il en tire des conséquences : « M. de la Morlière est un honnête homme qui veut le bien et qui fait tout ce qui dépend de lui pour l’opérer ; mais il n’ose pas assez prendre sur lui et cela tient peut-être un peu aux dénonciations que les malintentionnés cherchent à faire à tort à travers pour faire perdre la confiance dans les généraux et désorganiser l’armée... mais je crois que leurs efforts seront vains. Tout ce que je puis t’assurer, et tu peux t’en rapporter à moi, c’est que M. de la Morlière et M. de Broglie ne cherchent que les moyens de bien battre nos ennemis, qu’ils veulent soutenir et défendre la constitution telle qu’elle est, et ce doit être le vœu des honnêtes gens à part toute opinion. Je puis t’assurer que M. de Broglie est tout aussi patriote que moi ; peut-être ne l’est-il que par circonstance, pendant que moi je le suis par sentiment, mais le résultat est le même parce que son honneur et sa réputation y sont engagés. » N’empêche que M. de Broglie était chaque jour dénoncé au club de Strasbourg. « C’étaient trois ou quatre mauvais sujets fort soupçonnés d’être payés par nos ennemis pour jeter et entretenir la méfiance. » A la vérité, Malet déclarait qu’il ne fallait y attacher aucune importance.

Quant à Malet, c’était au club de Dole que sa femme et lui étaient dénoncés, même avant la révolution du Dix Août qui allait renverser cette Constitution dont, comme il disait, tous les honnêtes gens souhaitaient le maintien. A la vérité, Malet opposait aux dénonciations une arrogance magnifique et qui prouvait une inexpérience assez naïve. « Certainement, écrit-il, si je pouvais perdre l’estime de mes concitoyens, j’y serais très sensible, mais je suis persuadé qu’il n’y a que des contre-révolutionnaires secrets ou déclarés qui peuvent être mes ennemis et mes principes révolutionnaires ont été trop prononcés tout le temps que j’ai resté à Dole pour qu’on puisse avoir les moindres soupçons sur mes sentiments. Je crois cependant que je ne puis pas être plus à l’abri de la méfiance que bien d’autres et lorsque je puis me convaincre que c’est l’amour de la liberté et la crainte de la perdre qui excitent cette méfiance, je l’approuve fort et je ne puis blâmer mes concitoyens quand même j’en serais l’objet. » Il déclare encore « qu’il est plus ami de la constitution républicaine que de la monarchique » et il termine cette déclaration de principes, qui dut faire grand plaisir à sa femme, obligée de fuir à la campagne devant les dénonciations et les émeutes de Dole, par cet axiome : « Je suis aussi convaincu que l’innocence triomphe toujours que je le suis que l’homme brave ne périt jamais. »

En attendant, « les contre-révolutionnaires secrets ou déclarés » triomphent et Malet pourrait se rappeler ses jugements lorsqu’il écrit le 24 août de Belfort : « J’ai dû aller à Huningue pour voir M. de Broglie qui y était et qui m’avait mandé de l’aller voir en m’annonçant qu’il était suspendu de ses fonctions par les commissaires de l’Assemblée qui ont été à l’Armée du Rhin. Quoique j’en sois fâché par rapport à lui, je le suis davantage encore par rapport à la chose publique. L’état-major de l’armée, on peut le dire, n’existe plus et c’est cependant ce qui la fait mouvoir. Tous les meilleurs officiers qui le composaient, lorsqu’ils ont vu le trait d’injustice, ont passé de l’autre côté. Son vrai crime est de n’avoir pas voulu aller aux Jacobins de Strasbourg. Il n’a jamais été dans aucune de ces sociétés et il s’est toujours occupé entièrement de son métier, ce qui valait sûrement mieux. »

Victor de Broglie suspendu, en attendant qu’il fût mis en accusation, Malet devait en subir le contre-coup ; on l’accusa d’avoir émigré et il dut envoyer à la municipalité de Dôle un certificat de présence à l’armée. Il n’en était pas moins parfaitement satisfait des événements qui auraient pu alarmer un homme moins sûr de soi. Il écrit le 27 septembre : « On a publié hier ici la loi d’abolition de la royauté. On y a mis tout l’appareil que le temps horrible permettait. La ville a été illuminée et l’assentiment général a été bien prononcé comme je crois qu’il l’a été partout. » Et Malet voit dans la proclamation de la République la fin de « la division qui règne en France. » Il se hâte de notifier la fixité et l’invariabilité de ses opinions : ainsi fait-il graver pour placer en tête de ses lettres une vignette allégorique : un chêne — c’est-à-dire la nation — surmonté du bonnet de la Liberté, décoré d’un drapeau, entouré de canons, sur l’un desquels un coq qui chante est gardé par un lion. Courage, vigilance, force, peuple libre, symboles qui ne peuvent abuser et il suffit de les entendre.

Il écrit de Colmar : « Il me paraît, ma bonne amie, que tu vois les choses un peu trop en noir et que tu regardes les excès du moment comme un état permanent. Tu dois te souvenir que, lors de l’acceptation du Roi, tout a été tranquille pendant quelques mois, imaginant que nous étions à la fin de nos travaux, mais les ennemis du nouvel ordre de choses se sont bien vite ennuyés de cette tranquillité et c’est à cette époque que les émigrations ont commencé plus fort que jamais et que l’on a cherché à jeter de l’inquiétude dans l’esprit du peuple par les menaces les plus ridicules. Il n’y a pas de doute qu’ils ont cherché à amener les événements actuels, imaginant pouvoir en profiter pour ramener, par le désordre, le régime qui leur plaît tant : le despotisme. » Ainsi était-il décidé que, seuls, les contre-révolutionnaires commettraient des crimes. Malet sentait pourtant qu’il allait un peu loin ; aussi ajoutait-il : « Malgré ma façon de penser, tu dois bien croire, mon amie, que je n’approuve pas toutes les vexations particulières : encore si elles ne tombaient que sur ceux qui se les sont attirées, cela ne serait que demi-mal, mais souvent on cherche à assouvir des haines particulières et le peuple n’est pas encore assez éclairé pour éviter les pièges qu’on lui tend. »

Madame Malet pouvait suivre son mari dans les doctrines républicaines qu’il professait à présent, mais elle était attachée à sa religion, et, malgré qu’elle la pratiquât avec des prêtres schismatiques, elle ne s’en croyait pas moins bonne chrétienne : cela était un état d’esprit qu’elle n’était point seule à partager ; aussi les décrets qu’on annonçait l’inquiétaient fort et son mari la reprenait sur le haut ton en professant pour elle un étrange cours de droit canon. « Je ne sais pas, lui écrit-il, qui est-ce qui te parle et qui te met dans la tête que l’on veut détruire la religion ; je n’ai pas encore ouï parler de ce projet-là, mais bien au contraire de la ramener à sa pureté primitive, et c’est ce que nos prêtres ne se soucient pas d’entendre ; car de quoi s’agit-il actuellement ? De ne plus exiger de serment des prêtres, de ne plus les salarier et de laisser à chaque ville et commune la liberté d’en avoir autant qu’elles voudront en payer et, pour en donner la facilité, de supprimer l’impôt mobiliaire. Voilà ce que les départements du Rhin qui certainement sont bien fanatiques sur le fait de la religion ont demandé depuis longtemps et c’est le seul moyen de prévenir toute querelle de religion. »

« Pour ce qui est du mariage des prêtres, je ne sais pas qui est-ce qui t’a dit qu’il était contraire à la religion. C’est une chose absolument réglementaire. Et, au Concile de Trente, il a été mis en proposition si les prêtres se marieraient. Tous les anciens étaient de cet avis. Il n’y a eu que les jeunes qui s’y sont opposés parce qu’ils aimaient mieux la liberté de vivre dans la licence. Je pense donc que le mariage des prêtres, loin d’être contraire à la religion, est le seul moyen de les ramener à la pureté des mœurs dont ils doivent donner l’exemple. »

Voilà, en un tour de main, tous les problèmes résolus. Au surplus, Malet a une telle confiance en soi que rien ne saurait l’étonner. Sa popularité dans le pays de Nassau est telle que, sur un simple désir qu’il fait exprimer sous-main, ses amis lui ont fait offrir, pour les charrois, 400 chevaux, au lieu de 228 dont il avait besoin. Tout irait à merveille à son gré si l’on ne changeait pas encore une fois le général en chef. Biron s’en va prendre le commandement de l’Armée d’Italie et on assure qu’il sera remplacé par Desprez-Crassier.

Heureusement a-t-il pour lui le chef d’État-major, Alexandre do Beauharnais, qui, depuis le 4 septembre 1792, a succédé à son ami Victor de Broglie suspendu et bientôt condamné. Beauharnais est en faveur auprès des Jacobins de Strasbourg : ce n’est pas lui qui refusera de les fréquenter. Malet doit être à son goût : mêmes théories, mêmes systèmes, mêmes déclamations. Aussi ne s’étonnera-t-on pas qu’ils s’entendent. « Je ne sais pas qui est-ce qui a pu te dire, écrit-il à sa femme le 7 janvier 1793, que j’avais un régiment. Si cela était, je te l’aurais mandé et cela ne peut pas être puisqu’il faut passer par le grade de lieutenant-colonel que je n’ai pas encore. Et puis il est rare qu’on vienne chercher ceux qui ne demandent rien, et tu sais que je ne demanderai jamais rien que de servir la République le plus utilement possible. Je sais cependant que le général Beauharnais a écrit au ministre en ma faveur et cela ne m’étonnerait pas quand je serais fait lieutenant-colonel. Je mettrais cependant une sorte d’amour-propre à finir la guerre dans le grade où je l’ai commencée. Cela prouverait au moins à mes ennemis que ce n’est pas l’ambition qui m’a fait agir. Au reste, si l’on me donne, j’accepterai... »

Et comme il ne fallait manquer aucune pratique extérieure pour plaire aux Jacobins du lieu, Malet se fit accommoder à leur mode. « Il me parait, écrit-il à sa femme le 19 janvier, que tu me recevras mal avec mes cheveux coupés. Si je le croyais, tu dois bien imaginer que je n’irais pas te voir. Tu dis que l’on peut être fort bon patriote sans cela et j’en suis bien convaincu : aussi n’est-ce pas pour être meilleur patriote. J’espère que tu penses assez bien de moi pour croire que mon patriotisme n’est pas dans mes cheveux. » Malet ne tarde point à être récompensé et, après le grade d’adjudant-général chef de bataillon (16 mars 1793), il obtient, grâce à Beauharnais, le grade d’adjudant-général chef de brigade (20 mai).

Successivement, tous les généraux auxquels il s’est attaché et dont pouvaient le rapprocher les origines et l’éducation, ont été suspendus comme suspects ou ont dû, comme ci-devant nobles, s’écarter de l’armée : il pressent que ce moment va venir pour lui. En donnant à sa femme, le 2 septembre 1793, des nouvelles optimistes, il lui écrit : « Que, du moins, lorsque j’irai te rejoindre, je te trouve en bonne santé. Et ce moment avance tous les jours. Si je suis suspendu comme ci-devant, cela hâtera le moment de notre réunion et tu dois penser que je m’en consolerai. » Le 21, il est à peu près fixé sur son sort. « Un décret, écrit-il, éloigne de l’armée tous ceux qui ont fait partie de la maison du ci-devant roi. Je ne sais si je suis dans ce cas. Il me fâcherait beaucoup de la quitter dans ces circonstances, mais j’aurais un motif de consolation en allant auprès de toi. Je soumettrai ma position aux représentants du peuple ; ils prononceront. » Trois jours après, l’arrêt est rendu : « Le décret concernant les personnes qui ont servi dans les maisons militaires de Louis Capet a été publié aujourd’hui, écrit-il de Wissembourg, le 24. En conséquence, je pars demain pour Strasbourg, pour rassembler mes effets, vendre mes chevaux, ma voiture et aller à Dôle qui est la municipalité où je fixe ma résidence puisqu’elle se trouve à plus de vingt lieues de poste des frontières.

« La loi pouvait laisser du louche sur ma position, puisque j’ai été réformé de la maison de Louis Capet depuis dix-huit ans ; mais les représentants du peuple que j’ai consultés m’ont dit qu’il fallait commencer par exécuter le décret et qu’ils feraient des observations au Comité de Salut public. Tu dois bien penser que je ne compte pas beaucoup sur une décision favorable. J’emporte du moins la satisfaction que procure la bonne conscience et la certitude d’avoir fait tout ce qui était en mon pouvoir pour le bien de l’armée et pour la défense de la République. J’ai vu les bataillons à la tête desquels j’ai combattu dernièrement, me témoigner leurs regrets d’une manière non équivoque et vouloir faire des démarches pour moi ; mais leur estime et leur amitié me suffisent. »

Il venait justement de prendre part, les 11, 12 et 13 septembre, à la reprise du camp de Rothweiler qu’avaient occupé les Autrichiens. Cela n’avait d’ailleurs eu aucune conséquence : « L’ennemi étant plus fort que nous et étant retranché, écrit-il, nous n’avons pu le faire reculer ; mais nous n’avons rien perdu de notre terrain. » A ce moment même où il eût pu la mieux servir, il devait quitter l’armée. « Je suis bien convaincu, écrit-il, qu’il se commet de grands abus et des abus d’autorité. J’en ai tous les jours la preuve ici, mais qu’est-ce que cela fait à la République ? Cela prouve seulement qu’il y a des hommes méchants, vindicatifs, livrés à leurs passions et indignes de vivre dans une république ; mais cela ne prouve pas qu’elle ne vaut rien et qu’il faut la détruire ; il faut travailler à former d’autres hommes par une bonne éducation. »

En attendant, il est proscrit lui aussi et il peut se consacrer, comme Beauharnais, à l’éducation des générations nouvelles, pourvu que les frères et amis de Dôle lui en laissent le loisir.

En ce temps où la suspicion est à l’ordre du jour, chaque individu ayant rempli une fonction s’efforce de tirer des certificats élogieux de ses chefs, de ses camarades, de ses subordonnés et des Frères et Amis qu’il a rencontrés : Malet n’y manque point et, quittant ainsi l’Armée du Rhin, il emporte une attestation donnée au quartier général de Wissembourg, le 25 septembre 1793, par l’État-major tout entier, le général en chef à la tête. Ce certificat a été rédigé par le général Clarke, alors chef de l’État-major général, et Clarke y ajoute de sa main ces extraordinaires éloges : « Je certifie que le citoyen Malet a, dans toutes les occasions, donné des preuves de patriotisme et d’amour pour la République une et indivisible. Je certifie de plus qu’à l’affaire de Rothweiler, le 14 septembre de cette année, l’adjudant général Malet conduisait l’attaque de la droite, quoique très malade, et qu’il a emporté les redoutes des ennemis et contribué singulièrement à leur déroute complète. Je certifie de plus qu’après cette affaire et que le succès eut couronné l’entreprise, le citoyen Malet est tombé de défaillance, ayant fait un effort surnaturel et vaincu la maladie pour combattre l’ennemi... »

Muni de ces certificats, « le dit Malet, » dès son arrivée à Dôle, vint, conformément à la loi, se présenter au comité de surveillance qui daigna le recevoir le 5 octobre 1793 et l’admettre dans sa ville natale. Cinq mois plus tard, un nouveau décret ayant autorisé le Comité de Salut public et les représentants aux armées à employer par exception les anciens gardes du roi, Malet, qui se trouvait dans une position précaire, obtint que le représentant Rougemont, chargé de l’embrigadement, le prit avec lui, le rétablit dans son grade et obtînt ensuite sa réintégration à l’Armée du Rhin. Il la rejoignit à Neustadt, le 10 nivôse de l’an II (8 janvier 1794), et fit toute la campagne avec elle, mais sa présence au corps n’empêcha point les orateurs du club de Dôle de le prendre à parti.

Ce qui achève le caractère de Malet c’est son goût à commander. Ainsi se vante-t-il d’organiser à Insheim, près Landau, en prairial et messidor an II, un camp d’observation de dix mille hommes. Il a des secrétaires, un adjudant général pour le seconder « car, écrit-il, je suis en chef. » Au surplus, il se tient toujours en chef, et l’on pourrait croire que lui seul commande et mène tout. Il écrit nous, il pense Je. Sur le papier, il se bat pour les soldats, il pense pour les chefs, et cela le peint.

On ne saurait définir de quel parti Malet se réclame : à la monarchie constitutionnelle qu’il préconisait jadis, il a, lorsqu’elle fut renversée, déclaré la République infiniment supérieure. Lorsque Robespierre est à bas, il écrit : « Maintenant qu’est tombée la tête de l’homme qui dominait et trompait la France, on peut s’exprimer librement. Robespierre avait mis la terreur à l’ordre du jour pour empêcher de parler. C’est à la représentation nationale à établir les vertus qui étaient dans la bouche des oppresseurs. La mort de Robespierre est la plus grande victoire de la liberté. »

Il prit part aux opérations de l’Armée du Rhin en l’an III ; mais, à diverses reprises, il tomba malade de fatigue ; la fièvre le força à garder le lit, l’empêchant de monter à cheval et de « bivouaquer avec ses frères d’armes. » Le siège de Mayence, celui de Mannheim, celui surtout de Luxembourg, ouvert en plein hiver, les déplacements continuels à Metz, à Trêves, même plus loin, dit-il, avaient compromis sa santé bien qu’il n’eût que quarante-un ans.

L’on peut croire que ce fut cette indisponibilité qui détermina une mise en réforme que justifiait la pléthore de cadres, — surtout dans les États-majors. Bien que les grades ne fussent conférés, par les représentants et par les généraux, qu’à titre provisoire, il était presque sans exemple qu’ils ne fussent pas confirmés. Et, dans chacune des petites armées levées pour la défense du territoire national ou pour la répression des révoltes, les grades avaient été distribués d’autant plus libéralement qu’on manquait partout d’officiers.

Ce n’était point pour persécuter un « républicain par principes » que Malet fut mis en réforme au mois de messidor an III (juin 1795), mais parce qu’il était en sur-nombre et que les armées étant moins multipliées et la paix approchant, il y avait lieu à « une révision des grades. » L’état-major entier de l’Armée du Rhin et Moselle, le général en chef Pichegru à la tête, se réunit pour certifier que « depuis le commencement de la guerre que le citoyen Malet avait été successivement employé à cette armée, tant comme adjoint que comme adjudant général, il a apporté dans les missions diverses et multipliées qui lui avaient été confiées une activité, un zèle et une intelligence particulières auxquels avaient été constamment réunis un caractère solide et un patriotisme éclairé et que, sous le double rapport de militaire et de citoyen, il s’est concilié l’estime générale de l’armée et l’affection de ses camarades dont il emporte dans sa retraite les regrets unanimes. »


MALET GÉNÉRAL

Ce fut à Paris que Malet se rendit : la France entière discutait l’acceptation de la Constitution de l’an III et surtout les décrets par lesquels la Convention imposait aux électeurs l’entrée des deux tiers de ses membres dans les nouveaux Conseils. Malet prit violemment parti contre la liberté des élections et se chargea de la propagande dans le Jura. Il y envoyait des journaux que sa femme distribuait, pour contredire l’opinion que le représentant Saladin, girondin proscrit, avait dû faire passer « à ses amis les royalistes du département : » « J’ai eu occasion de me convaincre, écrit Malet, que tous ceux qui n’aiment pas la République voulaient le renvoi de la Convention pour nous jeter dans une nouvelle révolution qui nous aurait amené la royauté. Je regardais comme un grand mal, selon les principes, qu’un seul membre de la Convention restât, mais je me suis convaincu, par l’expérience, que ce serait un bien plus grand mal qu’ils s’en allassent. » Aussi les principes eurent tort ; mais Malet ne s’en vint point de sa personne à Dôle. « J’aurais été bien aise, écrit-il, de me trouver aux assemblées, mais, d’un autre côté, les vrais intrigants n’auraient pas manqué de dire que je venais moi-même pour intriguer et me faire nommer. » Il resta donc à Paris, rue de la Loi, n° 882, grande maison Vauban (rue Richelieu), à deux pas du palais Égalité et de la Convention.

S’engagea-t-il au 13 vendémiaire dans les rangs des patriotes de 89 ? Fit-il le coup de fusil contre les sectionnaires, on n’en a point de preuve, mais il n’en fut pas moins des victorieux. Clarke, son ami de l’Armée du Rhin, était devenu dès lors un personnage ; dès que le Directoire avait été constitué, il avait été nommé directeur du Cabinet historique et topographique militaire et son autorité primait de loin celle du ministre de la Guerre. Le 25 germinal an IV (14 avril 1796), Clarke écrit à l’adjudant général Malet : « Le travail de l’Armée de Rhin et Moselle vient d’être arrêté et signé par le Directoire exécutif. Je m’empresse, mon cher Malet, de vous annoncer que vous y êtes compris dans la colonne des adjudants généraux. Cette justice était due à celui qui, en 1793, contribua si puissamment à l’avantage considérable que nous remportâmes sur les émigrés et les Autrichiens au camp de Rotweiler. Je crois, mon cher Malet, que vous n’avez pas un instant à perdre pour disposer tout ce dont vous avez besoin pour rejoindre l’armée dans laquelle vous allez servir. Si le général Moreau qui doit la commander et qui est logé chez le ministre de la Guerre, est encore à Paris, vous feriez fort bien de l’aller voir le plus tôt possible. Je vous embrasse de tout mon cœur. »

C’était un grand service que Clarke lui rendait, car Malet avait dû solliciter un traitement de réforme en alléguant « que le délabrement du peu de fortune qui lui restait rendait cette mesure pressante et de pleine nécessité ; « à présent, il se trouvait non seulement rétabli à solde entière, mais, quoique faisant nominalement partie de l’Armée du Rhin, détaché à la 6e division territoriale dont le siège était à Besançon. Il était donc a portée d’y exercer sur ses compatriotes du Jura une influence décisive.

Si le général Labarollière qui commandait la division était resté sans doute eût-il arrêté les empiétements de Malet, mais il venait d’être remplacé par un certain général Muller qui simple soldat en 1789, adjudant-général, général de brigade et général de division dans la même année 93, représentait au naturel le soudard au langage bas, aux mœurs ignobles ivrogne, butor et, il n’est pas besoin de le dire, d’une révoltante incapacité. Malet le prit en main pour profiter de son autorité. Aspirant de longue date à jouer un rôle politique, il profita des circonstances qui lui assuraient une telle influence dans son pays et se présenta aux élections qui durent suivre le 18 fructidor.

Il parait que Malet n’était point goûté par les représentants du Jura. Ils disaient qu’il « pratiquait des manœuvres dans son pays natal et obtenait par sa place une influence qui pouvait tôt ou tard devenir funeste à la tranquillité du département. » Ils dénonçaient Malet et le général Muller comme « constamment entourés par les ennemis du gouvernement et ne laissant échapper aucune occasion de le décrier... Malet, disaient-ils, s’appesantissait sans cesse sur la misère des troupes qui devait, selon lui, exciter l’indignation contre le gouvernement ; il se plaignait amèrement du costume accordé par le Directoire aux États-majors et s’écriait d’un ton hypocrite : « Qu’on paye les invalides au lieu de nous chamarrer d’or. » Ses propos, ses choix, ses fréquentations étaient d’un « anarchisme notoire. » Et, concluaient les députés, « il appartient au Directoire dans sa sagesse d’apprécier ces différents traits. » Attaqué par les représentants du Jura, et par les administrateurs du département du Doubs qui se montraient plus vifs encore, Malet obtenait un certificat de civisme de la municipalité de Besançon, laquelle attestait que, dans un temps où cette commune était en proie à des agitations causées par les partisans des rois, « sa conduite avait été la plus irréprochable et qu’elle lui avait mérité l’estime et la confiance des autorités patriotes et de tous les vrais républicains. »

Le ministre, ne sachant auxquels entendre de ces patriotes exclusifs, avait d’abord décidé d’envoyer Malet à Strasbourg . : sous un prétexte de santé, Malet esquiva le départ. Sur l’insistance des députés, on l’affecta, ainsi que Muller, à la division de Grenoble. Il ne partit point. Il fallut une menace de destitution pour que, après quatre mois de résistance, du début de frimaire (novembre 1798) au 19 ventôse an VII (9 mars 1799) les deux officiers se décidassent à rejoindre leur poste.

Malet ne devait point y rester longtemps. On a essayé ailleurs de rechercher quelles combinaisons parlementaires avaient amené le coup d’État du 30 prairial. Bernadette, beau-frère de Joseph Bonaparte et ami intime de Lucien, fut ministre de la Guerre. Il s’empressa de prendre pour secrétaire-général Alexandre Rousselin qui, dès sa prime jeunesse, avait joué, durant la Terreur, un rôle retentissant dans le département de l’Aube et qui, depuis lors, sans fonctions apparentes, exerçait une influence considérable sur le gouvernement et sur la société républicaine. Rousselin était très lié avec le général Championnet, dont plus tard il écrivit l’histoire. Championnet, nommé général en chef de l’Armée des Alpes, avait son quartier général à Grenoble, chef-lieu de la 7e division militaire, où Malet était employé.

Rousselin le lui recommanda, et Championnet, vu la pénurie où il se trouvait d’officiers généraux, n’ayant, semble-t-il, qu’un seul divisionnaire, le nomma général de brigade, sur un exposé de ses services, fort élogieux, mais peu exact. Dans ce papier où la signature du général en chef n’est revêtue d’aucun contre-seing, de même que dans la lettre qu’il écrit au Directoire pour faire confirmer cette nomination, Championnet, sur la parole de Malet, énonce une série de faits controuvés, ce qui eût été impossible s’il avait, conformément aux règles en vigueur, rapporté les états de services de cet officier. On n’y regarda point, et, le 27 fructidor (13 septembre), Malet fut confirmé dans le grade de général de brigade. Dès le 12, il a pris le commandement d’une brigade active, composée des 104e et 105e demi-brigades. Il réunit ses troupes à Bourg-Maurice, le 12 (29 août 1799) ; le 15, il passe le Petit-Bernard ; le 16, il force avec 2 500 hommes le passage de Roche-Taillée, défendu par 3 500 Autrichiens ; le 18, il s’empare d’Aoste qu’il organise républicainement et où il reconnaît les caisses publiques ; et il se mettait en marche le 4e complémentaire pour cerner le fort de Bard et déloger l’ennemi de toutes ses positions, lorsqu’il reçut du général Duhesme avis qu’il était remplacé dans son commandement par le général Raoul. « Depuis que je suis entré sur le territoire d’Aoste jusqu’à ce jour, écrit-il, la perte de ma colonne, pour fait de guerre, est de deux hommes tués, un sous-lieutenant de grenadiers mort avant-hier de ses blessures, un prisonnier et vingt-deux blessés dont un seul est en danger de perdre la vie. » Quant à l’ennemi, en prisonniers, en déserteurs et en tués, il a perdu 767 hommes. Voilà des résultats dont il ne manqua point de se faire honneur lorsqu’il écrivit qu’il « avait rempli sa mission d’une manière distinguée. »

Mais il n’avait point reçu son brevet. Malet donc, moins de dix jours après le Dix-huit brumaire, écrivit au ministre de la Guerre pour le réclamer. C’est là, si l’on veut, une adhésion au nouveau gouvernement et de la part d’un homme auquel on attribue cette phrase : « Bonaparte devait, le dix-huit brumaire, expirer au pied de la statue de la Loi. La liberté est perdue si un pareil crime reste impuni. Il y a plusieurs Cromwells dans ce Corse affreux I » Sa lettre du 27 brumaire (18 novembre 1799) n’ayant pas reçu de réponse, il écrit de nouveau le 2 pluviôse (22 janvier), et, ayant appris que le ministre Alexandre Berthier a écrit en marge de sa première réclamation : « Ajourné jusqu’à ce que cet officier ait mérité l’objet de sa demande par quelque action d’éclat, » il adresse, le 4 ventôse (23 février), une nouvelle demande où il énumère les succès qu’il a obtenus dans vingt-neuf années de services avec le grade d’officier, huit années de campagne dont sept en qualité d’adjudant général et sept mois dans le grade de général de brigade. « La réponse du ministre, dit-il, pourrait laisser penser à ceux de qui je ne suis pas connu que je n’ai servi que d’une manière obscure et que ma nomination n’a été que le résultat de la faveur. » Il est impossible d’aller plus maladroitement au-devant d’une constatation qui s’impose si l’on compare les actions de guerre des généraux de brigade nouvellement promus. Mais Malet ajoute à cet exposé de ses services cette phrase énigmatique : « Si ce succès n’a pas eu plus de suite, c’est que cela a tenu à des plans particuliers dont sûrement vous connaissez actuellement les causes. » Contre qui est dirigée l’attaque ? Le Directoire ou Championnet ? En tout cas, Malet avait assez de protecteurs pour qu’on ne lui tînt point rigueur : le Premier Consul signa le brevet.

Malet fut désigné pour commander une brigade à la deuxième Armée de réserve qui se rassemblait à Dijon et qui eut pour chef le général Brune. Il y parut seulement le 11 thermidor an VIII (30 juillet). Par suite, la légende selon laquelle il eût participé à un complot ayant pour objet d’enlever ou d’assassiner le Premier Consul ne repose sur aucune donnée acceptable. La victoire de Marengo avait été remportée le 25 messidor (14 juin) et le Premier Consul était presque aussitôt après rentré à Paris.

A l’Armée de réserve, devenue Armée des Grisons et passée sous le commandement du général Macdonald, le général Malet n’eut point d’occasion de se distinguer. Il semble pourtant avoir résumé avec lucidité les reconnaissances faites par divers adjudants commandants dans une partie des montagnes. Après la dislocation de l’armée, il parut destiné à rester à Berne pour commander une brigade de la division Montchoisy (floréal an IX — mai 1801) ; mais, la place n’étant pas libre, il rentra à l’intérieur. S’étant présenté à l’audience du Premier Consul, il fut très bien reçu : « N’êtes-vous pas, lui dit Bonaparte, le frère d’un capitaine d’artillerie avec lequel j’ai servi ? » puis sans attendre la réponse : « Ah ! oui, vous différez d’opinion, votre frère est royaliste, vous, vous êtes républicain, n’est-il pas vrai ? » Il le plaça à la neuvième division territoriale a Montpellier (21 thermidor IX — 9 août 1801) d’où, avant même qu’il fût installé, il le transféra à Bordeaux.

Malet eût voulu rester à Besançon, surtout il eût souhaité commander dans son pays natal, à Lons-le-Saulnier, et s’y créer ainsi un fief où il eût disposé des hommes et des choses ; mais il n’était point de la politique du Consul de confier ainsi à des officiers généraux le contrôle sur leurs concitoyens d’origine. Aussi Malet s’indigne : « on l’a envoyé dans la onzième division parce que personne n’en voulait. Il m’en a coûté cent louis pour me transporter ici, avec ma famille, écrit-il à un ami, et, en arrivant ici, j’ai trouvé la ville la plus chère de toute la République, sans même en excepter Paris, et l’on est loin d’y trouver les mêmes agréments, malgré la grande réputation de Bordeaux qui a tous les désagréments des grandes villes sans en avoir les ressources. »

Au nombre des désagréments et au premier rang, se trouvait, outre le préfet, un commissaire général de police, « l’un et l’autre remplis de prétention, de manière, écrit Malet, que nous ne nous voyons pas, tout au plus pour les affaires de service ; encore nous laissons le commandant d’armes traiter de ces choses-là. »

« Une mauvaise santé, » un caractère atrabilaire, un perpétuel désir de changement, une mésintelligence établie avec les fonctionnaires civils, c’est le caractère que Malet déploie dès le moment où il est parvenu à un grade supérieur. Il ne peut supporter des égaux ou des pareils, il veut être partout le premier, agir à sa fantaisie et gouverner tout ensemble. Trouvant des obstacles à Bordeaux chez le commissaire général de police, «  il traite cet important personnage avec dédain » et sollicite son changement. Il est nommé à !a 20e division et arrive à Périgueux le 4 floréal an X (24 avril 1802). Son premier soin est de demander un congé de deux mois à solde entière. Cette faveur lui est accordée, et sans doute une autre, sa mutation de Périgueux à Angoulême où il arrive vers la mi-thermidor (août 1802).

Si Malet avait à ce moment manifesté avec violence contre le Concordat et contre le Consulat à vie, les ennemis qu’il allait se créer n’eussent point manqué de le rappeler. Dès son arrivée à Angoulême, il forma des relations intimes avec les républicains exagérés tels que l’ancien conventionnel Dubois de Bellegarde, devenu inspecteur des forêts, Lavauzelle, le secrétaire général de la préfecture, divers jacobins du pays et quelques officiers. Il s’est posé en adversaire du préfet, Bonnaire, dont les opinions républicaines ne peuvent passer pour suspectes, mais qui s’est nettement rallié à Bonaparte et à la politique d’apaisement dont le Concordat et l’amnistie accordée aux émigrés forment les bases essentielles. C’est cette politique que combattent, par toutes les armes en leur pouvoir, les convents jacobins formés dans la plupart des grandes villes : Malet n’y eût point joué un rôle si le Premier Consul avait satisfait son goût d’instabilité en lui accordant, au mois, de thermidor an XI juillet 1803), d’être employé au camp de Boulogne, mais il refusa.

Alors, soit pour se créer des titres à un nouvel avancement, soit pour satisfaire sa haine contre les ci-devant et ses goûts de policier, soit pour faire pièce au préfet avec lequel il avait d’abord entretenu d’excellentes relations, il dressa une liste de dénonciation contre les émigrés, par conséquent, contre le préfet qui les accueillait, et contre les ministres même, — tels que Talleyrand, — qui les avaient recommandés. Il envoya le 19 fructidor an XI (6 septembre 1803) ce rapport au ministre de la Guerre « pour faire connaître au Gouvernement ce qu’il y avait de contraire à la sûreté et de préjudiciable à ses intérêts dans ce qui se passait dans le département de la Charente. » Déjà, il avait ouvert la guerre contre le préfet en refusant toute escorte, lors de l’installation du maire d’Angoulême, et en mettant aux arrêts l’officier de gendarmerie qui avait fourni quelques gendarmes pour en rehausser l’éclat. Lui-même, quoique invité, n’avait pas voulu prendre part à la cérémonie, manifestant ainsi son hostilité contre un choix qui n’avait point eu son agrément. En toute occasion, il s’efforçait d’abaisser et d’humilier les magistrats civils en leur refusant toute autre escorte que de la déplorable garde départementale, tandis « qu’il avait pour sa seule personne toute la fleur de la garnison avec tambours et hautbois qui le conduisait et le ramenait chez lui. » Il en fut ainsi lors du Te Deum chante pour la promulgation du sénatus-consulte du 28 floréal an XII, proposant au peuple français l’hérédité de la dignité impériale dans la famille de Napoléon Bonaparte.

Comment admettre dès lors que Malet ait écrit au sujet de la Légion d’honneur dont il avait été nommé membre le 20 frimaire, comme au sujet de l’établissement de l’Empire, les lettres qu’on lui a prêtées et que démentent à la fois ses actes et ses démarches ? Eût-il été assez maladroit pour se poser ouvertement en adversaire d’un gouvernement dont il cherchait la faveur par ses délations spontanées ? Toutefois au même moment où il se faisait accompagner à la cathédrale de Saint-Pierre par tous les tambours et les hautbois de la garnison, « il refusait d’illuminer, quoique tous les fonctionnaires et les habitants l’eussent fait à l’envi sur l’invitation de la municipalité. »

Le préfet pouvait justement écrire au ministre de l’Intérieur : « Tout le soin que je mets à rapprocher les esprits, il l’emploie à fomenter des divisions entre les citoyens et notamment entre le civil et le militaire... J’ai obtenu des succès dans le département de la Charente ; il n’y a qu’un moyen de compromettre ce résultat, c’est de laisser un homme qui marche en sens inverse de l’autorité civile. »

L’Empereur prononça le changement de Malet, mais celui-ci protesta (23 prairial an XII — 12 juin 1804j. En faisant valoir les services essentiels qu’il avait rendus, il revenait sur sa dénonciation contre les émigrés, « sur les manœuvres employées dans un département où l’esprit de quelques fonctionnaires qui s’y trouvent nécessite plus de surveillance qu’on ne pense généralement. » Il dénonçait le préfet « qu’il savait depuis longtemps fatigué de sa surveillance ; » il dénonçait le capitaine de gendarmerie pour lequel le maréchal Moncey avait pris parti ; il dénonçait le sénateur Garnier-Laboissière — à qui il avait eu fâcheusement affaire à l’Armée des Grisons, et, ayant daté sa lettre de « la 1re année du règne de Napoléon, » il la terminait par cette phrase qui ne semble point d’un adversaire de l’Empire ; « J’ose donc espérer. Sire, que vous accueillerez ma réclamation et que vous voudrez bien changer un ordre qui deviendrait un acte d’humiliation pour moi et pourrait faire croire au public que j’ai démérité de Votre Majesté qui, après s’être fait rendre compte de tout ce qui s’est passé dans ce département, demeurera certainement convaincue que je l’ai servie avec zèle et fidélité. »

La disgrâce n’était vraiment point en proportion des actes de Malet. Elle consistait dans une mutation d’Angoulême aux Sables (6 messidor an XII — 25 juin), accompagnée d’une cravate de commandant de la Légion. « Mais, écrivait Bonnaire, le point essentiel pour ce pays est qu’il ait changé de résidence ; » la guerre n’en continua pas moins quelque temps entre le préfet et le général et, sans une protection des plus efficaces, Malet eût été mis en réforme.

En Vendée, Malet avait affaire à un préfet d’un tout autre caractère que Bonnaire. Merlet était doux, conciliant, peu fait pour des situations aussi fortes. Président de la Législative au Dix août, il avait laissé s’accomplir la révolution sans rien tenter, même pour la rendre moins sanglante ; en Vendée, à force de ménagements, il laissait les royalistes se préparer pour une prochaine insurrection et colporter les armes et les munitions.

La gendarmerie, très active sous l’inspecteur général Gouvion, avait soupçonné des transports de plomb, de la côte à l’intérieur, et des dépôts à l’entrée du Bocage. Ces prodromes de guerre civile avaient motivé des recherches qui, dirigées par la police nantaise en liaison avec la gendarmerie, avaient abouti, avant l’arrivée de Malet, à l’arrestation des principaux dépositaires de plomb, mais son zèle n’en fut pas ralenti.

De même qu’en Charente il s’était mis en comité avec Lavauzelle et Dubois de Bellegarde, en Vendée il se mit en rapport avec Goupilleau, ex-conventionnel, qui, à Montaigu, s’était posé en chef des anarchistes, avait insulté le sous-préfet Clemenceau et avait pris à tâche « d’attiser sans cesse les fureurs politiques. » Ce fut Goupilleau, avec lequel Malet entra en correspondance par son aide de camp Joly (4 vendémiaire an XIII — 26 septembre), qui lui fournit, sur les nobles et les piètres do la région, les renseignements qui servirent de base à un rapport signé par le colonel de gendarmerie Noireau et adressé au conseiller d’Etat Réal, chargé de la police. Real en fit part (le 25 vendémiaire — 17 octobre) à Merlet qui n’eut point de peine à voir d’où partait le coup. En même temps que les prêtres, Noireau dénonçait un nommé Rochefort, cordonnier à Montaigu, anarchiste notoire, qui s’était donné mission de jeter bas les croix réérigées sur les routes. Merlet eut fort peu de peine à montrer les exagérations de ces rapports qui provoquaient des arrestations en masse et un renouvellement du régime terroriste : mais cette réfutation de ses dires ne pouvait qu’exaspérer Malet, qui répliqua dans une lettre au ministre de la Guerre : « On a lieu de croire que les rapports faits par les officiers de la gendarmerie n’ont pas plu à M. le préfet ou ne se sont pas trouvés conformes à ceux qu’il a dû faire, car, le 5 brumaire (27 octobre) ce préfet, se trouvant à Montaigu avec plusieurs fonctionnaires civils et militaires, se prononça d’une manière assez déplacée et même indiscrète contre ces officiers en disant qu’ils n’étaient pas en état de faire un rapport ni de dresser un procès-verbal et que, depuis le capitaine jusqu’aux cinq lieutenants, pas un ne savait son métier… Ces propos étaient faits pour étonner ceux qui les entendaient, et moi particulièrement. Il était facile de voir que ce moment de mauvaise humeur ne pouvait provenir que de ce qu’il n’était plus possible à M. le préfet de dissimuler au gouvernement la véritable situation où se trouvait la Vendée qu’il voulait toujours faire envisager comme le département le plus tranquille de l’Empire. Ayant su, ajoutait Malet, que, depuis que j’étais dans le département, j’avais les yeux ouverts sur tout ce qui pouvait s’y passer de contraire aux intérêts et à la sûreté du gouvernement et que j’avais fait quelques rapports à ce sujet, le préfet a écrit contre moi pour faire naître sûrement de mauvaises et fausses préventions contre moi. »

Sans doute le préfet avait rendu compte que, dans ses tournées, le général s’était particulièrement intéressé aux prisonniers de l’Ile d’Oléron, détenus à la suite de l’attentat de nivôse. « Les uns et les autres, écrit Rousselin, ont part aux procédés généreux de Malet : il prodigue à tous et les secours et le dernier argent de sa bourse. » Cela explique bien des choses, et particulièrement que Malet ait été mis en non activité, par arrêté du 11 ventôse an XIII (2 mars 1805). Lui seul en fut surpris. Mais il faut croire que l’on avait encore des illusions à son sujet, car il conserva sa solde d’activité et fut autorisé à résider à Paris.

Il n’accepta pas sa disgrâce sans protestation. Le 27 ventôse (18 mars 1805J, au lendemain du jour où il avait été présenté par « Mgr le grand connétable pour prêter serment entre les mains de Sa Majesté Impériale, » il écrivit des lettres de réclamation à l’Empereur et au ministre. Il disait à l’Empereur : « Je ne puis voir dans cette dernière mesure qu’une disgrâce marquée que je dois attribuer aux nombreux ennemis que je me suis faits par ma surveillance active contre tout ce qui devait me paraître contraire à la sûreté de votre gouvernement. Serai-je victime, Sire, d’un si haut dévouement à votre personne ? Verrai-je triompher mes ennemis qui ne sont que les vôtres secrets ?... Ordonnez, Sire, que je puisse donner connaissance à des hommes dont le dévouement vous sera bien connu et Votre Majesté verra qui, de mes détracteurs ou de moi, l’avons le mieux servie. »

Etabli avec sa famille rue Taranne, en face la fontaine, Malet attendait avec une impatience qu’il ne dissimulait pas sa rentrée en activité. Entre autres démarches, il adressait au ministre de la Guerre, le 14 messidor an XIII (3 juillet (1805), une lettre où son apologie était appuyée d’une accusation en règle contre Merlet. « Je sais, disait-il, que j’ai été calomnié près de Sa Majesté Impériale. Je ne doute pas que les mêmes moyens n’aient été employés près de Votre Excellence. Ne pouvant m’attaquer sur ma conduite militaire, ni sur ma moralité, on m’a sûrement attaqué sur mes opinions politiques. Elles ont toujours été les mêmes depuis la Révolution : attachement sans bornes à mon pays et dévouement entier aux différents gouvernements qui ont été successivement appelés à le régir. J’ai donc lieu d’espérer, monsieur le maréchal, que Votre Excellence jugera aussi favorablement mes intentions qu’elle l’a fait de ma conduite militaire, et qu’elle s’empressera de me faire rétablir sur. le tableau des officiers généraux en activité à la disposition du gouvernement, en attendant qu’elle me donne une nouvelle preuve de sa confiance, de laquelle je me rendrai toujours digne. »


MALET EN ITALIE

Assurément, après les diverses expériences faites dans quatre à cinq divisions territoriales, on ne pouvait guère penser à employer Malet à l’intérieur ; mais peut-être ses protecteurs se flattaient-ils qu’il servirait mieux dans une division active.

Et puis, au moment où la France devait mettre sur pied une armée nouvelle, n’avait-elle point à tirer toutes les ressources disponibles de son état-major général ? Le 24 fructidor an XIII (11 septembre), Malet reçut l’ordre de « partir six heures après la réception de la présente pour se rendre en poste à Bruscia où il devait arriver le 1er vendémiaire (23 septembre) et serait employé sous les ordres de M. le maréchal Masséna, commandant en chef l’Armée d’Italie. » Affecté à la 5e division, commandée par le général Seras, il y prit, le 17 vendémiaire XIV (19 octobre), la direction de la 3e brigade composée du 53e de ligne et de la légion corse.

Bien plus qu’aux Autrichiens, Malet eut affaire aux insurgés du Parmesan et du Plaisantin : ce qui lui donne l’occasion, une première fois, de retenir sans ordre, pour renforcer sa troupe, les détachements de conscrits en route pour Plaisance ; une autre fois, sur le bruit que les insurgés vont l’attaquer en force, de demander deux cents hommes au dépôt d’un régiment de chasseurs : « Vous pouvez me dire, écrit-il, que vous n’êtes point sous mes ordres, mais l’urgence des circonstances lève votre objection. Soyons unis pour battre l’ennemi ; vous ne serez pas sous moi ; nous serons ensemble et nous ferons notre devoir. » En même temps, il range à son commandement les autorités civiles, fait retirer les ponts volants sur le Pô et sur le Tessin et, sans coup férir, dit-il, oblige les insurgés à se retirer dans les montagnes. Milet ne prit donc aucune part aux opérations actives de l’Armée d’Italie et à la bataille de Caldiero.

Le traité de Presbourg amena un remaniement de l’armée qui revint sous le commandement du prince Eugène qualifié lieutenant de l’Empereur. Le 25 février 1806, le prince vice-roi nomma le général Malet commandant supérieur de la province de Veronette et le chargea de présider le conseil de révision qui devait se réunir à Vérone. Cette mission dura environ trois mois.

Le 25 juin, le prince désigna Malet pour être employé sous les ordres du général Duhesme « qui lui-même faisait partie de l’Armée d’Italie et dont le quartier général était à Civita-Vecchia. » Pour bien des raisons, la mission confiée à Duhesme n’était point autrement définie : elle consistait à occuper, avec des effectifs très réduits, les côtes des États pontificaux pour y empêcher la contrebande et à maintenir la liberté des communications avec le royaume de Naples Les grandes routes étaient, infectées de brigands et le célèbre Fra Diavolo, débarqué tout frais de Sicile, tenait la campagne avec treize cents hommes, alors que Malet, à Terracine, disposait à peine de six compagnies du 4e régiment italien et de cent chevaux hanovriens. Ses opérations le menaient à Velletri, à Terracine, sur tous les points des États romains ; mais, bien qu’il eût officiellement son quartier général à Civita Vecchia, il s’était établi à Rome, ayant, après le départ du général Duhesme, assumé le commandement de la division : pour quoi il avait fixé son choix sur le palais Rinuccini, malgré que le propriétaire l’eût loué à l’ambassadeur de Portugal. Il refusa de le quitter, même pour un appartement au palais Colonna.

Alquier, ambassadeur de France à Rome, avait, au début, marqué à Malet un goût particulier ; ainsi lui écrivait-il « des lettres pleines de tendresses et d’égards. » Il fallait pour qu’il se brouillât avec lui, qu’il eût de justes motifs. A vrai dire, il n’en manquait pas.

L’Empereur entretenait près le Saint-Siège Apostolique un ambassadeur qui, en succédant au cardinal Fesch, n’avait rien abdiqué de ses prérogatives, et qui devait se montrer d’autant plus jaloux de ses droits que sa situation à l’égard du pape, comme à l’égard de ses collègues du corps diplomatique, était rendue plus compliquée par la présence d’un chef militaire qui affectait de vivre à Rome et d’y exercer une autorité indépendante. Alquier ne pouvait passer pour avoir un caractère difficile : il vivait dans les termes d’amicale sympathie avec tout son personnel : Edouard Le Febvre, secrétaire de l’ambassade, Stamaty, consul général, David, élève consul ; il s’efforçait d’entretenir de cordiales relations avec les Français et les étrangers qui passaient à Rome : même avec le sénateur Lucien qui y vivait en prince républicain et dont chacun des actes semblait un blâme ou une attaque contre son frère. Alquier n’avait pas été sans reconnaître les dangers d’une intimité avec lui et bien qu’il eût laissé son personnel fréquenter le sénateur et prendre part aux divertissements tragiques qu’il se plaisait à donner avec Mme Jouberlhou, il se tenait personnellement à l’écart.

Malet, dès son arrivée, s’était précipité chez Lucien. Celui-ci, dans ses Mémoires, avoue » des entretiens plus ou moins confidentiels, plus ou moins imprudents avec divers généraux. Le général Malet, écrit-il, — je suis frappé de certaines réticences de sa conversation par rapport à l’Empereur. » Plus franche, Mme Lucien parle de propositions faites et acceptées.

Il y a plus. « On a vu, écrit Rousselin, l’empressement du général Malet à prouver sa déférence au pape, son respect pour la résidence de Sa Sainteté ; il n’avait fait aucun mystère d’une conduite qu’il croyait aussi bien d’accord avec la politique qu’avec la justice. Il paraît que, touché des procédés de Malet, le pape avait désiré le voir particulièrement et, dans un entretien qui eut lieu, Sa Sainteté lui avait révélé le malheur d’une situation tous les jours aggravée par la méchanceté et l’ambition de Bonaparte. Les choses en étaient déjà arrivées au point où le Saint-Père n’avait plus en perspective, comme récompense de ses sacrifices, que la spoliation et la persécution... Le Saint-Père n’avait pu retenir ses larmes. Le général Malet, y mêlant les siennes, était tombé aux pieds de Sa Sainteté et lui avait promis de se mettre à la tête des troupes mêmes de l’Église pour opérer la délivrance du Saint-Siège... »

Si Alquier ne fut point informé d’une démarche, qui constituait un acte flagrant de rébellion, il n’avait pu ignorer, dès l’affaire du Palais Rinuccini, que Malet entendait être le premier à Rome et proclamait que « le pouvoir militaire qui répond de tout a besoin de la première considération. » «  M. Alquier, dit publiquement Malet, M. Alquier se croit encore conventionnel et agent du Comité de Salut public aux armées. Il se trompe ; le général français n’est point ici son subordonné. La considération due au pouvoir militaire est ici nécessaire au salut de l’armée bien plus qu’à une satisfaction d’amour-propre. » N’admettant point qu’il fût le subordonné de l’ambassadeur, ni qu’il eût sur quoi que ce fût de comptes à lui rendre, ne craignant point la surveillance trop lointaine du vice-roi et de son chef d’État-major, Malet déploie en liberté un caractère qui jusqu’ici a été dans une mesure contenue par l’autorité civile. Il entend être le maître et il le fait bien voir. D’abord il donne à des tenanciers de Roulette et de Rouge et Noir, venus de Naples, l’autorisation d’établir à Rome, sous le nom de Société française, une maison de jeu où il met un adjudant de place et quatre soldats pour le bon ordre. Moyennant quoi, les tenanciers s’engagent à lui payer, tous les quinze jours et d’avance, la somme de 700 écus romains et, pour les premiers trente jours, 50 louis à Mme Zanetti, dont le mari commande la place de Rome. A la suite de combinaisons diverses, Malet se fait remettre un engagement de payer à lui 2 100 louis romains et 100 louis à Mme Zanetti. Pour soustraire les tenanciers à la police romaine qui veut les expulser, il les attache officiellement au bureau de son État-major. Mêmes pratiques à Terni et à Narni où Malet donne l’ordre au commandant de ces deux places de concéder un local au tenancier des jeux de roulette, etc. ; mêmes pratiques à Albano où le tenancier doit donner six francs par jour et payer quinze jours d’avance.

De son chef, Malet ordonne des taxes sur les navires français chargeant dans des ports des États pontificaux à destination de la France. Plainte est portée par les capitaines au consul général Stamaty, lequel rend compte à l’ambassadeur. Alquier ordonne qu’on envoie à Fiumicino, pour faire une enquête, M. David, secrétaire d’ambassade, faisant fonction de vice-consul. C’est un jeune homme intelligent, actif, mais qui peut-être manque de sang-froid. Non seulement il se fait communiquer par l’officier dalmate qui commande à Fiumicino les ordres qu’il a reçus du général, mais il les emporte, ainsi que les pièces établissant les taxes perçues, pour les montrer à son chef. Alquier ordonne aussitôt à David de reporter les pièces ; mais Malet ne peut admettre qu’il ait ainsi été pris en flagrant délit. Il donne au dalmate l’ordre d’arrêter David « s’il a l’audace de revenir. » Cet ordre est exécuté. David est transporté à la forteresse de Civita-Vecchia où il est mis au secret.

Ces faits, tels qu’ils sont présentés par Alquier, sembleraient indiquer chez leur auteur une exaltation voisine d’un trouble mental ; aussi convient-il de rapporter intégralement la version donnée par Malet, dans une lettre qu’il adresse le 8 mai au général Charpentier. « M. Tulatti, officier dalmatien, que j’ai chargé de la surveillance du port de Fiumicino, à l’entrée du Tibre, homme tranquille et exact sur lequel il ne m’est parvenu aucune plainte, a été insulté par M. David, employé dans le consulat, qui est venu, avec un ordre fort impertinent de M. Alquier, pour faire sortir du port des bâtiments chargés de grains sans vouloir dire par quel ordre et si c’était pour le service de l’armée. Ce M. David, jeune homme sans éducation et fort altier, est parvenu à se saisir de l’ordre de service de cet officier et de plusieurs papiers qui étaient sur son bureau. Cet acte d’impertinence et de violence contre un officier aurait dû être puni de suite. Il s’est contenté d’arrêter M. David jusqu’à ce qu’il eût reçu mes ordres qui ont été de faire rendre les papiers sur-le-champ et d’exiger une copie certifiée de l’ordre par lequel il agissait. S’il se refusait à ces deux choses, de me l’envoyer à Civita-Vecchia avec un rapport détaillé de cet événement inouï s’il ne parlait de M. Alquier, qui a eu l’art de se brouiller avec tout le monde, excepté avec le gouverneur de Rome qu’il ne devrait voir que pour le rappeler au respect dû aux Français. »

Ainsi ; , David est amené « par ordre de l’officier dalmatien » à Civita-Vecchia, où il est mis au cachot à la citadelle et, le lendemain, Malet écrit (10 mai) à M. Palanque, adjudant de place à Civita-Vecchia : « Vous devez avoir reçu hier à la citadelle de Civita-Vecchia le sieur David, employé dans les relations commerciales, qui a fait un abus horrible de son pouvoir envers M. Tulatti, officier remplissant les fonctions d’adjudant des côtes a Fiumicino. Je vous recommande cet insolent avec la défense de ne le laisser parler à personne. Vous lui ferez donner d’ailleurs les vivres militaires et, s’il veut s’en procurer d’autres, ce sera par le moyen d’un sous-officier de confiance. »

Le 11 mai, il écrit de nouveau au général Charpentier, mais il est bien obligé cette fois de reconnaître que les prétendues violences exercées par David sur l’officier dalmate ont eu pour objet « de lui faire exhiber des ordres dont, écrit Malet, il ne devait compte qu’à moi seul. » et il ajoute, ce qui est l’essentiel : « L’ordre de M. Alquier en date du 5 mai est conçu d’un style si offensant que la passion et l’animosité s’y peignent d’une manière visible. M. Alquier devrait savoir que lorsqu’on s’est adressé à moi pour redresser quelques abus, je n’avais jamais refusé justice... M. Alquier, suivant l’impulsion de son caractère méchant et vindicatif, espérait trouver des ordres de ma part qui me compromettraient et il n’a fait que se compromettre lui-même et son étourdi d’agent. »

Si bonnes qu’elles fussent, ces raisons ne prévalurent point sur les plaintes qui s’élevaient de tous côtés, du secrétaire d’Etat de Sa Sainteté, des commandants de navire, du roi de Naples auquel Malet avait voulu soustraire un bateau de prise, enfin et surtout de l’ambassadeur qui avait expédié à Milan, près du vice-roi, M. Le Febvre, secrétaire de l’ambassade, pour exposer les faits et amener d’urgence le remplaçant de Malet.

Le 14 mai, dans une lettre particulière, Malet écrit : « Je désespère de vous revoir à Rome, étant remplacé dans la division par M. l’adjudant commandant Ramel. Je dois partir sous deux jours pour me rendre à Milan. » Arrivé à Milan, il assure avoir été empêché par la fièvre, durant plus d’un mois, de soumettre au prince vice-roi sa justification ; cela est à présent l’affaire de six paragraphes, de six lignes chacun, où il énonce certains faits qui lui sont reprochés, mais les uns pour les nier, les autres pour les défigurer. D’ailleurs, il prend les choses du ton léger et ne semble pas vouloir s’y attacher. Il n’est pas encore à combiner cette extraordinaire conspiration qu’il accusera Alquier et les prêtres de toutes couleurs d’avoir formée contre lui, car une des premières lettres qu’il écrit de Milan, est adressée à Son Eminence le cardinal Casoni, secrétaire d’État de Sa Sainteté. « M. le cardinal, écrit-il, ce n’est qu’à Milan que j’ai appris que j’avais été rappelé de Rome à la demande de Sa Sainteté. Je ne puis dissimuler à Votre Eminence que j’ai été très sensiblement affecté de cette démarche que je ne croyais pas avoir méritée, ayant toujours fait, pendant que je commandais les troupes françaises dans les États romains, tout ce que je savais pouvoir être agréable à Sa Sainteté et j’avoue que mon cœur était satisfait de pouvoir lui donner des preuves de mon dévouement. Il n’y a donc que le prétendu jeu qui a pu déterminer Sa Sainteté à une démarche si outrageante pour moi. » Après des explications confuses à ce sujet et des attaques singulièrement violentes contre M. Alquier, il termine ainsi : « Je prie Votre Eminence de bien vouloir faire connaître à Sa Sainteté la peine que j’éprouve d’une démarche à laquelle, je me plais à le croire, elle n’a été portée que par une impulsion étrangère à son cœur, en l’assurant que rien ne diminuera le respect que je dois à son caractère sacré et ma vénération pour ses vertus personnelles. »

Dès le 27 mai, Malet a été suspendu de ses fonctions. Sous prétexte de maladie, il prolonge son séjour à Milan, au lieu de se rendre à Turin où il doit se mettre à la disposition du gouverneur général. De Milan, sentant que le terrain se dérobe, il écrit à Stamaty des lettres comminatoires. Il adopte un système de défense qui consiste à nier les ordres qu’il a donnés, à les déclarer supposés, à exiger qu’on lui représente les originaux. Ce n’est que le 20 juillet qu’il se rend à Alexandrie. Cependant, par décret du 11 juillet, l’Empereur a constitué une commission de trois conseillers d’État : Lacuée, Jaubert et Corvetto, pour examiner sa conduite. Cette commission, réunie le 9 août, après s’être fait donner lecture des pièces et d’un mémoire que Malet a adressé au président, « est maintenant d’avis qu’il n’y a pas lieu à déclarer que l’inculpation n’est pas fondée. » — Elle estime ensuite qu’elle devra entendre le général Malet.

L’examen approfondi auquel elle se livre des griefs relevés contre le général : établissement de jeux, — contributions exigées des capitaines de navires français, — arrestation du vice-consul David, etc., etc., — démontre que les deux premiers au moins sont fondés. Les faits dont il s’agit ne doivent pas donner lieu à des poursuites judiciaires ; ils rentrent dans l’application de l’article 20 du décret impérial du 4 juin 1806 concernant des faits qui entraînent la destitution ou des peines de discipline ou de correction.

Les conclusions de la commission sont soumises à l’Empereur qui, par une lettre datée de Bayonne le 6 mai 1806, renvoie l’affaire au ministre de la Guerre et fait repasser à M. Lacuée les pièces originales qu’il a transmises le 30 avril. Adoptant pleinement les conclusions de la Commission, qui sont aussi celles du prince vice-roi, Clarke, ministre de la Guerre, par un rapport en date du 16 mai 1806, propose à l’Empereur d’admettre à la retraite le général Malet. Le décret est signé le 31. L’Empereur accorde au général une pension de 2 000 francs. Les considérants de la décision ne sont pas publiés : ainsi échappe-t-il au déshonneur. Il garde son titre : il pourra se poser en républicain austère que le tyran a persécuté, alors qu’il n’est, comme dit l’Empereur, qu’un voleur « pour qui l’on a préféré la clémence à la pire rigueur des lois.


FRÉDÉRIC MASSON.